Septentrion. Jaargang 1
(1972)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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une amitié d'intellectuels: du perron et malrauxeugène van itterbeekNé à Kessel-Lo en 1934. Docteur en droit (à l'Université de Louvain) et Docteur ès lettres (à l'Université de l'Etat de Leyde). ‘Pour moi il n'y a de place dans aucune société’, André Malraux et Eddy Du Perron se sont rencontrés pour la première fois en 1926Ga naar eind(1). Ce fut le début d'une amitié qui a réuni deux écrivains dont l'oeuvre allait occuper une place éminente dans la littérature contemporaine. Du fait du rayonnement limité de la langue néerlandaise, les livres de Du Perron n'ont guère pu pénétrer à l'étranger. Aux Pays-Bas cependant ils jouissent, surtout depuis la deuxième guerre mondiale, d'une attention croissante de la part des critiques qui mettent particulièrement en lumière les conceptions littéraires de l'auteur. En effet, Du Perron n'a pas seulement écrit des romans et des récits, pour la plupart autobiographiques, tels que Le Pays d'origine (1935) ou Le Journal de bord d'Arthur Ducroo (1943, posthume), mais il est également l'auteur d'une oeuvre critique considérable et de quatre volumes de lettres, échangées avec Menno ter Braak entre 1930 et 1940Ga naar eind(2).
En tant que critique il est surtout apprécié pour sa connaissance approfondie des lettres modernes et plus encore pour le caractère personnel et la franchise de ses jugements, où nous retrouvons l'auteur des écrits autobiographiques, pour qui chaque lecture est un exercice d'introspection et d'évaluation morale de ses idées.
Dans ses critiques Du Perron part du point de vue qu'en littérature la personnalité de l'auteur l'emporte sur la beauté de la forme. Ce qui compte, c'est le courage d'être soi-même. Par là Du Perron introduit dans les lettres néerlandaises la notion avant la lettre de ‘littérature engagée’, | |
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André Malraux et Eddy Du Perron en Bretagne.
qu'il faut comprendre chez lui comme l'engagement total de la personne de l'écrivainGa naar eind(3).
Au lieu de retracer les circonstances biographiques de l'amitié qui lia Malraux et Du Perron ou de vouloir étudier dans le détail les répercussions, qu'elle eut sur l'oeuvre de l'écrivain néerlandais, nous préférons commenter quelques passages des lettres et des critiques dans lesquelles Du Perron, tout en définissant son attitude à l'égard de Malraux, parvient ainsi à se situer lui-même par rapport aux problèmes du temps. Dans cette exploration intérieure, Malraux fait fonction de point de référence, voire de véritable personnage de roman. Le rôle qu'il joue, sous le nom d'Héverlé, dans Le Pays d'origine ou Le Journal de bord d'Arthur Ducroo, il le remplit au même titre dans les conversations épistolaires. Tout cela permet à Du Perron de mieux cerner sa vie intime et sa position intellectuelle, ce qui est le but suprême de sa quête d'écrivain.
Avant de passer à l'analyse du portrait de Malraux, tel qu'il apparaît dans les lettres et les réflexions critiques de Du Perron, afin de parvenir ainsi à une meilleure connaissance de l'auteur néerlandais, nous tâcherons de donner en quelques lignes une interprétation globale du Pays d'origine, qui est l'oeuvre principale de Du Perron.
Le roman porte en épigraphe cette phrase de Malraux: ‘Il faut chercher en soi-même autre chose que soi-même pour pouvoir se regarder longtemps’. Cette citation annonce le mécanisme de la démarche intellectuelle et littéraire de Du Perron. Le but, c'est la connaissance de soi-même. Le dédoublement | |
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romanesque en est le moyen. Par les yeux de Ducroo, le personnage principal du roman, Du Perron essaie d'explorer son propre moi et de trouver sa véritable raison d'être dans un monde où il se croit dupé, non pas tellement par les notaires qui lui ont dérobé, après la mort de sa mère, la quasi-totalité de son héritage, mais par la vie elle-même. D'abord il y a la certitude de la mort, ensuite il y a le sentiment d'être continuellement leurré par des forces obscures et humiliantes, ce qui a mené Du Perron à désespérer de pouvoir exprimer ‘le plus essentiel’. Le doute fondamental est même présent dans l'acte d'écrire.
La matière du roman, ce sont les souvenirs de jeunesse de Ducroo, qui se situent dans les décors à la fois féériques et très réalistes de l'île de Java, où l'auteur a séjourné jusqu'en 1921. Le récit est entrecoupé de chapitres qui ont trait à la vie présente de l'auteur. Schématiquement on pourrait dire que les chapitres qui racontent le séjour en Europe, forment des zones d'ombre qui, à partir du 24 chapitre envahissent le livre entier. Au 32 chapitre le roman se déroule entièrement dans le présent. Il prend alors la forme d'un journal. C'est aussi le moment pour Ducroo de faire le bilan moral de sa vie.
A plusieurs endroits du roman Ducroo se nomme ‘un intellectuel désespéré’. Ailleurs il dit, dans une conversation avec Héverlé, qu'il n'est qu'un intellectuel et qu' ‘il lui est impossible d'être autre chose que ce qu'il est réellement et qu'il ne peut faire autre chose que ce qu'il peut faire réellement’. Ce titre d'intellectuel que Ducroo se donne, ne définit pas seulement son isolement social. Il exprime aussi la protestation de Du Perron contre toutes les forces aliénantes et oppressives à l'oeuvre dans le monde, ainsi que l'affirmation de ses propres qualités d'homme. Tout en voulant renier son appartenance bourgeoise, il se sait un ‘bourgeois’. Voilà tout ce qui sépare Ducroo d'Héverlé et de ceux qui s'engagent dans la guerre d'Espagne, mais voilà aussi ce qui approche son cas du dilemme sartrien. Tandis que l'engagement de Sartre permet à l'homme de dépasser le conditionnement historique, Ducroo ne fera point le pas de l'engagement politique et social, précisément parce qu'il a peur de devoir trahir son être propre. A ce point de vuelà il est plutôt le type de l'écrivain ‘désengagé’. Malraux le caractérise très justement ainsi: ‘Il est dans un constant détachement d'un monde d'apparences’, ou encore: ‘Il tenait toute politique pour non avenue, et l'histoire aussi, je crois’Ga naar eind(4). Sa liberté consiste à ne jamais quitter son poste d'observateur du monde et de luimême.
C'est dans ce contexte global qu'il faut situer les références à Héverlé dans le roman et à Malraux dans la correspondance avec Ter Braak. Ne perdons pas de vue non plus que l'introspection à laquelle Du Perron se livre, ne se rapporte pas seulement à sa propre personne mais aussi à ses relations avec la société de son temps. Les discussions avec Héverlé se placent au niveau élevé de l'interrogation fondamentale sur la ‘condition humaine’. S'il y a une parenté intellectuelle entre les deux écrivains, il faut la chercher dans l'objet de leurs réflexions et non dans leurs prises de position.
Comme nous l'avons déjà souligné, Du Perron se sert pour ainsi dire de Ducroo et des autres personnages pour voir clair | |
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André Malraux.
dans sa propre vie. Se comparant aux personnages qui le fréquentent, Ducroo veut savoir ce qui lui est propre ou ce qui le sépare d'eux. Ainsi il s'interroge au sujet d'Arthur Hille: ‘Après mes conversations avec Wijdenes, j'essaie de l'évoquer ici comme un contraste; me demandant en quoi je pouvais en essence ressembler à lui ainsi qu'à celui de mes amis anciens et nouveaux, qui est tout son opposé: l'intellectuel que je conduisais hier à la gare’Ga naar eind(5). Tout comme dans les romans de Malraux, chaque personnage de Du Perron incarne une expérience humaine, par rapport à laquelle l'auteur cherche à définir sa propre identité. Ce fut également le rôle de Malraux dans la vie intellectuelle de l'écrivain néerlandais. A ce sujet il faut relire les réflexions de Du Perron sur l'oeuvre de Malraux, telles qu' elles figurent dans les lettres à Ter Braak et dans les essais critiques, parmi lesquels E. Du Perron, en 1940, quelques mois avant sa mort.
nous mentionnons particulièrement les pages sur Les Conquérants et La Condition humaine, ainsi que le chapitre sur la littérature révolutionnaire, Flirt met de revolutie (Un flirt avec la révolution)Ga naar eind(6).
Du Perron admire Malraux, parce qu'il retrouve dans son oeuvre une des qualités humaines auxquelles il attache le plus grand prix: ‘le tempérament de l'écrivain et de l'homme qui a quelque chose à dire et qui le dit de la manière la plus directe et efficace, comme on dit une vérité’Ga naar eind(7). Quant au fond des idées de Malraux, Du Perron interroge les personnages des différents romans et choisit ceux qui répondent le plus à ses exigences intellectuelles. Ce sont aussi ceux dans lesquels il retrouve l'essentiel de la pensée multiple de Malraux, c'est-à-dire Garine, Kyo, Clappique et surtout Gisors. Sa préféren- | |
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ce va à Gisors, chez qui ‘la plus haute contemplation dépasse peut-être l'action la plus extrême’Ga naar eind(8). D'autre part il sait que Kyo, qui est à la fois homme d'action et penseur, est l'incarnation même de l'idéal humain de Malraux. Chez lui la pensée aboutit à l'action, tandis que chez Gisors elle conduit, à un niveau très élevé de grandeur humaine, à la contemplation pure. Si Du Perron se sent attiré par Gisors, cela ne signifie pas qu'il aspire à ce degré absolu d'élévation spirituelle, mais bien qu'il retrouve chez lui, comme chez tous les personnages de La Condition humaine, l'audace, l'intelligence et la maîtrise de l'écrivain Malraux, qui n'hésite pas à pousser jusqu'au bout sa pensée, sans que les personnages perdent leur individualité dans l'action révolutionnaire. Voilà précisément un point auquel Du Perron attache une très grande importance, c' est-à-dire la sauvegarde de la liberté individuelle dans la collectivité. Sachant qu' il faut choisir, Du Perron renie la classe bourgeoise, tout en craignant d'être écrasé par les forces révolutionnaires du communisme marxiste et du nazisme hitlérien. Il serait faux de croire que l'auteur du Pays d'origine n'était préoccupé que de son sort personnel et qu'il cherchait à fuir le monde dans un bonheur de petit bourgeois résigné. Le caractère introspectif de l'oeuvre de Du Perron se rapporte à la situation historique de ceux qui persistent à croire que l'homme, même le révolutionnaire le plus orthodoxe, a son propre destin, qui ne peut être confondu avec celui de la classe sociale à laquelle il appartient ou de quelqu'autre collectivité. C'est pourquoi Du Perron souscrit entièrement à la parole de Garine dans Les Conquérants: ‘Je sais que tout le long de ma Edition néerlandaise de La Condition humaine de André Malraux.
vie je trouverai à mon côté l'ordre social, et que je ne pourrai jamais l'accepter sans renoncer à tout ce que je suis’Ga naar eind(9).
Du Perron était trop réaliste ou même sceptique pour s'attribuer un rôle de héros. Au contraire, nous pourrions multiplier les passages où il s'exprime d'une façon ironique sur lui-même, comme dans le fragment suivant d'une lettre fictive adressée à M.: ‘Je t'écris tout ceci probablement pour m'expliquer à moi-même, pour voir clair dans mes propres sentiments | |
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Edition originale en langue néerlandaise du roman Le Pays d'origine de E. Du Perron.
au sujet de ce qu'il y a de meilleur dans la “littérature” révolutionnaire. Tu devrais me dire un jour ce que je suis exactement, socialement parlant: un genre de petit rentier non conformiste, je crois, avec de grands lambeaux de bourgeoisie dans le caractère’Ga naar eind(10). Ce ton dénigrant provient du sentiment de l'absurde qui domine dans la plupart des écrits de Du Perron. Ce sentiment remonte à son tour au doute fondamental de l'auteur sur la raison d'être de gens comme lui. Il arrive alors à cette conclusion amère: ‘Pour moi il n'y a de place dans aucune société’Ga naar eind(11). Aussi finit-il même par prédire la fin de toute littérature. En effet, pourquoi continuer à écrire dans ces conditions-là!
Par ces quelques réflexions j'ai voulu montrer que l'amitié avec Malraux a aidé Du Perron à situer ses problèmes personnels au niveau même de la grande controverse politique et philosophique de son époque, bien qu'il ait toujours refusé de définir son destin par rapport à l'histoire. Ai-je ainsi faussé la pensée de l'auteur du Pays d'origine? Je crois que non. En effet, les très nombreuses références à Malraux dans l'oeuvre de Du Perron illustrent le fait que celui-ci était pour ainsi dire entraîné à penser sa condition humaine avec la même rigueur et le même extrémisme que Malraux imposait à ses propres personnages. D'autre part, Du Perron est toujours resté fidèle à lui-même, poursuivant, comme l'écrit Malraux, ‘la connaissance de sa singularité’. |
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