De Gulden Passer. Jaargang 28
(1950)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Gedeeltelijk auteursrechtelijk beschermd
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Les beaux livres parisiens de Gilles Corrozet
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l'auteur. Quelquefois il les signe de son nom, plus souvent de sa devise: Plus que moins, ou de son pseudonyme: ‘l'Indigent de sapience’, parfois d'un simple acrostiche. Les connaissances historiques ne lui font pas non plus défaut, et les Parisiens ne peuvent avoir l'ingratitude de ne pas saluer en lui le premier historien véritable de leur cité, le premier aussi dont les ouvrages sur Paris aient été imprimés. Si l'on peut, en effet, passer sous silence les nombreuses pièces de circonstance où il célébrait les entrées royales, les naissances ou les funérailles des princes, le Triumphe des Francoys ou le Retour de la Paix, et même son Thrésor des Histoires de France et ses autres ouvrages à prétentions historiques, on ne saurait faire de même à l'égard de ses Antiquitez de Paris. Il avait le goût de l'histoire et un certain sens de la critique historique, bien qu'il n'en ait guère appliqué les méthodes. Son ouvrage vaut surtout par la richesse des renseignements sur les évènements contemporains et sur la topographie de la ville. Il est difficile de dissocier en Gilles Corrozet l'oeuvre de l'historien et du poète de l'activité du libraire. Imprimeur, il ne semble pas qu'il le fût jamais; ses propres ouvrages ne furent pas toujours publiés chez lui, et souvent, selon un procédé habituel à son époque, ses éditions furent partagées avec quelque autre grand libraire. Particulièrement intéressante se révèle l'association qui se constitua entre Corrozet et Denis Janot et Etienne Groulleau. Plusieurs des plus beaux livres du xvie siècle, illustrés de vignettes où se manifeste un art achevé, en sont sortis. Retrouver ces formes pures, admirer cet équilibre inégalé, prendre conscience de la perfection qu'atteignit le livre en sa jeunesse, voilà qui mérite bien de s'arrêter un moment à quelques-uns des livres parisiens de Gilles Corrozet. ‘Parisiens’, car Corrozet, en tant qu'auteur, fut très tôt imprimé à Lyon, et sans doute le goût des beaux bois gravés lui vint-il après qu'il eût composé des quatrains pour les admirables vignettes des Simulachres de la mort d'Holbein, que publièrent à Lyon, en 1538, les frères Trechsel. En 1539, il apporte sa contribution à la littérature des blasons, florissante depuis que Marot a rimé le Beau Tétin. Conjointement avec Denys Janot, il publie les Blasons domestiques contenantz la decoration d'une maison honneste et du mesnage estant en icelle. Inspiré | |||||||||||||||||||||||||||||
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Fig. 1. - Blasons domestiques: La maison (fol. 37 ro).
Fig. 2. - Tableau de Cebes: Le banquet (fol. G5 ro).
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Fig. 3. - Hecatomgraphie: Paix (fol. H VIII vo).
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Fig. 4. - Hecatomgraphie: République (fol. K5 vo).
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Fig. 5. - Fables d'Ésope: Mutation d'estat ne peut muer les moeurs (fol. G VI vo).
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Fig. 6. - Tableau de Cebes: Le pèlerin visitant le Temple de Saturne (fol. A III vo).
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Fig. 7. - Tableau de Cebes: La Volupté vaincue (fol. E 8 vo).
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Fig. 8. - Tapisserie: Jesus enseignant et la Multiplication des pains (fol D 8 vo et E ro).
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Fig. 9. - Tapisserie: La Crucifixion (fol. M II vo et M III ro).
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de l'Aediloquium de Geoffroy Tory, ce recueil sera des plus estimés parmi la foule de ceux qui sollicitaient l'attention des lecteurs. Bien que dans son prologue il déclare: ‘ie n'ay l'usage et commodité d'aulcunes de ces choses blasonnées’, Gilles Corrozet n'en était plus à son coup d'essai: quelque dix ans plus tôt, il avait donné son gracieux Blason du moys de may, et dans ses Antiquités avait intercalé un Blason des Armes de la ville de Paris. Cette fois, il va léguer à la postérité des renseignements précieux sur une maison du xvie siècle; entendez par maison le logis du maître et celui du fermier, la cour, les communs, le jardin. L'illustration avec ses petites vignettes (32 × 52), un peu naïves, mais gravées avec précision et finesse, ajoute à la valeur documentaire de l'ouvrage, et de belles initiales en rehaussent le charme (Fig. 1). Le bon Gilles promène ses lecteurs de la cave ‘ténébreuse’ où dorment, dans les futailles rebondies que montre la figure, les ‘vins savoureux’ qu'il énumère en connaisseur, au grenier; de la chambre, à la cuysine qui ‘esiout et fait tant aise le corps humain’: à ce grand feu qui brûle dans la cheminée que ne cuira-t-on pas? c'est à faire rêver un goinfre! Puis il s'attarde au banc, à la table et au dressoir, à la verge à nectoier et à l'étui de chambre, c'est-à-dire au nécessaire de toilette. Son jardin est ravissant, ses fleurs sont les plus belles du parterre et les feuillages y forment maintz berceaulx umbrageux
Soubz qui on ioue a diuers ieux...
Mais le joyau de ces petites pièces, c'est le Blason du lict, à qui José-Maria de Heredia n'a pas dédaigné d'emprunter un sonnet portant le même titre. Chez Corrozet, un coutil très blanc enveloppe la plume fine de ce lit douillet, ses draps sont parfumés, sa ‘riche couverture’ défend bien contre le froid. C'est un Lict d'honneur plein de toute ioye
Beau lict encourtiné de soye,
large, confortable, beau meuble savamment travaillé ‘D'images et marqueterie’. ‘Nos ancêtres l'entouraient d'une sorte de vénération, comme s'il eût gardé quelque chose de la sainteté du mariage et du respect de | |||||||||||||||||||||||||||||
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la mort.’ Avec quelle délicate retenue, le poète s'adresse à ce ‘Lict beneist de la main du prêtre’: O lict pudique, O chaste lict
Ou la femme et le mary cher
Sont iointz de Dieu en une chair.
Lict d'amour sainct, lict honnorable,
Lict somnolent, lict venerable,
Gardez votre pudicité
Et euitez lasciuité,...
Les Blasons sont suivis de quelques autres pièces, illustrées elles aussi. Dans la première, intitulée Contre les blasonneurs de membres, la vignette jure avec le texte: c'est l'image d'un artiste peignant un nu, entouré de ses modèles féminins dans la même absence de costume. Ici, Corrozet s'en prend, sans le nommer, à Clément Marot et surtout à ses imitateurs qui louent sans vergogne ce que dans le corps humain on est convenu de passer sous silence. Sa vertueuse indignation ne leur ménage pas le blâme, en des termes qui ne sont pas sans grandeur. Prise de position qui marque bien la place qu'occupait maintenant notre auteur dans la société littéraire de son époque: comme nous voilà déjà loin du: ‘Entre les clercz peu renomme...’ Après Pierre Grognet qui, dans ses Motz dorez, avait écrit: Gilles Corrozet promptement
Compose bien parfaictement,
après Michel d'Amboise avec qui il faisait échange de politesses, c'est un nom plus illustre qu'il faut citer, celui de Clément Marot. Corrozet se jette dans la mêlée à propos des Blasons, et, dans la dispute célèbre entre Marot et Sagon, on le verra le défenseur, hélas! de Sagon contre Marot! Sa renommée sera assez grande pour qu'en 1543, à un Puy d'amour organisé à Rouen, le prix du tournoi littéraire fût un de ses ouvrages: l'Hécatomgraphie. C'est une joie des yeux, pour le profane comme pour l'amateur, que d'ouvrir l'Hécatomgraphie. C'est aussi une joie de l'esprit. Un beau frontispice en forme de portique, à la base ornée des chardons de Denis Janot, porte la date de 1540. Bien qu'une année seulement l'en sépare, le petit livre des Blasons paraît, au moins dans ses figu- | |||||||||||||||||||||||||||||
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res, archaïque à côté de celui-ci. L'économie en est très simple: le verso de chaque feuillet porte l'illustration, le recto du feuillet suivant le texte correspondant. Le texte n'est autre qu'une série d'emblèmes. Chacun sait la vogue que connurent ces petites pièces. Féru d'antiquité, le siècle de la Renaissance voulait traduire au profit de tous la sagesse des Grecs. Les contemporains de François I avaient vu éclore à foison quatrains, sixains ou huitains moraux. On faisait peindre ces sentences ‘aux murs de sa “librairie”, on les faisait frapper au plat de ses reliures, graver au chaton de sa bague’. Alciat avait donné ses Emblèmes. La Perrière son Theatre des bons engins, Gilles Corrozet, à son tour, s'adonne à ce jeu littéraire. Cent ‘hystoires’, naturellement: c'était le chiffre sacro-saint. Dans ce genre, point n'était besoin d'idées neuves, il n'y avait qu'à puiser dans le fonds commun, emprunter à Horace, à Avianus, à Esope, à Babrios, à Homère même qui, déjà, dans l'Iliade, présente des mythes moraux: ainsi l'allégorie des Deux Tonneaux de Zeus qu'Achille cite à Priam. Mais la forme qu'ajuste Corrozet à ces fables qui enchantèrent l'enfance de notre vieux monde, leur donne une nouvelle saveur. Un vers harmonieux, une langue souple et légère, une morale pleine de bons sens et de sens pratique, une honnêteté de sentiments et d'expression rares pour l'époque sont tout à l'honneur du poète et de l'homme. Il faudra le redire à propos de son Esope, mais déjà ici il s'annonce comme un ancêtre de notre La Fontaine. Parfois, dans l'Hécatomgraphie, le ton s'élève, telle page fait songer à Villon, telle autre s'inspire directement de l'Évangile. Si l'intention morale et moralisatrice des emblèmes est certaine, les libraires de Paris et de Lyon voyaient davantage en eux le commentaire qui donnerait la vie à ces admirables suites de vignettes qu'ils faisaient graver à grands frais par les meilleurs artistes du temps. Le débit en était assuré, les artisans en faisant grande consommation. Corrozet le dit explicitement dans son épître ‘Aux bons espritz et amateurs des lettres’: Aussy pourront ymagers & tailleurs,
Painctres, brodeurs, orfeures, esmailleurs
Prendre en ce liure aulcune fantasie
Comme ils feroient d'une tapisserie.
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Ces modèles étaient sans doute assez maltraités; détruits par l'usage, on s'explique qu'un aussi petit nombre nous en soit parvenu. Cent vignettes donc illustrent l'Hécatomgraphie. La plupart exécutées au trait, d'une facture souple et élégante, sont entourées d'un simple filet et mesurent 31 × 58; les autres, à double filet (32 × 59), ‘sont ombrées et d'un style en général plus lourd’. Les unes et les autres, surmontées d'un titre qui énonce le sujet, suivies d'un quatrain qui le développe, sont enchâssées dans des cadres à rinceaux de feuillages, déjà employés pour le Théatre des bons engins et qu'on retrouvera dans le Boccace de 1542. Ces cadres offrent quatre types, irrégulièrement alternés, tous d'un dessin délicat et d'un goût très sûr: ces masques de feuillages ne sont-ils pas un motif de décoration particulièrement réussi? (Fig. 2.) Le sujet de chacune des vignettes est composé avec beaucoup d'esprit et de science. ‘Les personnages présentent cet allongement, cette grâce nerveuse, ces attitudes quelque peu apprêtées qui caractérisent alors le style français’. Les influences étrangères sont éliminées ou plutôt assimilées, et l'on voudrait connaître les auteurs de ces petits chefs-d'oeuvre. Les uns ont parlé de Geoffroy Tory, sans songer qu'il était mort depuis tantôt dix ans quand parut l'Hécatomgraphie, les autres de Jean Cousin à qui il fut de mode de tout attribuer sans souci de la chronologie. Les artistes de l'atelier de Denys Janot sont demeurés anonymes; sans doute furent-ils des élèves de Tory dont ils possèdent la verve savante et la grâce délicate. Quelle finesse dans cette gravure intitulée ‘Triumphe d'humilité’! que de grâce dans le geste de l'agneau posant sa patte sur la tête du lion dont la physionomie ne respire que douceur! Une vie, un mouvement intenses animent la figure du ‘Brocardeur’ tandis que la majesté empreint celle de la ‘Paix’. (Fig. 3.) Ce serait le lieu de mettre l'accent sur la correspondance remarquable entre le texte et l'illustration, remarque qui ne s'applique pas à ce seul ouvrage. Le poète ne dissimule pas avoir eu la vignette sous les yeux, quand il écrit: Tu voy lecteur ce malheureux souldard
Dont sort ung feu qui le consume et ard
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ou encore: De paix le simulachre est painct
Qu'elle a de boucliers pres l'olive
Et blé dont fault que l'oyseau viue,
Puis l'eau qui l'ardent feu estainct.
Il serait aisé de multiplier les exemples. Cependant la concordance n'est pas aussi évidente partout. Certains emblèmes ont pu être écrits avant la gravure des bois et ceux-ci dessinés sur les vers. Et l'on ne peut dissimuler ici que les libraires d'alors avaient souvent recours à un autre procédé: pour illustrer tel ou tel ouvrage, ils puisaient dans leur fonds de bois gravés sans souci d'une appropriation unique ni même exacte. C'est ainsi qu'on voit les mêmes vignettes reparaître dans des ouvrages assez différents. Ceux de l'Hécatomgraphie, nouveaux ou non, n'échapperont pas à ce sort. Un grand nombre d'entre eux ornera le Jardin d'Honneur, un tout petit volume qu'Etienne Groulleau imprimera à plusieurs reprises à partir de 1548. Quatre vignettes au plus lui sont propres; les autres sont tirées du Théatre des bons engins, de la Métamorphose d'Ovide, des Fables d'Esope et de la Tapisserie de l'Eglise chrétienne. Le texte est pareillement formé de pièces de divers auteurs; Corrozet à lui seul en a fourni vingt-neuf tirées de son Hécatomgraphie. De la composition d'emblèmes moraux à l'imitation des anciens, à la traduction en vers français des Fables d'Esope, il n'y avait qu'un pas à franchir. Ces apologues qu'avaient redits nos trouvères avant Marie de France, le petit Gilles les avait entendu maintes fois conter durant les longues veillées d'hiver de son enfance. Aujourd'hui qu'il est ‘fondé ès lettres’, il va puiser directement dans un recueil latin du vieux fabuliste, un Aesopus contemporain qui contient des fables de Babrios, d'Horace, de Phèdre. Il choisit cent sujets et, d'un tour alerte, se met à conter l'histoire ‘du Coq et de la pierre précieuse’, ‘du Loup et de l'Agneau’, ‘du Rat et de la Grenouille’... De petits chefs-d'oeuvre éclosent sous sa plume: ils auront grand succès et mériteront à leur auteur d'être appelé ‘l'ingénieux prédécesseur de La Fontaine’. Corrozet aura des imitateurs, mais il est vraiment avant le Bonhomme le seul fabuliste français digne de ce nom. Celui-ci d'ailleurs lui empruntera non | |||||||||||||||||||||||||||||
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seulement idées ou expressions, mais souvent même ses ‘figures pour décrire le lieu où il place l'action’. Et il n'est pas jusqu'à la dédicace de La Fontaine à Monseigneur le Dauphin qui ne rappelle celle de Corrozet ‘A treshault & trespuissant prince monseigneur Henry, Daulphin de Viennois...’. Cette pièce qui ouvre le recueil est écrite tout entière en vers de dix syllabes; au contraire, dans ses fables, Gilles Corrozet va varier avec une extrême souplesse les mètres et les rythmes. Son vers n'a que cinq syllabes et sa plume se fait d'une concision élégante et légère pour raconter la fable du Vieillard appelant la Mort, alors que celle de la Grenouille et du Boeuf abonde en détails délicieux: la scène ‘lez ung etang’, les efforts de la grenouille qui se dresse et saute pour mieux s'enfler, la sage leçon du fils qui fait ‘ressortir la sottise de la mère’; ‘la coupe des vers, brisée et pénible vers la fin, peint à merveille les efforts’ de la grenouille. Quant au volume, sa présentation extérieure est la même que celle de l'Hécatomgraphie. Même page de titre, mais les encadrements plus riches, plus ciselés, sont peut-être plus beaux encore. Ils affectent la forme de portiques aux colonnes ornées de guirlandes ou d'amours. Les bases présentent tour à tour le vase de chardons de Denys Janot, comme au titre; la scène du jugement de Pâris, si finement traduite; un couple d'amoureux, bien dans la note de l'époque; un jeune homme auprès d'une fontaine et une jeune femme qui se dérobe derrière des feuillages. Les vignettes sont exécutées au trait avec une verve ravissante, l'emploi des teintes plates pour les petits animaux en rehausse la vigueur. (Fig. 4) La morale de chaque fable accompagne la vignette sous forme d'un court résumé qui en donne l'essence et d'un quatrain qui le développe. Ainsi pour la fable ‘du Regnard et de la Cigoigne’ Corrozet déclare: ‘A trompeur, trompeur & demy’, et il ajoute: Qui faict la tromperie
Tromperie luy vient,
Et en fin il conuient
Qu'on s'en moque & s'en rie.
Une naïveté charmante, une remarquable fraîcheur d'âme, un robuste bon sens circulent à travers ces pages où la morale se fait | |||||||||||||||||||||||||||||
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aimable et familière. Une spirituelle bonhomie s'y allie à une simplicité à laquelle cependant l'expérience ne fait pas défaut. Gracieux dans une belle italique aux ligatures élégantes, plein de finesse et d'attrait dans ses vignettes d'un burin délicat, le Tableau de Cébès sort des presses de Denys Janot en l'été 1543. Déjà Geoffroy Tory avait donné une traduction du philosophe grec en 1529. Ce sont des vers nouveaux, et non des plus mauvais, que Gilles Corrozet nous présente aujourd'hui. Son prologue s'adresse ‘Aux Viateurs et Pèlerins de ce monde’, à qui il veut apprendre à vivre sagement, à la suite de Cébès qui ... feit sur sa vieillesse
Ce traicté cy en forme d'ung tableau
A cette fin qu'on le trouvast plus beau.
Tableau en effet, et plus encore pour nous qui prenons surtout plaisir aux images qui l'illustrent. Voici d'abord: ‘Le Pèlerin visitant le Temple de Saturne’ (Fig. 5), curieuse vignette (78 × 54) à peine ombrée, marquée d'un monogramme gothique I.F. qui l'a fait attribuer à Jean Ferlato, à tort sans doute, car cette signature doit désigner un des artistes de l'atelier de Denys Janot. Puis, à chaque rubrique nouvelle, onze fois de suite, une page tout entière ornée d'une vignette et de son cadre. Ces cadres présentent quatre types successivement répétés; ils sont formés de trois pièces: un encadrement à cartouche, l'entourage de la vignette, une base avec montants, et présentent des ornements différents: le premier a son cartouche soutenu de génies ailés, la vignette est entourée de cornes d'abondance, et la base comporte un masque d'où partent des rinceaux soutenant des vases; le second est formé, avec une disposition analogue, de rinceaux de chardons, la fleur de Denys Janot; le troisième offre un enlacement de filigranes pleins, à la manière des de Tournes, et le quatrième de filigranes azurés. C'est le cadre à chardons qu'on retrouve au départ de la Volupté vaincue (Fig. 6) qui suit le Tableau. Quant aux Emblèmes venant à la fin, leurs seize vignettes sont seulement entourées. Ces vignettes, toutes également fines et gracieuses, présentent une assez grande variété de types et de styles, tantôt dépourvues d'ombres, tantôt mêlant aux ombres les teintes plates. On y trouve la célèbre figure du Banquet, tant de fois reproduite (Fig. 7). | |||||||||||||||||||||||||||||
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Et pour ce qui regarde la pensée du poète, la Volupté vaincue n'est-elle pas une expression nouvelle du platonisme que professe l'auteur du Conte du Rossignol? Par ailleurs, il y décrit la nature avec beaucoup de fraîcheur et de grâce; la forme agréable n'exclut pas pourtant une certaine hardiesse dans la peinture de la volupté. Enfin les Emblèmes enseignent une fois encore une morale de bon sens. La Tapisserie de l'Église chrétienne suffirait à elle seule à faire la réputation d'un éditeur. Elle se présente sous la forme d'un tout petit volume; l'exemplaire de la Bibliothèque nationale ne mesure que 85 × 67: il faut avouer qu'il est en assez mauvaise condition, très usagé, honteusement rogné par le relieur qui l'a habillé de maroquin rouge aux armes de France, mais a de son couteau emporté le bas des pages, si bien qu'on n'y peut lire ni la date, ni le dernier vers des deux premières pages. Et cependant on n'a pas plus tôt ouvert ces feuillets jaunis qu'on oublie leur état fâcheux, pris tout entier d'admiration pour les exquises vignettes qui les ornent à chaque page. Le titre indique le contenu de cet ouvrage, l'un des plus beaux et des plus rares du xvie siècle: La Tapisserie de l'Église chrétienne et catholique, en laquelle sont depainctes la Natiuité, Vie, Passion, Mort et Resurrection de nostre Sauueur et Redempteur Iesus Christ. Avec un huictain soubz chacune hystoire pour l'intelligence d'icelle. - a Paris, de l'imprimerie d'Estienne Groulleau, demourant en la rue Neuue nostre Dame, à l'enseigne saint Ian Baptiste. La date a disparu. Didot estime qu'elle doit être antérieure à l'année 1547, puisque dans les Figures de l'Apocalypse qui portent cette date, il est fait mention de la Tapisserie. On y lit en effet: ‘Voyant (Seigneurs) qu'auez receu par cy devant de l'imprimerie de feu Denys Ianot... plusieurs liures, tant diuins qu'humains, enrichiz de diuerses et bien belles paintures, mesmes ces dernieres annees la Tapisserie de l'Église...’. L'exemplaire du duc de La Vallière, qui passa à la vente Rahir, porte la date: 1549; c'est une édition postérieure à celle de la Bibliothèque nationale, qui est sans doute de 1544. Les trois premières pages du petit volume sont occupées par un discours de Gilles Corrozet ‘A tous Chrestiens, fidelles catholiques’, signé de sa devise ordinaire: ‘Plus que moins.’ Il comporte qua- | |||||||||||||||||||||||||||||
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rante-sept vers de dix syllabes d'une valeur discutable. Le bon Corrozet y annonce son intention de ‘faire description Des faits divins... I'ai briefvement en sommaire escriture
De petits vers auecques la painture,
Mis au regard des bons et vertueux
Ce liure cy utile et fructueux...
Non presumant exposer les passages
Et lieux obscurs, car ie les laise aux sages
Docteurs lettrez de la theologie...’
Averti de la modeste ambition de l'auteur, on peut aborder le corps de l'ouvrage. Il présente successivement 188 vignettesGa naar voetnoot(1) gravées sur bois mesurant 57 × 33. Chacune est surmontée d'une référence au chapitre de l'Évangile et suivie d'une stance de huit vers de dix syllabes. Les quatre premières figures représentent les Évangélistes, avec les Animaux symboliques: S. Mathieu relit son ouvrage, S. Luc compose, S. Marc écrit, tout plein de son sujet, et S. Jean reçoit l'inspiration divine. Les attitudes sont justes, expressives, et le dessin manifeste une grande science des proportions et des mouvements. Les stances qui accompagnent chaque bois s'appliquent à faire ressortir le caractère de chacun des Évangélistes, elles en sont le commentaire exact. La correspondance est parfaite entre la figure de S. Jean et ces vers, les meilleurs de l'ensemble, par ailleurs assez faible: Et tout ainsi que la haulte Aygle vise
Vers le soleil, pour veoir sa grand clarté,
Ainsi sainct Iehan en ses escriptz deuise
De l'aeternel, et de la Trinité.
Le poète eut-il les figures sous les yeux, ou l'artiste les vers? Il n'est guère douteux que ce soit Corrozet qui se soit appliqué à décrire ces ravissantes figures que Didot tenait tant à attribuer à Jean Cousin. Il nommait la Tapisserie la Petite Bible de Jean Cousin. Quoi qu'il en soit, chaque petit tableau est admirablement composé, avec un équilibre des valeurs, un art du paysage, une science de la | |||||||||||||||||||||||||||||
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perspective et des lointains parfaits. Les personnages, longs, très vivants, portent des costumes assez divers, tantôt drapés, tantôt d'époque (paysans et paysannes); parfois ils sont nue tête, parfois coiffés d'un turban ou d'un bonnet pointu. Quant à la gravure, d'une finesse de burin remarquable, elle décèle cependant plusieurs mains; les ombres sont obtenues au moyen de tailles rapprochées, mais celles-ci le sont plus ou moins, elles sont droites ou courbes, parfois même croisées, et d'une ténuité variable selon les planches. Un petit nombre de vignettes sont compartimentées. Ainsi se déroule en tableaux successifs toute la vie du Sauveur. L'auteur emprunte à chaque évangéliste le texte le plus typique et le paraphrase: à S. Jean, le ‘Au commencement était le Verbe...’, à S. Luc les scènes de l'enfance. C'est une synopse. Et si les vers ne sont pas fameux, ni comme rime ni comme rythme, le ton est souvent élevé en raison de la proximité du texte sacré. Le même bois orne les deux multiplications des pains. On resterait d'ailleurs des heures entières à en admirer les détails: au premier plan Jésus, quelques apôtres, le jeune garçon; puis, dans la plaine que borne au loin un horizon de collines, au-delà desquelles on devine le lac à une petite barque dont la voile se profile sur le ciel, les autres apôtres font asseoir sur l'herbe la multitude des Juifs, coiffés de bonnets pointus, tandis que les corbeilles toutes remplies sont prêtes à être distribuées. (Fig. 8). D'autres bois sont répétés également: Jean-Baptiste prêchant sur les bords du Jourdain, belle figure expressive et énergique où l'artiste déploie une grande science du corps humain. Les Juifs complotant pour faire mourir Jésus illustrent le ch. V de S. Jean et le ch. XIII de S. Luc, le premier mieux venu à l'impression que le second. On y voit sur trois plans trois groupes de personnages: dans le premier, les Juifs discoureurs entourent le Maître; dans le second, les petits personnages s'agitent, on devine leur volubilité à leurs gesticulations; au troisième plan, un tout petit personnage qui semble être un voyageur appuyé sur un long bâton (Fig. 9). Ailleurs, le même bois illustre des sujets différents: Notre-Seigneur envoie ses disciples prêcher deux à deux (S. Luc, X); en S. Matthieu, XVII, il dit: Si ton frère a péché contre toi... Le bois va évidemment mieux pour les premières paroles: deux disciples | |||||||||||||||||||||||||||||
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auprès du Christ sont prêts à partir, on en devine un troisième derrière lui; et sur toutes les routes, on voit deux à deux les semeurs de la bonne parole qui cheminent, tandis qu'au loin se profile Jérusalem. Même bois encore pour Jésus chassant les marchands du temple, en S. Jean et en S. Matthieu; pour Jésus pleurant sur Jérusalem en S. Luc et en S. Matthieu, très beau d'ailleurs quoiqu'inexact: quel est ce large fleuve qui baigne la ville, et au bord duquel le groupe s'est arrêté pour contempler au loin la magnifique silhouette de la cité sainte, derrière laquelle on devine comme une gloire l'illumination du soleil couchant? Un feuillet blanc sépare le récit de la vie de celui de la Passion qu'annonce un nouveau titre. Corrozet se tient ici très près du texte évangélique: Puis s'esloignant d'eux le jet d'une pierre
Oste-le nous. Qu'il soit crucifié.
......................
Son sang sur nous, soit juste, ou soit injuste.
Les bois, tous différents, sont extrêmement animés, avec des physionomies très expressives, surtout celle du Christ. La scène de Jésus devant Caïphe tranche sur l'ensemble: les personnages y sont gros et lourds, d'aspect et de costumes moyennageux, alors que le lavement des pieds présente une composition aérée, harmonieuse, très à l'antique. La crucifixion appelle une étude particulière. Deux bois représentent Jésus en croix, tous deux d'inspiration différente (Fig. 10). Sur le premier, au centre, la croix très haute, à la Mantegna. Le Christ a les bras largement étendus, presque à angle droit, le pied droit sur le gauche, le corps très droit (si l'on se réfère à la figure précédente, où le bourreau cloue la main gauche de Jésus sur la croix posée à terre, les trous étaient préparés d'avance). De part et d'autre, les deux larrons. Autour de la croix de Jésus, la foule des soldats, à cheval ou à pied; l'un d'eux présente l'éponge au bout du roseau. Plus loin, vers la droite, la foule qui menace et ricane; le bras tendu, ces hommes doivent dire: ‘Toi qui détruis le temple de Dieu...’ Un peu plus loin encore, sur la route qui s'allonge jusqu'à | |||||||||||||||||||||||||||||
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Jérusalem dont les coupoles et les tours se dessinent sur un ciel chargé, deux tout petits personnages s'entretiennent. Au centre et à gauche, le fond est formé par un paysage de montagnes, tandis qu'au premier plan, à gauche Marie se pâme de douleur entre les bras de Jean et des saintes femmes, et à droite les soldats jouent aux dés. Tout cela minuscule et si juste de mouvement, de proportions, d'attitudes, et si plein de vie. Le second bois, en regard, est comme une simplification et une modification du premier. La disposition des croix est la même, mais celle du Christ est moins haute, peut-être pour permettre au soldat, dont le cheval est superbe de mouvement, de percer le côté du Sauveur. Là, le Christ est mort, le corps toujours droit, la tête inclinée vers la droite, mais l'angle des bras beaucoup moins prononcé, à peu près normal, et le pied gauche est passé sur le pied droit! Moins de personnages, ensemble beaucoup plus clair. Il s'en dégage une impression de solitude, la scène est vidée: Dieu est mort. Viennent ensuite les scènes de la Résurrection annoncées par un nouveau titre. Les bois sont dans l'ensemble d'une facture plus simple et certains d'une gravure moins fine. La série en est close par une grande figure en pleine page (80 × 56), la Pentecôte, beaucoup plus encombrée et présentant simultanément la descente du Saint-Esprit sur les apôtres à l'intérieur du Cénacle, et les apôtres, la tête surmontée d'une langue de feu, descendant vers la foule. Un dernier bois, le 188e, illustre, au milieu de la page, une Contemplation sur la Passion, pièce de vers qui s'étend sur les cinq pages suivantes pour s'y terminer par la signature: ‘Plus que moins’. Corrozet y fait parler Jésus-Christ qui rappelle ses bienfaits et ses souffances. La vignette (53 × 33) offre une crucifixion différente des précédentes. Aucune émotion ne s'en dégage: on ne voit ni souffrance chez le Christ, ni douleur chez Marie et chez Jean, ni haine chez les deux soldats. Le paysage est vague, incertain, mais la gravure demeure d'une grande finesse. Ainsi se terminent avec un huitain ‘Au lecteur Françoys’ et la marque d'Étienne Groulleau, l'imprimeur du volume, ces pages qu'on aurait le désir, après les avoir feuilletées, de rouvrir maintes fois encore. | |||||||||||||||||||||||||||||
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Pareille floraison de beauté fut offerte aux amateurs, comme une gerbe mûre au temps de la moisson, en moins de cinq années. Admirable vigueur d'une époque que fécondait une telle sève! Corrozet avait de peu dépassé la trentaine, et la célébrité lui était venue, sinon celle qui s'attache aux grands hommes, du moins celle qui, dans son cercle, distingue un honnête homme. Sa carrière n'était point achevée. Un quart de siècle encore, il allait versifier, compiler, traduire, apporter sa contribution au mouvement littéraire et à l'histoire de son époque, avant que de s'en aller dormir son dernier sommeil sous les paisibles arceaux du cloître des Carmes de la Place Maubert. Vingt-cinq ans encore, il tiendra boutique de libraire en la grand'salle du Palais, du côté de la chapelle Messieurs, et en la rue de la Vieille Draperie, près l'église Sainte-Croix; il publiera Marot et Du Bellay, ornera de ses marques les oeuvres de Ronsard ou celles de Pierre Belon aux figures d'animaux presque aussi belles que celles du Roy Modus. Après sa mort, en 1568, ses ouvrages continueront d'être imprimés à Paris, à Lyon, à Rouen, à Anvers même, et il n'est point de recueil de poètes du xvie siècle où son nom ne figure avec honneur. | |||||||||||||||||||||||||||||
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