sur les conceptions littéraires de son ami? Si, avant ses contacts avec Huysmans, Prins était un partisan inconditionnel des naturalistes (il publia une série d'articles sur De jonge naturalisten), son attitude à leur égard se nuança sensiblement sous l'influence de son correspondant français et des contacts qu'il eut à Paris, grâce au même, avec Villiers de l'Isle-Adam, Bloy et Barbey d'Aurevilly. Dès 1886, à propos de A Rebours, il prit la défense de Joris-Karl contre le reproche d'irréalisme formulé par les naturalistes pur-sang et applaudit à l'évocation magistrale du rêve d'un artiste à la ‘nervosité subtile et délicate’. L'évolution des goûts littéraires des deux amis ne se développera pourtant pas d'une façon tout à fait parallèle: ‘le naturalisme spiritualiste’ où la réalité et le fantasque se mêlent intimement conduira Huysmans à l'occultisme et au mysticisme du Moyen Age, tandis que Prins s'adonnera de plus en plus à des exercices de style et à des expériences langagières.
Outre leurs goûts littéraires, les amis avaient encore en commun leur vif intérêt pour la peinture. Les expositions constituent l'un de leurs sujets de conversation favoris. Huysmans ne fait pas mystère de ses sympathies ni de ses antipathies. Ainsi, à propos de la peinture française présentée lors de l'Exposition de 1889 à Paris, il écrit péremptoirement: ‘à part 2 Gustave Moreau qui y sont - le reste est composé de cet amas d'ordures qui est la gloire de la France’ (lettre 79). Mais il faut reconnaître qu'il s'y connaît: Je suis allé voir l'exposition de Bruges. C'était plein de faux - de pseudo-Primitifs mis là pour les faire authentiquer par leurs propriétaires ou leurs marchands’ (lettre 200); ou encore: ‘il y a présentement, ici, une exposition des Primitifs français qui est une blague extraordinaire. Tous ces tableaux sont des Flamands ou des Italiens’ (lettre 216).
On comprend aisément l'attirance que pouvait exercer sur Prins cet écrivain célèbre, son aîné de douze ans, qui daignait le considérer comme son ami et qui le tenait au courant de la vie artistique de Paris. Mais qu'est-ce qui explique l'amitié profonde et durable que voua Huysmans à cet étranger?
Dans la mesure où une amitié peut s'expliquer, il faut faire entrer en ligne de compte l'amourpropre de Huysmans, flatté sans doute de trouver en lui un zélateur fidèle et un fervent admirateur, mais aussi la curiosité du Français pour un habitant du pays de ses ancêtres. Charles-Marie-Georges est, comme on le sait, d'ascendance hollandaise, ascendance qu'il tenta d'honorer en néerlandisant Georges en Joris. Que ses connaissances de la langue de ses ancêtres paternels étaient décidément fort limitées apparaît pourtant déjà dans le deuxième prénom pour lequel il conserva la forme allemande au lieu de la forme néerlandaise: Karel. Il l'avoue d'ailleurs explicitement: ‘je ne comprends pas le hollandais. Dans ma très tendre enfance, je l'ai un tout petit peu parlé, mais aujourd'hui, j'en ignore les premières syllabes. Imprimé, je me guide encore, ça et là, et finis à comprendre un sens général, mais écrit en lettre, je ne saisis plus que certains mots’ (lettre 2). Mais le pays natal ne le laisse pas indiffèrent pour autant: ‘Cela me fait si grand plaisir de recevoir de Hollande une lettre littéraire d'un ami. J'en suis singulièrement sevré et cela m'apporte un bon parfum d'un pays où la vie m'a été jadis presque clémente. Je vois sur le timbre de la poste: Schiedam. J'y ai passé, en allant à La Haye, de doux moments et ai encore devant les yeux la gaieté des moulins battant de l'aile, dans ces beaux ciels nuagés de roux qui sont bien spéciaux à la Nederland. Ça me réveille un tas de souvenirs enfouis. C'est donc une vraie charité de nostalgie que vous ferez, en m'écrivant et en me causant du pays’
(ibid.).
A l'en croire, son pays d'origine serait même à la source de sa vocation littéraire. Dans une lettre de mars 1886, il écrit: ‘j'ai appris à me connaître comme littérateur, au Louvre, devant les tableaux de l'école hollandaise. Il me semble qu'il fallait faire cela à la plume’. Il s'inspirera encore du passé de la Hollande pour sa Sainte Lydwine de Schiedam (1901). Pour le reste, ses relations avec la Hollande actuelle se limitent à une antipathie tenace pour sa famille qu'il taxe de ‘terribles catholiques intransigeants’ (lettre 1) ou de ‘famille scélérate et bondieusarde’ (lettre 42), à cause surtout d'une sordide affaire d'héritage.
Sur le problème de savoir si l'abbé Louis van Haecke (1829-1912), aumônier de la chapelle du Saint-Sang, à Bruges, a réellement servi de modèle au sorcier maléfique de Là-bas (1891), le chanoine Docre, cette correspondance n'apporte aucune lumière nouvelle (voir lettres 91 et 172).
On s'en doute, cette correspondance ne nous renseigne pas uniquement sur les relations qu'a entretenues Huysmans avec la Hollande. Elle nous fait connaître l'homme dans son intimité, serviable à l'extrême, (il secourait régulièrement ses collègues, L. Bloy, P. Verlaine, Barbey d'Aurevilly et bien d'autres encore), misogyne impénitent (‘la femme est le plus puissant outil de douleurs qui nous soit donné’ lettre 125), ennemi déclaré de la famille (‘Ce que vous me racontez de la perspective d'un nouvel enfant, est médiocre - mais c'est le lot des gens mariés’ lettre 178), habitué du bordel (‘Il n'y de vrai que le boxon, oh oui!’ lettre 90; ‘avec le tempérament hollandais - qui est le mien aussi - le célibat n'a pas de sens - sinon en religion, dans un cloître’ lettre 129).
On appréciera à leur juste valeur les jugements