De Gulden Passer. Jaargang 47
(1969)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Auteursrechtelijk beschermd
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L'inspiration Érasmienne de Jacob Cats
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seulement son oncle, Mathieu Cats, mort à Louvain en 1576 où il était provincial des Frères Mineurs, a publié toutes ses oeuvres dans cette illustre cité flamande, mais l'évolution spirituelle et les propres conceptions religieuses de Jacob manifestent bien l'originalité de son esprit, sensible aux dogmes catholiques en l'honneur dans la Flandre belge et aux tendances réformées, qui commençaient à se répandre dans la Flandre hollandaise. Enfin, j'ajouterais volontiers que son amour égal pour la langue néerlandaise, qu'il a portée avec les Hooft, les Vondel, les Huygens à un haut degré de perfectionGa naar voetnoot4, et pour la langue latine qu'il manie comme une seconde langue maternelleGa naar voetnoot5, en fait un éminent représentant de la République des Lettres dans la tradition pratiquement ininterrompue - malgré les malheurs du temps et même aux pires moments de l'Occupation espagnole - de la Renaissance et de l'humanisme de la grande époque érasmienne. Parmi les différents courants caractéristiques de la vie sociale, | |
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religieuse, politique et littéraire de l'Âge d'Or néerlandais, une tradition érasmienne resurgit et s'épanouit dans un grand nombre d'oeuvres. Un alliage subtil s'opère en particulier entre l'humanisme chrétien d'Érasme et le ‘biblisme’ de Cats, entre la verve satirique de l'auteur des Colloques et le moralisme populaire des Emblèmes, entre le défenseur de l'institution du mariage chrétien ou le portraitiste du vieillard Glycion et le poète de l'amour, du mariage et de la vieillesse, entre le pédagogue de la civilité puérile et honnête, et le censeur enjoué de la vie rustique.
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J'aimerais tout d'abord, à l'aide d'exemples précis et de références directes à Érasme, parcourir à très larges traits l'oeuvre immense du Père Cats, poète et moraliste zélandais. Ouvrons tout d'abord l'autobiographie versifiéeGa naar voetnoot6 qu'un octogénaire, retiré de la vie publique et attendant le dernier appel du Seigneur dans la prière, l'horticulture et la création poétique, compose avec sérénité au jour la journée dans cette propriété, qui est aussi son oeuvre et à laquelle il a donné le doux nom de ‘Zorgh-Vliet’, ce Sans-Souci arraché à la mer et à la stérilité des dunesGa naar voetnoot7. Il | |
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évoque au soir de sa vie sa longue carrière, mais d'abord son enfance auprès d'une tante, à Zierikzée. Fort attachés à la Réforme, cette sainte femme et son époux s'empressent d'envoyer le petit Jacob à l'école de la ville, que dirige Dirck Kemp, le type même du vieux magisterGa naar voetnoot8. Il y apprend des rudiments de science, mais aussi les premières leçons de l'amour, d'abord avec une pure jeune fille - préfiguration de la Vierge de son immense poème du MariageGa naar voetnoot9 -, puis avec l'une de ces jeunes domestiques sournoises et enjouées auxquelles plusieurs générations de peintres flamands nous ont habitués. Mais c'est sans doute la femme du maître d'école qui exerça alors sur la sensibilité du jeune homme l'influence la plus durable en lui faisant découvrir Érasme. Comme le vieillard de Zorgvliet nous l'apprend lui-même, cette femme partageait son temps entre les travaux de la cuisine et la lecture d'Érasme. Un Érasme domestique et familier, sans doute, celui des bonnes maximes et des belles manières, l'Érasme de la Civilité puérile, mais aussi, vraisemblablement, l'Érasme moraliste chrétien, l'auteur de l'Institution du mariage chrétien, dont la présence se retrouve ou se devine presque à chaque page de l'oeuvre de Cats, dans ses Emblèmes comme dans le Mariage ou dans son Miroir de l'ancien temps. Écoutons-le plutôt: De vrouw was echter sneeg, die jonkheid kon bestieren,
En schaft haar goede raad in wezen en manieren:
Wat iemand van de jeugd aan tafel kwalijk stond,
Dat werd door haar berispt, doch met een zachte mond.
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Al wat Erasmus leert ten goede van de zeden,
Dat bracht zij tot de daad en al met zoete reden,
Zodat er wordt gezegd, die bij haar was bestierd,
Dat hij niet plomp en was, of kwalijk gemanierd.Ga naar voetnoot10
Les leçons de son ‘maître’ Érasme, le jeune Cats put les tirer avant même de connaître directement les oeuvres du grand humaniste, par la tradition littéraire que les chambres de rhétoriqueGa naar voetnoot11 maintenaient encore en cette fin de siècle, par la tradition populaire - orale, graphique ou picturale - telle que celle des Proverbes flamands ou des Jeux d'enfants, ces Kinder-spelen, qu'immortalisa le pinceau de Bruegel l'AncienGa naar voetnoot13, et dont de nombreux passages d'Érasme, et tout un colloqueGa naar voetnoot12 révèlent suffisamment la communauté d'origine, à la fois psychologique, sociologique et nationale. Dans de très nombreuses références où Cats fait allusion à Érasme, dans les marges ou en bas de page, l'adjectif noster est associé à Erasmus. Et même quand un poème didactique, des vérités morales à la fois graves et souriantes, une gravure aux traits vigoureux illustrant quelque maxime de la vie quotidienne ou de la sagesse biblique ne se recommandent pas explicitement d'Érasme, le lecteur familier des Adages, des Parabolae, des Colloques ou du De civilitate morum puerilium a vite reconnu, parmi bien d'autres sources, classiques ou modernes, profanes ou sacrées, le style et l'accent propres à son compatriote. À lire, dans son célèbre poème emblématique auquel il a donné le simple titre de Sinne-BeeldenGa naar voetnoot14 | |
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(‘images des pensées’ ou ‘emblèmes de sagesse’) la multiplicité des commentaires versifiés - huitains en néerlandais, quatrains en français ou en latin, citations en italien - avec ou sans référence à l'auteur -, en espagnol, en allemand, en grec, avec un retour au néerlandais et de nouvelles citations d'Horace, de Sénèque, d'Homère ou de Montaigne, et jusqu'à des citations en turc, on pense inévitablement aux commentaires multiformes et souvent redondants des Adages, avec en plus cette ouverture sur les littératures et les langues étrangères que la génération des humanistes érasmiens méconnaissait ou méprisait. Comment définit-il lui-même les Emblèmes au début de son ouvrage? ‘Si quelqu'un me demande ce que sont en réalité les Emblèmes, je lui répondrai: ce sont des images muettes et cependant parlantes, des objets vulgaires et cependant d'une grande importance, des choses ridicules et qui cependant ne sont pas dépourvues de sagesse. On y peut montrer du doigt et toucher de la main la saine morale, on y lit, dis-je, toujours plus de choses qu'il n'y en a d'écrites; on y trouve plus pour l'esprit que pour les yeux...Ga naar voetnoot15’ D'où ce nom de Sinne-Beelden, et ce mouvement incessant entre l'image animée et palpable des choses matérielles et l'idée qui donne à penser et qui vise à se muer en sagesse ou en leçon morale. N'a-t-il pas donné à son premier livre d'Emblèmes le nom de Protée, qu'explicite le sous-titre (Minne-Beelden verandert in Sinne-Beelden, Emblèmes d'amour transformés en emblèmes de sagesse), et qui en effet, par le truchement des yeux du corps, et par la médiation d'un langage sans ambiguïté, fait accéder le lecteur amusé ou médusé du niveau prosaïque, voire grossier, des amours rustiques, à celui d'un intellectualisme plus raffiné où la morale et l'esthétique trouvent de quoi se satisfaire. Mais, dans sa virtuosité et dans son didactisme, ‘Vader Cats’ va beaucoup plus loin: non content d'honorer, sous les gravures contemporaines, le néerlandais, le français et le latin, selon la formule d'un trilinguisme modernisé, il fait encore accéder son lecteur du registre de la sagesse ou de la raison humaniste à celui de la foi religieuse, par un symbolisme et tout un système d'ana- | |
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logies ou d'allégories qui rappellerait Origène, ce grand maître d'ÉrasmeGa naar voetnoot16, si l'on n'évoquait pas aussi les raffinements de la préciosité ou l'imagerie baroque. Rappelons-nous la définition que donne Érasme de la métaphore, qui a engendré l'emblème. Dans sa lettre à Pierre Gilles, secrétaire de la ville d'Anvers, du 15 octobre 1514Ga naar voetnoot17, il écrit en avant-propos à ses Parabolae sive Similia: ‘Sic enim augurabar, quod et te perspicerem ad orationis elegantiam natura compositum esse, et intelligerem non nitorem modo, sed universam prope sermonis dignitatem a metaphoris proficisci’. L'emblème ou la métaphore ne se recommandent donc pas seulement par leur caractère brillant, par cette ‘acutezza recondita’ dont parle Castiglione, mais par sa valeur éminemment rhétorique et didactiqueGa naar voetnoot18. Plaire et instruire: c'est la leçon commune à Érasme et à Cats et à toute la lignée d'écrivains emblématistes, admirablement servis par les dessinateurs, peintres et graveurs, particulièrement féconds à cette époque. ‘Delectare vis? demande encore ÉrasmeGa naar voetnoot19. Nulla plus habet festivitatis. Docere studes? Non alia probat vel efficacius vel apertius...’ Double objet que, parmi cent autres emblématistes, Gilles Corrozet reconnaissait aussi à son livre, la célèbre Hécatomgraphie: ‘Ainsi ay faict, affin que l'oeil choisisse
Vertu tant belle, et délaisse le vice,
Aussy pourront ymagers et tailleurs,
Painctres, brodeurs, orfèvres, esmailleurs
Prendre en ce livre aulcune fantasie,
Comme ilz feroient d'une tapisserie.Ga naar voetnoot20
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Car, inspirés des scènes de la vie quotidiennes, les vers et les dessins des ouvrages d'Emblèmes inspireront à leur tour, particulièrement dans la peinture flamande et hollandaise, les maîtres de l'Âge d'OrGa naar voetnoot21. Parmi les Emblemata moralia de Cats, que plusieurs éditions de ses oeuvres mettent complaisamment à notre disposition, choisissons par exemple l'image no III qui représente l'Écho (un homme parlant devant un rocher et que sa propre voix frappe en retour): sous la gravure, trois mots latins Nil, nisi mota. Puis, huit vers en néerlandais (‘Die vraeght leert klammen...), suivis encore de huit vers, après quoi viennent huit vers latins, qui font allusion à la quête amoureuseGa naar voetnoot22, et dont la clef apparaît dans les deux derniers: Nil dare, sponte sua, didicit resonabilis Echo,
Nec dare sponte sua, bella puella solet.
Non content de cette explicitation de l'image, qui correspond à la propre définition catsienne du proverbe dans son Spiegel van den ouden en den nieuwen Tijt (‘Proverbium est sermo acutus rem manifestans obscuritate tegens’), il compose encore quatre vers latins auxquels il donne un titre:
Ubi percunctator, ibi et garrulus
Muta sub obscuris habitaret vallibus Echo,
Ni foret alterius garrulitate loquax:
Illa silet, quoties presso silet ore viator;
Discit et a populo praetereunte loqui.
Et après deux quatrains français, des citations de Térence et d'Ovide dans son Ars amatoria, il cite nommément Érasme et son adage explicitement moralisateur: Non provocare matronae estGa naar voetnoot23. L'alternance ou l'entrecroisement de vers ou de proverbes inspirés de langues différentes donne à ces ‘images parlantes’ des | |
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facettes multiples, d'autant que Cats, grand voyageurGa naar voetnoot24, grand lecteur et parfait assimilateur du style de la littérature ambiante, se révèle, à défaut d'être d'une grand créateur, un étonnant ProtéeGa naar voetnoot25. Ne croirions-nous pas entendre un compatriote de TristanGa naar voetnoot26 ou d'Honoré d'Urfé, quand nous lisons sous sa plume (peut-être alourdie de quelque plagiat): Jamais Amie sans fatigue, qui la veut, qu'il la brigue.
Tu dis, l'Amour me plaist? et ne fais autre chose:
Robin, en rien faisant, jamais on cueille rose,
Ny dame en ville orras, ny Echo dans les bois,
Si tu ne fais ouïr ta preallable vois.
Ou encore: | |
Du demandant le mesdisantOn n'oit jamais au bois d'Echo la resonance
Si nul ne luy parler premierement commence.
Quant nul chez nous ne faict en demandant le sot,
La bouche du passeur ne parle pas un mot.
Ne fermons pas encore ce livre de Protée, souvent désigné sous le nom de Silenus AlcibiadisGa naar voetnoot27, autre réminiscence érasmienne qui | |
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exprime par elle-même cette conversion du prosaïque à la réflexion morale, de l'extérieur à l'intérieur, du banal au profond: en effet, le célèbre et long adage qui ouvre la troisième centurie de la troisième chiliade (Opera omnia, Leyde, t. II, 770C-782B) ne vise-t-il pas, à partir du proverbe grec et de la fameuse comparaison de Socrate à un Silène, dans l'éloge que fait de lui le bel Alcibiade du Banquet de Platon, à représenter les idées religieuses de l'humaniste hollandais? À la différence des statuettes représentant le vieux et grotesque Silène, maître de Bacchus, Socrate n'est laid et fruste qu'en apparence, aux yeux charnels; dès que l'on ouvre l'intérieur de ce Silène, dès que l'esprit est mis en branle par un contact immédiat avec l'esprit de Socrate, c'est l'âme philosophique la plus délicate qu'il est permis de contempler et à laquelle la jeunesse doit s'abreuver. Poursuivant sa comparaison en s'élevant jusqu'à ce troisième registre - après la banalité quotidienne et la sagesse des philosophes païens, la sublimité de la ‘philosophie chrétienne’ -, on sait qu'Érasme opère cette nouvelle conversion quand il écrit cette phrase étonnante (771D): ‘An non mirificus quidam Silenus fuit Christus?’ (Mais le Christ n'est-il pas le plus extraordinaire des Silènes?). De ce procédé typiquement érasmien, Cats, imitant également un bon nombre d'emblématistesGa naar voetnoot28, et notamment ses compatriotes VaeniusGa naar voetnoot29, Daniel et Zacharie HeinsiusGa naar voetnoot30, Roemer VisscherGa naar voetnoot31, d'autres encoreGa naar voetnoot32, a fait la loi générale et l'architecture | |
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organique de son oeuvre. Quelques exemples pris au hasard illustreront cette dialectique qui correspond à la philosophie érasmienne de la nature humaine et à son application à la pédagogie: l'instinct, la raison et la religion, comme triple instance et mouvement ascensionnel de la nature animale à l'Imitation du ChristGa naar voetnoot33. Le thème de la folie amoureuse est particulièrement significatif à cet égard, et ce n'est pas seulement au bataillon serré des adages érasmiens que l'on songe dans cette opposition de l'amour profane et de l'amour sacré, mais à l'Éloge de la FolieGa naar voetnoot34, à sa triple lecture et à la signification de plus en plus intériorisée de la stultitia ou de l'insipientiaGa naar voetnoot35, de la folie amoureuse du vieillard libidineux ou de la vieille édentéeGa naar voetnoot36 à la folie de la Croix, en passant par Platon, Sénèque, Cicéron ou Lucrèce, les Livres sapientiaux de Salomon, l'Ecclésiaste ou les Psaumes. Comment ne songerions-nous pas également à tous ces peintres flamandsGa naar voetnoot37 - les Metsys, les Hemessen, les Reymerswael, les Massys, les Bruegel - qui tracent entre Érasme et Cats comme une illustration vivante et colorée, dans une atmosphère de kermesse à la fois réaliste et symbolique, et dont les préoccupations esthétiques, didactiques, éthiques et religieuses, correspondent souvent à celles du disciple de la devotio moderna et des Frères de la Vie Commune comme à celles du poète calviniste, lecteur assidu de la Bible. Voici, par exemple, dans l'édition originale de 1618 du Silenus Alcibiadis sive Proteus dont la page de titre mériterait à elle seule un long commentaireGa naar voetnoot38, l'emblème XXXIX (pp. 78-79) dont une | |
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maxime latine donne immédiatement la clef: Stultos dolor urget amores. Le néerlandais et le français fournissent leur propre contribution: Wat Venus vonght, dat scheyt de Klippel: Qui se marie par amours A bonnes nuits et mauvais jours. Deux fois douze vers latins prennent le relais, suivis de deux fois douze vers néerlandais, puis c'est une citation de Montaigne, qu'il pratiquait et connaissait si bien: ‘Je ne voys point de mariages qui faillent plustost et se troublent que ceux qui s'acheminent par beauté et desirs amoureux: il y faut des fondements plus solides, ceste bouillante allegresse ne vaut rien’ (Essais, III, 5). Par la suite, il aura tout loisir, dans les six livres de son poème conjugal d'opposer aux amours édifiées sur le sable les solides vertus bourgeoises et la fondation chrétienne du mariage selon son coeur. Mais le moraliste érudit et populaire des Proverbes multiplie par les textes trilingues et - dans les éditions suivantes - par une masse de citations - le thème de cette folie exemplaire, qu'il rattache au thème plus général du faux-semblant, de l'illusion, du miroir aux alouettes, et de la folie en général, dans la tradition érasmienne et flamande. Par exemple, dans la seconde partie de son Silenus - qui sera publiée en 1627, et où nous sommes dûment avertis et convaincus de la conversion des Minne-beelden en Sinne-beelden, tout en ayant sous les yeux la même gravure que dans la première partie -, c'est de la folie de l'alchimiste qu'il part (Emblème XXXI, pp. 64-65, Spes chymica, vigilantis omnium) pour s'élever jusqu'à des considérations générales et moralisantes. On pense au colloque érasmien AlcumisticaGa naar voetnoot39 et à toutes les représentations des ‘folies du monde’ parmi lesquelles la recherche fiévreuse de la pierre philosophale a excité la verve satirique de nombreux burins et de nombreuses plumes. On citera le De oratore de Cicéron et le ‘O fallacem hominum spem’, un passage de Guichardin dans sa Description des Pays-Bas (1567), un huitain en néerlandais, un autre en latin, qui commente naïvement et sentencieusement l'image: Dum volucrem sequitur, dum spe jam devorat escam,
Dum canis in praedam fervidum ore ruit,
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Guttura latrantis, nil tale timentia fallit,
Seque paludoso gurgite mergit anas:
Ergo miser, praedam studio quid captat inani,
Ora refert solis plena molossus aquis.
Sit canis hic, ficta sub imagine, chymicus, hospes,
Spes cui semper adest, res cui semper abest.
Cette différence entre l'espoir et l'avoir - leçon didactique à l'usage de cet écolier de dix à douze ans auquel songeait Érasme dans ses premiers Colloques et que le célèbre portrait de Van Scorel du Musée Boymans de Rotterdam évoque admirablement -, nous la trouvons enfermée dans ce quatrain français, digne héritier de la tradition humaniste ininterrompue des Disticha moralia de Caton: Le chien qui semble avoir pris le canart a nage,
Le voit aller au fond, plein de despit et rage;
Pendant que l'Alchymiste espere tout avoir,
Hélas! rien ne retient qu'un fol et vain espoir.
Mais la troisième partie des Emblèmes, qui constituera bientôt le troisième volet du triptyque ou plutôt le couronnement de cette architecture morale qui conduit de l'amour profane à la sagesse et à la piété ou amour sacré, donnera, avec la même profusion érudite mais aussi avec une subtilité et une souplesse d'esprit remarquables, la signification plénière du dessein de Cats. Deux exemples nous suffiront, toujours empruntés au thème de la stultitia, mais dont les références à l'Ecclésiaste (10,2) et à l'Épître aux Galates (13,1) pour le premier, disent déjà l'interprétation; quant au second - qui sera développé plus longuement pour donner une idée précise du procédé catsien - il traite, à partir d'une autre image populaire, du thème de l'adversité, que des liens subtils rattachent au premier. Contentons-nous, dans le premier cas, après avoir indiqué la maxime latine (Stultitia ligamur, non compedibus), du quatrain français: L'esprit souhaite au ciel son noble coeur estendre,
Mais cest amas de chair au monde se va rendre,
Causant captivité, esclave se faisant,
Un sot est garotté de paille seulement.
Le thème de l'adversité est un beau sujet de méditation pour une âme religieuse. Mais c'est à partir de l'image de la forge et de la barre de fer plongée dans l'eau froide - à laquelle j'ai fait déjà allusion en | |
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note - que le poète zélandais y accède, par une subtilité et des procédés artificiels auxquels nos démarches intellectuelles sont, de nos jours, assez étrangères. Si l'emblème d'amour relie l'ardeur de la flamme (amoureuse) à l'incandescence du fer, l'emblème moral du second étage commente avant la lettre et à quelque chose près, les célèbres vers de Musset: ‘L'homme est un apprenti, la douleur est son maître, Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert’. Écoutons plutôt le Père Cats: La fer que mord la flamme au milieu des charbons
Et qu'un feu violent rougit, nous le courbons
Comme un morceau de cire. En passant dans l'eau froide,
Il reprend sa nature: il devient dur et roide.
Pour plier, nous devons sentir l'adversité,
Et quand nous gémissons sous le coup qui nous blesse,
Notre vie est conforme aux lois de la sagesse.
L'homme, pour être bon, doit être tourmenté.Ga naar voetnoot40
Souffrance et malheur, nécessaires à la prise de conscience de l'homme, et à son élévation morale: l'emblème religieux dépasse la résignation ou la fermeté dans l'adversité pour nous inciter à la joie. De même que le fer, ‘dans un brasier brûlant’ ‘ne se plaint pas’, de même: Quand Dieu punit les siens, ils ne se plaignent pas.
Ils ne craignent rien tant que les biens de la terre,
Dont ils suspectent fort la beauté passagère.
Je ne veux pas, mon Dieu, mon partage ici-bas.
On songerait volontiers, oubliant quelques platitudes d'expression, aux accents de Corneille, poète chrétien, traducteur de l'Imitation de Jésus-Christ. Ce que vise Cats avant tout, c'est d'évoquer, dans un rêve de beauté et de bonté ferventes, un univers où la morale, la mystique et la sagesse populaire confondraient leurs élansGa naar voetnoot41. *** | |
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Ainsi, l'habileté de Cats dans le maniement des mots, des idées et des symboles, et l'utilisation qu'il fit de la gravure, cette auxiliaire indispensable de la poésie didactique dont les Pays-Bas s'étaient fait comme une sorte de spécialité, justifient cette exclamation de l'artiste dont le nom est inséparable du sien, car il fut son collaborateur permanent, Adrien Van de VenneGa naar voetnoot42: ‘Ah poésie! quand vous donnez la main à la peinture, quelle belle union! Vous consolez ou vous rendez triste; vous enflammez ou apaisez; vous conseillez ou laissez deviner, et la peinture fixe le souvenir d'hier et d'aujourd'hui; elle parle de la main; elle montre aux méchants leurs défauts; elle éternise tout ce qui paraît oubliéGa naar voetnoot43.’ Sans doute Érasme n'avait-il pas trouvé - ni sans doute cherché - un illustrateur de son oeuvre didactique, et nous savons que, fidèle à sa formation première, il privilégiait le verbe par rapport à l'imageGa naar voetnoot44. Mais cette différence s'estompe et tend même à s'annuler quand on a reconnu, dans ses écrits les plus mystiques, et dans tous ses textes qui s'adressent aux ‘yeux de l'esprit’, une profusion d'images littéraires et un recours constant à l'allégorie. Érasme a été, malgré lui, illustré par Holbein - dont l'inspiration est fort éloignée de la sienne -, mais il l'a été avec beaucoup plus de bonheur et - et sans que ces peintres l'aient voulu explicitement - par Bosch, Metsys ou BruegelGa naar voetnoot45. En réalité, l'imagination qui est mise en branle par l'un comme par l'autre des moralistes chrétiens, est foncièrement la même. D'ailleurs, Érasme recommandait, d'un point de vue pédagogique, l'utilisation de tableaux et d'allégories. ‘Si quelqu'un montre du mépris pour les allégories, écrit-il dans l'Institution du mariage chrétienGa naar voetnoot46, rappelez-lui l'exemple de saint | |
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Ambroise qui des moindres objets du monde matériel sait tirer une leçon pratique’. L'équipe Cats-Van de Venne réalisa ce qu'Érasme fit seul, sous l'inspiration d'Origène, de saint Ambroise, et sans doute aussi sous l'influence de son milieu néerlandais originaire. Mais c'est peut-être dans son oeuvre consacrée à la gloire du mariage chrétien, et notamment dans son interminable poème didactique du Mariage, divisé en six parties - qui correspondent aux six états et aux six étapes de la vie de la femme - que l'inspiration érasmienne est la plus évidente. Les emprunts directs, les paraphrases, les références en bas de page ou en marge se multiplient à l'infini. Les leçons de son ‘maître Érasme’ ont porté leurs fruits: le poème Houwelyck est directement tiré de l'Institutio christiani matrimoniiGa naar voetnoot47. Cats cite également assez souvent Vivès et son Institution de la femme chrétienneGa naar voetnoot48, mais on sait que l'humaniste espagnol se reconnaissait comme étant le disciple le plus fidèle de son maître Érasme. Peut-être Cats a-t-il atténué certaines hardiesses érasmiennes, et son poème se recommande-t-il avant tout par la simplicité du ton, la couleur ou le mouvement du style familier. On se laisse emporter par le charme un peu désuet de ce dialogue octosyllabique entre l'instinctive et désordonnée Rosette et la raisonnable, prudente et sentencieuse SibilleGa naar voetnoot49, ou par les leçons de morale d'Anna à PhyllisGa naar voetnoot50: ‘souples dans le récit, clairs dans | |
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l'exposition des préceptes, vigoureux et précis dans l'expression des maximes de morale, les vers du poète répondent à toutes les exigences du sujetGa naar voetnoot51.’ Les octosyllabes ne sont d'ailleurs utilisés que dans les deux premières parties du poème, qui correspondent à l'âge de la jeune fille ingénue (Maeght) et à celui de la jeune fille | |
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qui commence à être émue d'amour (Vryster); les quatre autres ont recours aux alexandrins, plus graves, amples et majestueux, qui conviennent mieux à l'expression de vérités morales définitives et éternelles: elles correspondent à la condition de fiancée (Bruyt), de femme (Vrouwe), de mère (Moeder) et de veuve (Weduwe). N'oublions pas qu'Érasme est l'auteur d'une Vidua christianaGa naar voetnoot52, et qu'il posait, à la lumière de l'Évangile et des Épîtres de saint Paul, les graves problèmes de théologie et de morale chrétiennes relatifs au septième sacrement: celui de la chasteté, du remariage, de la ‘virginité conjugaleGa naar voetnoot53’. Cats connaît parfaitement cette pièce de l'édifice philogamique de l'humaniste de RotterdamGa naar voetnoot54, et l'on peut même prétendre que sa morale évangélique est plus assurée que celle d'Érasme, car à son expérience propre il joint celle de sa femme, sa collaboratrice de tous les instants, et qu'il a acquis sur l'administration d'un ménage une connaissance directe que ne pouvait pas avoir le clerc humaniste, en dépit de son intuition et de son sens aigu de l'observation. Il nous fait lui-même, en hommage à sa femme, l'aveu de cette collaboration: ‘Les théories qui vous paraîtront les plus pratiques ne sont pas toutes des fruits de mon propre jardin; il s'en faut bien. On me fournissait la matière et je fournissais la rime. Je préparais le ciment, on m'apportait la pierre. Celui qui veut se faire le législateur du foyer et prétend s'acquitter sérieusement de sa mission, doit consulter les femmes, prendre conseil de leur expérience et se renseigner auprès d'elles sur tout ce qui intéresse le ménage... Ma femme bien-aimée, mon âme, le charme de ma vie, a contribué pour sa part à la parure de notre Femme chrétienne.’Ga naar voetnoot55 | |
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Car c'est le sous-titre qu'il a tenu à mettre à son poème du Mariage, ce sous-titre qui était le titre de l'ouvrage de Jean-Louis Vivès. À son exemple, à celui d'Érasme, comme à celui des autres humanistes chrétiens, c'est à la femme qu'il veut s'adresser tout particulièrement, parce que la finesse et la faiblesse de son sexe lui font une obligation plus stricte d'écouter des conseils directement inspirés de saint Pierre et de saint Paul: ‘... het welk wy den naem hebben gegeven van 't Kristelyck Huyswyf... volgende daer in het exempel van de Apostelen Petrus en PaulusGa naar voetnoot56.’ Son idéal de femme chrétienne, qu'il veut inculquer à la jeune fille, dès son plus jeune âge, est celui que l'humanisme chrétien avait essayé de forger en empruntant certains éléments à des modèles antiques, d'autres à quelques exemples contemporains, mais en ayant toujours l'esprit fixé sur les Saintes Femmes de l'Écriture: bref, le modèle de la virago auquel Érasme se réfère dans plus d'un colloque philogamique et dans le texte doctrinal dont Cats s'inspire directementGa naar voetnoot57. La femme doit être à la fois libre et sage et s'identifier à ce modèle de la femme hollandaise dont Guichardin rapportait le témoignageGa naar voetnoot58: ‘Elles sont extrêmement sages, et cependant on les laisse très libres.’ Cette indépendance ne lui faisait pas moins obligation, selon les conseils de Vader Cats, ‘de craindre son mari et de plier sous son autorité comme un souple roseauGa naar voetnoot59’. Dans l'édition Schipper des OEuvres complètes de Cats (Amsterdam, 1658), on citera dans la troisième partie, qui traite précisément du sacrement du mariage, de nombreuses références à Érasme ou même de pures paraphrases. Mais, l'abondance de ses citations de textes sacrés, ses allusions à saint Augustin, saint Ambroise, saint Paul, nous montre clairement sa volonté de donner à ses préceptes une autorité incontestable: Érasme ne sera pour lui qu'un relais entre la Bible, les Pères de l'Église et sa foi personnelle. ‘Le livre que je donne au monde, dit-il, n'est pas un fruit de mon inteligence. Ce | |
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n'est pas à moi que vous le devez, mais à Celui qui a enflammé mon âme et qui a parlé à mon coeur. Il est le père de la lumière, le souverain législateur des hommes, l'Esprit qui étend ses ailes dans les sublimes régions et qui illumine tous les esprits. C'est Lui qui a conduit cette oeuvre: gloire à Lui dans l'éternitéGa naar voetnoot60!’ Cette dévotion sincère ne l'empêche pas, à la manière d'Érasme et d'autres moralistes chrétiens, quand ils se laissent entraîner par leur souci d'efficacité immédiate et leur dessein didactique, d'utiliser le mot cru et choquant qui frappe et qui laisse dans l'esprit une marque indélébile: n'est-ce pas souvent le ton et le style de la prédication morale? Quand il cite en français Montaigne dans les passages où celui-ci traite de l'amitié et de la passion amoureuse, il n'hésite pas à reproduire les expressions que l'auteur des Essais avait empruntées aux philosophes cyniques de l'antiquitéGa naar voetnoot61. Brutalité qui n'a rien de sensuel, et qui est tout le contraire de la complaisance érotique, qui fleurit à la même époque. Pour condamner, à l'instar d'Érasme, les réjouissances bruyantes qui accompagnent souvent la cérémonie du mariage, et dont les peintres et les graveurs flamands nous ont fourni une abondante illustration, il se croit obligé d'entrer dans les détails pittoresques et des descriptions de scènes qui n'ont rien de commun avec la gravité du mariageGa naar voetnoot62. ‘C'était, écrit Gaston FeugèreGa naar voetnoot63 en une phrase où il résume une série d'observations, l'occasion de repas prolongés plusieurs jours.’ On sait que le législateur prêtait main-forte au moraliste puisque, depuis Charles-Quint, une série d'édits avaient paru pour limiter les abus de ce genre et faire respecter le principe de frugalité. Qu'on se souvienne de Bruegel! Mais aussi d'Érasme, critiquant dans les danses et les chansons modernes, la parodie bouffonne et | |
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obscène du mystère sacré de l'union des sexesGa naar voetnoot64. ‘Ce commerce, ajoute-t-il dans un passage de l'Institution du mariage chrétien, nourrit un grand nombre de gens, surtout dans les Flandres. Si les lois étaient vigilantes, les auteurs de telles pitreries devraient être frappés à coups de fouet et soumis au bourreau, et, au lieu de chansons lascives, contraints à chanter des refrains lugubresGa naar voetnoot65!’ À la page 49 de la troisième partie de Houwelyck, Cats cite douze lignes de l'Institutio d'Érasme, à la page 50 il le cite encore avec saint Ambroise; à la page 54, c'est un proverbe français, à propos du thème de la mal-mariée, qu'il rapproche d'un passage d'Érasme sur l'importance de l'union conjugale: ‘Nihil magis serio agendum quam quod postea mutari non potestGa naar voetnoot66.’ On songe au colloque | |
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érasmien sur le ‘mariage qui n'en est pas un’ (Agamos gamos), et l'on se prend à penser qu'en la circonstance, Érasme va plus loin que Cats dans la dénonciation de ces monstrueuses unions contre nature arrangées par des parents inconscients, à l'abri des lois et sous le regard indifférent de l'Église établieGa naar voetnoot67. En effet, dans ses conseils aux jeunes gens, et surtout aux jeunes filles, il veut seulement les mettre en garde contre l'irréflexion et la précipitation propre à leur âge, qui ne mesure pas toujours les conséquences d'un acte et d'un choix qui ne se répéteront pas au cours de l'existence: ‘O tendre jeune fille, voici qu'on prépare une chose bien grave; on forge pour votre cou un joug d'acier. Vous le trouverez agréable, si tout va bien; mais il vous sera éternellement à charge, si tout va | |
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mal... Votre mari est-il savant, sot, malade ou bien portant, vous lui appartenez pour la vie... Dût-il être atteint de la lèpre; dût-il avoir la rage, dût-il être couvert de plaies affreuses (Cats se souvenait certainement de la description érasmienne abominable de ce vieil époux rongé de syphilis auquel est uni une jeune femme, comme les prisonniers de Mézence étaient liés à des cadavresGa naar voetnoot68), il n'en restera pas moins votre époux, votre conseiller, votre chef, votre seigneurGa naar voetnoot69.’ Les mêmes conseils reviennent à la page suivante, étayés par une citation d'Érasme tirée du Mariage chrétien: le divorce n'étant pas autorisé par l'ÉgliseGa naar voetnoot70, il faut être particulièrement vigilant (ce qui suppose d'ailleurs de la part des parents de la jeune fille une attitude opposée à celle dont Érasme dénonçait le cruel égoïsme). ‘Cum christiana lex, écrit-ilGa naar voetnoot71, nullam faciat spem dirimendi matrimonii quod semel coiit, lente in eo festinandum.’ Et Cats de prononcer ces vers sentencieux: Is vry een swaer besluyt, is jae een deftigh werck;
Geen vader komt' er aen, als naer een rijp gemerck.
C'est encore un précepte d'Érasme qu'il suit à la lettre, quand il prescrit au mari - aux devoirs de la femme chrétienne correspondent des devoirs complémentaires, un office de l'époux chrétienGa naar voetnoot72 - d'élever sa femme, de l'instruire, de l'habituer à diriger sa pensée et de l'interroger sur ses lectures, ses occupations. La femme estimait et écrivait Érasme, est telle que l'a faite son mariGa naar voetnoot73. | |
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Dans son célèbre portrait de Thomas More, composé à l'intention du chevalier Ulrich von HuttenGa naar voetnoot74, il vantait l'atmosphère chrétienne de la famille de son ami anglais: Thomas donnait à Dame Alice, sa seconde épouse, des leçons de musique, et jouait chez lui le rôle véritable d'un précepteur affectueux, mais intransigeant. En nous attardant à toutes les étapes de la destinée féminine ou de l'aventure conjugale selon Cats, il nous serait facile de marquer les emprunts directs à la pensée d'Érasme et à toute la tradition dont celle-ci s'est elle-même nourrie. Le rôle de la mère de famille est particulièrement important dans l'éducation de l'enfant, à commencer par l'allaitementGa naar voetnoot75. Ce sont les propres mots d'Érasme, et le même cheminement de pensée, dans son colloque Puerpera, dans le De pueris, dans l'Institutio matrimonii christiani, et ailleurs. Son souci pédagogique, assorti de diverses maximes d'hygiène physique et mentale, les Méditations de l'octogénaire, le Miroir du Passé et du Présent, d'autres oeuvres encore, l'expriment à grand renfort de citations d'Érasme. Sur les manières de se comporter à table, au lit, au jeu, c'est la Civilité des moeurs puériles transposée ou traduite en néerlandaisGa naar voetnoot77! Mais, comme chez Érasme, ces conseils apparemment terre-à-terre ou même naïvement grossiers, ont une finalité religieuse, car les bonnes dispositions du corps sont nécessaires à l'épanouissement de l'esprit et de l'âmeGa naar voetnoot78. ‘La voix, dit-ilGa naar voetnoot79, est un bienfait de Dieu, et il est juste que nous le lui offrions. Nos sentiments pieux ont besoin d'être exprimés par la parole; ils s'élèvent ainsi vers le Ciel avec plus de force que | |
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Edition originale du Silenus Alcibiadis: Page de titre (Exemplaire: Washington, Folger Shakespeare Library, PN 6399 C2 S5)
Frontispice des Emblèmes: 1er volet
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Frontispice des Emblèmes: 2e volet
Frontispice des Emblèmes: 3e volet
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Amour et beauté
Amour maternel et amour de soi
Amour et charité
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La nature, maîtresse du monde
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Jeu d'enfants (1625)
Jeux enfantins: sagesse humaine
Jeux enfantins: folie humaine
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quand ils restent à l'état de prière intérieure. Et pourquoi n'adorerions-nous pas avec toutes les puissances de notre corps et de notre âme Dieu, créateur de l'un et de l'autre?’ Les paroles ne sont pas plus séparables des pensées que les gestes corporels des mouvements de l'âme. D'où ces conseils, qui nous rappellent tout à fait le chapitre d'Érasme sur la manière de se comporter à l'égliseGa naar voetnoot80, dans le De civilitate morum puerilium:’ Nous estimons, écrit encore CatsGa naar voetnoot81, que trois choses sont requises pour bien prier, d'abord un coeur bien disposé, puis un corps placé dans une humble attitude, et enfin le fruit des livres, c'est-à-dire une voix exprimant avec force les sentiments de l'âme.’ Mais c'est peut-être dans son poème du Jeu des enfants (Kinderspel)Ga naar voetnoot82 que l'on pourrait saisir le mieux - et comme dans un raccourci expressif - l'inspiration à la fois érasmienne et flamande, réaliste et allégorique, de Jacob Cats. Comment en effet ne pas évoquer les Jeux des enfants de Bruegel, du Kunsthistorisches Museum de VienneGa naar voetnoot83, auquel j'associerai volontiers ses Proverbes flamands, ceux du Staatliches Museum de BerlinGa naar voetnoot84, comme ceux du | |
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Musée Mayer Van den Bergh d'AnversGa naar voetnoot85? Hier après-midiGa naar voetnoot86, une brillante démonstration nous a été proposée de l'influence évidente de la pensée érasmienne sur l'imagination plastique de Pieter Bruegel, dans la série gravée des Sept Vertus. Je pense qu'il vaudrait la peine, en disposant de plus de temps, de montrer dans le détail du poème de Cats, que le célèbre panneau d'Anvers, avec ses douze personnages allégoriques, les cent vingt proverbes flamands du Musée de Berlin et ces jeux enfantins du Musée de Vienne, constituent un relais nécessaire et évident entre la stultitia érasmienne, le Miroir du Passé et du Présent ou les Emblèmes moralisateurs. N'avons-nous pas sous les yeux - ceux du corps et ceux de l'esprit - l'image même du monde renversé ou de la folie de ce monde? Mais la même dialectique se retrouve chez Cats comme chez Érasme: la folie du monde est l'image renversée d'une sagesse authentique. Dans les marges de son poème, le pieux zélandais, qui cite explicitement Érasme, encadré de toutes les références anciennes et modernes qui s'imposent, nous fournit sans ambage la clef d'un mystère, qui n'en était pas un pour les contemporains. ‘Lusus pueriles, écrit-il, nonomnino contemnendos esse, et pondus aliquando habere Romulus et Cyrus in lusu a pueris reges creati, Septimius Severus judex assignatus, et alii quos refert Muret - Var. Lact. lib. II, cap. 91), luculenti testes esse poterunt’. Et encore: ‘Quid plura, mi lector? Omnia humana ludicra et lubrica, nam et ipsa, ut videmus, Ludit in humanis divina potentia rebusGa naar voetnoot87’. La puissance divine joue dans les affaires humaines, c'est-à-dire qu'elle se manifeste à travers elles et à propos d'elles: sur cette vaste scène du monde - l'image du théâtre est familière à l'époque de la Renaissance et à l'Âge baroque -, Dieu joue le rôle d'un | |
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metteur en scène invisible, mais tout-puissant. La leçon que le moraliste tire de l'emblème des jeux enfantins, c'est que l'homme, ignorant de sa destinée, ‘s'amuse, s'abuse, se passionne pour des chimèresGa naar voetnoot88’. Il l'exprime avec une grande netteté, mais aussi avec une bienveillante ironie. ‘Qui que vous soyez, dit le poète, homme ou jeune garçon, femme mariée ou jeune fille, qui regardez ce jeu d'enfants, arrêtez d'abord votre regard sur l'image, et après l'avoir considérée, réfléchissez un moment pour en découvrir le sens. Vous souriez à cette invitation, et vous pensez: Ce ne sont qu'enfantillages. Riez; cela vous est permis; riez même aux éclats; mais je souhaite que, tout en riant de concert avec la jeunesse, vous preniez aussi la peine de méditer. Allez plus loin: figurez-vous que dans cette scène des jeux vous avez vous-même votre place, que vous partagez les amusements des enfants. Je ne connais personne qui soit capable de vivre sans poupées d'enfant (kintsche poppen), personne qui ne fasse des folies par moments, personne qui ne tombe quelquefois, personne qui ne joue de temps en temps aux osselets, ou qui ne commence ce qu'il ne pourra jamais achever (Of iet begon dat niet en sloot)Ga naar voetnoot89’.
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Vanité et profondeur, légèreté et sérieux du jeu enfantin, allégorie de la destinée humaine, caractère dérisoire de cette comédie que les mortels jouent et se jouent sur la scène du monde, mais dont la brièveté et l'unique représentation lui donnent une dimension tragique. Les enfants qui jouent n'ont peut-être pas encore acquis la sagesse du philosophe ‘qui ne rit qu'en tremblant’, mais le moraliste chrétien dénonce la fausse sagesse de l'adulte moqueur, dont la moquerie est plus enfantine et plus folle que ces jeux ‘innocents et instructifs’. Ce qui vient confirmer, à la fin du xviiie siècle un libre adaptateur français du poème de Cats: ‘Les jeux renferment des leçons utiles à la vie, et composent un petit monde, dont le nôtre n'est qu'une image grossie par le télescope de la vanité. Prenez celui de la raison, et vous percerez les abymes du coeur de l'homme. Vous pourrez vous reconnaître alors à ces | |
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jeux enfantins, que vous regardiez comme futiles, pitoyables ou risiblesGa naar voetnoot90’.
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Les quelques exemples, empruntés parmi des centaines d'autres, à une oeuvre que nos contemporains de souche autre que flamande ou néerlandaise n'ont guère l'occasion de lire, et à laquelle la barrière des langues, s'unissant à des modalités pédagogiques, des comportements sociaux et des paysages mentaux foncièrement différents, ne facilitent guère l'accès, devraient suffire à justifier le titre de ma communication. Une tradition érasmienne, qui ne s'est jamais démentie aux Pays-Bas, et qui s'est enracinée dans une tradition populaire, à la fois nationale, humaniste et religieuse, est constamment présente dans l'oeuvre de Vader Cats. Est-ce à dire que le poète de l'Houwelyck, du Kinder-spel, des Minne beelden ou de l'Ouderdom, n'ait fait que suivre, sinon reproduire l'auteur de l'Institutio matrimonii christiani, de la Civilitas morum puerilium, du Lusus puerilis, des Adagia, des Similia ou du De praeparatione ad mortem? Il faudrait répondre à cette question d'une manière érasmienne - et peut-être catsienne! - en évoquant une fois de plus l'inépuisable problème de l'imitation et de la création originale: le Ciceronianus nous a fourni, par la théorie et la pratique, une réponse définitive à la question inévitable d'Érasme, imitateur des Anciens. Quant à Cats lui-même, ses théories littéraires - sa conception de l'imitation de la nature, ses commentaires personnels de la devise Ars, simia naturaeGa naar voetnoot91 -, sa pratique de la poésie néerlandaise, sa connaissance et sa pratique des langues et des littératures étrangères, nous amènent à penser que son inspiration érasmienne évidente n'est pas exclusive d'autres sources d'inspiration, et qu'il | |
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se meut dans un paysage mental différent de celui de l'humaniste chrétien. Enfin n'oublions pas que plus d'un siècle sépare les deux hommes et qu'une même conception de la pédagogie pratique, une même utilisation des images et des tableaux vivants de la vie quotidienne à des fins édificatrices, un même goût de la morale en acte et la pratique du même fonds d'auteurs anciens, de la Bible et des Pères de l'Église, ne suffisent pas pour masquer les différences qui caractérisent l'ancien moine augustin et le grand-pensionnaire de Hollande. D'autre part, quand on examine certains thèmes d'inspiration plus proprement catsiens et les illustrations correspondant au texte, en particulier certaines pages de titre, on ne saurait manquer d'être frappé par un style baroque, qui nous éloigne invinciblement de l'univers esthétique et mental de son maître Érasme. Comment ne pas être frappé, à la lecture de nombreux vers français de Cats, par cette luxuriance d'images, qui trahit souvent l'embarras d'un poète réaliste et croyant devant la difficulté d'exprimer des idées mystiques avec les mots qu'il destine à tout un chacunGa naar voetnoot92. Je rejoindrais, pour ma part, avec quelques nuances, l'idée directrice d'Albert-Marie Schmidt dans son étude sur les rapports du calvinisme et de la poésie française au xvie siècleGa naar voetnoot93, quand il analyse rapidement l'oeuvre de Du Bartas, d'Agrippa d'Aubigné ou de Des Masures. Certes, le génie assimilateur de Cats, lui fait parfois adopter le style de la préciosité ambiante; mais, le plus souvent, dans ses vers - autant que j'ai pu en juger personnellement dans les langues dont je puis apprécier le style, mais je crois également, dans son néerlandais originel - on découvre à la fois l'esprit calviniste et le tempérament baroque, alliance qui pouvait paraître étrange à des esprits trop classificateurs ou superficiels, jusqu'à la lumineuse démonstration d'Albert Marie-SchmidtGa naar voetnoot94. | |
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Prenons par exemple le thème de la mort, qui revient souvent chez Cats. Certes, plusieurs de ses maximes s'apparentent aux idées érasmiennes éparses à travers l'oeuvre religieuse de l'humaniste, et notamment dans son De praeparatione ad mortem. Mais une certaine obsession de la mort sous ses aspects à la fois les plus réalistes et les plus symboliques, est évidente et s'explique par des raisons à la fois historiques et personnelles. La poésie de la mort s'apparente souvent chez Cats, comme chez certains poètes protestants de langue française - ses contemporains ou ceux de la génération suivante - à la paraphrase et à la méditation théologique. Bien qu'il échappât lui-même à toute espèce de persécution religieuse et que sa propre position, après le Synode de DordrechtGa naar voetnoot95, fût assez tolérante à l'égard des autres confessions, et notamment de la confession catholique, je rapprocherais volontiers le ton de quelques-uns de ses vers inspirés par le thème de la mort et de la vanité des choses terrestres de telle paraphrase en termes cornéliens du Psaume 42, due au talent du pasteur français Pierre Dubosc (1623-1692), contraint d'abandonner son propre pays, ou surtout à ce sonnet Sur la Mort de Laurent DrelincourtGa naar voetnoot96 (1626-1681): Quel est ce Monstre horrible, et sans Chair et sans Yeux,
Qui d'une faux armé Grands et Petits menace;
Et qui, d'un Pié superbe, également terrasse,
Et le Riche et le Pauvre, et le Jeune et le Vieux?
Chrétien, vois sans horreur cet Objet odieux;
Vois, sous son Masque affreux, de ton Sauveur la Face
Vois, dans sa dure Main, des Nouvelles de Grâce;
Et, sous son Manteau noir, la Lumière des Cieux.
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L'inévitable coup de sa Faux meurtrière,
Termine, avec tes jours, ta pénible carrière;
Et fait voler ton Âme au Séjour de la Paix.
Ainsi le Châtiment dont l'Offense est suivie,
Porte un vieux Nom, contraire à ses nouveaux Effets:
La Mort n'est maintenant qu'un passage à la Vie.
On pense au dialogue catsien de l'Âme et du Corps (‘t'Samen Spraeck tusschen de Ziel en 't Lichaem)Ga naar voetnoot97 dont l'illustration parlante figure un squelette s'adressant à un vieil homme assis à une table, bonnet, houppelande et paire de lorgnons sur le nez, qui a - au sens propre - un pied dans une tombe largement ouverte. Mais ce thème est inépuisable pour le poète calviniste, surtout à partir d'un certain âge où la préparation à la mort devient sa préoccupation constante, et où il a recours à ces images effrayantes qui contrastent tellement avec le caractère grave, mélancolique et apaisé du solitaire de Zorgh-Vliet, qu'il est devenu, au soir de sa vie. Comme l'écrit Derudder dans son étude de Cats: ‘Le poète s'est familiarisé de bonne heure avec cette vision d'outre-tombe. Ses premières oeuvres trahissent déjà cette inquiétude, qui nous gagne quand nous voulons pénétrer l'obscurité de notre destinée... Chez lui, la pensée de la mort est comme le résultat d'une impression violente, dont le souvenir subsiste toujours. L'image funèbre est entrée profondément dans son âme et jette un reflet étrange sur toutes les pensées qui passent. Cats la retrouve partout, il la découvre dans les scènes les plus riantes de la vie, il la reconnaît dans les mille emblèmes que lui présente la nature; et son oeuvre tout entière confirme ces paroles: ‘Depuis longtemps, depuis ma jeunesse, je n'ai pas cessé d'apprendre à mourir. Le tombeau et tout ce qui s'y rapporte m'ont toujours été choses familières... Je voyais continuellement la mort s'abattre sur les hommes; je la voyais lancer de tous côtés ses flèches... Il faudra bien qu'un jour j'en sois atteint moi-même, puisqu'elles portent coup si souvent près de moi. Je me disais cela; c'était ma pensée unique lorsque j'étais convié aux funérailles d'un parent. Je n'avais pas autre chose dans l'esprit ni à la bouche lorsque, devant une porte, je voyais une croix de paille... Enfin tout | |
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ce qui s'offrait à mes regards, en quelque lieu que je fusse, réveillait en mon âme la pensée de la mortGa naar voetnoot98’. Mais, pour émouvoir son lecteur ou l'âme qu'il veut convertir, Cats n'utilise pas les atténuateurs poétiques d'un Homère ou d'un Virgile, il dévoile le cadavre dans son tombeau avec ses vraies couleurs, avec ses traits hideux, avec son paysage horrible. Il lui arrive même d'attendre la troisième interprétation pour faire déboucher son lecteur sur un paysage funèbre que ni l'image ni la première ni la seconde interprétation n'appelaient. C'est ainsi que l'emblème XXVII (p. 57) intitulé Inverte et avertes représente un masque tenu par une main qui sort des nuages; il effraye des enfants qui abandonnent leur jeu de toupies, l'un d'eux perdant son chapeau dans sa fuite; deux hommes devisent gravement en montrant les enfants. Le registre des scènes de la vie quotidienne entraîne le rire devant ces craintes ridicules de l'enfance, qui ne sait pas reconnaître le faux-semblant de la réalitéGa naar voetnoot99. Le registre de la sagesse, symbolisée par les adultes, nous donne à penser qu'en toute chose, il faut savoir regarder l'endroit et l'envers, et corriger les impressions premières d'après la règle de la raison. Le registre de la piété et de l'enseignement religieux trouve des accents plus graves pour énoncer ce quatrain en français sur le thème Mors larvae similis: Comme aux enfans, paroit le masque epouvantable
À l'homme ainsi la mort ressemble miserable:
Mais qui, de tous costés, ces monstres teste et voit
Enfin n'y trouve rien qu'espouvanter se doit.
Et il ajoute: ‘Le fol s'enfuit, le sage s'en moqueGa naar voetnoot100’.
Dans l'édition Jacobz Schipper de 1663, une gravure éminemment baroque orne la page de titre de son poème de la Vieillesse et de la vie rustique à Zorgh-Vliet: deux squelettes tiennent un livre ouvert, avec toute la décoration allégorique que la Renaissance et l'Âge baroque ont introduite en de telles circonstances. On ne peut, | |
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à la vérité, prétendre que ce spectacle est horrible, d'autant moins que Cats, habitué à regarder la mort en face et à agir au rebours des enfants et des sots effrayés par le masque vide, trouve, selon ses propres expressions, dans le ‘squelette desséché toute la beauté d'une rose fraîchement épanouie et étincelante de roséeGa naar voetnoot101’. Mais il y a d'autres scènes d'un réalisme plus brutal, même s'il est toujours destiné à l'édification morale et religieuse de l'homme, pauvre pécheur, selon une tradition où le calvinisme néerlandais de l'Âge baroque trouve certains thèmes d'inspiration dans la peinture flamande de la période précédente. Dans le Dialogue entre la mort et un vieillard, il n'est pas difficile de reconnaître Cats lui-même: la Mort vient le visiter au milieu de ses travaux, dans une studieuse et calme retraite. Le premier étonnement passé, il discute tranquillement et fermement avec elleGa naar voetnoot102. L'âme pure ne connaissant pas de frayeur, il se comporte au rebours de l'Elkerlijk de la tradition médiévale, surpris par la mort au milieu d'une scène de ripailles ou dans l'exercice de ses multiples vices. ‘Quand on vit pour Dieu, dit-il, dans la vertu et l'humilité, on n'a rien à craindre et on ne tremble pas devant vos menacesGa naar voetnoot103’. Certes, le thème de la mort, son traitement réaliste et la présence quasi-physique de Dieu, ne suffisent pas à eux seuls à définir le caractère baroque et calviniste de la poésie de Cats; mais si l'on songe au traitement érasmien du même thème, et aux représentations picturales, sculpturales, architecturales et littéraires de l'époque, en Angleterre, en France, en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, le doute n'est plus permis. En étudiant Le point de vue de Dieu dans la tragédie de Vondel aux Journées montalbanaises du Baroque en 1966Ga naar voetnoot104, Pierre Mesnard montrait chez le grand dramaturge hollandais l'expression achevée de la théâtralité de la théologie baroque. L'alliance contrastée de la mort horrible et des extases mystiques n'est pas pour gêner l'auteur d'Adam exilé ou de Jephté, pas plus que le poète anglais Crashaw ou que le Bernin: | |
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La belle mort se baise aimablement
Et sur la bouche, et sur la joue ardente.
Pour m'envoler, je suis toute brûlante.
Qu'un autre meure faible dans son lit,
Tout entouré de larmes et de cris,
Et consumé de fièvres dévorantes,
Moi, j'aime, par les torches rutilantes,
Au son des violons, des chalumeaux,
Épouse couronnée, de choeurs nouveaux,
Suivie et sans effroi, vaillante, alerte,
Sur les autels offrir à Dieu ma verte
Jeunesse.
Ainsi s'exprime Iphis dans son entrevue avec Jephté (Acte II, sc. 2, vv. 690-701)Ga naar voetnoot105. Quand à Cats, il est incontestablement un représentant de cette littérature baroque, sensible au change ou à la métamorphose, et dont Jean Rousset a donné à la fois une théorie et des illustrationsGa naar voetnoot106. Écoutons plutôt le vieil homme décrire avec une minutie que d'aucuns jugeront peut-être maniaque les transformations que la mort opérera en lui dès qu'il aura rendu le dernier soupir, et même plus tard, à une phase plus avancée de sa décomposition: ‘O ma chère âme, ces yeux dont je me sers aujourd'hui si facilement pour lire, seront à l'instant fermés pour se changer ensuite en des cavités profondes. Ma main, qui écrit maintenant des poésies ou d'autres choses plus importantes, sera glacée immédiatement au contact de la mort. Ma langue, qui s'est fait entendre si longtemps au milieu des États, restera immobile, muette, organe sans âme. Ma poitrine, ce centre de la vie, où je sens maintenant mon coeur battre, ne sera qu'un misérable débris écrasé sous une masse de terre... De moi, qui écris ces lignes, de vous qui les lisez, on pourra dire bientôt: ces gens-là ne sont plus.’Ga naar voetnoot107 Goût du macabre, rapprochements constants entre l'image de la mort et celle de l'amour ou de la volupté, squelettes surgissant au milieu d'une joyeuse assemblée, ces éléments, sans être spécifiquement baroques ou encore moins calvinistes, déterminent cependant, joints à plusieurs autres, un paysage mental plus familier à la poésie baroque protestante qu'à l'humanisme chrétien et à la rhétorique d'Érasme. On pense par exemple à certains poèmes du ministre | |
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calviniste Simon Goulard (1543-1628), qui correspondent bien à ce que Schmidt appelait ‘la virtualité baroque du calvinismeGa naar voetnoot108’ et qui le définissait comme une ‘perpétuelle méditation de la vie future’. Mais, alors que la sensibilité d'un Érasme, qui ne recule pourtant pas devant la description de spectacles répugnants et l'emploi de mots crus, ne lui permettrait pas de penser sa propre mort en termes de cadavre pourrissant, plus d'un poète protestant de la fin du xvie ou du début du xviie siècles s'arrête comme à plaisir sur la mort physique, considérée comme une halte nécessaire à sa méditation chrétienne: Viens douce-rude mort/embrasse/laisse-moy/
Tire moy dans les cieux puis qu'en Christ je me fonde/...
Ainsi s'exprime Simon Goulart, qui chante la gloire de Dieu, et qui affirme dans un exaltant Credo: Par luy j'aime la mort qui me guide à la vie/Ga naar voetnoot109
Il serait intéressant, dans une étude plus approfondie, d'examiner quels sont les livres de la Bible qui ont exercé le plus d'influence sur Érasme et sur Cats et, d'une manière plus générale, sur les écrivains protestants. L'Apocalypse est, en tout cas, plus constamment présente à l'esprit et à la sensibilité de Cats qu'à la pensée d'Érasme, penseur chrétien. L'Ecclésiaste a inspiré l'un et l'autre, mais les leçons qu'en tire le poète zélandais se traduisent tout de suite en emblèmes et en images parlantes de la mort, sous la forme de squelettes ou de crânes vides: l'auteur du Cercueil pour les vivants (Doodkiste voor de levendige), dont le titre se passe de commentaire, a plus d'une fois exprimé à la manière de Hamlet, dans la scène avec les fossoyeurs, la vanité des choses humaines. La sagesse d'un Montaigne, dont il est pourtant imprégné, est fort éloignée de la méditation religieuse de Cats, comme la ‘philosophie du Christ ‘d'Érasme, qui est une méditation de la vie. De plus, l'imagination créatrice de l'auteur de la Moria ne l'asservit pas de la même manière à l'observation minutieuse de la réalité, et ce n'est pas toujours le prosateur Érasme qui vole plus près du sol que | |
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le poète Cats. Dans telle description anatomique du Cercueil pour les vivants, par laquelle je voudrais clore ces remarques, on songerait volontiers, toute estimation de génie mise à part, à certains tableaux de Rembrandt, singulièrement à ses Leçons d'anatomie. Quand l'homme à expiré, écrit le solitaire de Zorgh-VlietGa naar voetnoot110, ‘sa bouche rend une salive épaisse qui reste attachée à ses joues ou. à ses lèvres blêmes. Ce corps, qu'on a vu si animé, n'est plus qu'un débris hideux, du moment où l'âme s'envole. Ses yeux éteints sont un objet d'horreur, et désormais ils doivent rester fermés. L'homme est si affreux quand il est mort, que ses plus proches parents se détournent de lui. Voyez ce cadavre: il est couché comme une masse informe. Sa langue est sans parole et sans mouvement. Vous pouvez lui parler des heures entières, ses oreilles n'entendront pas votre voix. Ces restes ont une mauvaise odeur; et c'est tout: ils appartiennent au tombeau’. Jamais un humaniste chrétien, en parlant de la mort, n'eût tenté pareille description. Érasme souhaitait pour son compte, comme pour tous les humains, une préparation spirituelle de la mort, mais non cette préméditation obsessionnelle.
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En insistant sur le thème de la mort et sur certains procédés descriptifs de Cats, j'ai voulu surtout montrer que son art et son inspiration tenaient davantage à la nature particulière de sa sensibilité et de sa foi religieuse et aux traditions populaires et nationales de son terroir qu'à une assimilation de la manière et de l'esprit d'Érasme. Mais, ni le lieu ni les circonstances de notre rencontre ne risquent de nous faire oublier la communauté de leur patrimoine culturel et les liens profonds que la psychologie des peuples établit, parfois à leur insu, entre deux individus dont la destinée et le talent propre ne furent pas les mêmes. Pour en revenir au thème du Kinder-spel ou Jeu des enfants, qui a connu une telle fortune dans la littérature et l'iconographie, et qui correspond véritablement à des traits caractéristiques de l'âme d'un peuple, je ne pense pas que ce soit l'effet du hasard si un penseur comme Huizinga, érasmien de | |
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première grandeur et auteur du célèbre essai Homo ludensGa naar voetnoot111, appartient à la même zone culturelle ou socio-culturelle qu'un Jacob Cats, un Peter Bruegel ou un Érasme de Rotterdam. Rapprochement qui ne tient pas seulement au fait que l'auteur des Colloques s'est, comme l'a remarqué un jour M. Hoyoux, manifestement inspiré du jeu de la boule pratiqué dans le Limbourg belge quand il décrivait le ‘ludum sphaerae per annulum ferreumGa naar voetnoot112’: l'esprit de jeu, cette festivitas, ou cet humour qui anime toute l'oeuvre et toute la personnalité d'Érasme, tient peut-être, comme chez le peintre des Proverbes flamands ou des Jeux des enfants, le moraliste des Emblèmes et du Kinder-spel, et le philosophe du xxe siècle, à quelques traits permanents du caractère, du comportement, de l'art et de l'univers mental de ces hommes des Provinces du Nord, qu'ils appartiennent aujourd'hui à la Flandre Belge ou aux Pays-Bas. Tout en poursuivant l'idéal, sur un plan religieux, philosophique, artistique, ces hommes savent voir et observer avec minutie les éléments multiples qui confèrent à un objet son individualité. Attachés au concret, ayant le sens des réalités terrestres, ne reculant pas devant la peinture ou la description de spectacles grotesques ou horribles, ne se piquant pas d'élans mystiques éthérés, mal à l'aise dans les abstractions et dans la quintessence, ils n'en sont que mieux disposés pour tirer la leçon morale et les conséquences pratiques des événements. La littérature emblématique ou parémiologique est, certes, internationale, et la bibliographie de Mario Praz l'a bien montré. Mais ce même ouvrage, et bien d'autres, plus spécialisés, nous ont révélé, sur les plans quantitatif et qualitatif, la prééminence des Pays-Bas dans ce genre si particulier. L'esprit de jeu dont je parlais, qui prend tantôt un tour grave, tantôt un tour enjoué, c'est celui qui anime d'un bout à l'autre l'Éloge de la Folie, la plus audacieuse et, en un sens, la plus religieuse des oeuvres d'Érasme. Ce même esprit de jeu, à caractère hautement éducatif, on le retrouve dans les allégories que les gravures et les tableaux de | |
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Bruegel nous ont appris à lire en filigrane - à eux seuls, les Proverbes flamands et les Jeux d'enfants constituent une véritable encyclopédie populaire et une allégorie de la condition humaine -, on le retrouve encore dans le dessein de Cats d'une architecture à trois étages d'emblêmes éthico-religieux et dans son habileté à disposer et à faire tourner les miroirs qui reflètent les traits visibles et les recoins obscurs de la destinée humaine. Ne le retrouve-t-on pas enfin, non seulement dans l'analyse philosophique et sociologique de l'‘homme joueur’ selon Huizinga, mais même dans son interprétation de la figure d'Érasme: il suffit de comparer son portrait de l'humanisteGa naar voetnoot113 à celui d'un Stefan Zweig, par exemple. Ce n'est donc pas simple formule aimable ou expression d'un nationalisme pointilleux que le possessif noster, souvent associé au nom d'Érasme, dans une référence marginale ou dans le corps d'un poème de Cats. La tradition érasmienne avait, certes, et dès cette époque, débordé toutes les frontières nationales, linguistiques ou culturelles, et parfois même religieuses. Mais il est des pays ou des milieux intellectuels où la ‘greffe’ érasmienne a ‘pris’ de façon admirable, d'autres où elle a subi un phénomène de rejet plus ou moins rapide ou retardé. L'érasmisme en ItalieGa naar voetnoot114 n'a pas eu une longue et féconde postérité pour des raisons historiques et psychologiques bien connues: le pontificat de Paul V lui porta un coup de grâce, et le Concile de Trente ne parvint guère à le faire sortir de cette hibernation dont le xxe siècle a commencé à le tirer. On sait quelle influence l'érasmisme a exercée en EspagneGa naar voetnoot115, même audelà de la période de reflux et de persécution officielle: il serait abusif, je crois, de parler d'une permanence de l'érasmisme en Espagne, malgré son attraction sur les générations actuelles. En Angleterre, la greffe a été l'une des plus heureuses, et de l'époque des Tudors à nos jours, une tradition érasmienne n'a cessé d'ali- | |
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menter de vastes secteurs de la culture anglaiseGa naar voetnoot116. J'ai voulu marquer, par l'exemple du poète et moraliste zélandais Jacob Cats qu'une tradition érasmienne ne s'est jamais perdue au pays de Grotius, de Huygens, de Hooft, de Coornhert, de Vondel ou de Huizinga, ou dans celui de Bruegel l'Ancien et de l'‘homme au miroir et à la chouette’, Till Eulen-spiegel. |
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