De Gulden Passer. Jaargang 73
(1995)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Auteursrechtelijk beschermd
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Composition n'est pas raison? une contrefaçon liégeoise de la Théorie de l'impôt de Mirabeau (1761)
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L'étude ci-dessous offre une autre illustration des pratiques incriminées, en posant la question de la valeur heuristique d'un certain type d'ornementation.
En décembre 1760, Voltaire écrivait à Madame d'Epinay: ‘Vous a-t-on parlé d'un livre de M. de Mirabeau, intitulé Théorie de l'impôt? C'est un orage, tout y est confondu, obscur’ - ‘des calculs faux, des idées justes, de l'éloquence, de l'amphigouri’. Voltaire reçoit l'ouvrage un mois plus tard et le sentiment qui domine, à sa lecture, est résumé par un mot, dans la correspondance adressée à Thieriot et aux d'Argental: ‘absurde’. Dans son exemplaire de Saint-Pétersbourg, il écrira: ‘Il faut donner à l'auteur le premier prix en galimathia’Ga naar voetnoot1. Un des écrivains qui polémiquèrent à l'époque avec Mirabeau témoigne que le livre était devenu ‘le sujet de toutes les conversations’ à cause de la ‘hardiesse de l'écrivain’, de la ‘nouveauté des idées’ et de la ‘singularité des expressions’Ga naar voetnoot2. Ce succès de scandale ne pouvait laisser indifférente la librairie liégeoise. Dans son vieux répertoire bibliographique des Fausses adresses, Emil Weller attribuait à celle-ci une contrefaçon de la Théorie de l'impôt prétendument parue à Avignon en 1761Ga naar voetnoot3. Parmi les éditions conservées à la Bibliothèque Nationale, une seule porte cette adresse d'Avignon (cote R. 44023). Elle a 324 pages (dont deux pages de Table, plus huit pages d'Avertissement), alors que les autres éditions de 1760 et 1761, parues sans lieu d'impression, sont toutes plus volumineuses, l'accroissement pouvant aller de cent à deux cents pages environ. Il faut croire que Weller, qui ne précise jamais quels sont les imprimeurs en cause, avait acquis une bonne connaissance de la production liégeoise. Le volume de la Bibliothèque Nationale sort en effet, à n'en pas douter, des presses de Jean-François Bassompierre. On remarque d'abord, à la page de titre, une gravure sur | |
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bois qui a joui d'une longue carrière dans l'édition principautaire: un cartouche hachuré, hérissé de quatre pointes et surmonté d'une fleur de lys, dans un encadrement de rinceaux (cf. reproductions 1 à 3). Cette vignette se rencontre dès 1735 dans une Disquisitio physico medica sur les vertus curatives des sources thermales de la région. L'opuscule porte la marque de Jean-Philippe Gramme. La gravure se retrouve en 1744 dans une édition de Bassompierre. La transmission ne pose pas trop de problèmes, Gramme paraissant mettre fin à ses activités au début des années 1740. Il est plus difficile d'expliquer pourquoi son matériel serait alors partagé entre plusieurs imprimeursGa naar voetnoot4.
La question de l'unicité des ornements gravés sur bois est de plus en plus discutée, en bibliographie matérielleGa naar voetnoot5. La valeur démonstrative des compositions typographiques constitue un autre champ d'interrogation. Des éléments typographiques ‘standard’, des fleurons d'utilisation très courante, partagés par divers ateliers, sont susceptibles d'entrer dans les mêmes types d'assemblage. Comme leur combinaison n'est pas infinie, différents ouvriers ont pu réaliser des modèles similaires en travaillant indépendamment. L'édition considérée compte une dizaine de compositions. Le rapport que cette ornementation entretient avec celle en usage chez Bassompierre à la même époque est suffisamment illustré par les reproductions qui suivent. Bornons-nous à souligner que trois compositions figurent dans les éditions de la Grandeur d'âme, de Caraccioli, données par Bassompierre en 1761 et 1762, dont on possède un exemplaire d'imprimeurGa naar voetnoot6. On remarquera (reprod. 13- | |
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14) qu'une composition de l'Impôt montre un élément inversé dans le Tableau de la mort de 1761 (la réglette surmontant le gland). La dernière illustration tirée de l'Impôt (reprod. 15) met sur la voie d'une autre contrefaçon de 1761, l'Empire des Zaziris de Tiphaigne de La Roche. L'ornement qui unit ces deux impressions connaîtra également une modification dans des éditions Bassompierre de 1761 et 1762, comme en témoigne le type III/A7 de l'inventaire des ‘systèmes ornementaux’ liégeoisGa naar voetnoot7. S'il s'agit bien d'une seule et même composition, conservée dans la même forme, ceci permet de situer assez précisément le moment de l'altération. La datation des modèles peut avoir son intérêt. La récurrence de certaines compositions paraît en effet nettement plus limitée dans le temps que celle de l'ornement gravé. Leur durée d'utilisation se réduit éventuellement à deux ou trois ans. L'adéquation entre une édition déterminée et la ‘chronologie ornementale’ est susceptible de fournir un critère plus précis, en matière d'attribution à tel ou tel atelierGa naar voetnoot8.
Un facteur supplémentaire invitait Bassompierre à reproduire l'ouvrage de Mirabeau. Dans un autre exemplaire de l'impression ‘avignonnaise’ de 1761 (ma collection), le faux-titre porte: L'ami des hommes. Septième partie. On trouve à la Bibliothèque royale de Bruxelles une édition de l'Ami des hommes, avec l'adresse d'Avignon et la date de 1758, dont certaines parties se présentent comme une contrefaçon sortant de l'atelier de Neuvice (VH 4940 A; reprod. 4). Les trois premières, en trois volumes, proposent le texte proprement dit de l'Ami des hommes. La quatrième, elle-même divisée en deux volumes datés de 1759 et reliés ensemble, reprend d'autres écrits de Mirabeau: le Précis de l'organisation ou mémoire sur | |
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les Etats provinciaux, une Réponse aux objections et des Questions intéressantes sur la population, l'agriculture et le commerce. Un Avis de l'éditeur justifie le procédé. ‘Tout ce qui a trait à l'humanité, tient ensemble par une chaîne commune et par une sorte d'affinité’. C'est en vertu de cette pensée que l'éditeur a cru pouvoir donner à la suite et sous le titre de l'Ami des hommes un ouvrage déjà connu du même auteur, qui intéresse également la société, et auquel on n'a fait aucun changement, mais seulement quelques augmentations séparées du corps de l'ouvrage. Cette quatrième partie, volume in-4o, ou deux volumes in-12, se distribuera séparément pour compléter les exemplaires des premières éditions.Ga naar voetnoot9 Dans l'exemplaire de fa Bibliothèque royale, l'ensemble est complété d'une cinquième et d'une sixième partie qui offrent des caractères typographiques tout différents (Mémoire sur l'agriculture, Réponse à l'essai sur les ponts et chaussées, la voirie et les corvées). On se limitera dans ce qui suit à l'examen systématique de la Théorie de l'impôt. L'ensemble où celle-ci s'intégre, qui reste à identifier, aura sa place un jour dans un inventaire général des contrefaçons liégeoises pour lequel P.-P. Gossiaux et Ph. Vanden Broeck ont fourni maintes notices, publiées ou inéditesGa naar voetnoot10. On observera seulement que certaines des vignettes figurant aux pages de titre des volumes liégeois appartiennent - comme le bois gravé de la Théorie de l'impôt - à un répertoire bien connu, utilisé par Bassompierre dans ses éditions les plus orthodoxes. La vignette de la troisième partie a fait l'objet d'une étude particulière: elle ornait au XVIIIe siècle des éditions portant la marque d'une demi-douzaine d'imprimeurs liégeois différentsGa naar voetnoot11. La version utilisée ici est bien celle | |
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qu'on avait repérée chez Bassompierre, en la distinguant d'un modèle très proche que plusieurs ateliers locaux paraissent s'être transmis, de Jean-Philippe Gramme aux Desoer.
En dehors des facteurs commerciaux, qu'est-ce qui justifiait le caractère clandestin d'une contrefaçon de l'ouvrage en question? La ‘hardiesse’ de Mirabeau père visait un système de collecte de l'impôt faisant des ‘traitants’ et ‘fermiers publics’ les vrais maîtres de l'Etat, en contradiction avec l'harmonie ‘essentielle’ qui devait et pouvait unir le roi et ses sujets. L'ouvrage offrait ainsi ce curieux mélange de fronde et de conservatisme qui excita la verve des rédacteurs de la Biographie Michaud, quand ils parlent du ‘charlatanisme philanthropique’ de l'auteur, dont une ‘fausse chaleur’ humanitaire habillerait le souci prosaïque de ‘ménager l'ordre établi’. Loin donc de vouloir borner l'autorité des monarques, je la veux sauver des embûches des flatteurs intéressés, qui, sous le prétexte de la rendre absolue, veulent en effet l'enchaîner des entraves de l'arbitraire, qui rend les princes esclaves des passions qui fermentent autour d'eux, et fauteurs des maux de leur peuple qu'ils ignorent, et qu'ils croient souvent prévenir.Ga naar voetnoot12 La peinture de ces maux frappera les contemporains. Elle n'offre pas seulement des trouvailles: une des plus connues consiste à avoir employé métaphoriquement, pour la première fois, le mot vampire, appliqué aux financiers. Le décor est celui d'une misère ‘aux abois’Ga naar voetnoot13. ‘Une cité pleine d'enrichisseurs usuraires et de traitants, une armée immense d'exacteurs, se nourrissent et s'engraissent du sang de vos sujets’. Une saine ‘politique économique’ consisterait à faire donner au peuple ‘le plus qu'il est possible’ en le persuadant ‘qu'il paie le moins’. L'inflation d'un sentiment vrai n'en montre pas moins vivement comment la prétention autoritaire ‘envahit de fait la propriété morale de chaque individu’. Le tableau paraît s'élargir aux vices d'un régime. Le | |
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procès de la ‘tyrannie fiscale’ frappe des maximes. Le souverain doit comprendre que ‘les forces (d'un Etat) consistent en la réunion assurée des volontés libres de son peuple à la sienne’. Réunion qui prend la forme d'un ‘marché’ où la ‘force tutélaire’ garantit aux ‘producteurs’ liberté et sûreté contre l'abandon d'une partie de leur travail. C'est la nécessité de cette combinaison qui constate le droit naturel et imprescriptible des peuples de concourir par leur consentement à la demande du prince en fait d'imposition. Sans doute Mirabeau ne va-t-il pas jusqu'à laisser croire que ‘le consentement formel du peuple’ soit nécessaire en matière d'impôt ‘pour donner autorité de loi à toute ordonnance’. Mais au delà de la rhétorique émotionnelle qui l'anime, la critique ouvre aussi, à coups de slogans, des perspectives politiques plus larges. Qu'est-ce que l'Etat sans la propriété et le salaire? De quoi dépend la vigueur d'une nation sinon des ‘fonds’ que procure la fiscalité? Il faut crier au roi: ‘Séparez les membres de l'estomac, il n'est plus qu'une poche vuide, sans fonctions et sans existence’. Les financiers ‘n'ont des moyens réels que les vôtres, et vous n'en avez d'autres que ceux de votre peuple’. Même si la physiocratie dont participe cette critique fait doublement barrage à la montée du libéralisme radical, qui fragmente l'autorité, et à l'affirmation de la souveraineté populaire, qui la transfère, l'ouvrage martèle des mots d'ordre justifiant suffisamment l'anonymat conservé par son éditeur liégeois. La participation locale à la diffusion des oeuvres de l'Ami des hommes lève un coin du voile sur une décennie dont l'effervescence intellectuelle reste certainement à découvrir et à apprécier, dans le cas liégeois. Le tableau est à coup sûr bien différent de celui que présente la bibliographie officielle - qui cite opportunément, dans le sillage publicitaire de Mirabeau, l'Ami des filles de Graillard de Graville (1761). L'attribution à Bassompierre des éditions originales de plusieurs écrits de Morelly, dont le célèbre Code de la nature, pourrait constituer l'illustration la plus éclatante de cette fermentation souterraine. Il y aurait aussi à examiner le rôle d'une cour qu'on a caractérisée, à travers l'expérience du résident | |
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français de l'époque, Durand d'Aubigny, comme ‘l'une des plus extraordinaires de la vieille Europe’Ga naar voetnoot14.
L'‘épidémie de remontrances’ (Voltaire) que suscita en France la question de l'impôt et des finances publiques produisit chez nous des échos que l'on ne perçoit encore qu'imparfaitement, entre les lignes des archives de la librairie parisienne. C'est ‘sur un imprimé qui lui a été envoyé de Liège’ que le libraire Jean-Jacques Besongne, de Rouen, a pris copie vers 1760 des Véritables intérêts de la patrie du chevalier de Forge, dont il a tiré sept-cent cinquante exemplairesGa naar voetnoot15. La confession que lui arrache son séjour à la Bastille mentionne, parmi les livres qui accompagnent les Véritables intérêts dans ses envois, un autre écrit dénonçant le système de la Ferme générale, le Secret des finances divulgué, attribué à Jean-Baptiste-François Vieilh, ‘vérificateur des contrôles à Alençon’. Ces ‘brochures du jour’, où se distingue encore l'Anti-financier de Darigrand, ouvrent la perspective sur une ‘critique populaire’ bénéficiant des discrets réseaux de distribution établis entre Liège et Paris, via Sedan ou Dunkerque (par des colporteurs qui s'appellent Personne, Roger ou Marais). Sur le même rayon ou dans le même ballot que la Théorie de l'impôt, elles mériteraient sans nul doute qu'on s'y intéresse.
Universités de Liège et de Bruxelles Faculté de Philosophie et Lettres Philologie romane | |
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Reprod. 1. Coll. privée
Dimensions de l'original: 162 × 95 mm. | |
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Reprod. 2. Jean-Baptiste de Malmedie, Disquisitio physico medica de natura aquae, Liège, Gramme, 1735, p. 48 - BULg, 7528 A
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Reprod. 3. Lacombede Prézel, Galerie de portraits, Liège, Bassompierre 1769, p. 542 - BULg, XXIII.177.1.
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Reprod. 4. L'ami des hommes. Quatrième partie - BR, VH 4940 A
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Reprod. 5. BR, III. 43632 A
Bibl. Nat., D 27798 quater | |
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Reprod. 6.
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Reprod. 7. BULg. 23414 A
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Reprod. 8.
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Reprod. 9. Graillard de Graville, L'ami des filles, Liège, Bassompierre, 1761, p. 11 - BULg, 13009 A
Reprod. 10. Caraccioli, La grandeur d'âme, Liège, Bassompierre, 1761, p. 142.
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Reprod. 11.
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Reprod. Reprod. 12. Caraccioli, La grandeur d'âme, Liège, Bassompierre, 1762, p. 201.
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Reprod. 13.
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Reprod. 14. Caraccioli, Le tableau de la mort, Liège, Bassompierre, 1761, p. 314.
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Reprod. 15.
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Reprod. 16.
Tiphaigne de La Roche, L'empire des Zaziris - BULg, 23023A | |
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Reprod. 17. BCLg. C 2518 (exemplaire d'imprimeur)
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