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Ludwig van Beethoven et ses origines flamandes
Frank Onnen
Né à Baarn (Pays-Bas) en 1915. Etudes au conservatoire d'Amsterdam et au conservatoire national de Paris. Correspondant à Paris pour la radio, la télévision et pour plusieurs journaux et publications du Benelux. A notamment publié: Claude Debussy, Maurice Ravel, Igor Strawinsky, Excursies door de Franse muziek, Encyclopédie de la musique.
Adresse:
19, rue Jean Beausire, 75004 Paris.
C'est, dans un certain ordre d'idées, une bonne chose que chaque vie humaine, sans excepter celles de nos grands hommes, se déroule entre la naissance et la mort. Pour produire ainsi deux dates qui se prêtent, plus tard, à être commémorées. Dans le monde de la musique, c'est bien connu, on raffole de ces commémorations qui offrent l'occasion, sinon l'excuse, de jouer et d'écouter encore un peu plus un compositeur dont l'oeuvre, archiconnue, ne réclame qu'à peine cette envahissante sollicitude. Et c'est ainsi que nous avons pu fêter, par des festivals, cycles et conférences, Beethoven en 1970 pour son bi-centenaire, et que nous avons pu recommencer à célébrer ce culte pendant la saison passée. Car ‘le grand sourd’ (Strawinsky dixit) mourut en 1827 et cela fait donc exactement cent cinquante ans.
Bien que né en Allemagne, et plus précisément à Bonn, Beethoven était - nul ne l'ignore - originaire par son grand-père de Malines (et non d'Anvers comme on l'a cru trop longtemps). Et son nom, précédé de la particule van - dépourvue du reste de tout caractère nobiliaire - témoigne avec évidence de cette hérédité flamande.
Il me semble possible de chercher dans les profondeurs de sa nature et, par voie de conséquence, dans sa musique, les reflets, les échos et les réminiscences de cette origine: les rapports profonds entre le grand musicien et le pays de ses ancêtres. Nullement pour essayer d'annexer ce géant de la musique au profit du patrimoine culturel et national du Royaume des Pays-Bas (dont Malines en 1770 ne faisait pas encore partie). Mais plutôt pour mettre ou remettre quelques points sur des i, points qui se sont - si l'on ose dire - quelque peu déplacés ou déformés au cours des siècles et vers divers côtés...
Difficile en effet de citer dans toute l'histoire de notre vieille civilisation une seule autre personnalité qui ait été après sa
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mort l'objet d'autant de tentatives faites pour l'incorporer dans des camps d'ordre national, philosophique, idéologique, politique ou religieux. Il faut reconnaître, du reste, que ce maître lui-même, sinon par sa musique - par définition et par essence abstraite et donc innocente - du moins par ses proclamations, propos ou lettres, souvent passablement contradictoires, a parfois fortement prêté la main à ces tentatives.
Utilisé et exploité, pour commencer, par les Allemands au service de leur Kultur active, voire activiste, Beethoven s'est vu enrôler depuis par toutes les révolutions qui ont au cours des siècles soulevé nos peuples. En France, bien sûr, en Russie, en Chine - où il fut, cependant, quelque temps frappé d'interdiction pour être récemment réhabilité - et même, aujourd'hui, également en Amérique où les Panthères noires affichent sur leurs posters et leurs sweatshirts que ‘Beethoven was black and proud’. Reconnaissons donc que Beethoven s'est vu adapter à toutes les situations et utilités imaginables et consommer à toutes les sauces, les plus indigestes comprises.
En face de ces mystifications, il s'agit donc de démystifier ou, plus modestement, de dépoussiérer quelque peu sa statue à l'expression multiple, et certaines recherches de paternité pourront, me semble-t-il, y contribuer.
Ces liens entre Beethoven et les Pays-Bas, - qui, à son époque, comprenaient aussi ethniquement, sinon géographiquement, comme on le sait, les Flandres belges -, s'illustraient d'abord par son nom. Beethoven, c'est un mot hollandais qu'on pourrait étymologiquement traduire par ‘jardins aux betteraves’. Depuis quelques années, il est donc démontré que son grand-père était originaire de Malines, ville qu'il avait quittée, ou mieux fuie, pour mettre quelque distance et des frontières entre sa personne et ses multiples créditeurs. Il trouva un abri à Bonn où Ludwig van Beethoven est né en l'année 1770. Son premier professeur, du nom de Van den Eeden, organiste de la Cour, fut également un Flamand et bien plus tard, en 1819, ce fut l'Académie des Beaux-Arts d'Amsterdam qui lui conféra sa première distinction étrangère. Et à Vienne, c'est encore un Néerlandais, le baron van Swieten, qu'on trouve parmi ses amis et protecteurs les plus efficaces; la première symphonie de l'artiste lui fut du reste dédiée. Encore enfant et âgé de douze ans, Beethoven, accompagné de sa mère, a visité aussi une (seule) fois le pays de ses ancêtres. A cette occasion, le 23 novembre 1783, il donna même un concert à la Cour de Guillaume V à la Haye, pour lequel il toucha le cachet considérable de douze ducats. Rétribution plus qu'honnête qui cependant ne l'empêchait pas de considérer les Hollandais comme des ‘duitendieven’, des pingres: il prit la décision de ne plus jamais retourner dans leur pays, où en effet il ne mit plus le pied. Et voilà donc pour ces quelques faits historiques.
Faut-il attacher beaucoup de prix à cette origine flamande et ces quelques contacts passagers entre le compositeur et la Hollande et des Hollandais? Et, seconde question, en essayant d'apprécier, de peser ce prix, ne suit-on pas exactement l'exemple de tous ces musicologues, historiens et idéologues qui tentèrent d'atteler Beethoven devant leurs chariots respectifs afin de l'utiliser pour leurs causes?
Je reconnais m'être sérieusement posé cette question, lorsque je tombai, par hasard, sur un livre qui m'a fourni la réponse. Réponse négative. Ce livre s'appelle l'Elément flamand chez Beethoven, et il fut publié en 1928 par l'excellent musicologue belge Ernest Closson.
Avant lui, du reste, des écrivains et musicographes français comme Romain Rol- | |
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land, Prud'homme ou Helsevey avaient déjà attiré l'attention sur quelques caractéristiques particulières dans la musique et la personne de Beethoven qui diffèrent fortement de ‘l'âme allemande’, pour les reporter justement sur le compte de cette hérédité flamande. Je retrouve, notait ainsi Romain Rolland, son origine flamande dans son audacieuse liberté de langage et de manières qui détonnait superbement dans ce pays de la discipline et de l'obéissance. Il est également profondément antimilitariste, et quand il voit passer un soldat, Beethoven ne peut se retenir de grommeler: ‘Voilà encore un esclave, qui a vendu sa liberté pour cinq Kreutzer par jour.’ Et un de ses meilleurs biographes, Paul Bekker, Allemand luimême, souligna également cette même origine flamande’ qu'il ne faut, selon lui, surtout pas oublier si l'on veut comprendre l'indépendance fougueuse de sa nature et tant d'autres traits de son caractère, qui ne sont nullement allemands’. ‘Le principe de la liberté, assure encore un autre biographe, a régi toute sa vie et tous ses comportements, principe qui fut, inutile de le rappeler, plutôt contraire à l'esprit de discipline et de méthode si cher aux Allemands’.
On l'arrête un jour dans les rues de Vienne comme vagabond à cause de sa tenue; il aime bien aussi se promener le dimanche dans le centre de la ville en manches de chemise et sa veste, comme un clochard, au bout d'un bâton. Impossible pour lui également de se plier à quelque servitude d'un prince, d'un seigneur, d'une église; pour cette raison, en effet, il fut, comme on l'a souvent remarqué, le premier compositeur de l'histoire à imposer ses lois aux éditeurs qui se disputèrent ses oeuvres.
Il souhaitait, du reste, en vrai collectiviste sinon communiste avant la lettre, que cette indépendance du ‘producteur musical’ se généralisa, préconisant un organisme officiel de l'édition musicale. Cette fierté d'homme libre, il la manifesta également, souvent non sans une évidente provocation, en face des aristocrates de Vienne et autres grands de ce monde qu'il traita d'égal à égal, si même ce ne fut pas avec quelque condescendance. ‘Rien n'est plus petit que nos grands’, peut-on lire dans son célèbre Cahier de conversation à la date de 1819, et, plus loin, ‘quand la noblesse n'a pas d'argent, elle est perdue et elle se fait l'esclave des cours pour dominer les autres’. ‘Ils peuvent bien faire, estime-t-il encore avec un orgueil qu'on dirait aujourd'hui “gaullien”, un conseiller aulique, un conseiller intime, mais non un Goethe, un Beethoven.’ Profondément démocrate, il ne reconnaît aucune autre marque de supériorité que celles du coeur ‘qui mettent quelqu'un au rang des gens bons et généreux’ et parmi lesquels seuls il se sent chez lui.
Toutes ces excellentes dispositions ne l'ont quand même nullement protégé contre des incessantes brouilles, scènes de ménage, crises de nerfs, ces déboires avec sa belle-soeur, ces disputes surtout avec son neveu Karl, ces conflits interminables avec ses bonnes et ses domestiques dont il se méfia toujours et qu'il renvoya l'un après l'autre, pour s'empoisonner toute sa vie.
Sans doute pourrait-on m'opposer que ce portrait de Beethoven a beau être, qui sait?, fort ressemblant, on n'y distingue pas encore pour autant en quoi justement il ressemble à la ‘figure flamande’-type. Sans vouloir me lancer dans une opération quelconque de psychanalyse sur le compte des Flamands, je peux cependant répondre que ces Germains un tantinet indisciplinés ne cessent de rester, de nos jours encore, plutôt difficiles à gouverner, et pour s'en convaincre on n'a qu'à lire leurs gazettes. Ce phénomène s'explique facilement, sans qu'on ait besoin de creuser trop profondément dans leur his- | |
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toire. Leur pays, celui des Flandres donc, a été en effet pendant toute son histoire, dominé et occupé par l'étranger, les Romains, les Allemands, les Français, les Espagnols, les Autrichiens, les Hollandais, et leur indépendance nationale ne compte aujourd'hui qu'un siècle d'existence ou, autrement dit, qu'un jour de la vie d'un peuple. Et il va sans dire que cette oppression continue, qu'elle a dû marquer fortement le caractère de ce peuple et suscite, en particulier, cet esprit de fronde et certains autres traits qu'on pourrait précisément signaler également dans la musique et dans la personnalité de Beethoven.
Ce besoin, cette soif, cette ivresse de liberté et d'indépendance que Closson pouvait bien appeler ‘un atavisme flamand caractérisé’, ces mêmes sentiments, évidemment, abondent dans la musique de Beethoven. On peut citer, bien sûr, d'abord la Troisième Symphonie dite l'Héroïque et dont on sait que l'auteur la dédia à l'origine à Napoléon en tant qu' inspirateur de la Révolution française, pour modifier ensuite cette dédicace au profit de la seule liberté à l'instant même où il apprit que son héros se préparait à se faire couronner empereur. En piétinant rageusement, selon la légende bien connue, la couverture de sa partition avec le nom de Bonaparte, détesté pour le reste de ses jours, il hurlait: ‘Et le voilà, il n'est donc pas différent de tous les autres, et lui aussi il devient un tyran’. Cette même exaltation de la liberté, on la retrouve ensuite dans toutes ses grandes ouvertures, Prométhée, Fidélio, Coriolan et surtout encore dans Egmont dont le héros incarne pour Beethoven toute la grandeur humaine. On peut même dire qu'il s'identifia lui-même avec ce héros pour se mettre musicalement en scène, et c'est également dans ce sens qu'il a ouvert une porte nouvelle dans l'histoire de la musique. Une porte entre le classicisme et une époque nouvelle qui déboucherait sur le romantisme, bien que Beethoven lui-même ne fût nullement un romantique.
On peut signaler encore une autre affinité entre Beethoven et l'âme flamande, à savoir leur penchant commun pour un réalisme sans complexes. Dans les dernières mesures d'Egmont, on se rappelle ces quelques accords tranchants, tranchants en effet comme la hache qui coupera la tête du héros, pour écraser en même temps la liberté.
Sans trop vouloir m'aventurer dans les autres domaines de l'art, je peux cependant rappeler que ce même réalisme, on le retrouve en Flandre partout et par tous les temps. Pensons aux Breughel, à Frans Hals, à Rubens et aux expressionnistes flamands comme Permeke, Van de Woestijne, Van den Berghe ou Minne. Et comment ne pas se souvenir à ce même propos, dans la riche littérature flamande, d'un Felix Timmermans avec son trop célèbre Pallieter, du grand Elsschot ou encore, plus près de nous, du cher Hugo Claus?
Ce réalisme franc et souvent bon enfant ne va pas toujours, aussi bien chez Beethoven que chez les Flamands - pour ne pas dire ces autres Flamands - sans une certaine dose de naïveté, quelque emphase ou, reconnaissons-le également, une vulgarité évidente.
Voici ce qu'a remarqué à ce sujet un des proches de Beethoven: ‘Il a, note en effet son grand ami Schering, ce goût de la propreté physique qui est en Flandre et en Hollande comme une forme épurée de la sensualité. Il aime bien manger, il aime la beauté matérielle et tangible et c'est un homme éminemment concret. En amour, il se sent attiré par les femmes fortes sinon grasses’ et une fois de plus on peut se rappeler les portraits d'un Rubens.
De cette naïveté, de cette candeur, on pourrait donner l'exemple du célèbre coucou et du rossignol de sa Symphonie
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Pastorale (que le raffiné Claude Debussy rejeta comme les attributs d'un ‘art inutilement imitatif ou livresque’), mais dans son oeuvre pianistique on en trouve encore bien d'autres preuves.
On peut même dire que souvent, sinon généralement, les thèmes mêmes de Beethoven sont d'une simplicité frappante, et le meilleur commentateur hollandais du maître, Matthijs Vermeulen, les a jugés d'une pauvreté paradoxale, avec l'accent, bien entendu, sur l'adjectif. On pourrait citer, entre beaucoup d'autres, le thème principal du premier mouvement de la sonate opus 106, dite du Hammerklavier.
Il y en a, du reste, de plus simples encore en matière thématique, et je n'ai qu'à rappeler le commencement du dernier mouvement de la Neuvième Symphonie, l'Hymne à la Joie, car tout le monde sait bien que la mélodie de Freude, schöner Götterfunken n'est en réalité qu'une gamme qui monte et descend.
On pourrait, évidemment, me rétorquer que simplicité n'est nullement synonyme ni de pauvreté - ce que je n'ai jamais prétendu - ni de naïveté, ce qui est certainement vrai. Mais n'empêche que la simplicité beethovénienne, elle, est en général bien solidement marquée du sceau de la naïveté.
Et pour le démontrer, il y a une phrase qui sonne comme une prière enfantine et qui fut extraite du premier mouvement de la sonate pour piano opus 90. Homme du peuple, issu des petites gens de l'artisanat et du commerce, mais se sentant bien supérieur aux aristocrates du grand monde, Beethoven possédait aussi bien les qualités que les défauts de cette ascendance.
Ces qualités, on peut les illustrer encore par cette spontanéité qu'on trouve si souvent chez lui dans ces éclats brusques et inattendus et qui nous rappellent une fois de plus ses sautes d'humeur que tant d'anecdotes de la vie de l'artiste nous révèlent. On pourrait citer, entre autres, le début du premier mouvement de la Seizième Sonate en Sol majeur opus 31 no 1. Ou, encore plus connu et révélateur, le commencement de la célèbre Pathétique.
Au revers de cette même médaille, on ne peut pas faire abstraction d'une certaine vulgarité, manifestation flamande de sa vitalité fulgurante, et que l'on découvre bien souvent sous sa violence. Ce n'est pas se rendre coupable de lèsemajesté, me semble-t-il, que de le reconnaître, et à cet égard le fondateur de la Revue Musicale, le grand musicologue Henry Prunières, l'a identifié très justement à un tribun plébéien. De cette violence plébienne, de cette rage concentrée, de ces colères qui montent aussi vite qu'elles redescendent, et cela encore dans son oeuvre comme dans sa vie d'ailleurs, nous trouverons la trace dans les premières mesures du premier mouvement de l'Appassionnata, dont le nom est, à cet égard, déjà tout un programme.
Pour finir cette démonstration, je voudrais bien encore attirer l'attention sur un autre aspect de ce naturel primitif, sinon primaire et d'un seul bloc, et c'est sa conception de l'humour. Je ne dis pas que Beethoven était dénué d'humour, car il n'y a probablement pas d'exemple d'un grand artiste ou d'un grand créateur qui en soit dépourvu. Mais à côté d'un Mozart et même d'un Haydn, on est bien obligé de reconnaître que l'humour de Beethoven ne brille guère par sa finesse ou sa subtilité. C'était plutôt un humour à l'image d'un Pallieter, du Till Ulenspiegel de Charles De Coster, d'une Kermesse Héroïque, ou d'un Breughel, d'un David Teniers ou d'un Jan Steen, qui se sent bien chez lui parmi les villageois d'un bastringue flamand. Humour direct, un peu gros et épais, ne cherchant nullement midi à quatorze heures et qui, souvent, s'avance sur des sabots. Et que nous retrouvons, pour finir, dans la troisième variation de l'illustre Sonate pour piano opus 109.
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‘L'Agneau Mystique’ de Jan van Eyck (Photo C.G.T., Evrard).
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