De Gulden Passer. Jaargang 6
(1928)– [tijdschrift] Gulden Passer, De– Gedeeltelijk auteursrechtelijk beschermd
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[Nummer 3]PORTRAIT DE BALTHASAR MORETUS III
par Jacques van Reesbroeck. (Musée Plantin). | |
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Un imprimeur au seuil de la noblesse,
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versois y étaient à leur place tout aussi bien que les autres personnages importants de leur entourage. En dehors de leur argent et de leurs biens, ils possédaient en effet dans une très large mesure ce qui rend la noblesse sympathique: une renommée dont ils pouvaient être fiers et qui leur imposait de lourdes obligations. Tout comme les nobles ils commençaient à avoir un arbre généalogique. Ils avaient des ancêtres dont ils vénéraient la mémoire et dont l'image reproduite par le pinceau ou le ciseau d'artistes célèbres ornait la poétique cour intérieure ou les vastes salles de leur habitation si pleine de caractère, - leur manoir, d'où ils partaient à la conquête du monde, non pas avec le glaive et la lance, mais avec les armes non moins glorieuses de la science et des arts. Ils occupaient dans l'aristocratie des savants et des patriciens une place des plus honorables, et s'ils s'efforçaient maintenant à vouloir faire reconnaître tout cela d'une façon plus ou moins officielle en se faisant octroyer un blason et des lettres de noblesse, nous n'avons pas le droit, avec nos idées de démocratie moderne, de considérer ce désir comme une simple manifestation de vanité. Balthasar Moretus III (1646 + 1696) fut l'élu en qui se réalisa le rêve si longtemps caressé par toute la famille. Il fut anobli en 1692 par Charles II, et quelque temps après il reçut aussi le privilège de pouvoir exercer le métier d'imprimeur sans déroger à la noblesse.Ga naar voetnoot1) Il est hors de doute que dans cette distinction Balthasar III ne vit pas uniquement l'accomplissement de ses voeux personnels. Ce que plusieurs de ses prédécesseurs n'avaient entrevu que vaguement, comme une sorte de mirage inaccessible, devenait pour lui une réalité palpable. A ses yeux. cet anoblissement était l'apogée de toute sa lignée. On connaît les traditions légendaires concernant la souche noble dont Plantin serait issu; l'architypographe lui-même nous avoue très nettement et sans aucune fausse honte ses origines plébéiennes. Ses descendants toutefois, pleins de présomption, se basant sur d'invraisemblables fantaisies généalogiques, lui attribuèrent comme ancêtre Charles de Tiercelin, seigneur de la Roche de Maine.Ga naar voetnoot2) | |
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Balthasar Moretus 1er, le petit-fils de Plantin, semble avoir cru fermement à ces vagues origines aristocratiques. En effet, dans un document qu'il envoie en janvier 1606 à l'évêque d'Anvers et aux chanoines de la cathédrale pour recommander son frère Melchior, désireux d'obtenir un siège au chapitre, il fait grand état de cette prétendue descendance. Plantin appartenait à une famille noble, écrit Balthasar Moretus, mais il avait dû céder à un frère aîné la fortune et le fief de ses ancêtres, et le célèbre typographe était tellement modeste que jamais il n'avait voulu faire usage du blason de son illustre famille, et qu'il refusait même de le faire connaître à qui que ce soit.Ga naar voetnoot1) Melchjor, le frère de Balthasar I, avait manifestement les mêmes aspirations à l'aristocratie. Sur ses thèses académiques, imprimées chez Jean Maes à Louvain, le 24 novembre 1597, il fit graver les armoiries de la famille Gras ou Grassis, à laquelle appartenait sa grand' mère Adrienne Gras.Ga naar voetnoot2) Les Moretus ont de tout temps considéré ces armoiries comme les leurs. Ils s'en servaient en secret et quand, en 1692, ils furent réellement anoblis, ils les adoptèrent définitivement avec quelques légères modifications.Ga naar voetnoot3) Le secrétaire du Conseil du Brabant, Loyens, qui s'est donné beaucoup de mal pour faire octroyer à Balthasar Moretus III le titre de noblesse si ardemment convoité, réclame dans une lettre, datée du 7 octobre 1692: ‘l'écusson d'ancienne date (van outs) en usage dans la famille..... avec indication des couleurs etc. afin d'en faire confectionner des armoiries.....’Ga naar voetnoot4) Cet écrit de Loyens prouve de façon péremptoire que les Moretus s'étaient approprié le blason des Gras. Les archives plantiniennes nous révèlent en outre certains incidents montrant que les Moretus s'arrogeaient arbitrairement des privilèges de noblesse bien longtemps avant d'y avoir droit. En 1655 le héraut d'armes du Brabant, le généalogiste de Sa Majesté, le chevalier Pierre Albert de Launay, se croit obligé d'agir contre Balthasar Moretus II et certains membres de sa famille, du | |
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chef d'usurpation de privilèges. De Launay fait savoir au chancelier qu'il a appris ‘que les héritiers de feu la veuve Moretus ont eu la hardiesse (zich vervoordert hebben) de revêtir leurs carrosses de bai ou de couleur de deuil (baye ofte rouwe) “en vilipendance” des gens nobles et en opposition formelle avec les placards de Sa Majesté’. Il le prie en conséquence ‘d'ordonner aux dits héritiers d'enlever ces signes de deuil de leurs carrosses; d'y faire procéder en cas de refus par voie d'autorité; et de les condamner à l'amende prévue par les susdits placards de Sa Majesté’.Ga naar voetnoot1) L'année suivante les héritiers Moretus furent encore une fois dénoncés pour le même délit par le ‘roy d'Armes’ R. Dandelot, mais quand ils reçurent communication de cette accusation, ils purent démontrer que De Launay avait déjà actionné contre eux pour la même affaire.Ga naar voetnoot2) En 1667, nouvelle infraction contre les privilèges de la noblesse! Le 23 août le héraut d'armes De Launay signifia à Balthasar Moretus II qu'il avait à payer une amende de 150 florins parce que dans le registre des ‘benefactores’ de la bibliothèque du Collège de la Société de Jésus à Hal, on avait trouvé sous le nom de Balthasar Moretus I, un blason de noblesse auquel les Moretus n'avaient pas droit. C'est ce que nous apprend une lettre expédiée par Balthasar Moretus II au recteur du collège de Hal, le 24 août 1667. ‘Je sais bien, écrit Moretus, que feu mon prédécesseur a prêté en 1631 quelques livres au Père EulardGa naar voetnoot3) afin de faire un compendium Baronii. Quelques années après ces ouvrages ont été offerts à la bibliothèque du collège de Hal. Mais j'ignore que dans le registre de cette bibliothèque figure à côté de la mention de ce don un blason comme le prétend la requête. Je n'ai aucun souvenir d'y avoir fait mettre ce blason et je ne crois pas non plus que mon prédécesseur l'ait fait. Tout comme moi il n'a jamais employé d'autre marque | |
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que le Compas d'Or avec la devise Labore et Constantia’Ga naar voetnoot1). Cette déclaration s'accorde mal avec ‘l'écusson depuis longtemps en usage dans la famille’ dont Loyens parlera en 1692! Balthasar Moretus pria les Pères de supprimer le blason incriminé, et de l'informer s'il existait au couvent des documents dont on aurait pu déduire que les Moretus avaient donné ordre d'employer ce blason. A défaut de ces preuves, le Sr de Launay ne pourrait pas intenter son action et réclamer les 150 florins qu'il prétendait faire payer pour une infraction commise à l'insu des MoretusGa naar voetnoot2). D'après la déclaration du recteur de Hal, c'était par erreur que le blason avait été mis dans les registres; c'est ce que Balthasar Moretus s'empressa de communiquer au héraut d'armes. ‘Depuis que j'ai eu l'honneur de vous parler de la question des armoiries, lui écrit-il le 30 aoôt 1667, j'ai écrit au Père Recteur de Hal pour le prier de les faire effacer et pour savoir si mon prédécesseur avait ordonné de les y mettre. Dans ce dernier cas, j'aurais reconnu que celui-ci était en faute (ick soude bekennen door hem exces ghesciet te syn). A l'instant, je reçois de Hal la réponse dont je vous expédie ci-jointe la copie. Vous y verrez que dans cette affaire mon prédécesseur était innocent et que tout cela est dû à une simple erreur’Ga naar voetnoot3). Le typographe anversois plaidait son innocence et affirmait à nouveau que ni son prédécesseur, ni lui-même n'avaient jamais fait usage d'une autre marque que celle de l'ancienne imprimerie plantinienne, le Compas d'Or avec la devise Labore et Constantia. A la fin de sa lettre Moretus fait une tentative pour gagner les bonnes grâces du héraut d'armes. Cette amabilité a tout l'air d'une ‘captatio benevolentiae’ plutôt intéressée. ‘Comme j'ai toujours déclaré être votre humble serviteur et que je désire le rester à l'avenir, si quelquefois je pouvais vous être agréable en vous laissant choisir un livre pour vous l'offrir, il me serait agréable de l'apprendre’. Le héraut d'armes ne se laissa pas attendrir par l'offre de cet unique volume, mais il était disposé à se déclarer satisfait si on lui faisait un cadeau de livres de la valeur du total de l'amende infligée. Quoique Moretus persistêt à prétendre que sa condamnation n'était | |
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pas justifiée et que devant le juge il aurait eu certainement gain de cause, il donna satisfaction au chevalier J. de Launay. Il lui soumit une liste d'ouvrages au choix, parmi lesquels un grand nombre s'occupant d'héraldiqueGa naar voetnoot1). L'intérêt de la correspondance que nous venons de résumer ne gît pas dans la question de savoir si les Moretus s'étaient oui ou non rendus coupables d'usurpation de blason, mais en ceci, que dans le livre des ‘benefactores’ du collège de Hal des armoiries figuraient à côté de leur nom. S'ils n'avaient pas ordonné la chose, il était tout de même très vraisemblable que ces armoiries y avaient été apposées par des Pères convaincus que les Moretus étaient nobles et connaissant les figures héraldiques, ‘l'écusson depuis longtemps en usage dans la famille’ qui, vingt-cinq ans plus tard, deviendrait le blason authentique des imprimeurs-gentilshommes anversois. Il est certain que nous ne nous aventurons pas trop loin en supposant que Balthasar Moretus II, malgré tout ce qu'il déclarait au héraut d'armes, désirait ardemment obtenir le titre de noblesse et caressait l'espoir qu'un jour celui-ci écherrait à lui ou à son successeur. Il nous semble que l'éducation donnée par Balthasar II à son fils, tendait avant tout à mettre celui-ci en état de faire bonne figure à côté des personnes de distinction et surtout des nobles le jour où leur cercle s'ouvrirait à lui. Cette méthode d'éducation nous est connue grâce à un curieux document conservé dans les archives plantiniennes: la ‘Règle journalière, laquelle d'icy en avant se debvra observer par Balthasar Moretus le Jeune’Ga naar voetnoot2). | |
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L'auteur de cette ‘Règle journalière’ est Balthasar II, et le jeune homme à qui elle était destinée est son fils Balthasar III, l'espoir de la famille, né eu 1646 et tenu sur les fonts baptismaux par Jean de la Flie et dame Claire Moens, qui offrirent à leur filleul ‘comme souvenir, un beau plat à fruits en argent’, représentant, pour le parrain, les rois mages; et pour la marraine, l'histoire de Ste Anne et de Joachim. La ‘Règle journalière’ prescrit un régime de discipline raisonnée avec une division presque mathématique des occupations de chaque jour, et les grandes préoccupations de son rédacteur étaient sûrement celles de tous les Moretus du XVIIe siècle. Tout y témoigne d'une piété profonde, d'un amour traditionnel du métier ancestral, d'un esprit d'ordre et de propreté essentiellement flamand et d'un penchant très caractéristique pour les formes de politesse cérémonieuses, indice certain du milieu distingué où se mouvaient les Moretus, et du soin qu'ils mettaient à y préparer leurs enfants aussitôt que possible. A sept heures du matin le jeune Moretus devait être descendu et s'être présenté à ses parents entièrement habillé, avec rabat et manchettes. Chaque jour, à onze heures et quart, il devait aller à messe, après s'étre peigné les cheveux à nouveau, avoir nettoyé son chapeau et remis son rabat bien en ordre. Il lui était recommandé de saluer très poliment toutes les connaissances qu'il pourrait rencontrer. Au dîner il devait ‘se comporter de bonne grâce, couper le pain esgallement, prendre garde de ne pas se souiller ou mouiller, apprendre à servir la viande, etc.’ Quand il sera besoin de verser, il le fera sans verser ni trop peu ni trop plein. Il mangera ni trop lentement ni trop vite. Il devra ‘se contenir de bonne manière, droit et gay’. Chaque matin leçon de musique, et lecture de Strada pour bien apprendre le Français. Chaque jour transcription et traduction de quelques épîtres latines, copies de lettres de son père, et un certain nombre d'exercices d'arithmétique. Entretemps visites à l'imprimerie à des heures indiquées pour y suivre le travail des compagnons et, s'il constatait quelque négligence, leur en faire la remarque. Pour le surplus le jeune homme avait à faire la besogne que son père pouvait lui imposer à l'improviste. C'est bien là l'éducation qui convenait à un futur chef d'industrie, | |
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qui devait en même temps être un homme du monde et pourrait, le cas échéant, devenir gentilhomme. Jacques van Reesbroeck, maître de la gilde de St Luc, a peint le portrait de Balthasar Moretus III, âgé de quatorze ans.Ga naar voetnoot1) Le jeune fils de patricien y apparaît bien comme le modèle de distinction que ses parents désiraient faire de lui. Quelque peu pàle de figure, avec ses longues boucles bien soignées, son grand col de dentelles, son vêtement noir à bouffantes où quelques rubans de soie rose mettaient un peu de fraîche jeunesse, il semble bien le produit de l'éducation prescrite. Tel était Balthasar III quand en 1660 son père le conduisit à Paris pour l'y confier à Mr. Le Gay, seigneur de Mortfontaine. Celui-ci devait parachever son éducation. Le jeune Anversois y est resté deux ans et demi. Balthasar Moretus II nous a laissé un journal de ce voyage à Paris, rédigé en flamand et conservé sous le titre: ‘Itinerarium Parisiense Balthasaris Moreti cum filio suo Balthasare, Coeptum die 26 Augusti anno 1660’Ga naar voetnoot2). Nul document ne saurait mieux peindre la mentalité des Moretus que ce récit. A côté du plus vif intérêt pour les choses de leur métier, ils sont surtout remplis d'une admiration sans bornes pour les titres, les habitudes et la vie fastueuse de la noblesse. C'est une vérité reconnue que l'homme voit toujours plus ou moins selon ce qu'il est lui-même. A ce point de vue le journal du voyage à Paris mérite bien que nous en parlions plus longuement. Le père et le fils se rendirent à Bruxelles le 26 août, accompagnés de la maman, du frère Jean-Jacques, du cousin François de Sweert et de la servante ‘Mayken’. Ils y logèrent chez l'imprimeur Jean Léonard. Le lendemain les voyageurs partaient dans un carrosse à six chevaux par Hal, Soignies, Mons, Valenciennes, Cambrai, Péronne, Roye, Gournay, Pont St Maxence, Louvre en Parisis, St Denis, et St Cloud vers Paris, où ils furent hébergés chez Frédéric Léonard, à l'Escu de Venise, rue St-Jacques. Ce libraire, d'origine bruxelloise, avait fait une partie de son apprentissage chez Balthasar Moretus I et devint en 1667 ‘impri- | |
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meur du roi de France’. A l'occasion de ce voyage à Paris, il avait pris les dispositions nécessaires pour mettre le typographe anversois aussitôt et aussi souvent que possible en rapport avec ses collègues parisiens. Il avait organisé un grand banquet où se rencontrèrent les principaux libraires de Paris: René Vitrey. Séb. et Gabriel Cramoisy, Becket, Billaine, Balart, Courbé et Le Petit. Moretus déclare qu'ils y passèrent joyeusement tout un après-midi. Un autre jour, invités chez Cramoisy, ils y firent encore bonne chère jusqu'au soir. Ils firent des excursions aux environs de Paris, entre autres à ‘Essen, un village près de Corbeil’, où ils visitèrent la campagne de Mr d'Esselin, ‘agrémentée de très belles fontaines, pourvues d'eau par un merveilleux moulin’. Au-dessus d'une de ces fontaines il y avait une balançoire. Sr. Fréd. Léonard voulant s'y exercer tomba à l'eau! Une autre fois ils furent reçus chez M. Becket encore en compagnie des libraires. L'imprimeur Le Petit les régala également. Quand Balthasar Moretus II quitta Paris, le 29 septembre, Mrs Gabriel Cramoisy, Le Petit, Fréd. Léonard, Bernard, Billaine et Piget, tous libraires de ses amis, l'accompagnèrent jusqu'au carrosse qui allait le ramener à Bruxelles. Moretus parle avec enthousiasme des belles bibliothèques et imprimeries qu'il visita avec son fils à Paris. Il signale entre autres ‘la bibliothèque de M. de Thou, ambassadeur de Hollande’, où ils rencontrèrent le bibliothécaire M. de Riddere et M. Bidlianus, savant attaché à la bibliothèque; ‘celle du grand Chancelier de France, M. de Séguier’, très belle et très riche tant en livres imprimés qu'en manuscrits; la bibliothèque du collège des Jésuites à Clermont, ‘bien plus riche en livres que celle du même ordre à Anvers’; - la bibliothèque du cardinal de Richelieu à la Sorbonne; - l'imprimerie du Roi au Louvre; - la bibliothèque de l'abbaye de St Victor; - ‘la très curieuse bibliothèque d'ouvrages imprimés et manuscrits’ de l'Abbaye de St Germain des Prés; - la bibliothèque de l'Abbé de Marolles, ‘où il y avait à voir plus de gravures rares qu'on n'en aurait pu trouver dans tous les Pays-Bas’; - la bibliothèque du cardinal Mazarin, un trésor de manuscrits enluminés; - la bibliothèque de M. Petairius ‘qui avait vendu à la reine de Suède pour 40.000 florins de manuscrits’; - la bibliothèque du Roi, dans laquelle était englobée toute la bibliothèque de M. du Puis, alias Puteanus, et où il y avait bien 4.000 manuscrits; - celle du prieur des Chartreux. Pas une des grandes | |
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bibliothèques parisiennes n'avait échappé à la curiosité intéressée des voyageurs anversois. Ils furent tout aussi charmés par la visite des palais, hôtels, ‘maisons de plaisance’ châteaux, parcs et jardins de la petite et de la grande noblesse, et le spectacle du faste royal dans la grande capitale française exerça sur eux une attraction extraordinaire. Moretus parle avec enthousiasme de l'hôtel de M. de Séguier, ‘qui dépasse en beauté et en richesse tout ce que l'on peut voir de ce genre dans les Pays-Bas’ L'hôtel du Marquis de Laige; de M. de la Basignières; le jardin de M. de St Germain à Houillié; la superbe campagne du président de Maizon, ‘où il y avait des écuries aussi somptueuses que des palais’; le château du Cardinal de Richelieu à Ruelles avec ses superbes jets d'eau; le palais du surintendant Fouquet, en construction à Vaulx; et tant d'autres splendeurs encore remplirent les Moretus d'une profonde admiration. Leur émerveillement grandit devant le palais royal et les nouveaux bâtiments qu'on y ajoute ‘pour les grands ballets et les comédies’, - devant le château royal au bois de Vincennes et la ‘ménagerie’ y attenant, où l'on élevait des lions, des tigres, des ours et des loups; - devant le palais de Fontainebleau avec ses ‘galeries, chapelle et quartiers différents’. Les Moretus virent le roi partir pour la chasse et entendirent, à la chapelle royale du Louvre, une messe, à laquelle assistaient le roi et la reine, le duc d'Asnière, le prince de Condé et les principaux gentilshommes de France. Après la messe ils visitèrent ‘l'appartement du roi et de la reine, ainsi que celui de la reine-mère’ pendant que ceux-ci dînaient. Après ce repas, les Moretus virent les royaux personnages dans la chambre à coucher de la reine-mère, ‘où les princesses venaient rendre visite à la reine’. Ils rencontrèrent encore les deux reines à l'église de Notre-Dame, où elles entendaient la messe et où plusieurs particuliers leur présentèrent des requêtes. A Charenton ils assistèrent ‘à la sainte cène, aux prédications et au chant des psaumes’ des Huguenots, qui ‘étaient venus là par milliers de Paris et parmi lesquels il y avait beaucoup de gens de condition, de sorte qu'on y voyait au moins deux cent carrosses de nobles’. Ils allèrent aux représentations de la Compagnie espagnole et de la Comédie française. Ils soupèrent à l'auberge de la Pomme de Pin, où ils s'étonnèrent de la masse des visiteurs et du service de table en argent massif. | |
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Quand, en 1664, Balthasar III atteignit l'âge de dix-huit ans, il entreprit un voyage à Rome. Il partit par l'Allemagne et revint par Paris. C'était là le voyage classique des jeunes gens des Pays-Bas, artistes et fils de riches familles, vers l'Italie, le pays de la beauté, de la science et de l'élégance. Moretus partit en société de son oncle Henri Hillewerve, devenu prêtre un an et six semaines après la mort de sa femme, Marguerite Goos, en 1660; d'un autre oncle, Pierre Goos; du licencié Tholincx et du ‘clericus regularis minor’ Van Immerseel. De ce voyage, qui devait être le complément ultime de son éducation, le jeune Moretus nous a laissé un récit fidèle et détaillé, à l'exemple de celui que son père avait fait pour le voyage à Paris.Ga naar voetnoot1) C'est un document psychologique très vivant qui nous montre ce fils d'imprimeur candidat gentilhomme encore plus épris que son père de tout ce qui se rapportait aux livres et à la typographie et comme hypnotisé par la vie de luxe et par les richesses des princes et des nobles. Chez Balthasar III se manifeste en outre un penchant vers la piété encore plus accentué et un incontestable souci de confort et de vie agréable. Suivons-le dans ce voyage, où tant de traits le feront mieux connaître. Installés dans quatre carrosses, les amis firent la conduite aux voyageurs jusqu'à Wyneghem, où ils implorèrent de la Vierge miraculeuse un voyage favorableGa naar voetnoot2). De là Moretus et sa compagnie partirent pour Turnhout, où ils logèrent à la ‘Diligence de Cologne’ (In de Keulsche Kerre), pour Ruremonde, Cologne, Mayence, Francfort, Darmstadt, Heidelberg Ulm, Augsbourg, Munich, Insprück, Trente, Trévise, Mestre, Venise, Rimini, Pesaro, Tolentino, Assise, Spoleto et Rome. Prenant cette dernière ville comme point de départ ils visitèrent Naples, le bain Baja et l'île de Capri. Après un assez long séjour à Rome, ils repartirent par Sienne, Florence, Bologne, Modène, Parme, Gênes et Milan vers la France, où ils visitèrent Lyon, Nevers, La Charité, Gyan, Orléans et Paris avant de rentrer à Anvers. | |
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Au cours de ce voyage, commencé sous les auspices de Notre-Dame de Wyneghem et entrepris sous la conduite d'un prêtre et d'un religieux, Balthasar Moretus III n'a pas négligé de visiter un lieu de prière, une statue miraculeuse ni une relique quelconque. Il les signale soigneusement dans son journal avec un saint respect. Il le fait dès Cologne, où il vit les Rois Mages, les saints patrons de la ville et des voyageurs, qui furent toujours l'objet d'une vénération toute spéciale de la part des Moretus; - les reliques de St Gérion, de St Aubin, un fragment de la Sainte-Croix, un morceau de la lance et deux épines de la Sainte Couronne, un ‘petit enfant innocent’ (saint innocent) et encore une quantité d'autres objets pieux, parmi lesquels nous citerons surtout à l'église du Dôme ‘de nombreuses reliques des 10.000 vierges, compagnes de Ste Ursule’. Le sol en est tellement sanctifié, dit Moretus, qu'il n'admet pas d'autres tombes. Et pour le prouver il rapporte que ‘dans cette église on voit un cercueil, qui fut rejeté trois ou quatre fois du sol, comme si la dépouille qu'il contenait était indigne d'être enterrée à côté de si saintes reliques’Ga naar voetnoot1). A Munich il put se réjouir à la vue d'une abondance d'objets sacrés. Il mentionne dans son journal ‘un morceau de la Ste Croix, une longue épine, cinq gouttes figées du Saint Sang de Notre-Seigneur, un peu de terre du Mont Calvaire, un morceau de l'éponge, un lambeau du vêtement de Notre-Dame, un doigt de St Pierre, quatre mains droites, une de St Jean-Baptiste, une de St Jean-Chrysostome, une de Denis l'Aréopagite et une de Ste Barbe; trois enfants innocents; deux fragments de crâne, l'un de St Jean-Baptiste, l'autre de St Elisabeth, un pied de St Natalis, un pied de St Ephèse et quantité d'autres reliques’Ga naar voetnoot2). A Rimini il visita sur la grand'place ‘la chapelle, où St Antoine accomplit un miracle faisant s'agenouiller un êne devant la Sainte Hostie’Ga naar voetnoot3). A l'église de Lorette il fit ses dévotions devant la ‘maisonnette sacrée où la Très Sainte Vierge Marie naquit et fut élévé, où elle reçut l'annonciation et où le Saint Esprit est descendu en elle’Ga naar voetnoot4). Il décrit l'aspect extérieur et intérieur de cette maisonnette, raconte comment elle arriva | |
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de Galilée à Lorette, combien elle était visitée par des pèlerins nupieds et se frappant de la discipline. Tout ce merveilleux intéressait au plus haut point le jeune Anversois. Assise lui parla de St François. Il y vit le crucifix qui, d'après la légende, aurait parlé au saintGa naar voetnoot1). A Rome il lui est bien difficile d'aller tout voir. Les inscriptions tombales, les indulgences de tout genre, les reliques, les statues miraculeuses, etc. l'occupent sans cesse. Son journal ressemble parfois à un inventaire d'objets sacrés. Il signale ‘l'autel dont se servait St Jean-Baptiste dans le désert, la verge de Moïse et d'Aaron, l'arche d'alliance, un morceau de la table autour de laquelle eut lieu la dernière cène’, etc.Ga naar voetnoot2) Avec sa compagnie il gravit à genoux la Scala Sancta, derrière le Palasso di S. Joanne Laterano, - l'escalier que le Sauveur monta pour aller vers Pilate et où il s'affaissa épulsé après la flagellation; Moretus y vit encore ‘quelques traces du sang répandu, recouvert de petits grillages pour empêcher que les pèlerins rampant sur l'escalier ne les touchent par dévotion avec leurs chapelets’Ga naar voetnoot3). Il se rendit à la crypte de l'église de Jésus ‘où chaque semaine il y avait grande affluence de gens qui s'y flagellaient avec des disciplines et autrement’Ga naar voetnoot4). Il vit la tombe de St Agnès, où l'on offre à la fête de la sainte ‘deux agnelets blancs’, dont les toisons sont destinées à garnir les manteaux des papes’. Nous n'énumérerons pas toutes les preuves de dévotion que contient le journal de Moretus, il y en a vraiment trop, et celles que nous avons mentionnées suffisent amplement à nous donner une idée de ses profonds sentiments religieux. Il n'est pas sans intérêt de constater que ce jeune Anversois du XVIIe siècle avait pour les Juifs une aversion très prononcée. A propos des Israélites, qu'il rencontra en grand nombre à Francfort, il écrit ‘qu'ils étaient mal habillés, portant de grandes barbes et de longues manches qui leur venaient bien à point pour tromper les gens. Leurs femmes étaient accoutrées d'une façon plus antique encore avec des étoffes de couleurs diverses, trouées et bordées de boue, s'harmonisant très bien avec un bandage de blessure et un manteau mal plié arrivant jusqu'aux genoux’Ga naar voetnoot5). A Cologne il logea | |
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avec sa compagnie à proximité du Ghetto et fit la remarque que les Juifs ‘y vivaient à juste titre exilés de cette ville, lieu de repos de tant de saintes reliques’Ga naar voetnoot1). A Rome il note que les Juifs du Ghetto vendent tout en fraude, et à Pavie il s'étonne que le roi d'Espagne y tolère les Juifs, ce qui ne se fait ni en Espagne ni à Milan, si ce n'est pour un séjour de vingt-quatre heures’. Quand, en 1664, Balthasar Moretus II alla à Francfort et y vit les Juifs, ils lui firent une impression tout aussi défavorable: ‘Leurs femmes et leurs filles, dit-il, sont attifées de telle façon que de loin on dirait qu'elles ont des cornes sur la tête. Les Juifs sont très sales, et dans leur rue (qui est très étroite) il règne une odeur insupportable’Ga naar voetnoot2). Si le jeune Moretus se plaisait au spectacle de la dévotion italienne romantique et pittoresque, il parvenait plus difficilement à s'accommoder de la saleté parfois repoussante des auberges d'au delà des Alpes. Il était loin d'y trouver la propreté proverbiale des anciennes maisons bourgeoises de Flandre et cette volupté du linge fraîchement lavé et fleurant la lavande. Le fils des Moretus fait entendre d'amères doléances à ce propos. ‘Les lits et les draps sont parfois tellement sales dans ce pays, écrit-il, qu'il est préférable que les personnes difficiles n'y voyagent pas’Ga naar voetnoot3). Ailleurs il dit, non sans un certain humour: ‘Les hôtes et les padroni di hostaria de ces contrées sont très affables et très polis et grands prometteurs de beaux jours, prétendant avoir toutes sortes “d'exquisita”, mais quand on arrive “ad rem” dans leurs chambres, ils oublient leurs promesses et vous traitent fort mal, couvrant les lits de sales “lincoli”Ga naar voetnoot4) non lavés. Cela n'est pas seulement le cas en Toscane, mais dans toute l'Italie et surtout dans le royaume de Naples’Ga naar voetnoot5). Par contre il est plein d'éloges pour la propreté des hôtelleries d'Orléans. Dans cette ville on est proprement et bien servi avec du linge très blanc, ‘ce qui est très rare et étonnant en France’Ga naar voetnoot6). Une vraie source de joie pour le jeune Moretus était le spectacle du luxe des grands. A chaque occasion il s'arrête devant leurs palais, | |
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châteaux, théâtres, parcs, ‘perspectives’, fontaines, manèges, carrousels, etc. Il les regarde avec les yeux émerveillés d'un Sébastien Vranckx peignant la ‘Fête Vénitienne’, exposée au Musée de Bruxelles. De son journal il apparaît qu'à ce moment l'Italie était toujours le pays renommé pour le sport hippique et la joie carnavalesque, tel que Jean Sadeler nous le montre déjà dans sa gravure allégorique ‘Italia’, faite à la fin du XVIe siècle d'après le dessin de Jean van AkenGa naar voetnoot1). Les cinq mille carrosses qui encombrent les rues de Milan le plongent dans l'émerveillement. A Parme il signale les grandes écuries du duc et ‘un manège où il vit dresser un cheval sauvage en présence du frère du duc actuel. Il Principe Farnese, un homme très corpulent, roulant pour ce motif dans une calèche fort légère qu'il conduisait lui-même’. Il y admira aussi les carrosses du duc et de sa mère, ‘surpassant en richesse et en beauté tout ce qu'il avait jamais vu de ce genre’Ga naar voetnoot2). A Rome il assista à une collation offerte par le cardinal Nipote Chisio à ses collègues, pendant la nuit de Noël. Il en loue la richesse et la somptuositéGa naar voetnoot3). A Naples le jeune Anversois se rend au ballet du carnaval, donné en présence du viceroi et de tous les grands de la ville. Cela débutait par une ‘musique espagnole, après quoi on appela à haute voix les gentilshommes pour commencer la danse avec leurs signoras (toutes habillées à l'Espagnole). Ces dances consistaient en de merveilleux “pontillos”, exécutés tant par le Monsignore, qui conduisait sa dame vers le milieu de la salle, que par le maître de danse qui pas à pas indiquait tout aux danseurs. C'est en cela que consistait tout le plaisir de ce “pointilleux” ballet, que Moretus quitta très fatigué vers trois heures du matin’Ga naar voetnoot4). Il assiste également aux festivités du carnaval dans les rues de Rome, où il voit le premier jour des Juifs ‘entièrement nus’ prendre part à un concours de course pédestre, et, le dernier jour, une course de buffles aux cornes dorées. Il s'amuse beaucoup à suivre les masques à pied et à cheval qui jettent à leurs ‘courtisanes’, regardant aux fenêtres, des confitures et des parfums. Tout cela se passait sans trouble et en bon ordre, grâce aux nombreux | |
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sbires qui circulaient partout à cheval. Les masques avaient leur franc-parler et tenaient d'amusants propos satiriques, surtout devant les carrosses des cardinaux et d'autres grands personages qui passaient dans le corso dans des chars remplis de masques, tirés par six chevaux et appartenant aux ambassadeurs d'Espagne et de France. Le Mercredi des Cendres Moretus faisait partie de la somptueuse ‘cavalcata’ de cardinaux, d'ambassadeurs et de gentilshommes en carrosse et à cheval, tous richement ornés, ramenant le Saint-Père de la ‘cappella papale’, où il venait de leur donner sa bénédictionGa naar voetnoot1). Nous passons quantité de détails de ce genre pour constater encore avec quel dédain suprême ce fils de patricien anversois parle des messagers, porteurs, et autres qu'il appelle ‘l'insolente nation du menu peuple’. Un gentilhomme ayant des ancêtres parmi les Croisés ne le dirait pas avec plus d'arrogance. Le jeune Moretus, bien qu'il voyageât en compagnie de religieux, ne fermait pas les yeux sur la beauté des femmes dans les pays qu'il visitait. Entre autres éloges, il fait celui des belles de BeauvoisinGa naar voetnoot2). Elles vivent, dit il, ‘à la manière française’ et ‘n'ont pas de goîtres ou tumeurs au cou, mais sont au contraire jolies de posture, agiles et polies, ce qui nous était très agréable à voir à cause du très petit nombre de femmes que nous avions vues en Italie, où elles sont toutes enfermées pour empêcher les inconvénients qui se présentent assez souvent dans ces pays chauds’Ga naar voetnoot3). Tout comme son père l'avait fait dans le journal de son voyage à Paris, Balthasar III mentionne également dans son journal italien tout ce qui concerne les sciences, les livres et la typographie. A Pesaro il rappelle l'ancienne bibliothèque ducale, transférée déjà à cette époque au Vatican. Il en signale les nombreux ouvrages en syriaque, arabe, turc et autres langues, ainsi que les manuscrits ornés de belles enluminures (gheminiatureerde bellekens)’Ga naar voetnoot4). D'après Moretus on évaluait cette bibliothèque à 20.000 couronnes. La Bibliotheca Vaticana, dit il, est une vraie merveille, on y trouve tout, entre autres ‘de superbes manuscrits et d'autres originaux tels que les Opera Divi Thome’. Elle avait été agrandie et enrichie par | |
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différents papes et spécialement par le pape actuel Alexandre Septime. Toute la bibliothèque du duc d'Urbino y avait été jointe. La bibliothèque vaticane est divisée en grandes chambres et galeries dont l'une est ornée de peintures très artistiques. Le bibliothécaire, Monsignore Accargio, reçut les Anversois fort aimablement et leur fit les honneurs de la maisonGa naar voetnoot1). A Florence Moretus visita la bibliothèque de manuscrits grecs et latins, à côté de l'église S. Lorenzo, et les cabinets d'objets rares des ducs de Médicis, dont il énumère les merveilles avec enthousiasme. Il y signale tout particulièrement ‘une sphère et un globe terrestre de dimensions tellement grandes que nulle part on n'en aurait trouvé de pareils’Ga naar voetnoot2). A Rome il visita au Collège des Jésuites la chambre du R.P. Kircherus, où il y avait différents objets rares. A Naples il vit la chambre de St Thomas d'Aquin. A Bologne il parle de la ‘fameuse université, où l'on se livrait aussi bien à l'étude des diverses sciences qu'à tous autres exercices tels que le dressage des chevaux, le maniement des armes, etc.’Ga naar voetnoot3). Sur l'université d'Orléans il donne également quelques détails intéressants. ‘Le bon air et la situation de la ville, dit il, y attirent une grande affluence d'étudiants à l'université qui est une des plus célèbres et des plus fréquentées de toute la France’. On estime que c'est à Orléans que l'on parle le mieux le français, et ‘c'est pour ce motif que beaucoup d'étrangers vont habiter là, les uns pour faire le commerce, les autres pour étudier, et d'autres encore pour y apprendre la langue’. Les Allemands surtout y envoient leurs fils. ‘Ceux-ci y jouissent de grands privilèges et y possèdent une bibliothèque qui s'accroît journellement, grâce aux étudiants qui à la fin de leurs études l'enrichissent de fort beaux volumes en souvenir de leur séjour’Ga naar voetnoot4). Dans cette même ville il aimait à se promener ‘devant l'église de la Ste Croix, sur la grand'place, plantée de beaux arbres et dans le voisinage de laquelle habitaient les libraires’Ga naar voetnoot5). A Rome il avait également été frappé par l'imprimerie du Collège de la Propagande de la Foi. Il signale comme une de ses | |
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grandes richesses sa collection de vingt-quatre séries complètes de matrices d'alphabets différentsGa naar voetnoot1). Nous pourrions continuer l'énumération de ces particularités notées par Moretus et qui montrent combien grand était son amour des livres et de l'étude, mais nous préférons nous arrêter un instant avec lui chez quelques typographes, collègues et clients de ses parents. A Francfort, où il arriva vers la fin de la foire d'automne, il fut reçu et ‘généreusement régalé’ par M. Oort et M. Jean du Fay, avec lesquels il alla visiter ‘M. Bleau, le jeune’. Par des lettres de Moretus père à André Fries et à Jean Bleau père, à Amsterdam, nous savons que le jeune Bleau était à ce moment malade à Francfort. ‘Mon fils aîné, écrit l'imprimeur anversois à son collègue d'Amsterdam, est parti en bonne compagnie pour l'Italie, il y a un mois. Il m'a écrit le 13 de ce mois de Francfort, qu'il y a visité Monsieur votre fils qui avait été très malade, mais qui allait maintenant beaucoup mieux’Ga naar voetnoot2). Partout où la maison anversoise avait des clients dans les villes qu'il visitait, le jeune Moretus allait les voir. Il ne parle pas toujours de ces visites dans son journal, mais nous l'apprenons par les minutes de certaines lettres de Balthasar IIGa naar voetnoot3). A Rome il vit les libraires Blaise Denersin et Sigre Cornelio de Wael. A ce dernier Moretus père écrivait le 17 Avril 1665: ‘Mon gendre vient d'arriver ici en bonne santé avec sa compagnie le 4 de ce mois, et il vous envoie ses cordiaux remercîments pour les marques d'amitié qu'il a reçues de vous à Rome, tout comme moi je vous sais gré des amabilités que vous avez eues pour mon fils’Ga naar voetnoot4). A Lyon de nombreux imprimeurs et libraires s'empressent de recevoir très amicalement le fils de leur collègue flamand. Déjà à son arrivée dans leur ville ils eurent l'occasion de lui rendre service. A la douane on avait confisqué une partie des bagages des Anversois, faute d'avoir rempli certaine formalité. Grâce à l'intervention du fils de l'imprimeur Anisson les bagages furent restitués ‘à condition de payer les droits et... une courtoisie’Ga naar voetnoot5). Accompagné de cet ami, | |
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Moretus visita la ville et se rendit chez les imprimeurs Boissat et Remeus, ‘qui lui firent l'honneur de lui offrir le logement chez eux’. Il dîna chez M. Boissat et, en quittant Lyon avec sa compagnie, il fut accompagné à cheval jusque bien loin au dehors de la ville par ‘Messieurs Boissat et le fils de Monsieur Demen’. Laurent Anisson, Horace Boissat, Georges Remeus, Anversois d'origine, et Michel Demen étaient d'excellents clients de la maison Moretus avec laquelle ils étaient en correspondance suivie. En 1668 Balthasar Moretus III entreprit encore un autre voyage dont il nous a également laissé un journal, rédigé en flamandGa naar voetnoot1). Cette fois il parcourut avec son père, son frère Jean-Jacques et son neveu Hilwerven la Campine brabançonne, la mairie de Bois-le-Duc, la Zélande et la Flandre. Après une excursion avec sa mère et sa soeur Marie-Isabelle à Montaigu, il rencontra son père à Turnhout. Les femmes s'en retournèrent à Anvers, et les hommes partirent pour Aerschot, Bois-le-Duc, Heusde, Gertruidenberg, Breda, Roosendaal, Bergen-op-Zoom, Goes, Veere, Middelbourg, Flessingue, l'Ecluse, Bruges, Ostende et Gand. Il serait oiseux d'énumérer tout ce qui a frappé l'esprit du jeune Anversois pendant ce nouveau voyage. Qu'il nous suffise de dire que ce sont encore toujours les manifestations de piété, les curiosités artistiques et scientifiques, la vie fastueuse et les privilèges de la noblesse qui exercent sur lui la plus vive attraction. Il énumère con amore tous les gentilshommes et personnes de qualité qu'il rencontre sur les routes et dans les auberges. Il ne néglige aucun de leurs titres. Et il n'y a qu'un personnage de moindre condition qu'il juge digne de figurer à côté de tous ces grands seigneurs. C'est ‘un maître de langue française et de belles manières très à la mode, civil et expert’ dont il a fait la rencontre et vante les talents. Cet arbitre des élégances produisit sur le jeune Moretus, si épris de distinction, une impression profonde. Balthasar II pouvait aisément permettre à son fils de semblables voyages et supporter les frais de tout ce qui pouvait contribuer à faire son éducation d'aspirant gentilhomme. En faisant l'inventaire de ses biens en 1662, il avait constaté que sa fortune s'élevait à 341.000 florins, ce qui équivaut à 2 millions de francs orGa naar voetnoot2). | |
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Le matériel de l'imprimerie: les poinçons, matrices, lettres, bois taillés, cuivres gravés, presses, etc. représentent dans cet avoir une somme de 24.000 fl.; les bibliothèques sont estimées à 20.000 fl., l'immeuble du ‘Compas d'or’, amélioré et agrandi par Balthasar II grâce à l'adjonction de la maison ‘Le Lys’, vaut 45.000 fl.; les bijoux ‘qu'à son mariage il avait offerts à sa femme Mademoiselle Anne Goos’ 6039 fl. L'inventaire mentionne à côté de l'argent comptant, des rentes viagères et des créances, quantité de terres et de maisons, telles que ‘St Marc’ au Marché aux Souliers, le ‘Bonte Huyt’ à la rue Haute, le ‘Petit Renard’, le ‘Compas de Bois’ et le ‘Compas de Fer’ à la rue du St Esprit, et le jardin de plaisance, ‘situé à Berchem au coin de la “Cappelle Lye” vis à vis de la chapelle déchue’Ga naar voetnoot1). Cette maison de campagne appartenait à la famille depuis 1581. A cette époque Plantin acheta le jardin et y fit construire l'habitationGa naar voetnoot2). Le 8 juillet Balthasar II avait agrandi la propriété par l'achat d'un jardin attenant, appartenant à la veuve de feu Christophe Moretus. Elle avait alors ‘avec les murs, maison, haies et fossés’ une superficie de 90 verges. Balthasar II et sa famille y séjournaient souvent. Il savait exactement ‘que de la barrière extrême de la Porte St Georges’ il devait faire 2200 pas pour y arriver! Et de son habitation du Marché du Vendredi jusqu'à la Porte St Georges, il devait encore y ajouter 1500 pas. (‘Mesuré ainsi par lui le 28 Février, 1659’!)Ga naar voetnoot3). C'est à l'ombre des arbres de Berchem que les enfants de Moretus allaient jouer. C'est là qu'il recevait et logeait parfois ses amis; c'est là aussi qu'en cas de maladie il cherchait un lieu de repos pour rétablir sa santé. Il y fit venir de l'eau de Spa pour sa femme affaiblie qui y fit un séjour de trois mois en 1659; mais comme ce traitement à domicile restait sans effet, il la conduisit à Spa même, où elle guérit. En 1671 Balthasar, atteint de ‘bile noire’, alla également boire les eaux de Spa à Berchem qui lui firent le plus grand bienGa naar voetnoot4). Ce n'est pas seulement grâce à leur état de fortune et à leurs traditions familiales que les Moretus jouissaient d'une haute consi- | |
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dération, quelques-uns de leurs parents proches et éloignés occupaient des dignités tant ecclésiastiques que civiles. Nous ne citerons que Jean de la Flie, le neveu de Balthasar III, et Jean van Meurs, son grand-oncle, tous deux échevins de la ville d'Anvers. Quand il s'agissait de bien maintenir son rang, Balthasar II n'était jamais en défaut. Il savait recevoir ses amis d'une façon princière; mais, comme il convient à un commerçant modèle, il tenait toujours note des dépenses que de semblables réceptions et banquets entraînaient. On ne sait ce que l'on doit admirer le plus: l'ordonnance fastueuse et cordiale de ces repas de fête, ou l'exactitude minutieuse avec laquelle les frais étaient inscrits dans ces précieux mementos (‘memorie boecskens’), conservés aux archives plantiniennesGa naar voetnoot1). Un événement auquel Balthasar II attacha une grande importance, ce fut l'élection de son fils Balthasar III comme directeur de la confrérie (‘lofmeester’) du salut Notre-Dame, le 26 janvier 1670, en même temps que son oncle Pierre Goos. Ce fut l'occasion de toute une série de réceptions, de petits et grands repas à la maison du Compas d'Or, au courant des années 1670 et 1671Ga naar voetnoot2). Les comptes de ces fêtes nous ouvrent les portes des cuisines et des salles à manger des Moretus, et nous y montrent des natures mortes somptueuses de poisson frais arrivé par la dernière marée, de viandes, de gibier, de volailles, de légumes, de vins et de pâtisseries, de toutes les magnificences gastronomiques imaginables, savoureuses et abondantes comme dans les cuisines grasses d'un F. Snijders, d'un A. van Utrecht, d'un Jean Fijt, d'un P. Boel ou encore d'un Paul de Vos. En voyant défiler cette abondance de mets succulents, on comprend pourquoi Jordaens a passé une grande partie de sa vie à peindre des mangeurs et des buveurs dans une espèce d'apothéose épicurienne. C'était là un des aspects quasi épiques de la vie des hommes de sa race et de son époque, une strophe magnifique de l'hymne de l'abondance brabançonne. La série de fêtes commença le 29 février 1670, le jour où Bal- | |
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thasar Moretus le jeune fut reconduit chez lui par ses collègues, après son installation comme ‘lofmeester’Ga naar voetnoot1). La réception qui eut lieu à cette occasion fut relativement discrète. On y servit ‘huit pots de vin du Rhin’, des ‘huîtres, de la langue, de la saucisse de Boulogne, des anchois, du parmesan’ et une appétissante variété de pâtisseries parmi lesquelles nous ne citerons que les ‘mostachioles napolitainesGa naar voetnoot2), les oranges confites (“ghecandeliseerde oraniën”), les pistaches, les amandes plates, les rosquilles sucréesGa naar voetnoot3), les fruits confits, les macarons et les bocadesGa naar voetnoot4)’. A l'occasion de la sortie processionnelle des confrères du ‘Salut Notre-Dame’, le 18 Mars 1671, les Moretus offrirent à déjeuner et à souper. Le souper fut un vrai festin de poisson où figurèrent ‘du flétan, du cabillaud, du saumon, 850 huîtres’, ‘des anguilles, des éperlans, des carpes et des brochets’, accompagnés des pâtisseries déjà énumérées et arrosés de la quantité requise de vin du Rhin, augmentée cette fois de ‘8 pots de vin français’.Ga naar voetnoot5) Peu de temps après c'était le ‘dîner des confrères du Salut Notre-Dame à la fête de St-Michel en l'an 1671’. Comme premier service on apporta: ‘2 pâtés de chapon, 3 dindes, 5 plats de chapons étuvés, 5 idem de riz de veau et de crêtes de coq, 5 id. d'huîtres crues, 5 id. de pinsons et de coings, 5 id. de choux-fleurs, 5 id. de champignons (“fonges”), 5 id. de poules fricassées; 5 id. de câpres, et 5 id. de perdrix’. Le second service comprenait ‘deux pâtés de chapon, 3 dindes, 5 plats de bécasses, 5 idem d'alouettes, 5 tartes aux amandes, 5 plats de soles, 5 id. de riz de veau rôtis, 5 id. de chapons, 5 id. de salade, 5 id. d'huîtres frites, 5 id. d'olives, 5 id. de limons’. Enfin, au dessert, ce furent de nouveau des ‘mostachioles’, des ‘bocades’ etc., renforcées de massepain, de biscuits aux amandes, de lettres musquées (‘muskes letteren’) et de rosettes!Ga naar voetnoot6) On organisa encore un souper pour les confrères du Salut, le 6 Mars 1672, à la chapelle de Notre-Dame; mais leur ‘grand ban- | |
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quet’ qui dura trois jours, les 24, 25 et 26 Janvier 1672, dépassa tous les festins que nous venons de mentionner. Où cela ne nous conduirait-il pas si nous énumérions encore tous les mets variés et copieux qui composèrent le menu? Bornons-nous à dire que ce festin a coûté à Balthasar Moretus II la somme considérable de 924. 11 florins, plus de 5400 frs. d'avant-guerre.Ga naar voetnoot1) Balthasar II fut un hôte non moins royal, lors du mariage de son fils aîné Balthasar III avec Anne-Marie de Neuf, fille de Simon, seigneur de Hooghelande. Un très beau parti! Une famille très riche, qui fut également anoblie. Anne de Neuf hérita de sa mère Mademoiselle Anne Steymans, un certain nombre de maisons: ‘le Pape Clément’ près de la nouvelle Bourse, ‘l'Arbalète d'or’ dans le Bourg, ‘le Croissant’ au Couwenbergh, ‘Le petit Lièvre’ dans la longue rue Neuve, etc. De sa soeur Mademoiselle Marie Marguerite de Neuf, ‘professe au couvent des Ursulines à Malines’, elle hérita en même temps que son frère l'écuyer Simon de Neuf, échevin de la ville, la propriété ‘le Roi Balthasar’ à la longue rue Neuve, et une autre ‘le Saint Tombeau’ au coin de la rue Vleminckx, quatre maisons au Dries, le ‘Dragon blanc’ et ‘le Fer à cheval d'or’ dans la nouvelle ville, etc. Elle avait en outre une part dans quelques maisons situées à Bruxelles, des terres sous Lillo, Stabroeck et Beirendrecht, le ‘Steenen hoeve’ à Hoboken, etc.Ga naar voetnoot2) On célébra le mariage de Balthasar III le 20 Juin 1673. La famille de Neuf organisa à cette occasion une fête que Moretus père rendit par un gigantesque festin, le 9 Juillet et les deux jours suivants. Le ‘mémoire de tous les frais’ de cette réception de gala nous a été également conservéGa naar voetnoot3) et nous offre de nouveau une vision des plus fastueuses jouissances de la table. Liévin Buysens livre pour 550.3 florins de confitures et de pâtisseries, bien plus fines et plus variées que celles des repas précédents. Guillaume Le Grelle porte en compte 90,19 florins pour ‘pâtés, tartes à la confiture, tartelettes (“roffioelen”) et grandes oublies’. Corneille Hessels fournit ‘2 ames de vin “Hoemerwijn”’; Gaspar Carmin ‘24 bouteilles de vin d'Ay’ et Hildernisse le vin | |
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français; la marchande de volaille Anne Crocer intervint dans cette fourniture pantagruélique pour ‘45 chapons’, des poulets, des bécassines, ‘22 dindes’, ‘49 tourterelles’, ‘49 cailles’, ‘24 lapins sauvages’, ‘375 petits oiseaux’, etc., pour un montant de 197,5 1/2 florins. Le maître cuisinier Michel reçut 171,19 1/2 florins pour la préparation des différents mets et pour les livraisons suivantes: gigots de mouton, viande de veau, jambon, saucisses, riz de veau, viande hachée, os à moëlle, un cochon entier, les frais d'abatage et d'accises compris, marinade de tête, langues, etc. A Marie Boegaerts on paya 33,2 1/2 florins pour les légumes, et à la Veuve de Jean Baptiste Brant 12,2 1/2 florins pour l'huile et les épices. Nous omettons les comptes du boulanger, de la location des tables, chaises, coussins pour les chaises et ustensiles de cuisine tels que broches, refroidissoirs, poêles à préparer le blanc-manger, etc. Et nous ne parlons ni des 100 livres de beurre, ni des 125 oeufs, ni de la bière et autres fournitures de moindre importance. Les comptes de la fleuriste Marie van der Laenen, pour la livraison des ‘mais’, des arbustes, de ‘14 douzaines de roses’ et des ‘lys blancs’ destinés à orner la table, prouvent tout comme les comptes de Maître François van Doren, le ménétrier, pour un orchestre de 8 musiciens et de 2 chanteurs, que les Moretus n'avaient rien négligé pour donner à leur fête tout l'éclat possible. Le total des dépenses s'éleva à la somme de 1667,4 3/4 florins, environ 13.500 frs. d'avant-guerre! Ce ne fut pas seulement à l'occasion de mariages que de semblables fêtes furent organisées. Quand le cinquième fils de Balthasar II, le chanoine François Moretus, eut dit sa première messe à la Cathédrale de Notre-Dame, le 20 octobre 1682, Gargantua se mit également à table à l'hôtel du Compas d'Or! Balthasar était mort depuis huit ans, mais sa femme maintenait l'ancienne tradition de ces repas gigantesques, et avec la même exactitude que son mari elle notait dans le ‘Memorieboecsken’ ce qu'ils avaient coûté. Le repas dura deux jours et les frais s'élevèrent à 952,7 3/4 florins. Le premier jour on servit 45 mets différents pour deux tables, une de 36 et une autre de 24 personnes, pour la plupart des ecclésiastiques, parmi lesquels sa Grandeur l'Evêque d'Anvers. Pour la messe même et tout ce qui s'y rapporta, on dépensa une somme de 643,6 florins: pour la musique et les choeurs de M. Le | |
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Corbisier, maître de chapelle de l'église, 36,6 flor.; pour les cierges, 214,13 flor.; pour les tapisseries du jubé 46,12 flor.; pour la jonchée (‘strooisel’), le ‘lierre’, le ‘buis’, les ‘herbes odorantes’ et le ‘papier coupé’, 44,12 flor.; pour la décoration du choeur, 37,1 flor.; pour les ‘valets et les hallebardiers’, 24,4 flor.; pour les ‘deniers d'offrande’, 99,14 flor.; pour les cadeaux aux servantes, garçons, correcteurs et imprimeurs, 133,4 flor. En parcourant le Musée Plantin, en admirant les meubles et objets d'art qu'on y conserve encore, on sait se figurer facilement quel luxe devait y règner à la fin du XVIe et surtout au XVIIe siècle. Cependant notre évaluation restera bien au-dessous de la réalité si l'on tient compte seulement de ce qui y existe encore. La plus grande partie des richesses qui y étaient accumulées jadis ont été fatalement éparpillées au cours des partages et autrement. Et c'est encore une des multiples joies que nous devons aux papiers jaunis des archives, que de pouvoir nous faire une idée exacte et complète de tous les objets de valeur que possédaient Balthasar III et sa femme Anne de Neuf. Le notaire Philippe Marie Francot, en dressant en 1714 l'inventaire des biens de Mademoiselle Anne-Marie de Neuf, veuve de Balthasar III, nous a permis de nous rendre compte de l'opulence de l'ancienne maison de Plantin. Nous ne nous arrêterons pas à l'énoncé de l'argent comptant, des ‘espèces en or’, des titres de propriété de biens immeubles, rentes, lettres de change, obligations, ‘billets de la loterie hollandaise de 1712’, ‘billets de la loterie de Londres de 1711’, de créances et d'une abondance d'autres valeurs. Nous ne ferons pas mention non plus de tout ce qui se trouvait à l'imprimerie et dans la librairie. Nous ferons simplement le tour des nombreuses chambres qui portent presque toutes un nom particulier; telles que ‘la petite chambre de marbre’, la ‘chambre de Juste Lipse’Ga naar voetnoot1) la ‘chambre verte’, la ‘chambre pourpre’, etc. Presque toutes sont tapissées de cuir doré, spécialement mentionné dans l'inventaire, de damasGa naar voetnoot2) ou de tapisseries représentant des paysages et des figuresGa naar voetnoot3). On y a partout des meubles riches et de fort bon goût: des | |
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chaises de ‘bois d'Espagne’ pour hommes et pour femmes; des ‘scribans avec des appliques en argent’, des ‘tables incrustées d'écaille’, des glaces, des armoires et ‘de petites ménagères garnies de fines porcelaines’, ‘une toilette en bois sculpté’, des tables à thé peintes, des lits de parade couverts de soie violette ou verte, des rideaux de lit en damas rouge, ‘un lit d'ange aux pieds dorés’, une ‘petite armoire indienne avec des médicaments précieux’ des prie-Dieu, des escabeaux, ‘un billard avec ses accessoires’, et bien d'autres meubles encore. Et dans tous les coins des objets rares et précieux: des crucifix et des images de saints en albâtre, en écaille, en bois de buis, ‘un grand Agnus Dei d'Innocent XI dans un reliquaire en cuivre doré’, ‘un Christ à la Colonne en cire dans une armoire de verre’, des bénitiers, des tasses à thé et à chocolat, des plats et des coupes de porcelaine, un jeu d'échecs, ‘des pôts en serpentine’Ga naar voetnoot1), des boîtes peintes ou couvertes de velours, ‘des poteries indiennes et des noix de coco’, des vases de Delft, de Chine et des Indes, des candélabres, des coupes et des assiettes en verre et de nombreuses curiosités, parmi lesquelles nous signalerons encore un ‘morceau de la défense d'une licorne, long de trois à quatre pieds, conservé depuis longtemps dans la famille’. On le voit, les Moretus, comme la plupart de leurs contemporains, avaient foi dans la puissance alexitère de l'unicornis légendaire. Il faut consacrer une mention toute spéciale à l'argenterie. Il y avait là les objets les plus variés, depuis les plus prosaïques jusqu'aux plus élégants: des aiguières, des bassins, des vases, des chauffoirs, des bassinoires, des mouchettes, des porte-mouchettes, des candélabres, des couverts; des coupes à fruits, dont une ornée d'un compas, la vieille marque plantinienne; des encadrements de glaces, des bénitiers, des hochets, des boîtes à poudre, des boîtes à mouches, et beaucoup d'autres encore qui évoquent d'une façon saisissante la vie fastueuse des propriétaires de la maison. Le grand clavecin, oeuvre de Jean CouchetGa naar voetnoot2), le vieux, les deux violons et la pochette que contient le méticuleux inventaire, nous reportent aux soirées musicales intimes dont les salons des Moretus | |
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entendirent les échos. Le ‘carosse avec double chaufferette’, et la ‘berline’ remisés sous la galerie, les ‘deux couvertures de deuil, l'une pour le carrosse et l'autre pour la berline’ (double corps du délit aurait prétendu le héraut d'armes!), la ‘selle de velours vert’, le ‘cor de chasse’ et les ‘fusils’ nous permettent de suivre les Moretus avec leurs équipages au tour à la mode, aux enterrements pompeux et à la chasse où ils menaient train de grand seigneur. Et le ‘traîneau’, que le notaire se garde bien d'oublier, nous évoque de joyeuses parties d'hiver, peut-être bien un carnaval sur la glace autour des remparts de la ville tel que D. Van Alsloot on Séb. Vranckx en ont peintGa naar voetnoot1). Cet inventaire éloquent affirme aussi combien les Moretus continuaient comme leurs ancêtres à aimer les arts. On y énumère plus de 150 tableaux, dont plusieurs excitent encore l'admiration des visiteurs du Musée Plantin, mais dont malheureusement un grand nombre ont disparu sans laisser de traces. Des hommes habitués à vivre dans un milieu aussi princier, jouissant de toutes les joies que la richesse procure, n'étaient certes plus de simples bourgeois. Ils devaient se sentir très proches voisins de la noblesse. Et on peut se rallier entièrement à ce qu'écrivait le secrétaire du Conseil royal du Brabant, le Sr Loyens, dans la déclaration qu'il envoya au roi, le 18 février 1693, en faveur de l'anoblissement de Balthasar Moretus III. L'imprimeur anversois vit en grand seigneur, affirme le Sr Loyens, ‘entretenant sa propre personne, sa famille et son ménage point en bourgeois ou artisan, mais fort honestement avec caros, chevaux et valet à la manière ordinaire et accoustumée de Gentilhommes ou Rentiers de ce Pays’. A la mort de son père, en 1674, Balthasar III était devenu le chef de l'imprimerie qu'il dirigeait plus que jamais en grand industriel, s'occupant uniquement de la direction, laissant tout le travail manuel à ses subalternes, - ‘faisant exécuter la presse et vente des livres par d'autres personnes à ce par luy constitués’, comme le dit le Sr Loyens dans la susdite requêteGa naar voetnoot2). C'est donc ce Balthasar III qui demande au roi Charles II des titres de noblesse et qui les obtint par une lettre patente datée du 1er septembre 1692. Le 11 octobre suivant il s'adressa au roi pour obtenir l'autorisa- | |
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tion de continuer l'exercice du métier d'imprimeur sans encourir la confiscation de ses prérogatives de noblesse. Cette faveur fut accordée le 3 décembre 1696, mais Balthasar III ne put en prendre connaissance. Il était mort quelques mois auparavant, le 8 juillet 1696. Ses successeurs seuls allaient profiter de ses effortsGa naar voetnoot1). Les documents officiels concernant cet anoblissement et la faveur de concilier le métier de typographe avec les prérogatives du blason, ont été publiés dans les Annales du ‘Bibliophile Belge’Ga naar voetnoot2). Toutefois dans l'étude où ils ont paru on ne fait mention de la longue correspondanceGa naar voetnoot3) que Moretus échangea à ce sujet avec le Sr Loyens, secrétaire du Conseil du Brabant, à Bruxelles; le Sr Joseph van den Leen, seigneur de Lodelinsart et de Castillon, ‘conseiller du Roi. exerçant l'état de premier héraut d'Armes des Pays-Bas et de la Bourgogne, è Bruxelles’; le Sr a Castro, licencié en droit près du Conseil du Brabant à Bruxelles; et d'autres encore. Tous l'ont aidé de leurs lumières et de leur influence pour obtenir le résultat désiré, et quelques-uns de leurs arguments sont assez caractéristiques pour que nous nous y arrêtions un moment. Il était surtout nécessaire de plaider avec force en faveur de l'autorisation pour continuer la typographie, et certaines raisons que Moretus fit valoir à cette occasion, montrent quelle haute idée il avait de la profession de ses ancêtres et de l'imprimerie en général. Elles font voir également combien ardent était son désir de rester imprimeur, non seulement pour les avantages matériels attachés à cette profession, mais aussi par pur amour du métier. C'était bien la conception moderne de la noblesse bourgeoise qui ne dédaignait pas le travail. Dans une des requêtes que, sur l'inspiration de Loyens, Moretus envoya au roi, il cite quantité d'auteurs héraldiques ‘dont plusieurs témoignent qu'icelle (l'imprimerie) n'at dérogé en aucune manière à la Noblesse de ceux qui en ont été les auteurs et augmentateurs’. Ces autorités en matière d'héraldique étaient Messire Gillis André de Rocque, auteur du ‘Traité de la Noblesse’ et Barthélémy Cassanée, président du Parlement d'Aix. Ce dernier donnait aux impri- | |
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meurs de premier rang ‘entre ceux qui travaillent à des ouvrages relevez’. Le roi et ses illustres prédécesseurs avaient déjà anobli plusieurs ‘peintres, sculpteurs, forgeurs de fer, faiseurs de poudres et semblables’, ‘pour les encourager plus tost a s'évertuer d'avantage en l'exercice de leur art ou fabrique que de les détourner d'icelles’. On pouvait donc accorder la même faveur à Moretus. Dans la même requête on fait observer que Gilles André de Rocque dans son ‘Traité de la Noblesse’ classe Plantin parmi les principaux imprimeurs de l'Europe à côté des Manuce, des Froben et des Estiennes, et on présente les successeurs du grand architypographe comme tout à fait dignes de leur illustre ancêtre. Le gentilhomme-imprimeur anversois pouvait donc, d'après le raisonnement de la requête, continuer à exercer son métier’, sans qu'à cela puissent obster les maximes et Regles de Heraldie’, d'autant plus que le roi, par un décret du 1er décembre 1690, avait déclaré que ‘le commerce en gros peut estre excercé par les Nobles de ce Pays-Bas, sans déroger en aucune façon à la noblesse’. Dans l'avis favorable que le Sr D.J. van den Leen, ajouta à la requête, cette argumentation est encore renforcée par d'autres exemples. On y cite le cas de Gérard Guiete de Clermont en Auvergne, Chancelier de Philippe-le-Long, roi de France, qui en 1318 reçut de son prince l'autorisation de faire le commerce sans perdre ses droits de noblesse; ainsi que le cas de Jacques le Flament, ‘maistre ordinaire’ de la cour des comptes et conseiller du roi, qui reçut en 1357 le droit de vendre du drap; - exemples puisés dans l'ouvrage d'André de Rocque. Le Sr Van den Leen donne aussi des exemples de date plus récente, tels que l'anoblissement, en 1675, par Charles II lui-même, de Pierre de Traux et de Nicolas Cortel ‘ambe deux Maîstres de forges au Pays et Comté de Namur’, avec privilège de continuer à exercer leur industrie; et il n'hésite pas à placer l'imprimerie au-dessus des forges des nouveaux seigneurs De Traux et De Cortel, dont il parle avec un certain dédain: ‘On doibt rendre justice à ce bel art (l'imprimerie) et la relever au-dessus de tout exercice de forgerie, nommement lors qu'elle n'est entremeslée de quelque mercerie, comme dit est’. Le grand rêve des Moretus se réalisa donc et lorsqu'en 1700, quatre ans après la mort de Balthasar III, le buste de ce dernier, dû au ciseau de Jean Claude de Cock, fut placé dans la cour de l'ancienne demeure de Plantin, les ‘armoiries depuis longtemps en | |
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usage dans la famille’, le blason des Gras avec quelques additions, put enfin être sculpté parmi l'ornementation abondante et les enroulements grâcieux du cartouche sans crainte de nouveaux démêlés avec l'un ou l'autre héraut d'armes. Cependant les déboires causés aux Moretus par l'usurpation de privilèges réservés aux nobles n'en étaient pas encore à leur fin. Il paraît que maintenant ils dépassaient les limites de leurs droits. Le 31 mai 1702, dix-huit jours après son mariage avec Mademoiselle Isabelle Jacqueline de Mont, dit Brialmont, Messire Balthasar IV tut accusé par Messire Charles Nicolas van Berckel, roi d'armes ordinaire de Sa Majesté pour le duché de Brabant, de permettre que ses domestiques et d'autres personnes encore s'adressent à sa femme en se servant du qualificatif de ‘Mevrouwe’,Ga naar voetnoot1) réservé aux épouses des chevaliers. On voulut de ce chef infliger à Balthasar IV une amende de 100 florins. Le roi d'armes invoqua un placard de 1616, mais le règlement sur le port des titres était bien plus ancien. Philippe II avait déjà établi par une ordonnance du 23 septembre 1595Ga naar voetnoot2) que le titre ordinaire pour les femmes était ‘Madamoiselle’ ou ‘Jouffrouwe’ et que le titre de ‘Madame’ ou ‘Mevrouwe’ était réservé aux épouses et aux veuves de chevaliers. Balthasar IV s'empressa de protester contre la dénonciation de l'écuyer Van Berckel, en prétendant qu'il n'était pas responsable de ce qui s'était passé ‘sans ses ordres’. Les coupables étaient des gens sur lesquels il n'avait aucune autorité. Il fit également observer ‘qu'on n'avait qu'à inciter quelqu'un à donner en public le titre de Messire ou de Madame à certaines personnes’ pour pouvoir leur infliger une amende! Il est probable que Balthasar IV n'a pas payé l'amende. En tout cas, il n'y a trace de pareil paiement. En 1706 un autre héraut d'armes, l'écuyer Antoine Ignace JaerensGa naar voetnoot3), accuse de nouveau Balthasar IV du même délit. Cette fois celui-ci répondit de verte façon, en se servant d'un argument ‘ad hominem’ assez vif. Messire Moretus accuse le héraut d'armes d'avoir rédigé sa | |
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plainte uniquement pour le ‘vexer’. Le héraut avait d'ailleurs déjà agi de même sans le moindre fondement à l'égard d'autres personnes. Balthasar IV exprime l'espoir que la dénonciation sera rejetée comme non recevable et fait remarquer non sans un certain humour, qu'il est sot de lui reprocher ‘de se faire intituler Madame’ Cela est impossible puisque ce titre ne saurait pas être donné à des hommes! Et si ‘par inadvertance ou par inattention’ quelqu'un disait Madame à son épouse, elle n'était tout de même pas obligée de répondre immédiatement ‘Je ne suis pas Madame’! Ici nous prenons congé de nos personnages et nous quittons leur demeure que, grâce aux vieilles archives, nous avons vu revivre sous nos. yeux. Nous avons noté tout ce qui nous semblait de nature à nous rapprocher de la pensée et de la vie des maîtres du Compas d'Or dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Puisse ce travail faire mieux connaître les Moretus qui continuaient à vivre dans la grande tradition plantinienne et à faire honneur à cette tradition dans la mesure de leurs moyens; puisse-t-il contribuer à jeter quelque lumière sur la vie anversoise à cette époque, sur les milieux patriciens dont les Moretus étaient de si caractéristiques représentants. Maurice SABBE. |
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