Pays-Bas
Crise de l'Etat providence aux Pays-Bas.
L'évolution sociale et spirituelle qui s'est amorcée au début des années soixante fut, à plusieurs égards, nettement plus rapide aux Pays-Bas que dans les pays voisins. Non pas que la vie sociale et intellectuelle y était plus originale, plus avancée ou plus audacieuse qu'ailleurs - en réalité, les impulsions poussant au changement et au renouveau venaient le plus souvent de l'extérieur -, mais plutôt parce que les Pays-Bas avaient à rattraper un sérieux retard dans ce domaine. L'analyse des causes historiques de ce phénomène dépasserait le cadre du présent article. Cet état de choses n'en remonte pas moins assez loin dans le passé. C'est ce qui inspira à juste titre, au siècle dernier, la phrase devenue célèbre de Heinrich Heine: ‘Lorsque s'annonce la fin du monde, je pars pour les Pays-Bas. Tout s'y passe avec cinquante ans de retard.’
En 1940, il ne semblait plus en être ainsi. Se reposant crédulement sur une politique de neutralité qui les avait tenus à l'écart de la première guerre mondiale et sur un système de défense datant en fait du début du siècle dernier, les Pays-Bas furent envahis par l'assaillant allemand en même temps que les autres pays de l'Europe occidentale. Cet épisode sonna le glas des rapports politiques et sociaux s'inspirant principalement de la mentalité petite-bourgeoise ayant jusque-là prévalu dans un régime qui, bien que frappé d'impuissance totale et dénué de toute vision d'ensemble, avait néanmoins su traverser la grande crise économique de l'entre-deux-guerres et survivre à celle-ci. Toutefois, les schémas de pensée et les rapports de force d'avant-guerre étaient si profondément enracinés dans les esprits qu'au lendemain de la libération du pays, aucun des idéaux de renouveau politique et social, cultivés principalement pour ne pas dire exclusivement par certains milieux de résistants, ne put se réaliser d'emblée. Dès lors, le processus de restauration des rapports d'avant-guerre au sein de la société néerlandaise put se dérouler sans heurts notables. La grande majorité des Néerlandais se montrèrent disposés à coopérer unanimement. Ils consentirent de grands efforts pour le redressement de l'économie lourdement atteinte et obéirent docilement aux gouvernements successifs, sans formuler de grandes exigences pour eux-mêmes. L'explication psychologique de ce phénomène réside probablement dans le fait que la région occidentale industrialisée, partie la plus touchée du pays, venait de traverser un hiver de
disette, de sorte que le simple fait de pouvoir manger à sa faim y constituait déjà un motif de satisfaction et de contentement. L'opposé, donc, d'une situation révolutionnaire. En outre, les Néerlandais croyaient fermement qu'en travaillant dur et en produisant beaucoup, ils contribueraient à créer une nouvelle prospérité qui serait répartie plus équitablement. Le pouvoir s'acquitterait de cette tâche par le biais d'un vaste réseau de mesures sociales prévoyant pour chaque citoyen, en tout premier lieu, une pension de vieillesse garantie par les pouvoirs publics et une assurance raisonnable contre les frais de maladie. Un régime d'allocations socales, initialement assez modeste mais qui devait s'amplifier progressivement, fut mis sur pied. On créa même un nouveau système d'assurance contre le chômage, initialement assez superflu puisqu'il y avait du travail en abondance et que le pays se voyait confronté, après quelques années, à une pénurie de maind'oeuvre à laquelle il remédia en attirant des dizaines de milliers de travailleurs étrangers. Ces immigrés présentaient un double avantage pour les entreprises. Ils étaient disposés à effectuer le travail lourd et sale contre une rémunération inférieure à celle demandée par les travailleurs néerlandais. De plus, ils ne tombaient pas sous l'application des lois sociales, en particulier ceux qui étaient entrés clandestinement au pays.
Vers la fin des années cinquante, les Pays-Bas étaient devenus une société de consommation, dont la richesse, fût-elle répartie inégalement, devait s'accroître pendant environ dix ans. Cette société semblait pouvoir satisfaire dans une mesure toujours croissante à ce que des citoyens néerlandais revendiquaient à titre de quote-part dans la production fortement accrue et dans le progrès financier.
Cette évolution suscita, à son tour, un besoin croissant de liberté individuelle plus poussée et d'émancipation à l'égard des tabous d'ordre social et ecclésial traditionnellement respectés jusque-là. Sous l'influence notamment de figures telles que Herbert Marcuse - que les Pays-Bas découvrirent d'ailleurs assez tardivement -, la nature même de la société de consommation et le sens dans lequel elle semblait se développer provoquèrent un malaise croissant. N'étant plus l'apanage d'une toute petite minorité et de quelques érudits en chambre, cette contestation de la société devint un phénomène plus vaste, entraînant d'abord les étudiants et les autres intellectuels. Il était difficile de distinguer - en tout cas on n'a guère étudié cet aspect -, d'une part, dans quelle mesure cette contestation se fondait sur une préoccupation réellement sociale au sens le plus large et sur une connaissance approfondie des structures sociales et de leur évolution à long terme et, d'autre part, à quel point il s'agissait d'un phénomène de conjoncture, voire de mode. Il est frappant qu'aucun des mouvements de protestation surgis aux années soixante dans le sillage du mouvement ‘Provo’ et combattant l'ordre politique et social établi aux Pays-Bas ne se fondait ni sur une théorie sociale