Septentrion. Jaargang 6
(1977)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Les rapports des auteurs francophones belges d'origine flamande avec la FlandreVic NachtergaeleNé le 10 mai 1935 à Audenarde (Flandre orientale). Professeur de collège; actuellement chargé de cours à l'Institut Marie Haps pour traducteurs et interprètes; professeur à la K.U. Leuven (Université catholique de Louvain). Membre du Centre pour l'étude de la littérature française de Belgique (K.U. Leuven). Depuis la création de l'Etat belge, le pays flamand a produit, surtout dans les années 1870-1920, une littérature ‘officielle’ en français à côté d'une littérature ‘populaire’ en flamand. Ce phénomène n'a rien d'exceptionnel: le latin a fonctionné comme langue de culture dans tous les pays d'Europe et cela jusqu'au 17e siècle. Aujourd'hui même, la France connaît encore sept langues populaires (le breton, le basque, le catalan, le corse, l'occitan, l'allemand et le flamand) qui véhiculent toutes, bien que d'une façon variable, une culture populaire, nettement distincte de la française.
A ce propos, une question s'impose: quels rapports la langue populaire et la langue officielle entretiennent-elles? Dans le cas de la Belgique, cela revient à se demander quel type de relation unit (ou oppose) les auteurs flamands d'expression française et la Flandre, dont le parler naturel est le flamand. Cette problématique a été vécue par bien des écrivains, parfois dramatiquement, comme dans le cas de Max Elskamp, plus souvent d'une façon si positive qu'elle a pu caractériser dans une large mesure l'originalité de leur talent.
Nous allons indiquer au préalable les auteurs que nous avons en vue et la place qu'ils occupent dans l'ensemble de la littérature française de Belgique.
L'époque romantique n'a rien donné de bien important. Théodore Weustenraad, né à Maastricht en 1805, célébra en vers flamands le roi Guillaume II avant de l'invectiver, à partir de 1830, en vers français. Dans la même ville naquit l'année suivante André Van Hasselt, dont il faut mentionner les études rythmiques destinées à adapter la prosodie des langues germaniques à la poésie française. Les connaissances approximatives du français de ces Flamands, jointes à l'influence écrasante de leur modèle, Victor Hugo, | |
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Charles De Coster.
les condamna à jouer le rôle bien modeste d'épigones.
Charles De Coster, né à Munich, en 1827, d'un père flamand originaire d'Ypres et d'une mère wallonne originaire de Huy, est d'une tout autre envergure. Partisan du réalisme en littérature, il échappa plus facilement aux modèles français que ses prédécesseurs. On lui doit une Légende d'Ulenspiegel, oeuvre truculente et forte, écrite en un magnifique français légèrement archaïsant, chef-d'oeuvre incontesté de la littérature française de Belgique, ainsi qu'une série d'ouvrages voués également à la gloire de la Flandre.
Toutefois, ce n'est qu'avec le symbolisme que la littérature française de Belgique prend définitivement son envol. Chose curieuse, cet essor inattendu est, dans une très large mesure, le fait de Flamands francisés. Ils participent activement à l'avant-garde littéraire, dont les organes sont les revues célèbres de La Jeune Belgique, de L'Art moderne et de La Wallonie, de même qu'une cinquantaine de feuilles plus ou moins éphémères. En outre, ce sont eux qui créent les meilleures oeuvres de l'époque: Maurice Maeterlinck donne, avec Pelléas et Mélisande, le chef-d'oeuvre du théâtre symboliste; La Chanson d'Eve de Charles Van Lerberghe et les Serres chaudes du même Maeterlinck peuvent rivaliser avec les meilleures productions poétiques du moment. Il suffira de citer les symbolistes Georges Rodenbach, Emile Verhaeren, Georges Eekhoud, Max Elskamp, Grégoire Le Roy et le naturaliste Camille Lemonnier pour donner une idée de la profusion exceptionnelle d'auteurs de talent que l'on a pu voir durant cette période.
Entre les deux guerres, une nouvelle génération prend la relève, représentée par Franz Hellens, dont le Groupe du lundi, fondé en 1936, a beaucoup fait pour l'intégration de la littérature française de Belgique dans la littérature de France. Michel de Ghelderode, sans doute l'un des dramaturges les plus originaux de son époque, et la romancière Marie Gevers complètent le tableau d'honneur.
Depuis 1945, il semble que les Flamands écrivant en français se fassent plus rares et qu'ils marquent plutôt le pas. Jean Ray, le spécialiste du réalisme magique, Liliane Wouters, traductrice de poésie néerlandaise et poète elle-même, Paul Willems, dramaturge, Suzanne Lilar, l'auteur de la riposte bien connue à Simone de Beauvoir, sa fille Françoise Mallet-Joris se sont tous acquis un public par des ouvrages de qualité, mais ne sont pas les têtes de file que leurs prédécesseurs ont parfois été.
Cette énumération succincte ne rend pas justice à une pléiade d'auteurs comme Eugène Demolder, Georges Virrès, Henri Vandeputte, Horace Van Offel, Roger | |
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‘Aux kermesses’ par Marcel Notebaert.
Avermaete, Seuphor et bien d'autres qui, du point de vue de l'historien de la littérature, apparaissent comme des épigones. Pourtant, celui qui se pencherait sur leurs productions serait plusieurs fois ravi de la finesse et de l'originalité dont ils font preuve. Or, les auteurs que nous venons de citer ont tous eu conscience d'une sorte d'‘hermaphrodisme racique’, d'après la belle formule de Georges Eekhoud (1854-1927). Il ne faudrait pas croire pour autant que ce sentiment soit inspiré par le fait que plusieurs de ces Flamands écrivant en français sont issus de deux races différentes: Max Elskamp (1862-1931), dont la famille est originaire de Westphalie, avait un père anversois et une mère wallonne; la famille de Georges Rodenbach (1855-1898), d'origine allemande, vivait depuis cinq générations en pays flamand, mais sa mère était tournaisienne; le père d'Emile Verhaeren (1855-1916) était un Bruxellois francisé, sa mère une Flamande de Saint-Amand, près d'Anvers; du côté paternel, Franz Hellens, de son vrai nom Frédéric Van Ermengem (1881-1972), est originaire de Louvain, mais du côté maternel il est rémois. En fait, le sentiment de leur dualité est basé sur la tension qui oppose leur culture française à leur milieu flamand. Voyez ce que dit à ce propos Franz Hellens, qui ne se familiarisera jamais avec le flamand: ‘Mon éducation a fait de moi un déraciné. La langue de mes premiers balbutiements... me fait considérer la France comme ma vraie patrie intellectuelle, sans me faire oublier ce que je dois à l'autre, où plongent mes attaches les plus solides’Ga naar eind(1). Ce sentiment d'une dualité foncière semble plus poignant encore chez Marie Gevers (1883-1975) du fait que sa vie affective s'est développée en flamand. Elle déclare: ‘Intelligence française, mais tout ce qui était expérience personnelle, choses perçues par les sens, se développait en flamand, je restais un sauvage petit être flamand’Ga naar eind(2).
Ce clivage dans la personnalité résulte donc tout d'abord de l'emploi de la langue. Aussi importe-t-il de préciser rapidement dans quelle mesure les auteurs envisagés possédaient la langue du peuple. Rappelons d'abord qu'ils ont tous reçu une éducation francophone, le français ayant été la langue de l'enseignement universitaire jusqu'en 1930. Le cours de néerlandais, dans l'enseignement secondaire, était traité en parent pauvre, de sorte que les Flamands francophones ne pouvaient apprendre le flamand qu'en dehors de l'école, au contact des gens du peuple. Par la force des choses, ils acquéraient qu'une connaissance élémentaire du dialecte local et le néerlandais devait leur rester à jamais inconnu. Nous trouvons un témoignage significatif dans une lettre que Georges Rodenbach écrivit à son cousin | |
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Dessin de Stan van Offel (1885-1924) pour ‘La légende d'Ulenspiegel’ de Charles De Coster.
Albrecht, poète flamand: ‘Vos vers, je ne possède pas assez la langue flamande pour les apprécier... Quant au reste, ne vous étonnez pas
Qu'un Rodenbach préfère
Au chant du Scalde blond la chanson du trouvère’Ga naar eind(3).
Dans une autre lettre, datée du 8 décembre 1880 et adressée à son ami Jules Eyerman, il déclare: ‘Vous supposez peut-être que si j'ai tardé à répondre à votre aimable lettre, c'est que, depuis sa réception, je tâche de la comprendre à coups de dictionnaire. Eh bien, non, je comprends beaucoup mieux le flamand que vous ne le croyez’Ga naar eind(4). Et il précise qu'en tant qu'avocat, il est bien obligé de comprendre la langue du peuple depuis que les procès se traitent en flamand. Quant à Emile Verhaeren, il savait assez le dialecte de sa région pour causer avec les artisans et les paysans, mais il ignorait le néerlandais. Max Elskamp également semble avoir connu assez bien l'anversois: il a traduit en français, non sans quelques méprises, les chansons et les contes flamands qu'il pouvait entendre dans la bouche des gens du peuple (traductions consignées dans deux cahiers inédits: Anthologie des poèmes populaires flamands et Folklore maritime flamand).
On comprendra aisément que, dans ces circonstances, les Flamands se soient servi du français, la seule langue qu'ils maniaient avec (plus ou moins d') aisance. Seulement ce choix (involontaire souvent) du français les coupe à jamais du peuple dont ils sont issus et au milieu duquel ils vivent. Bien sûr, ils n'ont pas tous pâti de cette séparation, mais à partir des années 1900, on voit poindre chez certains l'idée que leurs oeuvres, largement inspirées par les Flamands et par la Flandre, ne seront jamais lues des premiers intéressés, les Flamands eux-mêmes. Cette nouvelle mentalité apparaît nettement dans un texte curieux de Georges Eekhoud, publié dans le Mercure de France (octobre 1902):
‘J'engage carrément les jeunes Flamands encore indécis, à ne plus compter sur un public français en Belgique, mais à se tourner d'un autre côté, à s'appliquer d'une autre façon. Oui, ce qu'ils auront de mieux à faire sera de cultiver le flamand, leur langue maternelle: qu'ils mettent leur orgueil à la parler, à l'écrire de mieux en mieux, de manière à pouvoir s'adresser directement à leurs compatriotes ainsi qu'à leurs frères de race de la Néerlande, des Indes et de l'Afrique australe.’ Ne risquent-ils pas de perdre leur audience internationale? Si, mais ‘quelle que soit la renommée universelle dont jouissent plusieurs de nos grands poètes flamands de langue française, j'estime que quelque chose de très précieux et de très délicieux manque à leur satisfaction totale. S'ils ont pour eux l'universalité des lecteurs, ils ne sont pas encore parvenus jusqu'à leurs lecteurs naturels. Or, rien ne vaut la joie d'être lu et compris par ceux-ci, par ceux à qui on songeait plus spécialement en écrivant, par | |
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Maurice Maeterlinck.
ceux qui vous ont fourni vos modèles; d'être lu et aimé dans le milieu et dans le cadre évoqué par vos poèmes ou vos proses, de communier directement par votre art avec le peuple et la race, - souvent les simples et les humbles - qui vous inspirèrent cet art!’ Il est difficile de savoir si cette exhortation a produit des résultats concrets. Toutefois, ce texte illustre un changement dans les esprits. On pourrait, par exemple, citer le cas de Cyriel Buysse (1859-1932) qui, après avoir lancé quelques invectives contre le flamand et contre les flamingants, a fait preuve d'une force créatrice exceptionnelle dans une oeuvre écrite tout entière en flamand. Le fait qu'il professait le naturalisme - ce qui impliquait une attention minutieuse apportée à tout ce qui touchait au peuple - aura sans doute contribué aussi au choix du flamand. Quoi qu'il en soit, l'avis d'Eekhoud aux jeunes écrivains témoigne de la conviction croissante que le choix d'une langue étrangère à la culture dans laquelle vit l'auteur finit par saper les fondements mêmes de son art.
Pourtant, la génération de 1880-1900 qui avait déjà opté pour le français et une part de la génération suivante restent convaincues que la Flandre a besoin d'une langue de culture et que celle-là ne peut être que la langue française. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre l'attitude des Flamands francophones à l'égard des progrès de la flamandisation. Plusieurs parmi eux se sont opposés au flamand à cause de sa parenté linguistique avec l'allemand. Dans une interview avec Sylvain Bonmariage (en janvier 1910), Elskamp prétend que la ville d'Anvers est infectée de Prussiens et ‘de hideux Flamingants’, identification sans doute évidente à ses yeux, vu la similarité de leurs langues. Quelques années plus tard, il se révolte lorsqu'un ami autrichien lui dit: ‘mais vous êtes des nôtres, vous êtes Allemands à Anvers’; et il conclut: ‘Dire que c'est à ce sale flamingantisme que nous devons tout cela’Ga naar eind(5). Manifestement, Elskamp ne reconnaissait pas sa Flandre poétique dans la Flandre réelle qui, dans la personne de ces flamingants, tentait de rejeter la tutelle de la bourgeoisie francophone. La nostalgie d'une Flandre de rêve, incompatible avec la Flandre qui se réveille de sa léthargie politique et culturelle, imprègne également cette lettre qu'il adressa à Emile Verhaeren pour le remercier de l'envoi des recueils de Toute la Flandre: ‘Toute la Flandre, oui, elle est là toute, la Flandre qui fut si belle et que nous avons tant aimée et que les ignobles flamingants sont en train de rendre prussienne ou si vile qu'on a presque honte à présent de lui avoir donné tant d'amour’Ga naar eind(6).
Si l'on veut mieux connaître le point de vue des Flamands francophones à l'égard | |
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Georges Eekhoud.
de la flamandisation, il faut consulter les écrits de Franz Hellens. Lorsqu'en 1923, la loi Nolf transforme l'université française de Gand en une université bilingue, Hellens reconnaît le bien-fondé des revendications flamandes, mais déplore la mort imminente de l'université française: ‘Il est équitable, en effet, que les Flamands puissent s'instruire dans leur langue. Ils avaient des griefs véritables à présenter. Depuis 1830, le français était la seule langue officielle employée en Flandre parmi une population composée en grande partie d'éléments ignorant le français. Mais il était facile de donner satisfaction aux Flamands flamandisants sans froisser l'autre partie de la population des Flandres, qui parle de préférence le français’Ga naar eind(7). Il estime que la flamandisation est nuisible au peuple flamand à trois niveaux: elle le prive de sa propre élite francophone, elle l'isole du pays wallon comme du reste du monde, enfin elle le livre à l'obscurantisme du clergé. Il ne doute pas que les Flamands resteraient fidèles au français si on leur laissait le choix. Force lui est de constater en 1930, lors de la flamandisation de l'université de Gand, qu'il a été trompé dans ses espérances: la majorité des Flamands, en effet, a opté pour la disparition de la vieille université française. ‘Il est permis, écritil, de regretter la suppression d'un foyer de haute et universelle culture’Ga naar eind(8). En 1965, âgé de quatre-vingt-quatre ans, il n'aura guère modifié son point de vue: ‘La langue flamande a repris ses droits primordiaux dans le fait et dans la loi. Ce n'est que justice. Il faut souhaiter que s'affirme et s'affermisse cette vieille originalité linguistique west-flamand... Mais étouffer l'emploi éventuel du français, le discréditer, le honnir, dans l'esprit du peuple, serait à mon sens une erreur absolue’Ga naar eind(9). Il reste donc convaincu que ‘le beau, le riche, le pittoresque et florissant west-flamand’Ga naar eind(10) est pourvu d'une certaine valeur pour les emplois locaux mais que seul le français peut être l'instrument d'une culture universelle. C'est-à-dire que Franz Hellens, tout comme un grand nombre de francophones en Flandre, n'a pas compris qu'à travers la restauration de sa langue le peuple flamand visait la conservation, le rétablissement et l'épanouissement de son identité culturelle.
Dès lors, la question s'impose: qu'est-ce que la Flandre a bien pu signifier aux yeux des Flamands écrivant en français? En général, on peut avancer que la Flandre a été pour chacun d'eux une donnée poétique plutôt qu'une réalité historique. Cette ‘poétisation’ de la Flandre est peut-être deu au sentiment d'une distance spatiale ou émotionnelle qu'ils éprouvent face à leur pays d'origine. Nous pensons ici au fait que l'emploi d'une langue autre que celle du pays ainsi que le séjour prolongé en pays étranger ont pu parer le pays natal des couleurs du souvenir et des charmes du mystère. Ainsi, F. Hellens explique la mystérieuse attirance que sa terre natale exerce sur lui par son ignorance du flamand: ‘C'est le fleuve Escaut aussi qui me tient toujours attaché, solidement lié, par les liens de la race et du coeur, à une terre, | |
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Emile Verhaeren.
à un pays, dont la langue ne me fut pas apprise au berceau et qui, de ce fait, m'est resté non pas inconnu, mais toujours à découvrir’Ga naar eind(11). Marcel Thiry allègue le même argument pour justifier le charme envoûtant dont la Flandre se pare aux yeux de Marie Gevers: ‘Découvrir son pays avec tout l'amour qu'une Flamande peut vouer à la Flandre, mais en plus avec cette sorte de dépaysement enchanté que dispense le transfert d'une langue à l'autre, ce fut le lot de Marie Gevers’Ga naar eind(12).
Cette espèce de dépaysement du fait de la langue s'est aggravé, chez plusieurs auteurs, par le séjour prolongé à Paris ou ailleurs. G. Rodenbach, E. Verhaeren, M. Maeterlinck, Fr. Hellens, S. Lilar, Fr. Mallet-Joris et plusieurs autres ont passé une grande partie de leur vie à une distance considérable de leur pays natal. Dans l'article Paris et les petites patries, repris dans Evocations (1924), G. Rodenbach déclare: ‘C'est après avoir délaissé notre Flandre natale, notre Flandre d'enfance et d'adolescence, pour venir définitivement nous fixer à Paris, que nous nous mîmes à écrire des vers et des proses qui en étaient le rappel. Et maintenant, nous avons plaisir, parfois, à reconstituer la manigance, à recomposer comment l'événement advint et la soudaine orientation de nos rêves d'art à ne plus évoquer que cette Flandre. Qui peut se vanter d'échapper au mal du pays? L'absence a des philtres subtils.’
Ce que cela signifie, même aujourd'hui, pour une ‘exilée’ volontaire ressort de ce que Marie-Louise Haumont, prix Femina 1976 et domiciliée à Paris, a récemment déclaré: ‘La Belgique m'apparaît comme quelque chose de sympathique. On sent mieux ses racines de loin que de près’Ga naar eind(13). Faut-il dès lors s'étonner si cette Flandre sentimentale, tendrement chérie par l'écrivain qui s'y sait étranger de par sa langue et/ou de par son exil volontaire, se réduit à sa terre natale et au décor de son enfance? Voyez l'émotion avec laquelle E. Verhaeren évoque la région de l'Escaut où il a vu le jour:
Escaut,
Sauvage et bel Escaut,
Tout l'incendie
De ma jeunesse endurante et brandie,
Tu l'as épanoui:
Aussi,
Le jour que m'abattra le sort,
C'est dans ton sol, c'est sur tes bords,
Qu'on cachera mon corps,
Pour te sentir, même à travers la mort, encor!
Les Héros, L'Escaut. Franz Hellens, on l'a vu, est resté attaché par les liens du coeur à la région où la Lys et l'Escaut confluent, tandis que Marie Gevers situe de préférence ses histoires dans la Campine. Plus encore qu'un paysage, c'est la ville | |
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Portrait de Franz Hellens par Modigliani.
natale qui nourrit les considérations nostalgiques. Ainsi, la ville d'Anvers se trouve au coeur de la géographie poétique d'Emile Verhaeren et de Max Elskamp; Gand joue un rôle chez G. Rodenbach, F. Hellens et S. LilarGa naar eind(14), Bruges chez le même Rodenbach et chez Fr. Mallet-JorisGa naar eind(15). On peut donc conclure que le décor campagnard ou citadin où les auteurs ont grandi est resté l'espace imaginaire où ils situent de préférence leurs oeuvres et dans lequel ils incarnent leurs aspirations les plus intimes. Inséparable du thème de la terre natale est celui des gens avec lesquels l'enfant a eu ses premiers contacts. Le texte de G. Rodenbach que nous venons de citer continue ainsi: ‘le pays est aussi le passé, les chambres de l'enfance où dorment, dans les miroirs, les visages d'aïeules mortes, où fume la cassolette d'encens de la première ferveur. Ainsi les souvenirs d'enfance, si obstinés et si attendrissants reviennent avec ceux du pays. On croyait pouvoir oublier facilement son pays, on ne peut oublier son enfance.’ Rodenbach croit même que le dépaysement a été l'impulsion première qui l'a poussé à écrire: ‘Alors... nous nous mîmes comme machinalement à tracer des mots, des rythmes, des images, des livres qui fussent la ressemblance de la petite patrie, cette petite patrie de la Flandre que nous n'avons recréée et ressuscitée pour nous, dans le mensonge de l'art, qu'à cause précisément du recul et de la nostalgie de Paris.’
On dirait que les Flamands écrivant en français tentent instinctivement d'agrandir la distance qui les sépare déjà de la Flandre, puisqu'ils se penchent fréquemment sur son passé récent ou lointain ainsi que sur son folklore, témoin vivant des moeurs et des coutumes anciennes de la race flamande. Marie Gevers évoque le plus souvent la vie campinoise des années 1900. G. Rodenbach préfère le milieu du 19e siècle, mais Joris Borluut, l'architecte du Carillonneur (1897) entreprend la restauration de la Bruges médiévale. L'histoire glorieuse de la Flandre a trouvé son chantre dans E. Verhaeren, dont l'un des recueils s'intitule par exemple Les Héros (1908). C'est toutefois Charles De Coster (1827-1879) qui a créé l'épopée nationale de Flandre avec sa Légende d'Ulenspiegel (1867), située dans la période des guerres de religion opposant les Pays-Bas à l'Espagne. Certains textes mystiques de Jan Van Ruusbroeck, auteur du 14e siècle, furent traduits par M. Maeterlinck: ‘L'ornement des noces spirituelles de Ruusbroeck l'Admirable (1891). Michel de Ghelderode enfin (1898-1962) s'inspira du passé | |
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Michel de Ghelderode.
de la Flandre pour plusieurs de ses pièces: Sire Halewijn (1934), libre adaptation pour la radio de la vieille ballade flamande, La Balade du Grand Macabre (1934) qui se déroule ‘En Flandre, dans la principauté de Breugellande, l'an tantième de la création du monde’, Mademoiselle Jaïre (1934), situé à Bruges à la fin du Moyen Age, Hop Signor! (1935), où sont fondus une légende flamande et un procès de sorcellerie du 16e siècle, L'Ecole des bouffons (1942) enfin, située également dans la Flandre du 16e siècleGa naar eind(16).
Il va de soi que ce passé n'est pas vécu de façon identique chez tous les auteurs: tantôt fantastique et diabolique, tantôt pittoresque et charmant chez Ghelderode, il est fier et exubérant chez Verhaeren ou esthétique chez Rodenbach. Mais ce ne peut être notre propos de décrire ici les structures imaginaires de cette Flandre fictive chez les différents auteurs. Il nous suffira d'indiquer un dernier thème autour duquel l'imagination des auteurs francophones de Flandre se plaît à se cristalliser. Outre la terre natale, les années de l'enfance et le passé glorieux de la Flandre, le folklore aussi a passionné ces écrivains.
Marie Gevers a mené une véritable enquête auprès de la population campinoise au sujet de la foi en la sorcellerie, enquête dont les résultats sont consignés dans l'essai Paravérités (1968). Mais ses romans aussi sont nourris de coutumes païennes subsistant encore dans cette région. L'aperçu des ouvrages d'inspiration flamande de Ghelderode nous a montré combien ils sont pétris de folklore religieux, de superstition et de sorcellerie. Max Elskamp, de son côté, a étudié les Superstitions et usages populaires (1898-99) de la population anversoise.
Quelle peut bien être la raison de l'intérêt exceptionnel que les auteurs francophones de Flandre ont voué à l'histoire et au folklore du peuple flamand? Un texte de M. Elskamp nous fera comprendre ce qu'on croyait pouvoir saisir dans le folklore l'âme du peuple: ‘Elle s'y découvre sous ses aspects les plus intimes. Nous la trouvons tour à tour bonne, méchante, compatissante ou cruelle, mais toujours naïve et spontanée. C'est à peine si elle balbutie et pourtant son éloquence a une force singulière. Elle fait au fond de nous-mêmes vibrer des cordes ignorées. Elle réveille le souvenir de nos origines les plus obscures’Ga naar eind(17).
Il est donc permis d'interpréter l'importance accordée par nos auteurs au passé de la Flandre comme une tentative pour fonder leur identité dans la race flamande. On n'échappe pas à l'impression que la violence verbale avec laquelle Emile Verhaeren - ou encore Emmanuel Looten (1908-1974) de Bergues en France - exprime son appartenance à la Flandre n'est qu'un effort désespéré pour dépasser l'antinomie culture/race qui pèse sur sa personnalité: | |
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Michel de Ghelderode.
Oh! l'ai-je aimé éperdument
Ce peuple - aimé jusqu'en ses injustices,
Jusqu'en ses crimes, jusqu'en ses vices!
L'ai-je rêvé fier et rugueux, comme un serment,
Ne sentant rien, sinon que j'étais de sa race,
Que sa tristesse était la mienne et que sa face
Me regardait penser, me regardait vouloir,
Sous la lampe, le soir,
Quand je lisais sa gloire en mes livres de classe!
Toute la Flandre, Liminaire (1904). Cette insistance sur l'appartenance à la race flamande, surtout par les générations de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles, ne doit pas nous étonner. D'après Hippolyte Taine (1828-1893), la race, c'est-à-dire l'ensemble des dispositions héréditaires physiques et psychiques, serait, de même que le milieu et le moment, l'un des facteurs déterminants de toute manifestation artistique. Cette idée était si fortement ancrée dans les esprits que les auteurs mêmes ont essayé de se comprendre à la lumière de ces considérations relatives à la psychologie des races. Certains même se sont rangés à l'avis de Taine d'après lequel le peuple flamand (et néerlandais) ne produirait jamais une culture d'importance. A ses yeux, ce peuple se caractérisait, d'une part, par son esprit pratique, utilitaier et mercantile, d'autre part, par son appétit grossier de jouissance sensuelle des richesses si péniblement acquisesGa naar eind(18). On peut entendre un écho de cette théorie chez G. Rodenbach dans son roman, au titre significatif, L'art en exil (1889). Dans un commentaire sévère, le narrateur stigmatise l'indifférence artistique de son peuple: ‘Séculaire hérédité d'une race mercantile entre toutes, dont le travail ne tend qu'au profit, dont l'estime ne va qu'à la richesse - race barbare qui mange, digère, vote des subsides au soldat qui meurt pour son drapeau - et rira du poète qui meurt pour son idéal.’ Le jeune F. Hellens partage cette opinion: ‘Le Belge est avant tout homme d'affaires, il est prudent jusqu'à la manie, très pratique, ne se souciant guère que de mener une vie paisible et régulière, de s'assurer une retraite confortable. Toute préoccupation d'art est jugée superflue’Ga naar eind(19).
C'est toutefois une variante de cette théorie déterministe qui prévaudra comme hypothèse de lecture pour les ouvrages français d'auteurs flamands. Cette variante est due à A. Heumann: pour lui, le caractère de la race flamande est constitué par une antinomie entre des éléments sensualistes et d'autres mystiques. Il croit trouver des arguments à cette assertion aussi bien chez les peintres d'autrefois (Rubens et Jordaens face à Van Eyck et Memling) que chez les écrivains d'aujourd'hui (Lemonnier, Verhaeren, Eekhoud face à Rodenbach, Maeterlinck, Van Lerberghe). Chose curieuse, ni Taine ni Heumann ne se soucient de la délimitation exacte de la race néerlandaise: sans | |
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Marie Gevers.
crier gare, ils étendent la notion jusqu'à la composante wallonne! Il ne restait dès lors plus qu'un pas à faire pour aboutir à la variante ‘belge’ de la psychologie des races tainienne: on créa la notion d'une ‘âme belge’, faite de l'entente cordiale entre les composantes germanique et latine. Très vite, cette conception fut flétrie, par Hellens, par exemple, comme un tour de passe-passe politique destiné à unifier d'une façon artificielle les races latine et germanique. Depuis, les conflits communautaires permanents ont exacerbé la conscience des différences congénitales des deux races, bien que très récemment on ait tenté de lancer une nouvelle notion de ‘belgitude’, plus tournée vers une coexistence pratiqueGa naar eind(20). Pour en revenir aux théories de Taine et de Heumann, il faut préciser qu'elles furent toutes deux rejetées comme hypothèses d'interprétation pour la littérature française de Belgique par Remy de Gourmont, et cela deux ans seulement après la publication de l'ouvrage de HeumannGa naar eind(21). Et pourtant, c'est la thèse de la bipolarité mystico-sensuelle de Heumann qui prévaudra jusqu'à nos jours. Nous n'en voulons pour preuve que la façon dont Hellens caractérise la femme flamande dans l'un de ses romans, Moreldieu (1946) ‘Alida avait l'air d'un ange, d'un ange de Memling à qui Rubens aurait prêté des seins’! A partir de citations de ce genre, faciles à multiplier, le critique littéraire est parfois tenté de maintenir malgré tout le fameux principe de la bipolarité, puisqu'il semble rendre compte des éléments sensualistes et mystiques si fréquents dans les ouvrages en question. Ce serait une grave erreur, car il se pourrait très bien que les auteurs se soient conformés, d'une part, à l'image que les théoriticiens leur fournissaient du peuple flamand et, d'autre part, au type de discours que le public français attendait d'euxGa naar eind(22). On sait de source sûre, par exemple, que Rodenbach et Verhaeren ont joué consciemment leur rôle de chantre national et de fournisseur d'images et de sensations flamandes. A ce propos, il est hautement intéressant de constater que dès qu'un auteur - c'est le cas de Marie Gevers - se met à observer minutieusement le peuple flamand au lieu de lui consacrer des dithyrambes exaltés, il infirme complètement ce schéma simpliste et nullement pertinent. Les paysans de Gevers sont superstitieux, certes, mais pas du tout mystiques, et la fameuse sensualité leur est quasi inconnue!
Ces préjugés tenaces quant au caractère typique de la littérature française de Belgique, reflet fidèle de la race flamande, ont déterminé aussi bien son succès - passager - que son insuccès - relatif - des dernières décennies. Les lecteurs français et belges se sont fait une fois pour toutes une idée plutôt négative - et de toute façon condescendante - de notre littérature française, et cela à cause du | |
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mirage que les théoriciens, et nos auteurs à leur suite, ont présenté comme typique. Ce n'est que lentement et péniblement que l'actuelle littérature française de Belgique échappe à cette identification aussi fâcheuse que fautive.
Les théories tainiennes se sont enfin révélées néfastes au niveau des études littéraires. Jusqu'il y a peu, les auteurs flamands d'expression française ont été étudiés du point de vue de leur représentativité mystico-sensualiste. L'une des victimes les plus notoires de cette approche déterministe a été Emile Verhaeren. Dans l'ouvrage que F. Hellens lui a consacré, le critique part, encore une fois, de la notion de la race flamande, pour lire ensuite cette oeuvre si forte et si originale comme une succession de moments sensuels (Les Flamandes, 1883) et mystiques (Les moines, 1885). C'est seulement depuis quelques années que ces auteurs ont bénéficié de l'approche scientifique sérieuse qu'ils méritentGa naar eind(23).
A nos yeux, il est bon que ce soient des Flamands qui se penchent sur cette production littéraire, ne fut-ce que pour montrer que le peuple flamand a contracté une dette de reconnaissance à l'égard de ces Flamands d'expression française comme à l'égard des Flamands d'expression néerlandaise. Leurs oeuvres littéraires relèvent du patrimoine culturel flamand au même titre que les productions picturales, sculpturales ou architecturales dues à des Flamands francophones tels que James Ensor, Edgard Tijtgat, Rik Wouters ou Henry Van de Velde. A un moment donné, ils ont été les porte-parole d'au moins une partie du peuple flamand. Ils ont dit comment ce peuple se comprenait et se situait, et surtout ils ont incarné de façon éminente la créativité artistique de ce peuple. Sans doute n'atteignent-ils pas les sommets de la littérature mondiale - bien que M. Maeterlinck soit toujours le seul prix Nobel de littérature belge, mais beaucoup parmi eux ont produit une oeuvre originale de haut niveau, dont on n'a pas à rougir et qui mérite une diffusion plus large. En outre, ils ont vécu, parfois dramatiquement, la tension entre le patrimoine latin et le patrimoine germanique qui a caractérisé l'histoire belge des cent dernières années. Ce seul intérêt historique justifierait déjà qu'une foule de chercheurs s'astreigne à définir le rôle que ces auteurs flamands d'expression française ont joué dans l'évolution culturelle de ce paysGa naar eind(24). |
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