Septentrion. Jaargang 8
(1979)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Van Ostaijen et ApollinairePaul HadermannNé en 1931 à Bruxelles. Docteur en philologie germanique à l'Université libre de Bruxelles - Vrije Universiteit Brussel. Professeur ordinaire à l'Université libre de Bruxelles et professeur extraordinaire à la ‘Vrije Universiteit Brussel’. Ils ne se sont jamais rencontrés, et le nom de Van OstaijenGa naar eind(1) est resté certainement inconnu d'Apollinaire. Au moment où meurt celui-ci, à la fin de 1918, le poète anversois publie son premier recueil de vers important, Le Signal (Het Sienjaal), qui confirme et précise les tendances expressionnistes de son Music-hall, paru deux ans plus tôt. La grande ville, l'agitation des boulevards et des quartiers du port, les chantiers et les usines, les mille feux de la vie nocturne y sont vus à travers le prisme d'une subjectivité éprise de contrastes, qui adhère passionnément à l'existence. Paul van Ostaijen inaugure ainsi dans la poésie néerlandaise de Belgique une véritable mode littéraire comparable à celle que contribuent à lancer Van den Bergh et Marsman aux Pays-Bas, mais où prédominent les tendances unanimistes et humanitaires. Apprenti sorcier, il sera bientôt dégrisé et réagira, tant dans ses critiques littéraires que dans ses recueils ultérieurs, contre l'aspect rhétorique et sentimental que peuvent aisément revêtir de telles tendances, chez lui comme chez les autres. Faisant dès lors basculer son art vers l'expérience formelle (par laquelle il annonce les ‘expérimentaux’ de 1950), il se retrouvera seul ou presque, au milieu d'une génération plus bruyante et plus directement engagée dont il aura lui-même été le porte-drapeau. Plus encore dans sa phase ‘formelle’ - Les Fêtes d'angoisse et de douleur (De Feesten van Angst en Pijn, 1918-1921), Ville Occupée (Bezette Stad, 1921) et les Poèmes posthumes (Nagelaten Gedichten) - que dans sa phase ‘humanitaire’, la poésie de Van Ostaijen renonce à la mimesis, à la description, aux structures métriques et grammaticales traditionnelles et déforme, pour les recomposer selon une vision éminemment dynamique, le réel et le langage quotidiens. Ces caractéristiques, deux séjours prolongés | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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Paul van Ostaijen (Août 1919).
en Allemagne (à Berlin, de la fin de 1918 à 1921, et, comme soldat, à Issum près de Krefeld, de la fin de 1921 à 1922), et la haute estime dans laquelle il tenait le ‘Sturm’ et le poète August Stramm ont fait considérer Van Ostaijen comme émule des expressionnistes allemands. Au critique (et romancier) traditionnel Maurice Sabbe qui un jour lui en fait reproche, il réplique que, d'abord, seuls les artistes mineurs veulent à tout prix s'immuniser contre les influences, et qu'ensuite ce n'est pas chez les Allemands qu'il convient de chercher ses principaux ‘modèles’. L'influence d'Apollinaire, dit-il, est plus profonde. ‘Parce que c'est une influence formelle. Apollinaire ne m'apprend pas comment tenir un volant, mais il me montre ce qu'est un moteur.’ Ces lignes, écrites dans une Self-defence qui parut peu de temps après sa mort en 1928 (dans la revue ‘Vlaamsche Arbeid’) ont indéniablement la portée d'une provocation. Leur terminologie rappelle celle de Marinetti préférant, dans son Manifeste du futurisme de 1909, la beauté d'‘une automobile de course, avec son coffre orné de gros tuyaux’, à celle de la Victoire de Samothrace, et ce n'est pas sans quelque intention taquine que Van Ostaijen y fait allusion dans cet essai où il attaque un critique de tendance conservatrice. La mauvaise foi n'en est pas absente, non plus: il ressort du contexte que pour mettre Sabbe dans son tort, Van Ostaijen passe sous silence l'apport, pourtant essentiellement formel, lui aussi, du ‘Sturm’, vis-à-vis duquel il a reconnu sa dette en d'autres circonstances. - Il n'en est pas moins vrai que son admiration pour Apollinaire s'est exprimée au fil des ans dans des articles, des conférences et des lettres qui s'échelonnent de 1917 à 1927. - Enfin, il donne libre cours à son ironie en abondant malicieusement dans le sens des détecteurs de sources et se plaît, de plus, à souligner le paradoxe d'une influence plus profonde parce que purement formelle. ‘Pouvez-vous me suivre, Sabbe?’ ajoute-t-il, narquois.
Van Ostaijen aimait exposer ses credos en se jouant. Il s'en est pris à l'esprit de sérieux des critiques contemporains et c'est sous des titres parfois badins - ‘Et voilà’ (titre français d'un texte néerlandais), ‘Tout est bien qui finit bien’ (Einde goed alles goed), ‘Mode d'emploi du lyrisme’ (Gebruiksaanwijzing der lyriek) - qu'il a élaboré une des poétiques les plus cohérentes de l'avant-garde des années vingt.
‘La poésie se dit jongleuse, en fait elle est pythie’: cette formule du poète peut également s'appliquer à sa prose, tant à ses nouvelles grotesques et satiriques qu'à ses essais où, sous le masque du paradoxe et de l'ironie provocatrice, se ca- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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chent une rigueur intellectuelle et une intransigeance de prophète. Mettons-nous donc, pourquoi pas, à la place du critique récalcitrant qu'il invite à le suivre, et demandons-nous en quoi peut bien consister l'influence, d'autant plus profonde qu'elle est formelle, de la poésie d'Apollinaire sur la sienne. Peutêtre convient-il de se méfier, car l'exemple du moteur ne simplifie pas tellement le problème: nous nous serions plutôt attendus à une carrosserie. La critique (Van Goidsenhoven, Westerlinck, De Vree, Borgers...) a plus d'une fois rapproché certains vers - souvent les mêmes - de la dernière période de Van Ostaijen de ceux d'Apollinaire, mais ces exemples sont trop rares pour que l'on puisse à leur propos parler d'une influence profonde. Une citation - en français dans un poème néerlandais - comme ‘Priez toujours pour le pauvre Gaspard’ évoque autant, G. Borgers l'a montré, Verlaine qu'Apollinaire et ne prouve pas grand-chose sinon que Van Ostaijen lisait ces poètes et les admirait, ce que nous savons déjà par ses lettres. Seul un poème, intitulé ‘Herfstlandschap’ (Paysage d'automne), s'inspire d'une oeuvre, presque homonyme d'ailleurs, d'Apollinaire: ‘Automne’, publiée dans Alcools. L'image initiale est à peu près la même. Apollinaire: ‘Dans le brouillard s'en vont un paysan cagneux / Et son boeuf lentement dans le brouillard d'automne (...):’ Van Ostaijen: ‘In de mist is trage een os met een ossewagen / stappend naast de mist nooit mist zijn maat (...)’ (‘Dans le brouillard va lentement un boeuf avec son char à boeufs / marchant le long du brouillard jamais ne perd la mesure’). La répétition de ‘mist’ (brouillard), encore soulignée par le jeu de mots (le troisième ‘mist’ signifie ‘perd’), n'est certainement pas fortuite. De plus, la répartition des strophes épouse celle d'Apollinaire, puisque, dans les deux cas, deux tercets sont suivis d'un distique. Cependant, ‘Herfstlandschap’ n'est pas une simple transposition: alors qu'Apollinaire parle plus loin ‘d'une bague et d'un coeur que l'on brise’ et regrette la mort de l'été, Van Ostaijen se cantonne dans l'évocation visuelle et s'attarde à la forme géométrique que trace la lumière de la lanterne dans l'opacité de la rue. Le ton de son poème n'a rien de la nostalgie qu'exprime son ‘modèle’. La première phrase d'Apollinaire a fourni le prétexte d'une expérience lyrique nouvelle, à laquelle Van Ostaijen a cependant imposé une forme qui fait référence et hommage à la fois. Voilà, à mon sens, le cas le plus précis et le plus concret où l'on puisse démontrer l'influence d'un texte d'Apollinaire sur les Poèmes posthumes. Si nous remontons quelque peu dans le temps, un coup d'oeil superficiel suffit à nous faire supposer une parenté bien plus grande entre les poèmes de Ville Occupée, écrits à Berlin de 1919 à 1921, et les Calligrammes d'Apollinaire, parus en 1918: mêmes effets typographiques, même absence de ponctuation, même imitation, parfois, de la forme d'un objet par la disposition des vers, des mots ou des lettres, même utilisation du blanc de la page. Tout comme Apollinaire fait naître l'image visuelle de ‘la cravate et la montre’ ou de ‘la colombe poignardée et le jet d'eau’ dans les poèmes portant ces titres, ou encore celle de Notre-Dame et de la tour Eiffel dans ‘2e canonnier conducteur’, Van Ostaijen évoque par sa typographie un accordéon, une enseigne de café, un tramway sur ses rails, un carrefour au petit matin où s'amenuise une silhouette solitaire. D'autres pages de Ville occupée, plus nombreuses, s'attachent davantage à souligner par la forme des lettres et des mots les modulations, les rythmes, l'intensité de la diction, un peu à la manière de cette partition que voulait être le Coup de dés mallarméen. Quelques calligrammes | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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Guillaume Apollinaire, par Picasso.
seulement témoignent d'une intention analogue. Ce genre de typographie ‘musicale’ est pourtant assez répandu à l'époque: on la retrouve à des degrés divers chez les futuristes en Italie, Pierre Albert-Birot ou Blaise Cendrars en France, Van Doesburg en Hollande, les dadaïstes en Allemagne, etc.
Dans la mesure où, comme nul autre écrivain flamand peut-être, Van Ostaijen se tenait au courant de ce que produisait l'avant-garde artistique et littéraire à l'étranger, il semble peu probable qu'il faille voir en la parenté superficielle de Ville occupée avec les Calligrammes un signe particulier de l'influence spécifique d'Apollinaire. Faut-il alors songer à la technique du ‘collage’ littéraire propre aux deux poètes? J'appelle ainsi le procédé, qui leur est commun, d'insérer dans le poème des fragments bruts de la réalité quotidienne. Comme Braque et Picasso se sont mis en 1912 à coller dans leurs natures mortes des bouts de papier, des journaux, des matières étrangères au tableau, ainsi Apollinaire incorpore-t-il au texte slogans, chiffres, onomatopées, etc... qui viennent couper en quelque sorte l'élan lyrique pour accentuer l'impression de simultanéité et d'omniprésence de la poésie dans le monde moderne. Longtemps avant l'emploi cubiste du collage en peinture, Apollinaire invente dans le même esprit dès 1901 le poème-conversation (‘Les femmes’) fait de bribes de dialogue ‘enregistrées’ et mises bout à bout, presque sans autre intervention de la part de l'auteur.
Cette façon de parvenir à ce que Mallarmé appelait la ‘disparition élocutoire du poète’, Van Ostaijen l'a mise en pratique, lui aussi, et de manière bien plus systématique qu'Apollinaire: on trouve dans Ville occupée des bribes de chansons à la mode entrecoupées d'exclamations banales, de brefs dialogues, d'enseignes de cafés, d'indications d'adresses, de cris, de slogans publicitaires déchiquetés, de textes lézardés.
Mais rien ne prouve, ici non plus, que l'influence d'Apollinaire ait prévalu: l'image chaotique de la ville doit sans doute autant aux photomontages des dadaïstes que Van Ostaijen fréquente à Berlin et aux expériences typographiques futuristes qu'à Apollinaire. L'expression du triomphe de l'absurde et du désespoir peut être située dans le contexte du Dadaïsme nihiliste berlinois: - la Ville occupée est le témoignage d'un poète qui voit s'écrouler ses idéaux humanitaires dans les décors grotesques et misérables, parfois superposés, d'Anvers occupé par les Allemands et de Berlin en proie à la répression de Noske - mais elle symbolise aussi sa propre aliénation. Car la Ville occupée, | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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c'est au fond la personne du poète qui, devant l'échec des révolutions pacifistes, voudrait faire table rase en lui-même de toutes les anciennes valeurs, se dénuder complètement, entreprendre un véritable suicide philosophique pour arriver au point zéro d'où, peut-être, quelque renaissance sera possible. Cette tentative, il l'exprime directement à la même époque dans les délires, les danses extatiques et les prières des Fêtes d'Angoisse et de Douleur, qui ne furent pas publiées de son vivant. Leur graphie offre un pendant manuscrit à la typographie de Ville occupée. Poésie déchiquetée, poésie du déchirement, qui ne pouvait trouver de structure plus adéquate que celle d'un montage discontinu, correspondant à un style du cri et de la violence.
Les rares poèmes d'Apollinaire que l'on pourrait comparer du point de vue thématique à ceux qu'écrivait Van Ostaijen à Berlin n'ont pas trait à la guerre: celle-ci n'était certes pas jolie aux yeux du poète anversois. Par contre, la crise intérieure que relatent les Fêtes d'Angoisse et de Douleur n'est pas sans rappeler, par le rôle qu'y jouent le feu, l'ascèse et l'immolation de soi, certains poèmes qu'Apollinaire écrivit dans la période de gestation et de renouvellement de 1907-1908, tel ‘le Brasier’, paru dans Alcools:
‘(...) Où sont ces têtes que j'avais
Où est le Dieu de ma jeunesse
L'amour est devenu mauvais
Qu'au brasier les flammes renaissent
Mon âme au soleil se dévêt (...)’
C'est dans un esprit comparable, mais avec plus de véhémence et moins d'espoir, que Van Ostaijen veut ‘être nu et commencer’:
‘Je renonce
à porter de faux bijoux
mais nulle lumière plus vraie n'étincelle
Je dépose les beaux atours
conscient des pacotilles
mais
j'ai froid dans ma nudité’ (...)
(Prière impromptue 2)
La quête d'une authenticité se traduit en termes mystiques, fruits peut-être d'une nostalgie présente parfois aussi chez Apollinaire, et que Van Ostaijen transposera dans les années suivantes sur le plan de la ‘poésie pure’, avant que Bremond n'entame à ce sujet un débat resté fameux. Renonçant à l'expression d'idées ou de sentiments comme à la reproduction descriptive du réel, la poésie pure devra, selon Van Ostaijen, retrouver par un lyrisme dépouillé et dépersonnalisé l'essence des choses et du langage, audelà des apparences accidentelles et de toute appropriation individualiste.
Faut-il voir ici une ‘influence formelle’ d'Apollinaire, dont les vers, d'Alcools aux Calligrammes, évoluent vers plus de simplicité dans la diction et le vocabulaire - malgré l'hermétisme de certaines associations d'images? Il serait naïf de croire qu'il y ait là une simple relation de cause à effet. L'évolution poétique de Van Ostaijen passant de la forme hymnique et de la grande confiance humanitaire du Signal, par les saccades désespérées des oeuvres berlinoises, au lyrisme décanté et musical des derniers poèmes, obéit à une nécessité existentielle. Ce n'est pas ici le lieu de retracer la trajectoire philosophique et esthétique du poète ni d'analyser le rôle qu'a pu y jouer le rayonnement personnel du conteur-philosophe néokantien, nietzschéen et dadaïsant Friedländer ou du peintre expressionniste Campendonck par exemple. Toujours est-il qu'au nihilisme où le poussaient les circonstances politiques autant que la solitude, une déception sentimentale et la misère de l'exil, Van Ostaijen a résisté par un repli sur la forme pure, simple, évidente, où la première abstraction est celle de soi. Les bases sur lesquelles ce repli s'effectua étaient assurées depuis longtemps.
Van Ostaijen s'était intéressé très tôt à l'art contemporain, pour lequel il prit fait et cause avec autant d'ardeur qu'Apollinaire | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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Paul van Ostaijen (Bruxelles, 1926).
en France ou Däubler en Allemagne, non sans avoir hésité initialement, tout comme Apollinaire d'ailleurs, sur sa valeur intrinsèque. Mais lorsque les formes nouvelles et les manifestes, futuristes en particulier, l'eurent convaincu que les peintres ‘avaient donné le coup d'envoi’ du modernisme, il se fit le défenseur passionné et intransigeant du futurisme, de l'expressionnisme et du cubisme dans une longue série d'essais et d'articles. Il se documentait solidement, autant qu'il était possible dans une Belgique occupée, en dévorant des revues d'avant-garde comme ‘Der Sturm’, ‘Die Aktion’, ‘Die weissen Blätter’, et les textes théoriques ou polémiques de Marinetti, Boccioni, Kandinsky, Franz Marc, Daniel Henry (Kahnweiler), Max Raphaël, Gleizes et Metzinger, Maurice Raynal, et non le moins Apollinaire, dont il cita plus d'une fois Les peintres cubistes.
Avant sa période berlinoise, il avait déjà proclamé non seulement l'autonomie de l'oeuvre d'art sur laquelle pratiquement toute l'avant-garde était d'accord, mais aussi la nécessité de sa ‘désindividualisation’ (dans un long essai sur L'expressionnisme en Flandre, 1918). Selon Van Ostaijen, l'art de demain doit, par sa simplicité formelle et l'appel qu'il fait à nos qualités d'intuition, contribuer à jeter les bases psychiques d'un esprit vraiment collectif et réagir de façon radicale contre les préjugés de réalisme, d'impressionnisme et d'individualisme ‘décadent’, propres à une société bourgeoise condamnée à disparaître. C'est aller bien plus loin, socialement parlant, que ne le fait Apollinaire la même année dans L'esprit nouveau et les poètes, où l'image de la société future est vue essentiellement en fonction d'une plus haute technicité qui fournira au poète les possibilités inouïes du cinéma et du phonographe. Insistant sur le nouveau ‘lyrisme visuel’ et sur les ‘artifices typographiques’, Apollinaire ambitionne de ‘consommer la synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature’ et s'avère encore, sous ce rapport, tributaire des aspirations symbolistes et wagnériennes.
Van Ostaijen, par contre, exige la pureté fonctionnelle des moyens spécifiques employés dans chaque art en particulier, et sa crise berlinoise lui fait étendre à la poésie ces conceptions artistiques. Il est plus que probable que la ‘Wortkunst’ des poètes du ‘Sturm’ l'encourage dans cette voie, tout comme l'expressionnisme ‘formel’ des artistes qui gravitent autour de cette revue et de sa galerie, dont il fait à présent la connaissance ‘de visu’.
On sait que le ‘Sturm’ était largement | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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ouvert à l'avant-garde internationale dont il devint l'un des creusets: à côté des textes de Walden, son directeur, de Schreyer, Blümner, Döblin, Friedländer, Hiller, Kandinsky, Kraus, Lasker-Schüler, Schwitters, Scheerbart, Stramm, Worringer, etc., on y trouve des articles ou des poèmes de Marinetti, Boccioni, Cendrars, Delaunay, Léger, Ribemont-Dessaignes, Rivière, Tzara et, bien entendu, Apollinaire qui, avant la guerre, avait été invité par Walden en même temps que Robert Delaunay à venir faire une conférence à Berlin.
C'est par l'amalgame des différentes tendances modernistes ainsi représentées que le ‘Sturm’ a contribué à orienter les réflexions formelles de Van Ostaijen.
Cependant celui-ci a éprouvé le besoin de réagir contre son environnement allemand, dont la gravité et l'absence d'humour lui pesaient, comme ses lettres nous l'apprennent. Il trouve un antidote dans la (re)lecture de poètes français contemporains comme Cendrars, Soupault ou Aragon, et surtout Cocteau et... Apollinaire, à cause de leur fantaisie et de leur esprit ludique. Il demande d'ailleurs à ses amis qu'ils lui envoient de Belgique Les peintres cubistes et Calligrammes.
A toute poésie solennelle et explicite, il préfère, écrit-il encore en 1927 dans un article sur Marsman, ‘le moindre jeu de Cocteau avec un lieu commun, d'Apollinaire avec quelques sons’, et de citer (avec une erreur, ce qui prouve qu'il cite de mémoire) le début de ‘La Dame’ d'Apollinaire, à propos de laquelle il a constaté dans une conférence faite en français deux ans auparavant: ‘Il n'y a qu'une chose difficile en poésie: trouver et garder l'équilibre dans le facile’.
Et le ton, le climat de ses propres poèmes se rapprochent d'ailleurs, après Les Fêtes et Ville occupée, de ceux de Cocteau et d'Apollinaire.
L'affinité qui existe entre de nombreux vers posthumes de Van Ostaijen et ‘La Dame’, par exemple, réside dans cette apparente facilité, dans la légèreté du ton - cachant souvent le pessimisme du fond -, dans la musicalité discrète et l'achèvement parfait de la forme. Apollinaire: la dame
Toc toc Il a fermé sa porte
Les lys du jardin sont flétris
Quel est donc ce mort qu'on emporte
Tu viens de toquer à sa porte
Et trotte trotte
Trotte la petite souris
A cet allegretto triste sur le thème du ‘fugit irreparabile tempus’, comparons, tout en regrettant que, traduite, la musique se perde, le petit adagio ‘Zeer kleine Speeldoos’ (Toute petite boîte à musique). Un autre poème posthume aurait tout aussi bien fait l'affaire, puisque le but n'est pas de prouver l'influence d'un texte quelconque sur un autre, mais d'observer une affinité d'esprit, de ton, d'attitude lyrique: | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Zeer kleine speeldoos
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Toute petite boite a musique
Il n'y a guère de points communs précis entre ces deux poèmes, hormis le thème de la disparition de l'instant. La mort donne à celui d'Apollinaire une dimension plus tragique, mais celle-ci est quelque peu atténuée par le rythme léger de l'ensemble. Celui de Van Ostaijen n'évoque que la disparition d'une bulle, mais le titre en accentue le côté nostalgique.
Les lis flétris, le mort qu'on emporte, rendant inutiles les coups que tu frappes à sa porte, la souris qui trotte comme l'aiguille des secondes, la petite boîte à musique dont le cylindre tourne et finit par s'arrêter, la bulle qu'Amaryllis a contemplée trop peu de temps, Iris même, fugace arc en ciel, et les jeux de la lumière, autant d'images voilant et dévoilant, au même titre que la répétition légère des sons o ou i, le centre silencieux du poème.
Ce thème est ancien, et les images pour l'exprimer abondent, dans la poésie baroque surtout. Quant aux vers libres et aux strophes irrégulières, ce n'est pas eux qui nous feront conclure à une influence formelle particulière, puisque toute la poésie d'avant-garde les utilise.
Il reste le mécanisme de la croissance du poème, et c'est là que nous pouvons repenser au ‘moteur’ dont parlait Van Ostaijen dans la phrase déjà citée: ‘Apollinaire me montre ce qu'est un moteur’.
Dans ‘La Dame’, les vers et les images ne s'enchaînent pas selon une démarche logique ou discursive.
La porte fermée, à laquelle on (la dame?) frappe en vain, suscite par association l'idée d'une fin irrémédiable. La flétrissure y répond, et puisqu'une porte, par un souvenir personnel quelconque, a pu s'ouvrir sur un jardin, voici des fleurs. Ce sont des lis, et leur blancheur évoque peut-être celle, déjà préparée par la flétrissure, de la mort, du mort que d'abord l'on refuse de reconnaître, dans l'angoisse d'une question.
L'identification se fait après le silence qui sépare les strophes: tu viens encore de le croire vivant. Aux o brefs répétés (toc toc, porte, emporte, toquer, porte) qui ont rythmé les vers 1, 3 et 4 répondent alors en accéléré les ‘trotte trotte trotte’ qui se résorbent dans la petite souris de la fin, écho lointain des lis flétris. Le poème s'est développé, de ‘toc toc’ à ‘trotte trotte trotte’, selon les méandres d'une série d'associations conceptuelles (fermeture - flétrissure - fin; trotter - souris), visuelles (porte-jardin, blancheur des lis, mort) et musicales (toc, porte, emporte, trotte).
Ces enchaînements, non logiques mais analogiques, associatifs, nous les retrouvons dans nombre de poèmes d'Apollinaire et de Van Ostaijen, comme de Jacob, Cendrars et tant d'autres encore. La ‘Toute petite boîte à musique’ nous en fournit un exemple où la musique prédomine peut-être plus encore que dans ‘La Dame’. Le point de départ - et d'aboutissement - est un prénom en forme de fleur, dont Van Ostaijen a exploité la so- | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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norité ailleurs, mais que suscite ici le développement du poème lui-même, sa terminaison en ‘-illis’ glissant par ‘hier is’ vers ‘Iris’.
De ce nouveau nom naît par association mythologique - Iris étant l'arc-en-ciel - l'irisation de la bulle, à moins que celleci ne soit née visuellement du cercle de l'iris oculaire. (Il est possible que s'y ajoute une allusion autobiographique, mais fortuite et non indispensable au sens profond du poème: Van Ostaijen a travaillé dans une librairie ‘Iris’ à Anvers). La forme de la bulle entraîne celle de l'anneau, et sa consonance (‘bel’) provoque peutêtre la violence du ‘fel’ (très fort) qui la fera éclater. La quatrième strophe, sous la forme d'une question suivie d'une demi-réponse, ne fait que réitérer, mais au passé, les éléments des deux premières, avant que ne vienne par association avec ‘neus’ la pirouette intraduisible du ‘wijsneus’ (littéralement ‘nez sage’, signifie ‘prétentieux’, qui se croit plus malin que les autres) par laquelle le poète apostrophe la fillette dépitée dans un mélange de moquerie et d'affection. Le poème se termine ainsi sur sa note de départ, décrivant un cercle comme la bulle irisée et l'anneau au nez d'Amaryllis.
Certes, l'enchaînement par analogie (visuelle ou musicale) n'est pas l'exclusif apanage des vers d'Apollinaire et de Van Ostaijen, et les surréalistes dans leur écriture automatique l'exploitent bien plus à fond qu'eux. Pourtant, dans cette technique, qui préside à la croissance du poème, il est permis de voir l'influence majeure d'Apollinaire sur Van Ostaijen: influence formelle et profonde à la fois, parce qu'elle concerne le principe dynamique qui propulse le poème.
Van Ostaijen s'est mis très tôt en quête d'un tel principe, qui pût remplacer en poésie le discours descriptif, rhétorique ou logique que l'on coulait dans les schémas traditionnels. Or, au printemps de 1917, c'est, semble-t-il, la révélation: le terrain a été préparé par la lecture des futuristes et des expressionnistes ainsi que par la contemplation des nouvelles formes d'art, et voilà qu'il lit ‘Zone’, le premier poème d'Alcools d'Apollinaire. Son enthousiasme pour ces vers qu'il considère comme ‘programmatiquement exemplaires’ les lui fait analyser sur plusieurs pages dans le cadre d'un long article qu'il intitule Over Dynamiek (A propos de dynamique).
Le dynamique est à la mode dans l'art et la littérature depuis que les futuristes italiens ont lancé leurs manifestes réclamant un ‘style du mouvement’ et que les unanimistes français ont dénoncé ‘l'immobilisme (comme) absurde et criminel’ (Arcos) - une section de La Vie Unanime de Romains s'intitule d'ailleurs ‘Dynamisme’. Des disciples de Verhaeren ont même érigé en système une vision poétique appropriée ‘à la pulsation saccadée et chaude des machines’ (Guilbeaux): le dynamisme. Van Ostaijen peut avoir été au courant des écoles dynamistes, paroxistes et autres, antérieures à la guerre et auxquelles, du reste, ne manquent pas les allusions dans ses lectures germaniques du moment. Il connaît en tout cas les futuristes et Verhaeren, et leur reproche (à tort, mais là n'est pas la question) de manquer de ‘dynamisme’, ou plutôt de se limiter à un modernisme du sujet - usines, villes modernes, etc. Tout en gardant luimême également, il ne s'en cache pas, une préférence pour de tels motifs, il considère que l'essentiel auquel doit tendre la poésie moderne est un ‘dynamisme de l'esprit’. Face à la vie nouvelle, qui engendre de nouvelles optiques, de nouvelles perspectives, il faut créer un art et une littérature qui en soient l'équivalent et non la reproduction.
Guilbeaux a déjà préconisé un ‘dynamisme intérieur’, dans Revue, en 1914, tout en mettant l'accent sur la nécessité | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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Page de ‘Bezette Stad’ de Van Ostaijen.
de choisir ses sujets dans le monde moderne. Van Ostaijen s'écarte plus résolument du principe de l'imitation de la réalité et veut que la poésie et l'art en général consignent l'interaction constante de l'esprit subjectif qui perçoit et du monde perçu, dont il met d'ailleurs en doute la réalité objective. L'expression de la vision subjective prime chez lui - et c'est bien par là qu'il est expressionniste. Sur le plan de la poésie, cette interaction ne pourra être rendue que par une ‘dynamique formelle’ résultant de ‘la succession des idées et des images dans l'esprit du poète’. Pour illustrer ce qu'il entend par là, Van Ostaijen compare des vers ‘statiques’ de Verlaine, choisis dans ‘Sagesse’ (‘O, mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour / Et la blessure est encore vibrante’,
Extrait de ‘Calligrammes’ d'Apollinaire.
etc.) à ‘Zone’, dont il met en lumière le caractère essentiellement ‘dynamique’, citant les douze premiers vers et en analysant une vingtaine d'autres du point de vue de leur concaténation. Voici un bref extrait de cette analyse: ‘Alors le poète présente une jolie rue. Développement: une jolie rue: jeune. Ainsi le poète en vient à s'imaginer encore très jeune, pour se concentrer à nouveau sur le motif religieux. ‘Voilà la jeune rue et tu n'es encore qu'un petit enfant / Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc (petit suscite le souvenir de la mère) / Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize (le blanc suscite la religiosité) / Vous n'aimez rien tant que les pompes de l'Eglise (Suivent les souvenirs)’. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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Page de ‘Calligrammes’ d'Apollinaire.
Il résulte de cette comparaison Verlaine-Apollinaire que, pour le jeune Van Ostaijen qui prépare à ce moment son Signal, la condition nécessaire au dynamisme formel est l'abandon des vieilles méthodes prosodiques et que son moteur principal sera l'association poétique spontanément produite par la valeur plastique des mots dans l'esprit du sujet, aiguillonné par la perception du monde, la mémoire ou le rêve. Ce dynamisme formel, Van Ostaijen le mettra abondamment en pratique dans Le Signal et dans ses recueils ultérieurs. Il insistera davantage, plus tard, sur le caractère magique des mots les plus simples et sur leurs enchaînements sonores; il atteindra par là une forme de lyrisme plus objective, moins romantiquement
Page de ‘Bezette Stad’ de Van Ostaijen.
orientée vers les souvenirs et les sentiments personnels que celle de ‘Zone’; il mettra sa confiance dans la vertu purificatrice du langage qui, rendu à lui-même dans son évidence première, devra ouvrir aux hommes les portes du paradis perdu qu'est l'inconscient collectif (‘Profondeurs de la conscience / On vous explorera demain’, dit Apollinaire dans ‘les Collines’) et cimentera peut-être un jour, au-delà des individualismes hyperconscients, une nouvelle forme de solidarité; pour retrouver ce ‘sens plus pur’, il créera par un système de variations musicales à partir d'un thème (la ‘phrase-prémisse’) les poèmes les plus originaux de sa génération en Flandre. Mais, à la base de cette poétique, l'on retrouvera, bien qu'appliqué de façon plus strictement | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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‘musicale’, le principe dynamique de la concaténation associative qu'il découvre en 1917 à la lecture d'Apollinaire.
Il est vrai que dans la conclusion de Over Dynamiek, Van Ostaijen ajoute à ce nom ceux de Claudel, Schickele, Becher, Edschmid, et qu'il voit en Poe et Meyrinck des précurseurs de la rénovation ‘dynamique’; cependant tout le poids de cet article de jeunesse, nous l'avons vu, tombe sur ‘Zone’.
A quelque dix ans d'intervalle, sa Self-defence posthume présente toujours comme essentielle l'influence ‘profonde parce que formelle’ d'Apollinaire, qui lui a montré ce qu'était un moteur, au moment où il s'apprêtait à prendre en quelques virages spectaculaires la route des sommets. |
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