séductions adultères des capitaines aragonais ou castillans: aristocrates eux-mêmes et répugnant à toute mésalliance se sont-ils tout au plus unis quelques fois à des jeunes filles issues de la grande aristocratie d'Anvers ou de Malines.
A l'encontre de tant de familles du nord de la France, les Cleenewerck ne semblent pas avoir payé leur tribut aux Guerres de religion. Pourtant, la chasse aux hérétiques et les procès de sorcellerie furent bien plus fréquents vers le milieu du dix-septième siècle qu'en plein Moyen Age. Qu'on lise les pages saisissantes où M. Yourcenar évoque la torture et la condamnation à mort d'un certain Thomas Looten où ont trempé Pierre Bieswal et Jean Cleenewerck, ses ancêtres! Dans l'ensemble, les Cleenewerck et leurs alliés furent pour l'ordre dans la rue et dans l'Eglise. Cette attitude pragmatique est encore celle d'Edmond de Coussemaker (1805-1876), cousin d'une des arrière-grand-mères de M. Yourcenar et auteur du recueil Chants populaires des Flamands de France (1856), qui dépeint encore cette poignée d'hérétiques comme une méprisable tourbe, niant le courage des suppliciés et approuvant les rigueurs inhumaines des autorités.
En revanche, ces familles aisées n'échapperont pas plus que les prolétaires aux multiples guerres opposant la France, l'Espagne, l'Angleterre ou les Pays-Bas. Bailleul, par exemple, est pillé et incendié en 1582 et en 1589 par les troupes espagnoles, en 1657 et en 1681 par des régiments français. La paix n'est rétablie qu'en 1713 par le traité d'Utrecht qui met fin à la Guerre de succession espagnole et qui ratifie le traité de Nimègue de 1679 par lequel ce lopin de terre fut cédé définitivement à la France. C'est aussi à partir de ce moment que commence la francisation de l'antique Flandre. Bien sûr, ce n'est pas d'hier que date l'emploi, dans la classe bourgeoise, du français comme langue de culture. Ainsi les échanges de lettres entre Bailleul et la Régente des Pays-Bas, au XVIe siècle, se faisaient presque toujours dans cette langue, mais c'est encore le flamand qui régnera au XVIIIIe siècle dans les actes notariés, les livres de raison et les épitaphes. Toutefois, dès le début du XVIIIe siècle, les patriciens flamands prennent un nom à rallonge qui est presque toujours un nom français: Cleenewerck de Crayencour (dont Yourcenar est l'anagramme), Bieswal de Briarde, Baert de Neuville, etc. Ces messieurs de Bailleul et de Cassel cherchent donc à s'aligner sur le mode de vie des riches bourgeois de Béthune et de Lille qui parlent français depuis toujours. Pour la première fois, la distance qui sépare la Flandre gallicane de la Flandre flamande diminue. Ces groupes ont beau avoir subi les mêmes vicissitudes historiques, ils font l'effet d'appartenir à une autre race. Pour les classes nanties de Bailleul et de Cassel, le flamand fut la langue de l'enfance et le français la langue de culture; les
bourgeois de Béthune et de Lille n'ont parlé que français de temps immémorial. L'auteur croit découvrir chez les représentants de cette Flandre gallicane ‘je ne sais quoi de plus sec, d'âpre à la peine et au gain, de vif et en même temps d'étriqué, qui caractérise un peu partout la province française, et diffère en tout de l'ampleur et de la lente fougue flamande’ (p. 166).
La Révolution française vient remuer tout ce petit monde de fond en comble. Les riches bourgeois et les nobles émigrent dans les états autrichiens en attendant que la tempête passe. Rentrés au bercail, certains recouvrent leurs terres que les fidèles fermiers avaient achetées avec les assignats de la République en vue de les rendre loyalement aux propriétaires légitimes. Tous renoncent, à contre-coeur, à leur nom de terre mais pour le reprendre dès que l'Empire, et plus encore la Restauration, les aura rassurés. On le voit, dès le XIXe siècle, l'histoire de la Flandre française coïncide de plus en plus avec celle de la France.
On observe dans les classes dirigeantes de Lille les mêmes hésitations qu'ailleurs: on a beau être royaliste, il faut vivre. Et rares seront les légitimistes refusant de ‘manger l'avoine du gouvernement’. La révolution de 1848 ne passe pas inaperçue à Lille: une tourbe sortie des fameuses ‘caves de Lille’ - sous-sols humides et malsains où pourrissent depuis quelques générations des familles d'ouvriers et qui rapportent gros aux propriétaires - s'engouffre dans la cour de la Préfecture en brandissant le drapeau rouge. Mais quatre ans plus tard déjà, tout rentre dans l'ordre, si l'on peut dire: le Second Empire fera la vie belle aux gens en place, entre autres à Michel-Charles, grand-père de M. Yourcenar qui coulera de beaux jours jusqu'en 1871, l'année de la Commune et de sa terrible répression. Sur ces entrefaites, les premiers effets négatifs de l'industrialisation s'étaient fait sentir. La suie lilloise n'épargne pas les belles demeures: cette crasse tombée du ciel colle aux cadres dorés, embue le marbre noir de la cheminée, sale sousproduit des usines et des charbonnages tout proches. Dans les rues, des petites filles de douze ans, souvent déjà enceintes, vendent des allumettes en reluquant les messieurs, des femmes blafardes ramènent de l'estaminet leurs maris ivrognes. Ces dernières impressions, que l'auteur doit à son père Michel, nous mènent au seuil de la première Guerre mondiale et terminent le livre.
En un sens, ce compte rendu axé sur l'histoire de la Flandre française fait tort à cette oeuvre: elle dépasse de loin, on l'aura vu, la chronique de famille toujours assez anodine. L'auteur s'intéresse moins à la famille qu'à la gens, à la gens moins qu'à l'ensemble des êtres ayant vécu dans