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[Nummer 4]
La situation d'Anvers dans l'imprimerie des Pays-Bas au XVe siècle.
Personne n'ignore quelle place considérable fut occupée par Anvers dans les industries du livre pendant le XVIe siècle. Le nom seul de Plantin, bien que postérieur à l'année 1550, suffit pour évoquer cette brillante période de l'activité commerciale d'Anvers, et il synthétise en quelque sorte les efforts et l'action des nombreux libraires et imprimeurs que comptait alors cette ville.
Peut-être connait-on moins leurs prédécesseurs du XVe siècle: je voudrais en dire quelque chose et exposer d'une façon rapide ce que fut à cette époque l'imprimerie aux Pays-Bas et ses débuts à Anvers.
Le plus ancien livre daté que l'on possède est le Psautier en latin achevé le 14 août 1457 à Mayence, par Jean Fust, citoyen de cette ville et son associé Pierre Schoeffer.
D'autres impressions sans doute précédèrent celle-là, mais elles ne portent pas de date ni de nom d'imprimeur; la question de savoir à qui nous les devons n'est pas résolue encore.
La date du Psautier de 1457 est donc fort importante et le livre où elle est consignée, en nous donnant les noms des deux plus anciens typographes connus, reste le monument le plus certain du début pratique de cette merveilleuse invention qui, en se développant d'une façon universelle, devait être un si précieux moyen d'enseignement et de civilisation pour tous les hommes et pour beaucoup d'entre eux une nouvelle manière de gagner leur vie.
A cette époque, la propriété industrielle n'existait pas encore et le secret était pour les inventeurs la seule protection, mais bien aléatoire, dès qu'il s'agissait d'une chose telle que la typographie.
L'examen attentif d'un volume imprimé permettait à un observateur réfléchi et sagace de comprendre et de reproduire l'ingénieux agencement qui avait produit une oeuvre à la fois si semblable au manuscrit tout en lui étant très supérieur.
On ne doit donc pas être surpris de rencontrer ça et là des assertions telles que celles du prêtre Clemens Patavinus à Venise en
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1471 et de Jean Brito à Bruges, affirmant qu'ils ont appris sans maître l'art de la typographie. Fust et Schoeffer gardèrent néanmoins assez bien leur secret pour que, pendant près de quatre ans, ils fussent seuls en état d'en faire usage.
Ils avaient débuté par un coup de maître. Le Psautier de 1457 est un superbe volume décoré, comme ils le disent eux-mêmes, de magnifiques initiales tirées en deux couleurs. Ainsi donc des difficultés considérables avaient été vaincues. On conçoit leur satisfaction de signer un tel livre qui représentait un énorme travail.
A présent ils étaient sûrs de la valeur de leur invention et ils ne manquent pas de le spécifier: Ce livre est obtenu, disent-ils, sans l'aide de la plume mais au moyen d'un procédé nouveau. L'association de Fust et Schoeffer se prolongea jusqu'en 1466. Durant ce temps vingt-six impressions, dont plusieurs assez étendues, sortirent de leurs presses.
Pour venir à bout d'un tel labeur, ils durent embaucher, et partant mettre au courant, un certain nombre d'ouvriers. Parmi ceuxci, il n'en faut pas douter, plusieurs durent bien vite songer à tirer parti de la découverte nouvelle en l'exploitant pour leur propre compte.
Pour diverses raisons cependant ils ne pouvaient s'établir à Mayence même, mais la race germanique a l'instinct de l'émigration. Ces ouvriers s'en allèrent donc, et peu à peu, de proche en proche, ils répandirent dans la plupart des pays de l'Europe l'industrie typographique. Ce fut d'abord dans la vallée du Rhin, à Strasbourg, Bamberg, Cologne, Eltvil, puis dans d'autres parties de l'Allemagne, à Augsbourg, Nuremberg, Spire etc.; traversant la Suisse, ils gagnèrent la France et poussèrent jusqu'en Espagne, tandis que vers le nord et l'est ils atteignirent Lunebourg, Hambourg, Lubeck, Breslau et parvinrent jusqu'en Pologne et en Hongrie. Mais l'Italie surtout les attira. L'ancienneté de sa civilisation, sa science affirmée par des universités florissantes, le fait qu'elle était le centre de la chrétienté, la douceur de son climat, et de nombreuses cours princières dont les chefs étaient souvent des Mécènes éclairés, voilà ce qui avait depuis longtemps déjà fasciné les populations du nord. Les mêmes raisons dirigèrent les futurs imprimeurs. Il en vint aussi, au moins trois, vers les Pays-Bas.
On ne sait ni quand, ni où la première presse fut établie, à Harlem
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ou à Utrecht, on ignore également par qui et l'on en est réduit à dire: le prototypographe néerlandais ou encore l'imprimeur du Speculum pour le désigner. Cette dernière appellation vient du célèbre ouvrage ascétique intitulé: Speculum humanae salvationis (Miroir de la rédemption humaine) qui fut exécuté dans cet atelier et dont les diverses éditions connues, toutes de la plus grande rareté, sont ornées d'une illustration tout à fait admirable. A l'actif de ce même atelier, on compte d'autres ouvrages, notamment des livres de grammaire, Donat et Doctrinal, assez barbares il est vrai, qui étaient la base de l'enseignement d'alors. Aucune de ces productions ne porte de date, ni lieu d'impression, ni nom d'imprimeurs. C'est par des raisonnements dont je ne puis rien dire ici, faute de temps, que les bibliographes en ont placé le berceau tantôt à Harlem tantôt à Utrecht.
Après cette ville, où par la suite il y eut d'autres officines, l'art typographique fut introduit dans vingt-deux villes des Pays-Bas et y fut exercé avec des fortunes diverses: Alost en 1473, Louvain en 1474, Bruxelles et Bruges en 1475, Delft, Gouda et Deventer en 1477, S. Maartensdijck en Zélande en 1478, Nimègue et Zwolle en 1479, Audenarde et Hasselt en Overijssel en 1480, Anvers en 1481, puis à Culembourg, Gand, Leyde et Haarlem en 1483, Bois-le-Duc en 1484, Schoonhoven en 1485, Schiedam en 1498, Valenciennes en 1500.
Le total des ateliers qui fonctionnèrent dans ces vingt-deux villes au XVe siècle atteint soixante-cinq auxquels il faut ajouter au moins treize ateliers anonymes dont l'emplacement est encore indéterminé.
Anvers n'arrive que la quatorzième dans la liste chronologique, c'est tardivement en somme, en 1481, que le nouvel art y est introduit; mais à cette date, des vingt-six ateliers établis dans les treize localités qui l'avaient précédée, seize déjà n'existaient plus, et des treize villes, Louvain seul possédait deux ateliers, les autres: Alost, Bruges, Bruxelles, Gouda, Deventer, Audenarde et Zwolle n'en avaient qu'un chacune.
Peu après à Bruges, à Bruxelles, à Audenarde, l'imprimerie qui n'y avait eu qu'une existence éphémère cessera et quatre villes seulement jusqu'à la fin du XVe siècle: Louvain, Delft, Deventer et Zwolle, feront concurrence à Anvers.
Avant d'exposer ce que la typographie fut à Anvers, je vou- | |
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drais, très rapidement d'ailleurs, esquisser son développement dans les quatre villes déjà citées.
Louvain, dont je parlerai d'abord, ne compta pas moins de onze ateliers depuis 1474 jusqu'à 1500, et aucune autre ville aux Pays-Bas ne posséda autant d'imprimeries, mais une seule fut importante, celle de Jean de Westphalie, ou de Paderborn. Il était un des trois Allemands dont j'ai parlé tout à l'heure, venus aux Pays-Bas exercer le métier nouveau. Originaire du village de Acken en Westphalie, c'est en Italie qu'il a dû apprendre son métier. Il arrive en nos pays, à Louvain vers 1472 et dès 1474, il reçut de l'Université de cette ville la bourgeoisie académique, puis le titre de maître imprimeur. Devenu en quelque sorte, le typographe officiel de l'Université, ce puissant patronage fut la cause principale de sa réussite, en lui assurant une clientèle stable parmi les professeurs et les étudiants. Pendant les vingt-deux ans qu'il pratiqua sa profession, de 1474 à 1496, près de 190 impressions sortirent de ses presses. Beaucoup naturellement sont destinées à l'enseignement et la plus grande partie est en latin. Il s'y trouve des oeuvres de divers auteurs de l'époque classique, de jurisprudence (droit romain et canon), et de jurisconsultes, les écrits de plusieurs Pères de l'église et de nombreux théologiens. Très peu de ses livres ont des illustrations et celles qu'on y trouve sont assez médiocres. Jean de Paderborn, qui habitait rue des Chevaliers, ne mourut qu'au début du XVIe siècle et parait s'être retiré des affaires un peu plus tôt; le dernier volume daté que nous avons de lui est du 7 novembre 1496.
Je ne dirai rien des autres imprimeurs qui exercèrent à Louvain: Veldener, Braem, Conrad de Paderborn, Rodolphe Loeffs, Gilles Van Heerstraten, Louis Ravescot etc. Ils n'exercèrent chacun que trois ou quatre ans et leur production ne fut pas considérable.
A Deventer et à Zwolle, la typographie introduite dès 1477 et 1479, fut pratiquée sans interruption jusqu'à la fin du XVe siècle et, chose remarquable, il n'y eut en tout, semble-t-il, que deux ateliers à Deventer, et un seul à Zwolle.
Ce succès et cette prospérité s'expliquent par les mêmes raisons que pour Jean de Westphalie. Sans doute ni l'une ni l'autre de ces villes n'avait d'Université, mais elles possédaient des écoles, fondées depuis bien des années par les Frères de la vie commune. Ces religieux, pour vivre, s'adonnaient à la fois à la transcription des
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manuscrits et à l'enseignement; ils avaient établi des écoles à Deventer, Zwolle, Amersfoort, Bois-le-Duc, Gouda et d'autres villes encore, non seulement dans les Pays-Bas mais aussi en Allemagne.
Ils furent parmi les premiers à préconiser l'importance des études classiques, celle du grec en particulier. Dans le mouvement de la Renaissance aux Pays-Bas, leur rôle fut important et magnifique. Appréciant le secours que pouvait leur donner l'imprimerie, ils se firent même typographes et installèrent des ateliers dans plusieurs endroits: à Bruxelles en 1475, à Gouda en 1498, peut-être aussi à Louvain, puis en Allemagne à Marienthal en 1474, à Rostock en 1476. Leurs collèges attiraient un nombre considérable d'élèves, car les maîtres étaient des hommes de haute valeur.
C'est au collège de Deventer qu'Erasme reçut sa première éducation et les éléments du grec lui furent enseignés par le célèbre Alexandre Van der Heek ou Hegius qui, vers 1475, était le régent de cette école. Ce fut précisément Hegius, qui, originaire de la Westphalie, appela à Deventer les deux typographes qui y exercèrent au XVe siècle, Richard Paffraet et Jacques de Bréda. Richard Paffraet ou Paffroed était de Cologne, c'est chez Ulric Zeli, le plus ancien et très habile imprimeur de cette ville, qu'il dut faire son apprentissage.
De tous les typographes des Pays-Bas, nul ne fut plus actif au XVe siècle et de toute l'Europe, il est celui dont les presses ont produit le plus grand nombre d'impressions. De 1477 à 1500, près de 300 volumes sont sortis de son atelier et Antoine Koberger luimême, le célèbre typographe de Nuremberg que ses contemporains appelaient, avec raison d'ailleurs, le roi des imprimeurs, n'en fit pas autant, je ne parle que du nombre, bien entendu.
Une partie importante de la production de Paffraet comprend des éditions classiques. Détail à noter, il est le seul typographe aux Pays-Bas qui ait possédé au XVe siècle des caractères grecs. Peutêtre faut- il admettre que ce nom de Richard Paffraet fut porté par deux hommes, le père et le fils. On ne connait en effet aucun livre daté des années 1486 et 1487, or c'est en 1485 que le second atelier d'imprimerie est installé à Deventer. Celui qui le dirige, Jacques de Bréda se sert des caractères qui jusqu'alors avaient été employés par Paffraet. Ceux que l'on trouve dans les livres au
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nom de Paffraet de 1488 à 1500 sont différents. Paffraet n'a pour ainsi dire pas employé les gravures dans ses livres.
Jacques de Bréda fut aussi un typographe fécond, et ses publications sont du même genre que celles de son confrère. Ils devaient avoir tous deux cette clientèle de professeurs et d'étudiants des collèges des frères de la vie commune de Deventer et vraisemblablement des autres villes des Pays-Bas.
Jacques de Bréda exerça son métier jusqu'en 1518 avec la même activité et, pour le XVe siècle, sa production dépasse 200 volumes. De même que dans celles sorties des presses de Paffraet, on ne trouve pas d'illustration dans ses impressions.
Il n'en va pas de même des livres de l'atelier de Pierre Van Os, établi à Zwolle, au nord de Deventer, de 1479 à 1500. Les gravures se rencontrent dans beaucoup des livres qu'il a faits et il a même employé d'anciennes planches faites pour des xylographes. Les premiers livres de Pierre Van Os sont en latin, mais il fit bientôt une large part aux oeuvres en flamand.
A Delft, on ne compte au XVe siècle que deux imprimeries. La première fondée en 1477 eut comme chef un habitant de la ville, Jacques Jacobszoon Van der Meere, d'une famille patricienne, et qui jusqu'à l'année 1479 eut un associé, Maurice Yemantzoon, originaire de Middelbourg.
Tous les livres qu'ils produisirent ensemble sont en langue flamande. Parmi eux, il convient de citer la plus ancienne édition de la Bible en cette langue, ce fut leur premier ouvrage.
De 1480 à 1487, Van der Meere travailla seul, peut-être format-il son successeur. Ainsi qu'il l'avait fait jusqu'alors, il publia surtout des ouvrages en flamand. Christian Snellaert lui succéda en 1488, dans le même local semble-t-il, et de même que Van der Meere il fit une grande part à la diffusion des impressions en flamand. Près de la moitié de ce que nous possédons de lui, est en cette langue; il a très rarement signé ses volumes.
Passons aux imprimeurs anversois.
Nous avons vu l'imprimerie favorisée à ses débuts à Louvain, Deventer, Zwolle, par l'influence de l'enseignement, celui d'une université ou de collèges prospères.
Anvers n'eut jamais d'université. Au XVe siècle, elle ne possédait pas d'écoles renommées, elle n'était pas davantage un siège épis- | |
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copal, mais sa situation géographique était et surtout devenait importante.
Jusqu'alors c'est Bruges qui avait été le port par excellence des Pays-Bas. La Hanse y possédait un important comptoir et un vaste entrepôt. Les marchandises les plus diverses y affluaient de tous les pays de l'Europe et même de l'Afrique et de l'Asie. Cette éclatante prospérité diminua pour diverses raisons, entre autres les troubles politiques qui agitaient la ville au XVe siècle et l'ensablement progressif du Zwijn qui servait de port à Bruges.
Tout cela est trop connu pour que j'y insiste.
Le commerce se détourna vers Anvers et il s'y développa rapidement grâce surtout à l'intelligent accueil de sa population et à la liberté qu'il trouva chez elle.
Le plus ancien imprimeur qui vint tenter la fortune à Anvers est Mathias Van der Goes, originaire, son nom le dit, de la ville de Goes ou Ter Goes, en Zélande, dans le Zuid Beveland.
Du printemps de 1481 jusqu'à la mi-septembre 1484 il sera le seul imprimeur de la ville.
Il débute par un petit livret de dévotion intitulé Boeksken van der officien ofte dienst der Missen, dont l'auteur est Simon de Venloo. Cette plaquette de 80 pages, datée du 8 avril 1481, est aujourd'hui de la plus grande rareté.
La production totale de Van der Goes pendant les dix années où il dirigea son imprimerie est d'environ 90 volumes. Dans quelques-uns il y a une ou deux gravures.
Son matériél provient de divers ateliers. Un de ses caractères est celui qui servait à Delft à Van der Meere et à Maurice Yemantszoon. Ce dernier étant de Middelbourg a pu, à la dissolution de son association avec Van der Meere, emporter ce type d'impression et c'est ainsi qu'il serait passé entre les mains de Van der Goes, originaire de Zélande lui aussi. Il s'est servi également des caractères de chez Paffraet et de chez Veldener.
Parmi ceux de ses livres qui sont datés-on en compte dix-huit en tout-il y a la version flamande de la Vision de Tundalus, une histoire de revenant, sous forme de conte édifiant, bien faite pour plaire au peuple de cette époque, et qui eut beaucoup de succès.
Ce livret porte en chiffres romains la date de 1472 et des bibliographes, sur la foi de ces chiffres, avaient supposé que l'imprimerie aurait été pratiquée de bonne heure à Anvers.
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On est d'accord aujourd'hui pour admettre qu'il manque un X c'est-à-dire le nombre 10 dans cette date, qui doit être lue par conséquent 1482 au lieu de 1472.
C'est la plus ancienne édition de la version flamande de ce texte. Une notable partie de la production de Van der Goes, se compose de petits livres de dévotion, qui devaient facilement s'écouler dans une ville telle qu'Anvers où le sentiment religieux s'était de tout temps montré très vif et se manifestait par des dévotions spéciales, à la Vierge notamment. C'est là, on le sait de reste, l'origine de sa magnifique collégiale.
A cette époque, la plupart des imprimeurs avaient à côté de leur atelier une boutique de libraire où ils ne vendaient pas seulement leurs propres livres, mais d'autres dont ils avaient des dépôts, et toute une menuaille de petites impressions, cartes à jouer, images de piété, devenues aujourd'hui d'une extrême rareté, dont la vente était fructueuse.
Van der Goes a fait usage de 2 marques. La première représente un homme sauvage portant, suspendue au cou, une targe aux armes du Brabant. De la main droite il brandit une massue.
La deuxième nous montre un navire à trois mâts. Au haut de celui de misaine est un drapeau portant un sigle dont la signification reste inconnue, c'est un V renversé dans lequel se trouve un point. A la pomme du grand mât il y a deux autres drapeaux, l'un ayant les armes de l'Empire, l'autre celles d'Anvers. Sur le château d'arrière du navire, un autre pavillon avec le signe adopté par Van der Goes un M. initiale de son prénom surmonté d'une haste étoilée.
Sur le bastingage sont trois écussons, l'un est celui de l'évêché d'Utrecht, le second porte la croix de Saint André ou Croix de Bourgogne, le troisième les armes d'Autriche. Sur le château d'avant sont les armes de la province de Hollande, de la ville de Haarlem et de la province de Zélande et sur le château d'arrière, les armoiries des familles d'Ursel et de Rantz ainsi que celles de la ville de Goes. M. Holtrop a donné de cette marque une interprétation ingénieuse et admissible. Le navire, remarque-t-il, ne désigne pas spécialement Anvers et son commerce maritime, mais il symbolise l'époque et le pays où Van der Goes exerçait son métier.
Je pense en effet que la comparaison de la vie de l'homme à un navire est exacte. Elle était courante à cette époque, et j'en don- | |
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nerai comme preuve, un petit poème latin de huit strophes de huit vers, qui fut imprimé à Paris dans le même temps et qui débute ainsi:
Nos sumus in hoc mundo sicut navis super mare
Semper est in periculo, semper timet accubare.
Il se termine:
Felix qui potuit tam tutum tangere portum
Sed miser est quicunque cadet sub peste gehenne.
M. Holtrop explique ainsi ce que représentent à son avis les divers drapeaux et écussons qui ornent le navire:
Les Pays-Bas au XVe siècle sont soumis à Philippe le Bon, duc de Bourgogne (écusson) sous la tutelle de Maximilien d'Autriche (écusson) alors que David de Bourgogne, grand-oncle de Philippe le Bon, était évêque d'Utrecht (écu), diocèse auquel appartenait Anvers (drapeau), ville du margraviat du Saint-Empire (drapeau), Jean de Rantz (écu), seigneur de Morsele et de Canticrode étant marquis d'Anvers et Lancelot d'Ursel, amman à vie de cette ville. Seuls les écussons de Hollande et de Haarlem sont inexpliqués.
Mathias Van der Goes mourut en 1492. Sa veuve, Catherine Van der Meren se remaria avec Govaert Back, qui fut le quatrième imprimeur d'Anvers et dont je parlerai tout à l'heure.
Le deuxième imprimeur d'Anvers fut Gerard Leeuw. Il appartenait à une notable famille de Gouda en Hollande, et c'est dans sa ville natale qu'il exerça d'abord sa profession depuis 1477 à 1484. Le dernier livre qu'il publia à Gouda porte la date du 19 juin 1484, et peu après il s'établissait à Anvers.
Après son départ, la typographie à Gouda ne fut plus qu'intermittente jusqu'à l'établissement dans cette ville des Frères conférenciers qui, venus d'abord pour y faire des conférences théologiques, finirent par y installer une presse qui fonctionna de 1496 à 1521.
Pendant les huit années qu'il travailla à Gouda, Leeuw se montra typographe habile et commerçant avisé. Il avait débuté par un volume important, de 162 pages, la première édition des épîtres et évangiles de l'année, en flamand, ouvrage qui par la suite n'eut pas moins de vingt et une éditions au XVe siècle. Il publia également des livres de lectures dévote, non pas des plaquettes mais des textes
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étendus tels que la traduction flamande de la célèbre Légende dorée de Jacques de Voragine.
L'édition de Leeuw, de 1478 qui est la première, forme deux vol. de 266 et 268 pages et il la réimprima en 1480. Il imprima pour la première fois la même année la version flamande de la Vie des pères du désert, dont le texte latin. Vitas patrum, attribué à tort à saint Jérôme, eut au XVe siècle de nombreuses éditions. Le succès de ces livres est établi par le fait que plus tard d'autres imprimeurs des Pays-Bas voulurent à leur tour les publier.
Gérard Leeuw ne s'est pas spécialement adressé aux humanistes, aux érudits; la liste de ses publications le montre. Elles sont faites pour un large public qui lit plus volontiers dans sa langue vulgaire, parce qu'il cherche dans la lecture un moyen d'édification ou un délassement.
Leeuw est l'émule de Pierre Van Os â Zwolle, de Jacques Van der Meere à Delft et, comme ceux-ci, il fait une part considérable à la littérature profane. C'est surtout une littérature de traduction, mais ainsi il rendit service à ses lecteurs en mettant à leur portée des textes qui jusqu'alors leur étaient moins accessibles. Il imprime la traduction du Roman de Renart par Henri d'Alcmar (1479), celle du traité des échecs de Jacques de Cessoles, des Gestes d'Alexandre (1477), de la Destruction de Troyes de Guido Colonna, de la Danse aux aveugles de Pierre Michault, etc. Il publie le Dialogus creaturarum moralisatus, d'abord en latin (1480, 3 juin) puis en flamand (1481, 4 avril; 1482, 23 juin). Il imprime aussi d'autres livres, par exemple le Bréviaire à l'usage du diocèse d'Utrecht (1479, 12 juin, 334 ff. et 1483, ides de décembre, 362 ff.).
C'est près d'une soixantaine de volumes qu'il fait paraître à Gouda dont les deux tiers sont en flamand; il faut noter qu'il y en a un en français, le Dialogue des créatures dans la traduction de Colard Mansion. Ce volume porte la date du 20 avril 1482.
Nous ignorons pour quelles raisons Leeuw, délaissant Gouda, vint se fixer à Anvers. Sans doute avec son sens des affaires et son esprit d'entreprise pensa-t-il qu'Anvers, dont l'avenir commercial se dessinait visiblement, serait pour lui un milieu plus favorable que Gouda.
Toujours est-il qu'il devait y être en juillet 1484, puisque le 18 septembre il y terminait une impression importante de 230 ff. intitulée Gemma vocabulorum, c'est-à-dire un dictionnaire latin-néerlandais. C'est la plus ancienne édition datée de ce livre souvent
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réimprimé au XVe siècle et c'est probablement la première. Cette publication montre une fois de plus l'intérêt que témoignait Leeuw à l'instruction de ses compatriotes.
Durant les neuf années qui lui restent à vivre, Leeuw va continuer à se montrer l'habile typographe qu'il était à Gouda. Plus de cent volumes sortiront de ses presses et son atelier devait être important pour faire face à tant de productions. Il continuera dans la même voie; à côté de textes latins il fera toujours paraître beaucoup de livres en flamand. Il publiera Esope, en latin et en flamand; il rééditera le Dialogus creaturarum, puis le roman de Paris et de la belle Vienne en flamand et en français, Mélusine en flamand. Il imprime également Térence, en anglais, le 11 janvier 1486, en allemand deux fois, en 1487 les 20 avril et 29 juin. Dans un port comme Anvers, la population était forcément cosmopolite, et Leeuw vit l'intérêt qu'il y avait pour lui à comprendre dans sa clientèle des étrangers instruits.
Il n'est pas seulement un imprimeur, c'est un véritable éditeur. Il veut que ses livres soient attrayants aussi les a-t-il souvent agrémentés d'illustrations. Peut-être a-t-il été graveur lui-même. La chose me paraît vraisemblable. Certains de ses bois se retrouvent dans d'autres ateliers. Les louait-il? Les vendait-il? Ce sont là des questions qui n'ont pas encore été assez étudiées jusqu'à présent.
Avec l'importance et la variété de sa production, l'illustration de ses livres, l'esprit d'initiative qu'il montra en imprimant des ouvrages en langues étrangères telles que le français, l'anglais et l'allemand, Leeuw nous apparaît comme le plus entreprenant, le mieux doué des typographes d'Anvers au XVe siècle. Il devait avoir des relations avec ses confrères des pays voisins. C'est d'Augsbourg qu'il a eu les gravures dont sont ornées ses éditions d'Esope. Il était lié avec divers savants parmi lesquels on peut citer Erasme.
Il mourut en 1493, des suites d'une blessure que lui fit à la tête un fondeur en caractères, Henri Van Symmen, originaire de Hollande, dans une querelle qu'ils eurent ensemble. Gérard Leeuw avait été l'agresseur parait-il et c'est en se défendant, que son adversaire le frappa si malencontreusement.
Cette mort prématurée fut à tous égards fort regrettable et on en jugea ainsi tout de suite. A ce moment, Leeuw avait sous presse un livre intéressant en anglais, les Chroniques d'Angleterre (Chronicles of England), qui avait eu déjà deux éditions à Londres, l'une
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chez William Caxton en 1482, l'autre en 1486 chez William de Machlinia.
Celle de Leeuw, dont sans doute il ne put voir l'achèvement, parut néanmoins sous son nom et c'est le dernier livre sorti de ses presses. Une main pieuse, inconnue d'ailleurs, peut-être celle du chef d'atelier, ajouta au colophon quelques mots où perce, avec une réelle émotion, le regret que tous éprouvaient de la perte de celui qui n'avait pas seulement été un maître imprimeur, mais encore un homme habile en divers genres et sans doute un patron secourable aux pauvres gens:
A man of grete wysdom in all maner of kunning whych nowe is come from lyfe into the deth, which is gret harms for many a poure man. On whose sowle God almyghty for hys hygh grace have mercy.
Gerard Leeuw n'avait probablement pas d'enfant en état de lui succéder; aussi son matériel d'imprimerie fut-t-il dispersé. De ses caractères, les uns passèrent à trois typographes anversois, Adrien van Liesveldt, Thierry Martens et Claes Leeuw, d'autres furent acquis pas Christiaen Snellaert à Delft et par les frères conférenciers de Gouda. Trois ans après l'arrivée de Gérard Leeuw à Anvers, un troisième imprimeur s'y établit. Son nom est Nicolas Leeuw, mais on ne sait pas s'il y avait un lien de parenté entre ces deux typographes. A la mort de Gérard, il acquit une partie de son matériel, notamment sa petite marque. Il publia une dizaine de volumes au plus et disparut après deux années d'exercice.
En parlant de Mathias Van der Goes, j'ai dit que sa veuve s'était remariée; elle épousa, en novembre 1492, Govaert ou Godefroid Back qui reprit la suite des affaires de Van der Goes et occupa selon toute vraisemblance la même boutique que son prédécesseur. Son adresse est ainsi donnée dans plusieurs de ses impressions: buiten die Camerpoorte int' vogelhuis. (En dehors de la porte des brasseurs, à la cage.) Sa marque, dont il y a plusieurs types, reproduit cette enseigne et dans les deux plus anciennes on voit à l'intérieur de la cage le monogramme de Van der Goes. Plus tard il lui substituera le sien.
Back était également relieur et, en cette qualité, on le trouve inscrit en 1493, dans les registres de la gilde de saint Luc, qui groupait notamment les divers ouvriers du livre. Les volumes qu'il a imprimés sont du même genre que ceux de Van der Goes. Pour le
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XVe siècle on en compte une soixantaine mais il continua à imprimer au XVIe siècle et ne mourut qu'en 1517.
En même temps que la sienne, il y avait une autre imprimerie à Anvers. Elle était dirigée par Thierry Martens. Celui-ci est un des plus anciens typographes des Pays-Bas. Il venait d'Alost, dont il fut le premier imprimeur, et où il exerça de 1473 à 1492. Originaire de cette ville, il y avait établi avec le concours de Jean de Paderborn la plus ancienne presse de Belgique dont la date soit certaine. C'est son associé qui avait dû fournir le premier matériel d'impression, mais ils n'imprimèrent ensemble que quatre volumes et dès l'année 1474 Jean de Paderborn était retourné à Louvain. Martens continua seul, il fit paraître une vingtaine de volumes puis s'en vint à Anvers chercher une meilleure fortune; la mort de Gérard Leeuw avait laissé le champ libre.
Après son départ, Alost demeura très longtemps sans avoir d'imprimerie. Mais Martens ne demeura guère à Anvers, trois années seulement, et c'est à Louvain où il se transporta en 1498, qu'il donna enfin sa mesure, surtout au XVIe siècle.
Les autres typographes anversois, dont je parlerai brièvement, sont Adrien van Liesveldt, Henrik die Lettersnider, Roelant van den Dorpe et Adrien Van Berghen.
Adrien Van Liesveldt s'installe en 1494 et travaille jusqu'à la fin du XVe siècle. On connait de lui un peu plus de vingt impressions.
L'un de ses caractères (il en a eu 3) lui venait de Gérard Leeuw, c'était celui qui avait servi pour les impressions en français et en anglais. Il avait également acquis quelques-unes des gravures dont s'était servi Leeuw. Il est vraisemblablement la souche des autres Van Liesveldt qui ont imprimé à Anvers au XVIe siècle. Il habitait à Anvers sur le vieux marché au bétail, près de la Meerpoorte (porte de Meir?).
Henri de Rotterdam, dit die lettersnider et qu'on nomme aussi Henri Pieterszoon était de son métier graveur de caractères typographiques, et, en cette qualité, il est très intéressant. On lui doit un type spécial de caractères, proprement anversois, et qui jouit d'une réelle vogue. Comme imprimeur il ne publia guère, à Anvers, que quatre ou cinq volumes au plus, parmi lesquels se trouve deux oeuvres poétiques de Van Maerlant.
Il quitta bientôt la ville et nous le trouvons au XVIe siècle d'abord à Delft puis à Rotterdam, dont il fut le premier typographe.
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Roland Van den Dorpe et Adrien Van Berghen sont les deux derniers imprimeurs d'Anvers au XVe siècle.
Le premier commença en 1497 et continua probablement jusqu'en 1500. Nous ne possédons presque rien de lui, mais il faut citer son édition de la Chronik van Brabant, ornée de curieuses gravures et qui est devenue très rare. On y voit la marque de l'imprimeur, le paladin Roland sonnant l'olifant. Van den Dorpe mourut en 1500 et sa veuve continua l'imprimerie au XVIe siècle mais sans grand succès semble-t-il.
De van Berghen qui ne s'établit qu'en l'année 1500, on n'a que deux plaquettes pour le XVe siècle. C'est surtout un imprimeur du XVIe.
Résumons cette brève étude: Au moment où s'achève l'année 1500, quel est le bilan typographique des Pays-Bas?
Des treize villes qui, avant Anvers, avaient reçu l'imprimerie, huit l'ont entièrement perdue: Utrecht, Alost, Bruxelles, Bruges, St. Maartensdijck, Nimègue, Audenarde et Hasselt.
Deux autres, où elle avait également disparu, l'ont vue renaître: Gouda en 1496, Louvain en 1498.
Dans trois seulement la typographie a été pratiquée sans interruption: Delft, Deventer et Zwolle, mais des trois ateliers qu'avait possédés Delft, il n'en reste qu'un seul. Deventer et Zwolle conservent encore ceux qu'elles avaient, deux pour la première, un pour la seconde de ces villes.
A Louvain qui avait compté jusqu'à onze ateliers on n'en trouve plus qu'un.
De ces treize villes, Anvers est la seule qui a vu augmenter le nombre de ses imprimeries, qui s'est élevé jusqu'à neuf, dont trois sont encore actives à la fin du siècle.
Des huit villes qui après Anvers avaient vu l'imprimerie, cinq l'ont entièrement perdue: Culembourg, Gand, Harlem, Bois-le-Duc et Schiedam.
Legde qui depuis 1483 avait eu quatre ateliers n'en a plus qu'un, Schoonhoven un, Valenciennes un.
Anvers apparaît donc comme la seule ville qui a progressé. Mais c'est au XVIe siècle que sa supériorité va s'affirmer d'une façon écrasante, et, avant 1550, elle comptera à elle seule autant d'ateliers que tout le reste des Pays-Bas.
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Le peu que l'on connaît des imprimeurs des Pays-Bas du XVe siècle, on l'a, en grande partie, tiré des volumes imprimés par eux qui nous ont été conservés. Combien sont à tout jamais perdus?
Les archives qui pourraient nous renseigner, ont subi au cours des âges des dégâts irrémédiables. Mais dès que l'on arrive à Plantin la situation change; sur lui-même et les siens, sur son commerce et son industrie, ses divers correspondants et les imprimeurs de son temps nous possédons des indications précises, grâce à cet incomparable dépôt d'archives qu'est le Musée Plantin.
C'est l'éternel honneur de la ville d'Anvers d'avoir compris l'intérêt considérable que présentait ce merveilleux ensemble. En le transformant en un musée consacré à toutes les gloires de la typographie anversoise du passé, la municipalité d'Anvers a bien mérité de la reconnaissance publique. Elle a fait preuve aussi d'un patriotisme éclairé. Garder le souvenir de tous ceux qui par leur talent ou leur labeur ont honoré la Patrie, c'est encore aimer son pays.
M.-Louis POLAIN.
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