Septentrion. Jaargang 4
(1975)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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la place de charles péguy dans les lettres néerlandaiseseugène van itterbeekNé à Kessel-Lo en 1934. Docteur en droit (à l'Université de Louvain) et Docteur ès Lettres (à l'Université de l'Etat de Leyde). ‘Péguy, un pur représentant de la révolte irrationnelle’, Jan Romein. Avant 1914, l'oeuvre de Péguy n'était guère connue en Flandre ni aux Pays-Bas. Une note rédactionnelle de Péguy nous apprend que des exemplaires du quatrième cahier de la première série des Cahiers de la Quinzaine, au nombre de 187, furent envoyés à l'étranger; à partir du sixième cahier, il n'y en eut plus que 67Ga naar eind(1). Parmi ces lecteurs étrangers, nous comptons à ce moment-là 15 abonnés belges. Ce furent pour la plupart des socialistes et des libéraux d'expression française, parmi lesquels il faut relever les noms de Jules Destrée, de Henri Lambert, de Paul Reclus, de l'avocat et député socialiste Emile Royer, d'Emile Vandervelde, qui collabora même à la revue en 1904Ga naar eind(2). Parmi les adresses belges, il faut encore signaler celle du secrétariat international de la Maison du Peuple à Bruxelles. Dans la partie flamande du pays, nous ne notons qu'une seule adresse, celle d'Ernest Leroy, un industriel de Saint-Nicolas-WaesGa naar eind(3). Pour les Pays-Bas, nous ne disposons pas de renseignements précis. D'après les informations du critique R. Wiarda, qui fut un des premiers admirateurs de l'oeuvre de Péguy, les Cahiers auraient été lus avant 1914 par le philologue K.R. Gallas, fondateur de la chaire de philologie romane à l'université d'Amsterdam, ainsi que par l'ophtalmologiste L. WolffGa naar eind(4). Enfin nous relevons dans la liste des abonnés et des correspondants de Péguy qu'a publiée Auguste Martin, le nom de Van Hall, demeurant à AmsterdamGa naar eind(5). Faut-il conclure de ces renseignements sommaires qu'avant la mort de Péguy les Cahiers de la Quinzaine n'eurent que deux ou trois lecteurs en Flandre et aux Pays-Bas? Comment suivre la diffusion d'une oeuvre, par exemple parmi les jeunes? Qui aurait pu croire qu'au lycée d'Anvers certains jeunes gens, parmi lesquels le futur poète d'avantgarde Paul van Ostaijen, eurent une connaissance | |
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Charles Péguy.
assez solide de Péguy? Voici un témoignage très sûr de René Victor, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats à Anvers et ancien camarade d'école de Van Ostaijen: ‘Avant la guerre de 1914, l'oeuvre de Péguy fut assez bien connue dans le cercle d'amis dont Van Ostaijen et moi-même faisions partie. Nous discutâmes ses idées. Nous avions pu connaître cette oeuvre par un certain nombre des Cahiers de la Quinzaine qui nous avaient été procurés par l'entremise d'amis’Ga naar eind(6). Si Péguy avait été complètement ignoré, sa mort n'aurait jamais eu en Flandre et aux Pays-Bas le retentissement qu'elle a eu réellement. Ce fut le jeune Van Ostaijen qui, à peine âgé de dix-huit ans, rappela le souvenir du poète dans un article du Vlaamsche Gazet du 28 novembre 1914. Il le compara avec Alain-Fournier et conclut par ces mots: ‘Péguy souhaitait la guerre et la guerre a pris sa vie; Alain-Fournier ne souhaitait pas la guerre et la guerre l'a pourtant fauché’Ga naar eind(7). D'autres témoignages de deuil abondent, par exemple chez le poète flamand Karel van de Woestijne, qui écrit dans son journal de guerre: ‘Hélas, dans le laboratoire neutre où je me trouve, je dois apprendre une nouvelle plus triste: le jeune et génial poète français Charles Péguy est tombé au combat’Ga naar eind(8). Le poète Jan van Nijlen fut, entre tous, profondément impressionné par la mort brutale de Péguy, peut-être parce qu'il avait sans doute une connaissance solide de son oeuvre. Sous le choc de l'événement il composa une ode à Charles Péguy, qui fut reprise dans le recueil Het aangezicht der aarde (La Face de la terre), dans lequel le poète a réuni les poèmes de la période 1912-1923. En 1919, il publia un livre substantiel dans la collection Bibliotheek van Franse letterkunde, que dirigeait le philologue hollandais P. ValkhoffGa naar eind(9). Ce furent surtout les poètes qui firent rayonner l'oeuvre de Péguy, dont ils admirèrent particulièrement le fragment bien connu d'Eve, ‘Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle’, ainsi que la Présentation de la Beauce. Dans une lettre à P.N. van Eyck, le poète Jacques Bloem confie qu'il récite presque quotidiennement la Présentation et qu'il la trouve ‘un des plus grands poèmes de toute la littérature française’Ga naar eind(10). Parmi les nationalistes flamands, la poésie de Péguy ne fut pas inconnue non plus, surtout parmi quelques intellectuels flamands qui luttèrent au front de l'Yser, tels que Joris van Severen, le futur chef du mouvement Verdinaso et adepte des idées de Charles Maurras en Flandre. En 1922, il reprit dans sa revue littéraire Ter Waarheid (Pour la Vérité) le poème ‘Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle’, ainsi que la ‘Prière pour nous autres charnels’, qui fut beaucoup admirée par le critique et poète flamand Urbain van de VoordeGa naar eind(11). Van Severen fut profondément touché par l'évocation de la gloire et | |
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Paul van Ostaijen.
de la grandeur de ceux qui meurent au combat ainsi que par la tristesse de Péguy qui se plaint de l'échec de sa vie, dont nous apercevons les échos amers dans A nos amis, à nos abonnés, que Van Severen reprend également dans sa revue. Est-ce qu'après la guerre de 1914, l'influence de Péguy, dans la culture néerlandaise, s'est élargie à sa pensée, à ses idées politiques et aux aspects religieux de son oeuvre? Quelle est la place du poète dans le catholicisme flamand et hollandais? | |
Péguy: un grand catholiqueA plusieurs points de vue, le mouvement flamand et le renouveau catholique se recoupent. De là l'intérêt de plusieurs catholiques flamands et même néerlandais pour Charles Péguy. Dans sa période chrétienne, Van Ostaijen saluait en Péguy un maître à penser du catholicisme français: ‘La France, ce fut le désir de son amour naissant de la cité. Le catholicisme tel qu'il était vécu en France, lui tenait vivement au coeur. Dans notre siècle, ce fut le seul catholicisme possible. Péguy fut un grand catholique’Ga naar eind(12). Certains témoignages d'auteurs catholiques hollandais vont dans le même sens. Ainsi Anton van Duinkerken et Pieter van der Meer de Walcheren, qui fut à partir de 1929 le directeur des éditions Desclée De Brouwer à Paris, situent Péguy parmi les écrivains, comme Paul Claudel, Léon Bloy, Georges Bernanos et tant d'autres, qui ont assuré en France le renouveau de la littérature et de la culture catholiques. Dans ce domaine, l'influence de Péguy n'est nullement comparable à celle de Léon Bloy, qui fut le maître spirituel de Van der Meer de WalcherenGa naar eind(13). Celui-ci a retracé dans son Journal (1913) l'itinéraire spirituel qui l'a conduit au catholicisme. De retour aux Pays-Bas après la première guerre mondiale, pendant laquelle il fut correspondant de guerre en France pour un quotidien hollandais, Van der Meer déploya une intense activité littéraire. A cette époque, son audience auprès des jeunes fut considérable, ce qui explique le rayonnement de la pensée de Léon Bloy aux Pays-Bas. Ce fut le nationaliste flamand Van Severen qui reprit en 1922 un article de Van der Meer dans sa revue Ter Waarheid. C'était précisément un article sur Péguy. L'auteur y fait l'éloge du catholicisme de Péguy, qu'il rattache étroitement à son nationalisme: ‘La France et la chrétienté sont pour Péguy deux notions étroitement liées’. Voici dans quels termes Van der Meer évoque le catholicisme du poète: ‘Aussi étrange que cela puisse paraître, Péguy qui ne communiait pas, qui ne se confessait pas, qui n'allait pas à la messe le dimanche, a été l'un des principaux animateurs du réveil de la foi catholique dans la jeune génération française d'intellectuels et d'écrivains qui sont maintenant, | |
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Pieter van der Meer de Walcheren.
après la guerre, les solides représentants de la grande culture française catholique’Ga naar eind(14). Van der Meer cite aussi dans son Journal le livre d'Emmanuel Mounier et de Georges Izard sur la pensée de Péguy. Il est également au courant des activités et des publications de Marcel Péguy, qu'il n'apprécie guère. Un autre témoignage intéressant émane du poète et essayiste néerlandais Anton van Duinkerken. Dans ses Brabantse herinneringen (Souvenirs brabançons, 1964) il écrit qu'au séminaire, son professeur Mgr Frencken lui avait fait connaître dès 1916 l'oeuvre de Péguy, Claudel et Francis Jammes. Ces poètes annoncent, selon lui, le temps où ‘la foi chrétienne, si longtemps évincée des sommets de la culture, reprendra son rôle animateur’Ga naar eind(15). Cette idée se retrouve aussi à la base d'une série d'articles, plus tard réunis en un volume, du Père jésuite G. van Gestel. Le livre était destiné aux bibliothécaires catholiques; il eut en 1948 une deuxième édition. Pourquoi cet essai sur Péguy? Voici ce qu'écrivait le P. Van Gestel: ‘il s'agit de définir la place que Péguy occupe dans le Réveil Catholique, qui est en train de se réaliser avec beaucoup de peine dans la culture française d'aujourd'hui’Ga naar eind(16). Pour les catholiques, Péguy fait figure de guide spirituel dans le chaos du monde moderne. Enfin, nous attirons l'attention sur la diffusion concrète des oeuvres de Péguy dans les milieux catholiques aux Pays-Bas et en Flandre. Ce fut principalement par le volume des Prières de la ‘collection catholique’ de Gallimard que Péguy conquit une place considérable dans l'histoire du sentiment religieux de notre pays. D'une petite enquête que j'ai faite dans la bibliothèque du monastère des Pères bénédictins à Louvain, il ressort que le livre des Prières a été emprunté 12 fois par les moines, le volume Notre Dame de la même collection prêté 10 fois. Les écrits théoriques de Péguy ne sont pas sortis des rayons de la bibliothèque. En revanche, le volume des Morceaux choisis de la collection Poésie a eu au moins 19 lecteurs. Les seuls textes de Péguy qui ont été traduits en néerlandais font partie de son oeuvre religieuse: plusieurs fragments du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc, recueillis sous le titre Het Lijden (La Passion) ainsi que la traduction par Jan Boon du Mystère des Saints Innocents, que Henry Barraud avait adapté au théâtre. Dans certains périodiques religieux, on continue à citer Péguy. Il s'agit la plupart du temps de textes qui témoignent de l'inspiration populaire de Péguy et qui se situent dans la tradition franciscaine de son sentiment religieuxGa naar eind(17). | |
Péguy et les nationalistes flamandsQuelle a été la répercussion des idées politiques de Péguy en Flandre? Est-ce que son | |
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Anton van Duinkerken.
patriotisme révolutionnaire, imprégné de fortes tendances socialistes, a trouvé des échos parmi les poètes et les chefs politiques nationalistes flamands? Sauf dans l'entourage de Van Severen, le poète d'Eve fut un grand inconnu. Même Wies Moens, qui fut le secrétaire de Van Severen, n'apprit à connaître Péguy qu'en 1921 par l'édition du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc. Il fut plutôt attiré par le théâtre de Paul Claudel. Moens, qui fut un des principaux poètes expressionnistes flamands, n'aimait guère le procédé des répétitionsGa naar eind(18). Puis-je rappeler à ce propos que les rédacteurs littéraires de l'Action Française adressaient à Péguy le même reproche: son style manquait de clarté, de densitéGa naar eind(19). Cette réticence des milieux nationalistes flamands ne s'explique pas par des divergences de vue sur le style de Péguy. Elle touche à la nature même du nationalisme de Péguy, qui fut aussi et en même temps un internationalisme. Voici ce qu'écrit Dirk Vansina, le principal biographe du prêtre et poète Cyriel Verschaeve, qui fut jusqu'en 1945 le maître à penser du nationalisme flamand: ‘Verschaeve a montré peu d'intérêt pour la poussée des exigences sociales qui a conduit à la percée du socialisme et du communisme. Si l'on compare l'attitude de Verschaeve dans ce domaine avec celle des grands chefs politiques de son temps et de ses prédécesseurs immédiats parmi les catholiques français et les orthodoxes russes, on est effrayé de son indifférence à l'égard du problème capital de notre époque. A quelle distance ne se trouve-t-il pas de Péguy (mais Péguy venait de la gauche) qui exalte les ‘cités charnelles’ et qui les nomme ‘le commencement et le corps et l'essai de la cité de Dieu’Ga naar eind(20). Les Flamands qui lisaient sur le front de l'Yser, avaient tendance à laisser un peu Péguy de côté. Aux yeux de certains nationalistes flamands, son nationalisme n'était pas assez pur. En plus, son catholicisme n'était pas orthodoxe. Ne perdons jamais de vue que la Flandre dont rêvaient les nationalistes catholiques, devait être une Flandre catholique et qu'elle ‘était appelée à devenir en Europe occidentale l'un des principaux centres du renouvellement catholique’Ga naar eind(21). Quelle est l'idée que Joris Van Severen s'était formée de Péguy? Il était un fervent lecteur de Léon Bloy. Quant à ses idées politiques, il se laissait guider par les théoriciens de l'Action Française, qu'il pouvait même consulter au Parlement. Nulle trace chez lui du socialisme de Péguy. Ce qu'il admirait en lui, ce fut le soldat. A ce sujet, nous citons un passage de la lettre que Van Severen adressa au professeur Gerretson de l'université d'Utrecht: ‘La meilleure manière de réaliser cela, c'est d'organiser l'Etat dans l'Etat, une espèce de préfiguration de l'Etat futur. Tu dis: mille hommes. Bien sûr; je l'écrivais ce matin encore | |
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Joris van Severen.
à Verschaeve. Mille hommes, des aristocrates national-flamands, bien disciplinés par une doctrine solide et cohérente, des gens qui dans leur comportement se montrent de vrais soldats et officiers (du type Ernest Psichari ou Péguy par exemple), sobres, héroïques et généreux, ardents, formant une phalange très disciplinée qui ressemblerait à la première équipe de Saint Ignace’Ga naar eind(22). Malgré toutes ces erreurs et fausses interprétations de l'oeuvre de Péguy, Van Severen a dû avoir une grande admiration pour le poète. Durant une visite de deux jours à Paris, les 14 et 15 août 1939, il ne veut pas partir pour Versailles sans avoir rendu visite à la rue de la Sorbonne où Péguy avait eu sa ‘boutique’. ‘Devant la maison, note son compagnon de voyage, il ne dit rien, il est profondément ému, ne la quittant pas des yeux...’Ga naar eind(23). | |
Un jugement pur et serein: Jan van NijlenQuel attrait spécial Péguy a-t-il exercé sur Van Nijlen? L'ode que celui-ci a consacrée au poète d'Eve est beaucoup plus qu'un simple hommage au soldat qui s'était fait tuer à la tête de sa compagnie le 5 septembre 1914. A cette époque-là, Van Nijlen séjournait aux Pays-Bas, où il s'était réfugié. Le poème retrace, par des symboles bien choisis, l'itinéraire spirituel et politique de Péguy. Le ton est romantique, ce qui s'explique par les circonstances dans lesquelles Van Nijlen a écrit le poème. Tout le texte est imprégné de la nostalgie du poète qui souffre d'être éloigné de sa patrie. Un autre sentiment dominant, c'est l'admiration. Le Péguy que Van Nijlen évoque, c'est celui du portrait de Pierre Laurens, qu'il a reproduit dans l'édition de l'essai de 1919. Certains traits rappellent aussi la photo de 1897 que Van Nijlen a dû connaître. En somme, il a idéalisé son modèle. Quant à la forme du poème, il a procédé de la même façon. Il s'est inspiré d'Eve et plus particulièrement du fragment ‘Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle’. L'ode est en quatrains, les vers sont en alexandrins, le schéma des rimes (abba) est le même que celui d'Eve. Cependant le ton n'est pas du tout le même, il ne correspond nullement à la gravité de la pensée de Péguy. Malgré toute sa sympathie, Van Nijlen a sous-estimé la portée philosophique et politique de l'oeuvre de l'auteur du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc. Il l'a trop considéré en poète, c'est-à-dire d'après les conceptions esthétiques traditionnelles. Ainsi il a réduit la mystique du poète à un romantisme peu consistant. Il aurait pu invoquer l'excuse qu'aucun critique de ce temps-là n'était conscient de l'orientation politique de la ‘mystique’ de Péguy et de ce qu'il entendait précisément par ce mot. Le | |
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Dirk Vansina.
terme lui-même était suspect aux yeux des politiciens, puisque la mystique appartenait au domaine religieux. Ce n'est qu'à partir de 1930 que les critiques commencèrent à étudier le fondement politique et religieux de la pensée de Péguy et à mettre en lumière la cohésion interne entre la prose et la poésie de cette oeuvre. Dans son livre de 1919, Van Nijlen considère Charles Péguy surtout en tant qu'écrivain, il s'attache à montrer comment l'auteur de Notre jeunesse a pu vaincre par la poésie son inaptitude à l'action politique. C'est par la publication des Cahiers de la Quinzaine que Péguy a pu concilier le rêve et l'action: ‘Il préférait un certain isolement, il aimait se placer au-dessus de la lutte active quotidienne. De là son amour de la parole écrite, dont la gravité et la permanence étaient mieux adaptées à son esprit méditatif’Ga naar eind(24). En tant qu'écrivain, Péguy n'était pas, selon Van Nijlen, un penseur abstrait et purement théorique. A ce propos, il cite la phrase suivante de Péguy: ‘Je ne suis nullement l'intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple’. C'est d'ailleurs le fond populaire de la personnalité de Péguy, qui constitue l'élément dominant du portrait de l'ode. C'est cela qui distingue Péguy des poètes de la génération précédente. Ensuite, l'oeuvre suit de près l'évolution spirituelle de l'auteur ainsi que le mouvement des idées de l'époque. Péguy peut être considéré comme le porte-parole de sa génération. Toutefois, par son orientation mystique, il dépasse ce rôle de témoin historique, d'une part parce que cela lui permet d'aller ‘au centre même des choses’, d'autre part parce que cet élan spirituel confère à sa parole un rôle prophétique: Péguy se tourne vers l'avenir. C'est par ce don de la méditation mystique que Péguy est également, selon Van Nijlen, un excellent moraliste: ‘l'acuité et la profondeur de son pouvoir analytique font de Péguy un moraliste doué d'une force extraordinaire’. Cependant, ce don de l'analyse nuit à la force synthétique de l'oeuvre. Ce même don fait de Péguy un important critique littéraire. Van Nijlen le croit même supérieur à Sainte-Beuve, Brunetière et Lemaître. Van Nijlen n'apprécie guère le style de Péguy. Ce n'est pas le style d'un artiste, mais bien d'un moralisteGa naar eind(25). Il s'explique par le désir de l'auteur d'être complet et de ne laisser échapper aucune nuance de sa pensée. Comme les bons ouvriers des temps anciens le poète est poussé par l'amour du travail bien fait. Ce style est parfaitement adapté à la pensée de Péguy qui cherche constamment à gagner en profondeur et en clarté. Enfin, c'est le style d'un homme qui aime convaincre son lecteur: ‘Il ne s'en dégage aucun charme mais la construction de la phrase de Péguy recèle une grande richesse intérieure’. En tant que poète, Van Nijlen a | |
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Jan van Nijlen.
une grande admiration pour La Tapisserie de Sainte Geneviève et La Tapisserie de Notre Dame, dont il cite particulièrement les strophes de la fin de la Présentation de la Beauce à Notre Dame. Il n'aime pas trop Eve. Il reproche à Péguy un ‘défaut de clarté dans l'élaboration du plan’ du poème. Eve n'est pas un poème ‘classique’. | |
Péguy en Flandre depuis 1945Le livre de Jan van Nijlen ne fut guère lu en Flandre, peut-être parce qu'il parut aux Pays-Bas. Son influence a été minime. Cela vaut aussi pour son essai sur Maurice Barrès. Nous croyons que ce fut Jan van Nijlen qui apprit au poète gantois Richard Minne à lire Péguy. Minne avait une secrète préférence pour les auteurs qui vivent en marge de la littérature officielle. Ainsi Paul Léautaud figurait parmi ses auteurs favoris. Il avait une prédilection particulière pour la littérature de combat (‘vechtliteratuur’). C'est ainsi qu'il s'était familiarisé avec l'oeuvre de Jules Vallès, Paul-Louis Courier, Lamennais, Veuillot, Blanqui, Bloy, Jaurès, Barrès et tant d'autres. De là aussi son intérêt pour Charles Péguy. En 1964, il lui consacra dans le quotidien socialiste de Gand Vooruit (En avant) une brève notice pour commémorer le cinquantième anniversaire de sa mortGa naar eind(26). Dans une interview qui le mettait en face du critique hollandais Jessurun d'Oliveira, il déclarait: ‘Le meilleur autoportrait qu'on puisse donner, ce sont les gens qu'on aime. Dans ce monde chrétien, on peut même aimer ses ennemis. Charles Péguy, par exemple, j'approuve ses idées, je le lis même avec plaisir. Cela arrive’Ga naar eind(27). Minne fut un des premiers en Flandre à s'intéresser à l'oeuvre politique de Péguy. Il a laissé très peu de traces de ses lectures: une allusion, une citation, un bref témoignage. Il avait bien lu Péguy. En 1965, quelques semaines après sa mort, j'ai trouvé sur son bureau plusieurs numéros des Cahiers de la Quinzaine, entre autres le 3e cahier de la 2e série contenant la profession de foi du jeune Péguy socialiste, De la Cité socialiste, ainsi que l'édition Gallimard de L'Argent suivi de l'Argent (suite). Il avait souligné au crayon les passages qui lui plaisaient le plus, par exemple: ‘Tout est joué avant que nous ayons douze ans’ (p. 7); ‘C'est une grande tristesse quand les hommes de soixante ans ont gardé toutes leurs illusions et quand les hommes de quarante ans ne les ont plus’ (p. 46); ‘Le modernisme est la vertu des gens du monde. La liberté est la vertu du pauvre’ (p. 48). Le poète gantois avait également sous la main l'anthologie des écrits politiques de Péguy, La République... Notre Royaume de France, une édition de Denise Mayer. Enfin il avait précieusement gardé une coupure de journal, contenant un article d'André Rousseaux, Pour le cinquantenaire des Cahiers de la QuinzaineGa naar eind(28). | |
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Théo Lefèvre (Portrait dû au peintre Maurits van Saene).
Est-ce que depuis 1945 Péguy a été lu dans les milieux politiques flamands? Est-ce que son influence a diminué dans le monde politique chrétien? Est-ce que les nationalistes se sont toujours réclamés de lui? Nous ne connaissons que deux politiciens démocrates-chrétiens flamands qui aient eu une bonne connaissance de son oeuvre. Ce furent le sénateur et essayiste Victor Leemans et l'ancien Premier ministre Théo Lefèvre. Leemans considère Péguy comme un antimarxiste qui s'est opposé à la prédominance de toute idéologie totalitaire; il appartient à l'ensemble de ceux qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ont cherché à exprimer leur existence avec leur propre voix, ont voulu créer une langue personnelle et ainsi ont opposé à toute forme de collectivisme le principe du rôle de la personne dans la sociétéGa naar eind(29). Nous apercevons chez Leemans les échos du personnalisme d'Emmanuel Mounier. Théo Lefèvre apprit à connaître Péguy au collège de Gand où il fit ses humanités. Il y lisait Notre cher Péguy des frères Tharaud. C'était vers les années 30. A l'université de Gand il continua à lire Péguy et les auteurs qui appartiennent à la même famille d'esprit, Bergson, Proust. Lefèvre n'a jamais apprécié les idées politiques de Péguy, bien qu'il refuse de les voir annexées par la ‘droite’. Songe-t-il, en écrivant cela, à Joris van Severen, qu'il a fort bien connu? En tant qu'antinationaliste, Lefèvre n'accepte pas la pensée de Péguy qui repose, selon lui, sur une alliance d'éléments religieux et nationalistes. Il n'aime pas non plus l'attitude de Péguy à l'égard de JaurèsGa naar eind(30). Pourtant, certains milieux catholiques restent fidèles à Péguy. Il figure toujours dans les anthologies scolaires de la littérature française destinées aux écoles catholiques; en 1948, le livre de G. van Gestel sur Péguy est réédité. En 1963, les éditions Desclée De Brouwer font paraître dans leur collection ‘Rencontres’ une étude du poète Jan Vandamme sur PéguyGa naar eind(31). En une vingtaine de pages, celui-ci retrace les grandes étapes de la pensée de Péguy. Il insiste particulièrement sur l'actualité des idées religieuses du poète qu'il appelle ‘un chrétien engagé’. Péguy est considéré comme le précurseur du renouveau chrétien qui a été opéré par Emmanuel Mounier et Georges Bernanos. Sur les convictions politiques de Péguy, Vandamme est assez réticent; à ses yeux Péguy | |
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Van de Woestijne.
n'est ni nationaliste ni socialiste. Le ton sur lequel on parle de Péguy dans les récentes publications d'inspiration chrétienne diffère complètement de celui qu'on adoptait dans les années 30. Cela s'explique par le fait que les chrétiens actuels, qui se sont imprégnés de la ‘nouvelle’ théologie, n'acceptent plus de mettre la religion à la remorque de la politique. | |
Péguy et les Pays-BasContrairement à ce qui s'est passé en Flandre, aux Pays-Bas l'intérêt pour l'oeuvre de Péguy n'a jamais été limité aux milieux catholiques. D'autre part, le poète d'Eve n'a jamais pu jouir du succès que des écrivains tels que Valéry, Gide, Malraux ou Proust y ont connu. Ainsi la revue littéraire Forum (1932-1935) s'est même désintéressée de Péguy. Le rédacteur en chef, Ter Braak, le cite à peine dans un article sur Julien Benda; un autre rédacteur important, Eddy du Perron, critique fort sévèrement le procédé des répétitions chez Péguy, qui est dû, selon lui, à une certaine ‘pauvreté d'esprit’ et qui s'adresse à des lecteurs eux-mêmes ‘pauvres d'esprit’Ga naar eind(32). De toute l'oeuvre de l'historien Johan Huizinga, Péguy est complètement absent, même dans ses critiques du monde moderne. C'est surtout dans les milieux d'orientation socialiste et communiste que nous retrouvons un réel intérêt pour la pensée de Péguy. Henriette Roland Holst, l'historien Jan Romein et Henri Brugmans ont écrit de fort bonnes pages sur lui. Un des premiers lecteurs de Péguy aux Pays-Bas fut le philologue R. Wiarda. En 1928, il publiait dans une importante revue littéraire un article assez étendu sur Péguy, dans lequel il donnait un aperçu très étoffé des récentes éditions de l'oeuvre de Péguy et des études qui avaient paru sur lui. Il mentionne entre autres le livre de Van Nijlen, dont il reprend même la conclusion. Wiarda y raconte aussi la vie de Péguy, il insiste particulièrement sur sa solitude. Il s'interroge également sur la nature du catholicisme du poète qu'il ne croit nullement contraire à son socialisme de la période d'avant 1905. De même il ne pense pas que le prétendu nationalisme de Péguy soit en contradiction avec sa pensée socialiste et révolutionnaireGa naar eind(33). En 1951, Wiarda écrit une nouvelle étude où il passe en revue les principales critiques concernant l'oeuvre de Péguy. Il les répartit en cinq périodes ou courants, s'échelonnant entre 1900 et 1950. De 1929 à 1939, les critiques se sont surtout intéressés aux idées religieuses de Péguy. Pendant la deuxième guerre mondiale, les lecteurs cherchaient dans son oeuvre un réconfort moral et l'espoir d'un monde nouveau. En 1955, Wiarda publie un troisième article, dans lequel il poursuit ses analyses de la solitude de Péguy. | |
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Richard Minne.
Il est surtout frappé par le tragique dans la vie du poète qui ne parvenait pas à trouver la paix intérieure. Originaire d'une ville de province, Péguy a écrit d'admirables pages sur le sens du travail, mais il ne s'est pas rendu compte du fait que sa vision ne correspondait plus à la réalité concrète du travail tel qu'il était pratiqué dans les grands centres industriels du pays. Péguy, qui était tellement attaché au foyer, n'a jamais pu éviter un grave conflit avec sa mère au moment où il devait prendre des options qui orienteraient définitivement sa vie. Son mariage avec la soeur de Marcel Baudouin l'a cruellement séparé de sa mère. L'affaire Dreyfus, dans laquelle Péguy s'était engagé à fond, s'était terminée en trahison. Puis il y eut l'amour de Blanche. Enfin un grave conflit l'opposait à l'Eglise. A tout cela s'ajoutait encore la condamnation de Bergson par le pape. La poétesse socialiste Henriette Roland Holst fut, elle aussi, fort impressionnée par le côté tragique de la vie de Péguy. Elle lui a consacré un chapitre entier de son livre sur Romain RollandGa naar eind(34). Dans des pages pleines de sympathie, elle esquisse le portrait moral de Péguy, elle se sent très proche de cet homme qui souffrait de l'injustice et du mal dans le monde, elle admire ce ‘génie’ qui luttait contre la mesquinerie, elle approuve le poète Péguy qui affirmait la primauté du spirituel sur le matérialisme du monde moderne. Elle termine son chapitre par des réflexions sur les dernières années de Péguy et son désir de la mort. Quant aux idées politiques de Péguy, l'auteur se déclarait hostile au nationalisme et au militarisme. Ce furent deux historiens, Jan Romein et Henri Brugmans, qui situèrent Péguy dans le cadre général de l'histoire de la pensée. Jan Romein considère Péguy comme un esprit conservateur. Il s'est opposé au progrès, il a affirmé que ‘le bonheur n'est pas de ce monde’, des poètes tels que Péguy et Claudel croient à un monde idéal dont ils diffèrent la réalisation dans un avenir utopique. C'est un conservatisme qui se manifeste toujours dans une période de criseGa naar eind(35). Dans son livre Op het breukvlak van twee eeuwen (La Rupture entre deux siècles), Romein se réfère plusieurs fois à Péguy. Il ne croit pas que celui-ci ait contribué à la rénovation de la poésie française. Sur ce point son influence a été minime. D'autre part, il n'admet pas qu'on se serve de la poésie de Péguy comme d'un livret de citations religieuses auquel les catholiques recourent trop souvent pour défendre la doctrine de l'Eglise romaine, que Péguy lui-même avait rejetée. Quelle est alors, selon Romein, la vraie signification historique de l'oeuvre de Péguy? Il le nomme ‘un représentant pur de la révolte irrationnelle’. Dans sa période socialiste, Péguy s'est efforcé d'aller au fond de la pensée rationaliste; puis | |
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Henriette Roland Holst.
il s'en est éloigné. Tout comme Bergson et Freud, il a voulu trouver un fondement rationnel à l'irrationnel. Ainsi l'oeuvre de Péguy est un excellent point de départ pour ceux qui aiment étudier ‘les changements radicaux qui se sont opérés dans la littérature européenne aux environs de 1900, parce que cette pensée, pure et obstinée, révèle clairement les structures fondamentales de la révolte contre la raison’Ga naar eind(36). La vision de Henri Brugmans diffère beaucoup de celle de Jan Romein. Elle témoigne de la fidélité du recteur honoraire du Collège d'Europe à Péguy. Les titres de ses études sur Péguy éclairent suffisamment son point de vue: Brugmans analyse principalement la notion de peuple chez Péguy. C'est d'ailleurs le sujet d'une conférence inaugurale, faite à l'université d'Utrecht. Dans un autre essai, il nomme Péguy ‘un écrivain issu du peuple français’. Dans un récent article, il substitue au mot ‘peuple’ celui de ‘communauté’Ga naar eind(37). Il s'agit d'une approche politique. Brugmans ne considère pas Péguy comme un conservateur. Au contraire, il le place dans la tradition de la Révolution française. Son modèle, c'est Danton, le type du héros populaire. Péguy a été, selon Brugmans, le premier écrivain français qui, par sa pensée et ses sentiments, témoigne de ses origines populaires. Même son style traduit cela: ‘Le style de Michelet, c'est toujours celui des âmes sensibles du Siècle des Lumières, un style fardé d'exclamations, d'appels, de soupirs et de prophéties. Mais le style de Péguy est le reflet de la langue du peuple’Ga naar eind(38). Péguy est ‘le premier écrivain issu du peuple’Ga naar eind(39). Ce n'est pas un trait purement stylistique ou esthétique, il s'agit plutôt d'une profonde parenté avec la réalité populaire, qui trouve ses racines mêmes dans le passé. La langue est la manifestation d'une morale et même d'une politique. Le peuple détient les vertus essentielles: ‘Le peuple sait que la vie est sérieuse, et que la vie est dure’Ga naar eind(40). C'est sous cet éclairage que Brugmans examine l'évolution spirituelle et politique de Péguy ainsi que ses idées fondamentales sur la Sorbonne, la politique, l'Etat et le monde moderne. Quant à la signification actuelle de l'auteur de L'Argent, Brugmans conclut qu'il pourrait être un guide pour tous ceux qui ‘désirent une vraie rénovation, radicale par le programme, mais traditionaliste et personnaliste par l'esprit’. Un autre aspect important de Péguy, c'est son idée de la liberté: ‘L'homme doit être libre, libéré de toute domination économique, mais libre aussi à l'égard du parti même qui l'a libéré.’ Péguy était opposé à toute forme de censure ou de contrainte idéologique: ‘il a découvert, avant nul autre, le bacille totalitaire’Ga naar eind(41). Du point de vue européen, sa signification est très limitée: ‘On ne peut | |
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Hendrik Brugmans.
faire de lui un Européen’, écrit BrugmansGa naar eind(42). En général, nous pouvons conclure que dans les limites des données dont nous disposons, l'oeuvre de Péguy n'a pas encore été étudiée dans tous ses aspects en Flandre et aux Pays-Bas. Les nouvelles interprétations de Pie Duployé, de Jacques Viard, de Jean Onimus et de tant d'autres critiques qui se sont essentiellement attachés à interpréter les idées religieuses et politiques de Péguy, n'ont pas encore atteint les milieux intellectuels et politiques néerlandais. La régression de la connaissance du français dans les deux communautés néerlandaises ne facilitera pas cette pénétration. En Flandre, on gardera longtemps l'image de Péguy poète chrétien. On continuera toujours à le situer à droite. D'autre part, comme penseur politique de droite, Charles Maurras a eu beaucoup plus d'influence en Flandre que Péguy. Aux Pays-Bas, le poète d'Eve a été écouté de façon différente: les catholiques ont salué en lui un des rénovateurs de la culture chrétienne. Cependant, dans ce domaine-là, c'est l'influence de Claudel et de Léon Bloy qui a été prépondérante. La pensée socialiste s'est largement intéressée à Péguy, mais là le militarisme ainsi que le nationalisme de l'auteur de la Cité socialiste ont joué en sa défaveur. Le poète Péguy n'a eu que fort peu de lecteurs, surtout entre les deux guerres. Durant cette période, la dominance de la poésie allemande fut très grande. Seuls les catholiques admirèrent en lui le poète mystique et religieux. Enfin, nous constatons qu'au Nord et au Sud du Moerdijk les lecteurs réagissent différemment à propos d'un auteur étranger, ce qui démontre, par le biais d'une approche un peu inattendue, qu'au sein de la même communauté linguistique néerlandaise, il existe une pluralité de cultures. |
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