Roland Topor
Portfolio/Mon rêve avec Mark Brusse
J'arrive d'Amsterdam, via Berlin et Tokyo, en compagnie de Mark. Le couple d'agriculteurs de l'Angélus de Millet nous attend à la Gare du Nord.
‘Regarde leurs sabots,’ me chuchote Mark, ‘ils sont reprisés comme des chaussettes!’
C'est parfaitement exact. Mais j'ai bientôt un autre sujet d'étonnement: sur le sol fraîchement labouré de la Gare du Nord, les empreintes laissées par les sabots ressemblent curieusement à des passeports. Bientôt une foule hurlante et gesticulante de voyageurs se bat pour les ramasser.
‘Je connais un moyen plus rapide que l'avion pour revenir de New-York,’ m'explique Mark.
‘Lequel?
‘Il suffit de se réveiller!’
Pour expérimenter son système, je tente de me réveiller. Hélas, je me retrouve en avion, au moment où l'hôtesse annonce que nous atterrirons à Frankfort dans deux minutes. Je suis mort de trouille. Mark me tend un magazine japonais.
‘Tiens, ça te changera les idées.’
Il s'agit d'un numéro spécial consacré à un photographe qui demande aux filles de poser les seins nus dans la rue, à la sauvette.
Des passagers installés derrière moi regardent les clichés par-dessus mes épaules. Je me sens un peu gêné, mais Mark me rassure: ‘Ce sont tous des artistes!’
En fait, nous faisons partie d'un charter d'artistes ayant décidé de visiter le cimetière Montparnasse.
Je reconnais de nombreux visages. Certains sont en bronze, d'autres en ivoire, en argent ou en or.
J'essaie d'expliquer à mes voisins les plus proches pourquoi je ne les aime pas alors que j'admire Mark Brusse: ‘Vous êtes des sculpteurs de luxe, des sous-traitants de grandes firmes culturelles. Mark n'a jamais été réductible à un produit de commerce. Il crée des oeuvres morales. Des machines à être. Il les invente mais ce sont elles qui le façonnent. Pauvres types, va!’
Je m'énerve et parle trop fort. Mark me supplie de me taire. Je m'insurge.
‘Il faut quand même le dire une fois. Rien qu'une fois. Comme ça, au moins, si l'avion tombe, je serai moins lourd. Il y en a marre à la fin de toutes ces petites conneries. Toi, tu es vrai, pas comme ces songe-creux!’
L'avion se pose en douceur sur la piste qui traverse le cimetière. Deux vieilles femmes juchées sur le toit d'un caveau de famille échangent paisiblement des souvenirs sans importance:
‘Dans le gigot, il aimait surtout la souris. Mais attention, hein, bien grillée.’
‘Vers la fin, il ne mangeait plus de viande. Un filet de sole à midi et des légumes le soir. Il n'avait plus d'appétit.’
‘...Et bricoleur! Il me fixait une étagère en cinq minutes.’
‘A la télévision, nous ne regardions plus que la Cinq.’
Assis chacun sur une tombe, nous les écoutons avec ravissement, jusqu'à ce qu'elles disparaissent à petits coups de gomme.
‘L'anagramme de Mark Brusse donne Mask Rébus. Mais il y a un r en plus dont je ne sais pas quoi faire.’
‘Je sais,’ dit Mark, ‘mais ce n'est pas un problème, moi j'en fais tout ce que je veux!’