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[De Gulden Passer 1956]
Le livre au temps de Plantin
par H. de la Fontaine Verwey
Conservateur en chef de la bibliothèque de l'université d'Amsterdam, professeur à l'université d'Amsterdam
La vie de Plantin comprend la plus grande partie du xvie siècle. Etudier l'histoire du livre au temps du grand imprimeur, c'est suivre l'évolution de la typographie pendant le xvie siècle. Mais qu'est-ce que l'histoire du livre? C'est d'abord, bien entendu, l'histoire de la typographie du point de vue technique et artistique. C'est aussi l'histoire de la situation de l'imprimerie dans la vie sociale, politique et économique. C'est, enfin et surtout, l'histoire du rôle que le livre a joué comme agent des forces spirituelles et matérielles, comme miroir de la civilisation d'une certaine période. Or, sous ce rapport, le xvie siècle est unique. C'est le plus livresque des siècles. Dans aucune période de l'histoire, le livre n'a reflété si fidèlement, si complètement toutes les activités humaines, tous les aspects d'une civilisation.
Je me propose de parcourir rapidement l'histoire du livre au xvie siècle de ce triple point de vue, en prenant comme points de repère trois années: celle de la naissance de Plantin, 1520; celle de ses débuts comme imprimeur, 1555; et, enfin, celle de sa mort, 1589. En comparant l'un après l'autre les trois aspects de l'histoire du livre dans ces trois années, nous aurons, je l'espère, au moins une impression sommaire de ce que c'est que le livre au temps de Plantin.
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I
Commençons par jeter un coup-d'oeil sur la perspective la plus large: le livre comme miroir de la civilisation.
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A la naissance de Plantin, en 1520, l'ère des incunables est terminée. En parlant de cette période héroïque il ne faut jamais oublier que l'imprimerie n'est pas née dans l'Italie de la Renaissance, mais dans les pays du Nord; qu'elle est une invention du Moyen-âge dans sa dernière étape, alors que l'édifice commence déjà à s'écrouler et que de grands changements s'annoncent. Il n'est pas tout à fait exact de dire, comme on le fait bien souvent, que l'imprimerie a été une des forces qui ont réveillé les esprits. Au contraire, dans les pays du Nord, sauf quelques exceptions remarquables, à part quelques initiatives restées sans lendemain, l'imprimerie ne s'est mise au service des idées nouvelles qu'assez tard et d'une manière hésitante. Il n'y a qu'à feuilleter les incunables imprimées hors de l'Italie, pour constater que parmi eux les ouvrages d'auteurs modernes ne forment qu'une petite minorité. La plupart des impressions du xve siècle sont des textes déjà anciens, théologiques, liturgiques, juridiques, médicaux, etc., ainsi que des éditions scolaires, bref des livres promis à une large vente. Il s'ensuit que les incunables imprimés dans les pays du Nord ne reflètent qu'une partie de la vie spirituelle de cette époque, la partie la plus moyenâgeuse, la moins progressive.
Au début du xvie siècle, vers le temps de la naissance de Plantin, il y a un grand changement. La Renaissance franchit les Alpes et partout, en France et aux Pays-Bas, on commence à imprimer en grand nombre des éditions savantes d'auteurs classiques et des travaux d'humanistes. Aux genres anciens qui continuent de paraître et de trouver un grand public, s'ajoutent maintenant des genres nouveaux. Plus encore que les érudits italiens et les voyageurs revenant du pays de la Renaissance, les livres venus d'Italie, et bientôt réimprimés en-deçà des Alpes, ont été les messagers des idées nouvelles, qui suscitent cet enthousiasme pour les humanités ressemblant parfois à une ivresse collective.
Le grand idéal de l'Humanisme, c'est, comme l'a dit Abel Lefranc, ‘faire pénétrer partout, par le livre, la bonne parole de la science’. Erasme, le premier grand écrivain qui travaille directement pour l'imprimerie et que l'on peut nommer le premier journaliste, proclame la ‘restitution des bonnes lettres’. Comme Jean Second, le plus grand poète néolatin, Erasme est un citoyen
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de l'Europe, qui possède une langue et une civilisation communes. N'oublions pas qu'en même temps la Renaissance opère le réveil des langues et des littératures nationales. Mais il n'y a que les ‘bonnes lettres’. Avant les artistes venus d'Italie, ce sont des livres qui ont montré aux amateurs (et qui n'est pas amateur en ce temps heureux?) les formes nouvelles de l'art classique retrouvée. Livres d'architecture, d'archéologie, de numismatique, recueils de portraits, de calligraphie etc., trouvent un public enthousiaste, prêt à s'inspirer de ces beaux modèles. Comme l'a dit Pierre de Nolhac, ‘le savoir devient une volupté’. Des sources nouvelles ayant été découvertes, on s'occupe beaucoup de sciences naturelles, médicales, mathématiques, etc. Toutefois, dans ce foisonnement d'expériences et d'observations, une méthode sûre et scientifique fait encore défaut. Des spéculations aventureuses et fantaisistes ne manquent pas. L'astrologie, la démonomanie et l'alchimie sont en plein essor.
La grande préoccupation des esprits, c'est la religion. Selon la forte parole de M. Lucien Febvre, le xvie siècle est ‘un siècle qui veut croire’. Nombreux sont ceux qui comme Erasme pensent que la ‘restitution des bonnes lettres’ apportera d'elle-même la restitution du Christianisme, c'est-à-dire la réforme intérieure de l'église, son épuration et l'abolition des abus que tout le monde souhaite. Faire connaître la parole de Dieu dans le texte primitif et pur, c'est le but que se propose le cardinal Ximenès avec la Bible polyglotte de Complutum (1514 à 1517), devancée par le Nouveau Testament d'Erasme de 1516. Même après l'entrée en scène de Luther on garde l'espoir d'une réformation pacifique de l'église.
De même que dans la religion, on s'attend dans la politique internationale à des temps plus paisibles. A un moment les ambitions des Habsbourg et des Valois semblent s'équilibrer. Ce qu'on demande surtout aux auteurs classiques, ce sont des leçons de science et de morale politiques: quelles sont les qualités et les devoirs d'un bon prince, comment faut-il gouverner un état, etc.? Sur ces sujets les livres abondent.
La première moitié du xvie siècle est pleine de lumière, pleine d'espoir; c'est une période de changement et d'effervescence où tout semble être en crise de croissance. Derrière ce grouillement
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d'idées et de pensées, souvent peu claires et désordonnées, il y a toujours l'immense espoir d'un âge d'or à venir. On pourrait dire que le bruit des presses d'imprimerie est l'accompagnement musical de ces chants d'allégresse et d'espérance.
En 1555, notre second point de repère, la Renaissance est à son apogée tant en France qu'aux Pays-Bas. ‘Les années voisines de 1555’ a dit Abel Lefranc ‘constituent une période presque unique dans notre histoire: celle qui voit s'épanouir toutes les grandes conquêtes de la Renaissance, avant le grand déchirement des guerres de religion’. En effet, bientôt commence la moitié sombre du xvie siècle, celle qui coïncide avec la carrière de Plantin. L'un après l'autre, les beaux rêves s'évanouissent. Déjà dès le début du Concile de Trente, il devient manifeste que le schisme dans l'église est irréparable. Le mouvement déclenché par Luther s'est enlisé, la révolte des anabaptistes a été subjuguée, mais, animés d'une foi inébranlable, les Calvinistes prennent la direction de l'action protestante. L'église catholique, réorganisée par le Concile de Trente, fortifiée par la ‘militia Christi’ de Loyola, reprend ses forces. Dans la politique internationale, il n'est plus question d'équilibre durable. La France et l'Angleterre montrent de façon indubitable que jamais elles ne se résigneront à accepter la prépondérance espagnole. L'ère des nationalismes a commencée. Une période de luttes sanglantes, religieuses et politiques, intérieures et extérieures, s'ouvre.
C'est justement aux Pays-Bas, au centre des anciens domaines bourguignons, qui se trouvent au point culminant de leur richesse et dont Anvers est la métropole commerciale, que les grandes forces du xvie siècle s'affrontent pour la première fois. Peu après 1555 commence la période de dix années que les historiens des Pays-Bas ont baptisée: le prélude de la guerre de quatre-vingts ans. C'est alors qu'Anvers devient le quartier général du Calvinisme militant et de toutes les forces qui s'opposent à l'absolutisme du roi d'Espagne. Dans la lutte qui s'engage, l'imprimerie sera l'arme la plus redoutable peut-être. Dans aucune guerre la presse d'imprimerie n'a joué un rôle si important et si décisif. Toute l'imprimerie est mobilisée dans cette lutte sans merci.
Passons en revue ces troupes en ordre de bataille.
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Pour les deux parties, le livre essentiel est la Bible. Les travaux de Ximenès et d'Erasme sont surpassés par la Bible royale de Plantin (1568-72). Il y a des éditions innombrables de Bibles grecques et latines et de traductions de la Vulgate dite de Louvain. Du côté protestant, plusieurs traductions l'une à côté de l'autre pour les divers groupements. Le Concile de Trente ayant corrigé les textes liturgiques, les missels, les bréviaires, les diurnaux etc., toute la littérature liturgique doit être renouvelée. Passons sur les catéchismes, les confessions de foi, les psautiers etc. On ne peut plus compter le nombre de livres de polémique religieuse qui sortent des presses infatigables.
Comme la polémique religieuse, la polémique politique fait rage. Des centaines, des milliers de pamphlets qui jouent le rôle qu'auront plus tard les journaux, sont rédigés par de véritables ‘braintrusts’, des bureaux de propagande bien organisés, qui s'occupent à les faire imprimer et distribuer.
Dans cette lutte religieuse et politique qui divise si profondément les Pays-Bas, il semble que tout le monde doit choisir, que le neutralisme est impossible. Ce n'est pas exact. Il y a toujours un nombre d'esprits, et parmi les meilleurs, qui se tiennent au-dessus de la mêlée, qui croient fermement qu'enfin la vérité vaincra d'elle-même et que le règne de Dieu arrivera sur la terre. Parmi ces ‘neutralistes’ qu'on peut comparer sous certains rapports avec les ‘politiques’ et qui sont appelés d'un nom peu exact, les ‘libertins’, il y a plusieurs groupes. D'abord il y a ceux que dans la première moitié du siècle on appelle les évangéliques, les tenants d'Erasme, qui maintenant doivent se taire et chercher un refuge dans ce que M. Saulnier a nommé ‘l'hésuchisme’. Ensuite, il y a les spiritualistes qui s'inspirent des mystiques allemands et néerlandais, des sermons de Tauler, de la Théologie germanique (publiée dans les traductions de Sébastien Castellion par Plantin en 1558) et des écrits de Sébastien Franck. Ils pensent qu'on n'a nullement besoin de l'église et des sacrements pour se mettre en rapport avec Dieu, que l'on peut atteindre Dieu directement dans son for intérieur et que c'est par là que Dieu devient homme et l'homme Dieu. Cette théorie, née du mysticisme médiéval, présente certaines ressemblances avec la doctrine
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des stoïciens, renouvelée par Juste Lipse et ses amis.
Aux Pays-Bas, une partie des spiritualistes s'est groupée successivement autour de quelques prophètes qui organisent des sectes secrètes. Leurs membres qui se tiennent en dehors de la division traditionnelle entre catholicisme et protestantisme, se montrent toutefois des adhérents fidèles des églises dominantes dans les pays qu'ils habitent. Attitude étrange qui leur vaut bien souvent l'accusation d'hypocrisie! Ces sectes ont leurs livres de doctrine et de liturgie, qui sont imprimés et distribués dans le plus grand secret. On sait que Plantin a suivi le prophète Henri Nicolas, fondateur de la Famille de la Charité dont il a imprimé les nombreux livres, et que plus tard, comme d'ailleurs son ami Arias Montanus, confesseur du roi d'Espagne et éditeur de la Bible royale, il a eu des relations suivies avec le prophète Barrefelt dit Hiel dont il a traduit les travaux en français.
1589, troisième point de repère!
Le fait nouveau, inouï, riche en conséquences, c'est que l'insurrection des Pays-Bas, révolte d'un petit nombre d'hommes déterminés, dont Guillaume d'Orange est le chef, contre une puissance mondiale, aboutit à faire une brèche dans le mur de la prépondérance espagnole et à établir la première république démocratique des temps modernes. Bien que la lutte restera encore indécise pour longtemps, cet événement a une profonde influence sur le monde du livre. Le centre spirituel et économique se déplace vers le Nord: Amsterdam prend la place d'Anvers et Leyde devient le siège d'une université protestante. Dans la même période de nouvelles préoccupations scientifiques et littéraires deviennent manifestes et de nouveaux genres de livres apparaissent. D'une manière générale on peut dire que tout ce qui, dans la première moitié du siècle était encore confus, fantaisiste et incertain, va devenir plus sérieux, plus solide. Citons un exemple. Si la découverte de l'Amérique et des Indes n'avait eu avant 1550 qu'assez peu d'influence sur la littérature géographique, toujours basée sur Ptolémée, on s'occupe maintenant très sérieusement de l'étude de la géographie. Le travail systématique des grands géographes flamands Mercator et Ortelius est continué dans le Nord. Le premier atlas maritime, celui de Waghenaer, est publié par l'im- | |
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primerie plantinienne de Leyde en 1584. Quelques années plus tard un éditeur d'Amsterdam, Cornelis Claesz, commence la publication des journaux de voyage relatant les découvertes des Hollandais, qui sont imprimés simultanément en plusieurs langues. La jeune université
de Leyde qui attire beaucoup d'étudiants, venus de partout, obtient rapidement une grande renommée par son école de philologie, fondée par Lipse, Scaliger et Heinsius, dont les livres sont imprimés par Plantin et ses successeurs, et plus tard par les Elsevier. Le néerlandais, langue nationale de la plus grande partie des Pays-Bas, est soigneusement inventorié et analysé. Après le premier grand dictionnaire, le Thesaurus linguae theutonicae, publié par Plantin en 1573, et le dictionnaire étymologique de son collaborateur Kiliaen, publié en 1574, il y a maintenant la première grammaire, le Twe-spraeck van de letterkunst, publiée par Plantin en 1584 et composée par un groupe de ses amis hollandais, parmi lesquels Coornhert et Spiegel. Parmi les publications scientifiques, basées sur des observations exactes, mentionnons les travaux botaniques de Dodonaeus, de Clusius et de Lobelius, imprimés d'abord à Anvers et continués ensuite dans le Nord, et comme exemple d'une étude de mathématique basée sur une vraie méthode, le petit livre de Simon Stevin sur le ‘Dixième’ (Leyde 1584), qui est à la base de notre système décimal.
En 1589 Plantin, rentré de Leyde, meurt à Anvers, la ville qu'il aimait tant. Ayant perdu beaucoup de son importance économique, Anvers sera bientôt un des bastions du grand mouvement de la Contre-Réforme. En cette même année 1589 la jeune République se trouve dans la période critique qui décidera de son avenir. Elle sortira glorieusement de cette épreuve et entrera bientôt dans ce que l'on nomme son siècle d'or, la première moitié du xviie siècle. Dans les dernières années de sa vie le vieux Plantin avait vanté plusieurs fois la liberté de conscience qu'il avait trouvée dans la République. L'esprit de tolérance y sera désormais une tradition, tradition qui explique que pendant les xviie et xviiie siècles la Hollande sera l'imprimeur de l'Europe entière.
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II
Après cette revue trop rapide de l'histoire du livre comme instrument de la civilisation, considérons maintenant le second aspect: la situation de l'imprimerie dans la vie sociale, politique et économique.
Quelle était cette situation vers 1520?
Quelques années plus tôt, en 1514, celui qui avait révolutionné la typographie, qui avait marqué de sa forte personnalité le passage du temps primitif, l'ère des incunables, au temps moderne, était mort: Alde Manuce. Avant lui l'imprimerie était quelque peu une aventure (Gutenberg n'avait-il pas parlé de son ‘Affentur und Kunst’?). C'était un métier jeune qui devait encore chercher sa voie, une industrie nouvelle créée de toutes pièces qui devait se débrouiller avec des problèmes difficiles de financement, de transport, de salaires, etc. Les premiers imprimeurs étaient des gens de partout: des scribes, des calligraphes qui voyaient leur gagne-pain menacé, des artisans venus des techniques voisines: orfèvres, monnayeurs; des commerçants et des bailleurs de fonds en quête d'une spéculation avantageuse, beaucoup d'ecclésiastiques et d'étudiants râtés. On trouve des imprimeries un peu partout, même dans les villes où on les attendrait le moins. Ces installations sont bien souvent dûes à des initiatives privées, à des protections de princes, de prélats ou d'universités. Peu à peu, surtout après la crise de 1480, crise de surproduction, on s'aperçoit que les petites entreprises sont peu rentables; seuls subsistent les grands établissements, surtout ceux qui sont installés dans les grandes villes commerciales qui offrent les meilleures possibilités de transport.
Alde avait été un imprimeur comme le monde n'en avait pas encore vu. Il avait ébauché un programme grandiose d'éditions et il l'avait exécuté. Sa plus grande gloire est sa collection imposante d' ‘editiones principes’, comprenant presque toute la littérature classique, surtout grecque. Ensuite, ayant compris que l'étudiant avait besoin de livres à bon marché, il avait publié la célèbre série de format in-douze, les premiers ‘pocket-books’. Fondateur d'une académie, il avait su attacher à sa maison les plus grands savants
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du monde, parmi lesquels Erasme. Pour la propagation de l'humanisme personne n'a plus de mérites que le grand imprimeur vénitien. Bientôt ses livres sont copiés et imités à Lyon, à Paris, partout.
Comment se présente la situation en 1555?
Après la mort d'Alde l'imprimerie italienne est devenue de moindre importance. C'est en France, nous l'avons vu déjà, que la Renaissance porte sa plus belle floraison. Les grands imprimeurs humanistes se succèdent: Jodocus Badius, Simon de Colines, la dynastie des Estienne, dominé par Robert I, grand savant doublé d'un grand imprimeur. Le roi François I, le ‘père des arts et des lettres’ qui en 1530 institue les lecteurs royaux, s'intéresse activement à l'imprimerie; il fait nommer des imprimeurs royaux; grâce à l'initiative royale les célèbres ‘grecs du roi’ sont gravés par Claude Garamont.
Malgré la protection royale les imprimeurs ont bien souvent la vie difficile. A chaque moment il y a des démêlés avec la Sorbonne, des difficultés corporatives, des grèves etc. En 1550 Robert Estienne quitte Paris clandestinement pour se fixer à Genève où il peut professer librement la religion protestante. L'imprimerie, devenue une grande industrie, cherche la liberté et abhorre les censures, les mesures de police, les réglementations corporatives trop strictes. C'est ce qui explique l'essor rapide d'Anvers, ville libre entre toutes, comme métropole de l'imprimerie. Ce n'est pas par hasard que le jeune Français Christophe Plantin y fonde une imprimerie qui va devenir la plus grande du monde. Mais lui aussi s'apercevra bientôt qu'on est dans la moitié sombre du xvie siècle.
Le temps des imprimeurs savants, des Alde, des Estienne, est passé. Dans ces temps troubles il faut des hommes habiles, connaissant à fond leur métier et les possibilités commerciales toujours changeantes. Pour tenir le coup, il faut avoir le goût des entreprises aventureuses. Le nouveau type créé par le xvie siècle, le marchand cosmopolite, fait son entrée dans le monde des livres. Toutefois, l'imprimerie n'est pas un métier comme un autre. Impliqués à chaque moment dans la lutte religieuse et politique, les imprimeurs doivent choisir l'un ou l'autre des partis. Parmi eux il y a des idéalistes et des opportunistes, des martyrs et des spéculateurs.
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Il y a aussi des ‘libertins’, qui ne choisissent pas et travaillent à la fois pour les deux partis. A côté du marché officiel, toute une industrie de livres clandestins commence à se développer.
Il est très intéressant d'observer de près l'organisation de l'impression de livres prohibés. Déjà dans la première moitié du siècle on trouve des exemples de noms d'imprimeurs et de lieux fictifs, de millésimes apocryphes etc. Ces systèmes sont portés à la perfection pendant les troubles. Le danger étant devenu trop grand, même à Anvers, on voit plusieurs imprimeurs chercher un refuge où ils seront hors d'atteinte de l'autorité royale. Ils se fixent à Londres, à Emden, à Sedan, à Rouen ou bien à Vianen, baronnie libre du seigneur de Bréderode, le ‘grand gueux’. L'édition des Bibles protestantes, tirées à des milliers d'exemplaires, exige toute une organisation: il faut des bailleurs de fonds, des savants capables de réviser et de corriger les textes, et un rayon de colporteurs ambulants. Déjà dans l'édition de ces Bibles et d'autres livres religieux la concurrence se fait sentir. Il y a aussi des imprimeurs qui misent sur deux tableaux. Plantin qui en 1566 compte sur la victoire de la cause des rebelles, envoie en secret un de ses collaborateurs à Vianen pour y installer une imprimerie de livres protestants. Il se donne beaucoup de peine pour cacher son jeu.
D'autre part, les changements dans la liturgie, ordonnés par le Concile de Trente, ont pour conséquence le renouvellement de la littérature liturgique. On sait que Plantin, aidé par son protecteur, le cardinal Granvelle, s'est assuré des privilèges aux Pays-Bas et en Espagne pour les livres de liturgie et qu'il s'est spécialisé dans ce genre de publications qui a fait sa fortune et celle de ses successeurs. Par une ironie de l'histoire, ces livres de liturgie catholique seront imprimés en grand nombre depuis le xviie siècle par des imprimeurs protestants de Hollande, pratique qui s'est conservée jusqu'à l'heure actuelle.
1589, troisième point de repère.
La situation est bien changée. Après la fondation de la République des Provinces-Unies et surtout après la reprise de la ville par Alexandre Farnèse, Anvers n'est plus la métropole de l'imprimerie. Beaucoup d'imprimeurs protestants de cette ville se sont
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établis dans les villes du Nord, surtout à Amsterdam, nouveau centre du commerce mondial, et à Leyde où la jeune université attire les imprimeurs et les libraires. Suivant son ami Juste Lipse, Plantin, tout en restant fidèle à la religion catholique, se fixe à Leyde et y devient l'imprimeur officiel de l'Université et des Etats-Généraux. Rentré à Anvers après deux années, il laisse son imprimerie hollandaise à son gendre Raphelingius, qui peu après est nommé professeur à l'université. L'imprimerie qui va rendre célèbre la ville de Leyde dans le monde entier, ne sera pas l'établissement fondé par Plantin, mais celui des descendants de son ancien apprenti Elsevier. Pendant le siècle d'or de la République des Provinces-Unies de grandes maisons, comme celle des Elsevier, des Blaeu et des Janssonius, qui suivant l'exemple donné par Plantin, s'occupent de tous les genres de livres, s'emparent d'une grande partie du marché mondial.
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III
Regardons maintenant pendant quelques instants l'aspect extérieur du livre au xvie siècle.
Prenant encore une fois l'année 1520 comme point de départ, on peut constater que par les efforts d'Alde Manuce qui venait de disparaître, le livre s'était complètement émancipé du manuscrit dont pendant le xve siècle il avait été l'imitation plus ou moins fidèle. Enfin, le livre typographié a trouvé sa forme à lui: les caractères, les formats, la décoration, l'illustration, tout est devenu maintenant indépendant, autonome. Un des plus grands mérites d'Alde, c'est d'avoir donné au caractère dit romain sa forme définitive, désormais classique. Au cours du xvie siècle les caractères romains ont supplanté graduellement et presque partout les caractères gothiques. Cette victoire n'est pas dûe aux qualités esthétiques du romain; elle n'est que la suite logique du triomphe de la Renaissance, c'est-à-dire des genres littéraires qui se sont imposés à la suite de la Renaissance. C'est aussi à Alde que nous devons la création du caractère cursif dit italique. Là aussi, il n'était pas question de considérations d'ordre esthétique. Il s'agit simple- | |
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ment de construire un caractère assez étroit qui pourrait servir pour les éditions de petit format et à bon marché, les ‘pocket-books’. A côté des italiques d'Alde, il y a les ‘cancellaresca’ de Lodovico Vicentino degli Arrighi, qui viennent directement de la calligraphie et qui sont créées spécialement pour des plaquettes destinées aux bibliophiles. Par la suite les caractères romains et italiques se feront concurrence jusqu'à la fin du
siècle. Peu à peu une division du travail s'élabore: le romain devient le caractère usuel, tandis que l'italique se résigne à jouer un rôle complémentaire.
Alde Manuce s'est peu occupé de livres illustrés. Pourtant c'est lui qui a imprimé le plus beau livre de la Renaissance, la célèbre Hypnerotomachia Poliphili (1499), ornée de gravures sur bois dans le style vénitien aussi léger que simple. Venise est le centre d'où le nouveau style s'est propagé. A mesure que la Renaissance s'empare du livre, le nombre des livres illustrés diminue. Auparavent, dans les incunables les illustrations servaient surtout à aider le public pour qui la lecture était encore bien souvent un travail difficile. L'Humanisme a horreur de l'analphabétisme et ne tolère l'illustration que là où elle est absolument nécessaire pour comprendre le texte. C'est ce qui explique qu'on ne trouve jamais d'illustrations dans les éditions de textes classiques et les travaux des humanistes, à l'opposé des livres sur les sciences, l'histoire naturelle, les mathématiques etc., qui sont bien souvent illustrés par de grands artistes. En 1522 un jeune Italien, André Alciat, professeur de droit et poète, compose un recueil d'emblèmes, dans lequel il veut expliquer les images par les vers et les vers par les images. Ce premier essai est l'origine d'un nouveau genre du livre illustré, bien caractéristique de la Renaissance et promis à un grand avenir: la littérature emblématique.
Dans la décoration du livre nous retrouvons le même effort vers la simplicité classique qui est à la base de l'art de la Renaissance. Tandis qu'en France et ailleurs, la décoration typographique, surtout des livres d'heures et des romans de chevalerie, reste fidèle aux caractéristiques de l'art gothique: grouillement touffu des motifs sur le titre et dans les encadrements, formes bizarres des lettrines etc., les imprimeurs italiens se servent comme éléments
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décoratifs du jeu élégant et léger d'arabesques, de grotesques, de volutes et de spirales, tirées de l'arsenal de la Renaissance.
En 1555, notre second point de repère, l'art typographique de la Renaissance est à son apogée. Mais ce n'est plus l'Italie, c'est la France qui est maintenant le centre du mouvement typographique et artistique. Les imprimeurs français ont suivi l'exemple italien, mais ils y ont ajouté une grâce et une élégance toute françaises. L'initiateur de la nouvelle typographie en France avait été Geoffroy Tory, humaniste, décorateur et imprimeur, qui déjà en 1529 dans son Champfleury avait étudié les proportions des lettres et propagé l'emploi du caractère romain. Ses théories sont mises en pratique par le grand imprimeur Simon de Colines. Ce dernier renouvelle la typographie et ses heureuses initiatives sont suivies par Robert Estienne, qui comme imprimeur aussi bien que comme éditeur doit être appelé l'Alde français. Le plus grand architecte du livre à cette époque est sans doute l'imprimeur lyonnais Jean de Tournes, dont tous les livres, jusque dans leurs détails infimes, montrent une noble harmonie.
Les caractères romains gravés par Claude Garamont, devenus d'un emploi général pour les textes latins, sont la continuation et l'apothéose du travail d'Alde. Les italiques de Robert Granjon unissent à la sobriété des cursives aldines l'élégance calligraphique des ‘cancellaresca’ de Vincentino. N'a-t-on pas parlé des ‘grecs du Roi’, gravés par Garamont, comme de la plus belle symphonie typographique, qui existe?
Quant à l'illustration, le Songe de Poliphile (1546), l'adaptation française de l'Hypnerotomachia Poliphili, dont les gravures surpassent en beauté parfois les originaux italiens, devient ‘la Bible de la Renaissance’. L'illustrateur attitré des beaux livres de Jean de Tournes est le gracieux ‘petit Bernard’. Dans les livres d'emblèmes, qui jouissent d'une grande vogue, les dessinateurs rivalisent d'ingéniosité avec les poètes.
Depuis Geoffroy Tory la décoration du livre, même du livre liturgique, respire l'art de la Renaissance. Dans leur simplicité élégante, lettres ornées, encadrements, bandeaux, fleurons et ‘fleurs d'imprimeur’ témoignent en même temps d'une compréhension parfaite de la chose typographique. Guidés par un goût très sûr
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ces imprimeurs savent éviter tout excès, toute surabondance dans la décoration. Il y en a même qui vont jusqu'à la suppression presque totale de la décoration. Le plus sévère est Michel de Vascosan, maître de la typographie pure. Vraiment, les livres français d'environ 1555 sont les plus beaux qu'on ait jamais faits!
Hélas, cet âge d'or de la typographie française, bientôt brisé par les guerres de religion, sera de courte durée. Mais les efforts des grands imprimeurs ne sont pas perdus. A l'étranger on s'efforce de suivre leur exemple, surtout aux Pays-Bas qui, dans les temps à venir, vont donner la note à l'imprimerie. Si Plantin n'est pas le premier imprimeur d'Anvers qui se sert du nouveau matériel français, il ne cessera pendant sa longue carrière de renouveler son équipement typographique et de rester en relations suivies avec les meilleurs graveurs de poinçons de France, comme Robert Granjon qu'il fait venir à Anvers. Quoique ni Plantin ni ses collègues ne réussissent à égaler le travail des imprimeurs français, c'est surtout grâce à l'architypographe que le style nouveau est adapté généralement aux Pays-Bas où on commence même d'employer les caractères romains pour des textes en néerlandais. Sous l'impulsion de Plantin une pléïade d'excellents graveurs sur bois est formée à Anvers, qui travaille pour l'illustration des livres.
1589... En quarante-cinq ans le style italo-français a pris racine. Jusqu'à la fin du xviie siècle les caractères garderont leurs formes classiques, créées par Garamont et Granjon. Mais dans l'illustration comme dans la décoration du livre la simplicité du style renaissance est remplacée peu à peu par la somptuosité du style baroque. Le titre imprimé a perdu sa sobriété lapidaire et est doublé par le titre gravé, orné de sujets mythologiques. La gravure sur bois, ce vieux camarade de la typographie, est supplantée par la gravure sur cuivre qui permet à l'artiste de s'exprimer de façon plus personnelle, plus variée, mais qui rompt l'unité typographique. Bien caractéristique du style baroque sont les livres de liturgie, comme ceux édités par Plantin, dans lesquels la variété et la richesse de la typographie rivalise avec la virtuosité et l'ingéniosité de la gravure au burin. C'est ce style qui dominera pendant un siècle. Il atteindra son apogée à Anvers dans les livres illustrés par Rubens et ses élèves, tandisqu'en Hollande les fastes
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du baroque seront toujours tempérés par un certain réalisme.
Voilà, dans un raccourci trop rapide, les trois aspects de l'histoire du livre pendant le xvie siècle. J'ai voulu parler du livre au temps de Plantin, non de Plantin lui-même. Si pourtant son nom a été cité maintes fois dans cette conférence, c'est que je n'ai pu l'éviter. Sur tous les chemins, grands et petits, droits et détournés, qui mènent vers le monde du livre en cette époque, on rencontre à chaque moment l'architypographe. Tous ceux qui ont étudié les livres du xvie siècle, diront du grand imprimeur d'Anvers: quorum pars magna fuit.
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