| |
| |
| |
| |
DE GEMEENSCHAP
MAANDBLAD ONDER REDACTIE VAN: MR. LOUIS DE BOURBON, ANTOON COOLEN, ANTON VAN DUINKERKEN, JAN ENGELMAN, MARNIX GIJSEN, A.J.D. VAN OOSTEN EN JAN VERCAMMEN
| |
José Bergamin Don Quichotte aux portes de l'enfer
(à. A. van Duinkerken, F.J. Buytendijk, J. Brouwer et J. Geers.)
Lorsque Cervantes nous conte la mort du protagoniste de son livre immortel, il ne nous dit pas que Don Quichotte meurt, mais seulement Alonso Quijano. Alonso Quijano, l'homme de bien, meurt en rejetant son quichottisme. Il semble que cet Alonso Quijano, en recouvrant son nom de baptême, en rejetant l'autre, son nom de chevalier, son surnom, son sobriquet, affirme avec raison, avec sa raison, pour son propre compte - ou par son conte - et pour cette raison, l'intégrité de son être en face de la mort, comme celle d'un homme quelconque, mais d'un chrétien, c'est à dire d'un homme à la fois quelconque et unique. Lorsque le personnage cervantesque recouvre la raison, c'est pour recouvrer son jugement, et avec lui son nom chrétien; c'est à dire pour s'incorporer de nouveau à cette communion, à cette religion spirituelle dans la foi du Christ qui ouvre ses espérances véritables en une béatitude
| |
| |
divine, en une perfection de l'être humain, bien au-delà des limites de la mort. Recouvrer sa raison perdue, entrer en jugement, en son jugement, et mourir, c'est tout un pour Alonso Quijano. ‘Verdaderamente está cuerdo y verdaderamente se muere’, nous dit le poète. Il est véritablement sensé, et véritablement il meurt. Il meurt comme un chrétien: c'est à dire, comme Alonso Quijano, l'homme de bien. Il meurt comme un homme de bien, comme un chrétien. Il meurt de vérité et non de mensonge. Il meurt pour de bon, non pas pour rire. Il meurt débarrassé de son masque de quichottisme.
Mais alors, si celui qui meurt est Alonso Quijano, qu'est-il advenu de son Don Quichotte? Serait-il un masque, un fantôme, ce nom sans homme, cette triste figure immortelle? Quelle plaisanterie, quel tour de passe-passe est-ce là?
Alonso Quijano l'homme de bien est mort. Comme chante notre poète:
‘dió el alma a quien se le dió,
el cual la tenga en el cielo
Mais, Don Quichotte? Qu'est-il arrivé de Don Quichotte? Seul, abandonné de Cervantes, lorsqu'Alonso Quijano, par sa mort, le vide de sa propre vie, que va-t-il faire?
Nous imaginerons-nous cette triste figure du Chevalier, errant pour l'éternité? Et à travers quels mondes impossibles?
Alonso Quijano mourut dans eet endroit dont Cervantes ne voulait pas se rappeler le nom. Endroit d'Espagne non loin de ceux où les vieilles traditions mythiques plaçaient l'entrée de l'Enfer. Ce sont des champs désolés, engloutis dans la lumière de leur ciel. On y voit plus de ciel que de terre; des champs qui allument, jour et nuit, la désespérante angoisse humaine
| |
| |
de l'éternité. Au-delà de ces champs, non loin, sont les portes de l'Enfer: les frontières infernales de l'Espagne. Je veux tristement me figurer ce Don Quichotte, seul, seul, terriblement seul, avancer vers ces frontières. Se planter devant ce sombre et mystérieux linteau, comme devant la cage des lions. Que cherche dans les Enfers ce Don Quichotte perdu? L'homme qui cherche en ce monde, au cours de sa vie, sa propre perdition humaine, netrouve-il pas dans les enfers lorsqu'il meurt la perdition qu'il cherche, sa propre perdition divine?
On a dit que l'Enfer était le royaume de la justice. Ce n'est pas vrai. L'Enfer est le royaume de ceux qui sont condamnés par la justice, le royaume des morts. Que cherche dans les Enfers la soif de justice de Don Quichotte? Pour quelle justice crie donc devant ses portes la voix vivante de son ombre? Que demande-t-il, que réclame-t-il, ou que défie-t-il, debout, immobile, seul et silencieux devant la mort?
Imaginons sa perplexité; partageons l'angoisse infinie de son attitude interrogatrice. Rendons nôtre, humaine, cette vivante interrogation divine.
Que veut Don Quichotte? Qu'attend Don Quichotte? Don Quichotte veut être jugé: justifié. Don Quichotte réclame justice, Don Quichotte veut qu'on lui rende justice.
Lorsqu'un homme prend place devant un autre - ou devant des autres - il y a quelque chose en lui qui interroge. C'est quelque chose qui - comme en Don Quichotte - attend d'être jugé, et qui l'exige. Un homme en face d'un autre, un homme en face de plusieurs autres, est un homme qui sent, plus profonde et plus pure que jamais, la propre vérification de sa solitude dans le temps, de la solitude de sa vie, de son être: comme solitude totale; comme plénitude de sa vie véritable, de sa vivante singularité.
Solitude des solitudes et tout est solitude. Les solitudes
| |
| |
vont et viennent comme le flux de cette mer vivante que chanta Lope de Vega. Et de cette mer de la mort de Georges Maurique.
Solitude et non isolement. Solitude de la mer, non d'une île. La mer est seule, devant Dieu: comme Don Quichotte. L'île est séparée, comme son Robinson. Robinson est isolé, comme son île. Robinson est une île. Don Quichotte est la mer. Le contraire de la solitude de Don Quichotte est l'isolement de Robinson. C'est pour cela que Don Quichotte est un symbole populaire et religieux, de communion humaine et divine, tandis que Robinson, au contraire, est un symbole de séparation; antireligieux, inhumain, ennemi de Dieu, diabolique; le Diable est la séparation, la non-communication. l'isolement. Dans le labyrinthe de leurs prisons infernales, les condamnés ne sont pas seuls, ils sont séparés, isolés, ne communiquant avec rien, sans communication ni communion humaine ou divine; isolés, séparés de l'homme et de Dieu. Ils sont des Robinsons permanents: exclus pour l'éternité de la communion des saints, qui est la solitude infinie de tous et de chacun des hommes en Dieu.
La solitude de Don Quichotte est le contraire de l'isolement de Robinson. Et elle se dresse devant nous comme une divine affirmation humaine de l'espérance. Ainsi, debout, Don Quichotte élève sa voix, réclamant la justice à grands cris, aux portes mêmes de l'Enfer; d'un Enfer que Dante nous a défini comme l'abandon, la perte de toute espérance.
‘Giustizia mosse il mio atto Fattore
fecemi la Divina Potestate
la Somma Sapienzia e il Primo Amore;
dinanzi a me no fur cose create
si non eterne ed io eterna duro
lasciate ogni speranza voi ch'entrate’.
| |
| |
Ces paroles ‘di colore osciero’ ‘de couleur obscure’, sombres, tristes, effrayantes, n'expriment pas le désespoir, mais l'éternelle désespérance; car ce n'est pas la même chose de désespérer et de perdre l'espérance. Celui qui espère, désespère, - disons-nous en Espagne: et celui qui désespère commence à espérer de nouveau. Le désespoir est l'aliment de l'espérance, comme le doute, ou les doutes, sont l'aliment de la foi. ‘Espérer assis’ ne veut pas dire désespérer, dans notre dicton populaire espagnol; cela veut dire, au contraire, abandonner définitivement l'espérance, laisser, perdre, comme en enfer, toute espérance. ‘Je suis assis comme un homme jugé’, a dit un grand poète français. Assis. Jugé. Et condamné. Celui qui attend assis n'a rien à espérer. Mais celui qui se desespère, debout, comme Don Quichotte, à cause de l'espérance, le fait précisément à cause de l'espérance; car il désespère d'espérer, car il espère tout en désespérant.
L'homme qui est debout, seul, entièrement seul, devant un autre ou devant des autres, seul et silencieux, n'est pas un homme jugé, un homme fini, un homme mort; non, mais quelqu'un qui attend d'être jugé: et, comme Don Quichotte, pas pour mourir, ni pour finir.
Bien plus, si ceci est une vérité pour chaque homme, que sera-ce lorsqu'un peuple entier, debout, seul, entièrement seul, terriblement seul, suspendu entre la vie et la mort, réclame son propre jugement? Parce qu'il veut qu'on lui rende justice. Qu'on la lui rende et pas seulement qu'on la lui parle.
Rendre justice n'a jamais consisté à hausser les épaules devant la vérité, à se laver les mains devant le sang.
Mon Christ - ma vérité - debout et seul et véritable, attendant son jugement, a gardé le silence devant Pilate: parce que celui-ci n'attendait pas d'autre réponse que ce silence pour lui tourner le dos, hausser les épaules et se laver les mains devant le crime.
| |
| |
Le christianisme ne nous a pas seulement laissé héritiers du sang du Juste, de sa vérité et de sa vie; mais il a aussi baptisé certains hommes avec l'eau trouble de la fontaine de Pilate.
La bourgeoisie internationale souffre intellectuellement de pilatisme. Elle souffre aussi de cette sorte de dérivation anglaise du pilatisme, qu'incarna Shakespeare en la personne d'Hamlet: elle est malade d'hamlétisme robinsonien.
Pilate et Hamlet représentent à nos yeux les deux symboles les plus parfaits de l'indécision dans le jugement de l'homme, qui est une maladie mortelle pour l'intelligence. Il n'y a rien à faire, dit le pilatisme intellectuel, et il se lave les mains; non pas tant pour se les laver que pour trouver une façon propre au moins en apparence, de tourner le dos à la vérité et à la vie. A l'unique et véritable paix.
Regardez maintenant Hamlet, gras et blond, intellectuel anglais mélancolique, débattre avec les fantômes sur ce qu'il doit faire. Hamlet, pour savoir ce qu'il doit faire, tourne aussi le dos à la vie et à la vérité; il se tourne du côté de la mort, du côté des morts: il consulte les fantômes. Triste fin que la sienne! Entraîné qu'il est par ses fantômes de mort, la catastrophe mortelle de sa vie, celle même qu'il voulait tant éviter, finit par prendre des proportions énormes! Et ‘tout le reste est silence!’
Si le danger d'un certain intellectualisme français est de tomber du côté de Pilate, celui d'un certain, assez incertain, intellectualisme anglais, est toujours celui de Hamlet. Et je vous dis que l'un et l'autre s'achèvent dans le sang. Dans le même sang qu'ils auraient voulu ne pas verser.
Et tout cela, pourquoi? Pour avoir voulu éviter l'exigence intellectuelle du jugement, exigence sans appel; pour avoir voulu fuir l'évidence vivante et véritable de la justice. Par peur de la vérité.
| |
| |
On se rapelle peut-être comment ce grand écrivain anarchiste Maurice Barrès, évoquait l'anecdote de Goethe à Mayence pour en déduire l'opposition entre l'ordre et la justice. Opposition fausse et mensongère; mais typiquement hamlétique et pilatesque. L'ordre de Pilate est l'ordre de la mort, comme celui de Hamlet; comme celui de l'hamlétique et pilatesque anarchiste Barrès.
Devant les portes de cet Enfer populaire catholique, frontières espagnoles de la mort, notre Don Quichotte immortel prend place, disions-nous, comme devant la cage des lions. Don Quichotte est seul, terriblement seul, debout, dressé, devant ces portes infernales, comme vivante image éternelle de notre peuple, comme son génie et sa figure, expression de sa volonté et de sa pensée; son génie et sa figure qui sont arrivés jusqu'au tombeau même ouvert devant lui, grâce à la bonne mort de son Alonso Quijano. Don Quichotte génie populaire espagnol, incarnation éternelle de l'esprit de justice de notre peuple, a vu s'ouvrir devant ses yeux les portes mêmes de l'Enfer - à la frontière de l'Espagne. Et il a vu de quelle manière envahissaient les terres espagnoles tous ceux qui avaient été condamnés par la justice éternelle et par l'histoire: les ombres, les fantômes des morts. Ils sont une armée vindicative qui sème la destruction et la terreur. Les portes infernales, grandes ouvertes, vomissent sur notre sol, devant les yeux étonnés de Don Quichotte, devant son attitude perplexe et interrogatrice, des spectres d'un passé qui ne se rachète pas; des morts et encore des morts, qui veulent s'imposer contre les vivants, qui veulent affirmer leur éternelle et mortelle condamnation contre toute vie, contre toute espérance.
Mais notre Don Quichotte populaire ne les attaque donc pas sur leur passage?
Que veulent ces morts? Que prétendent-ils apporter, avec leur horrible invasion infernale? La paix ou la guerre?
| |
| |
Je ne crois pas en la paix des morts qui essaient de s'imposer aux vivants. Je ne crois pas en la paix sans victoire et sans vérité. Je ne crois pas, comme Hamlet, aux fantômes. Ni, comme Pilate, au lavement des mains. Les morts, les fantômes, sont la guerre, sont toujours la guerre. L'ordre faux, apparent et menteur des morts, se termine par la mort, parce qu'il commence toujours par la guerre. Ce n'est pas un ordre, c'est un désordre uniforme.
A ce désordre uniforme des morts, nous opposons l'ordre véritable et vivant de la justice, la vérité populaire; l'ordre multiforme de la vie. ‘Dios escribe derecho con lineas torcidas’, aimait à dire notre Sainte Thérèse.
Et cet ordre divin de la justice est l'ordre humain de la révolution. A l'imposture de la contre-révolution qui prétend défendre la cause de l'ordre, j'ai répondu un jour que la cause de l'ordre était la révolution: l'unique cause légitime de l'ordre juste, parce qu'elle est la loi révolutionnaire de l'amour qui meut le soleil et les autres étoiles; loi du divin amour de la justice, ordonnatrice révolutionnaire de l'univers, unificatrice révolutionnaire de la diversité. La cause de l'ordre est celle que la révolution des astres nous montre dans les cieux comme dans un divin miroir grâce à l'amour éternel. Miroir, énigme cèleste - disait l'apótre. C'est à cause de cela, à cause de cet ordre révolutionnaire des cieux, que Copernic a pu affirmer que rien ne répugne autant à notre raison qu'un objet qui n'est pas à sa place. Notre Don Quichotte immortel est bien à sa place, défendant la justice éternelle devant les portes mêmes de l'Enfer qui sont, aujourd'hui comme toujours, les frontières mortelles de notre peuple, de notre Espagne populaire. Don Quichotte représente pour nous le génie populaire de l'Espagne. Son génie et sa figure, disions-nous, jusqu'au tombeau: mortel et immortel. Son génie immortel; sa triste figure mortelle. La triste figure du Chevalier
| |
| |
errant passe, comme la figure de ce monde; parce qu'elle est la figure de ce monde, passagère. Il nous laisse dans le temps, invisible, sa parole, et sa voix. Voix populaire et divine. Voix qui lance un cri de foi, d'amour et d'espérance. Devant les portes de l'Enfer. Contre les portes de l'Enfer, qui ne prévaudront pas contre ce cri de Don Quichotte. Car il est le cri de la voix du sang, de la libération du sang justicier, dont la clameur est une musique, ‘musique du sang’, comme pensait Calderón, qui coïncide révolutionnairement avec la musique céleste des astres: avec la justice éternelle.
Don Quichotte est un génie populaire, et non national ni de la race. Encore beaucoup moins, de la race. Car parler d'un génie national est un pléonasme, une redondance; mais parler d'un génie de la race est une sottise; une sottise tragique; une impossible contradiction. Celui qui parle de génie de la race ne sait ce qu'il dit; et il se contredit, sans le savoir. La race n'est pas la génération de l'homme dans le temps, mais sa dégénérescence ou sa corruption, sa mort. La race est l'esclavage du sang: la flèche mortelle du destin. Elle est le lignage triste et vain de toutes les chevaleries mortelles de ce monde: la triste figure quichottesque. Outre une figure chevaleresque, Don Quichotte est aussi un génie populaire; génie populaire qui se moque de cette triste figure chevaleresque, mortelle et passagère; car Don Quichotte est la voix et la parole qui libère du sang, car il est la voix qui lance son cri de foi, d'espérance et d'amour; la voix justicière et divine du peuple éternel. Le peuple est la génération de l'homme dans le temps par la parole, qui libère du sang. Ce qui s'engendre dans le peuple, par le peuple, avec le sang, c'est la parole vivante de l'homme, qui libère du sang, de l'esclavage du sang: du destin. Ce qui s'engendre par le sang populaire, c'est l'homme nouveau, c'est l'homme libre. Le peuple est la génération toujours nouvelle de l'homme
| |
| |
dans le temps, et à travers tous les temps, à travers les espaces temporels du monde et de l'histoire; à travers toutes les tempêtes de l'histoire. La voix du peuple est la voix de Dieu dans le monde, dans l'histoire: la voix de notre Don Quichotte. Le peuple est, comme je l'ai dit, la génération de l'homme dans le temps et contre le temps: le contretemps historique de l'homme dans l'espace; dans cet épouvantable silence, pascalien et hamlétique, des espaces révolutionnaires infinis. Le peuple est la génération de Dieu. Ce que les mystiques ont appelé de ce nom. La génération de l'homme temporel dans les espaces épouvantables du monde. La lutte de l'homme contre ses destins historiques. La moquerie et la passion invisible de notre Don Quichotte. Un peuple qui accomplit, ou veut accomplir son destin historique est un peuple mort, ou bien qui veut mourir, se suicider. De même qu'un homme qui accepte et accomplit son destin, se suicide. Le peuple comme l'homme, le sont véritablement, non quand ils accomplissent leur destin mais quand ils accomplissent leur la parole; la parole qui est la liberté de l'homme contre le destin. Don Quichotte élève sa voix populaire, sa parole, son cri contre tous les destins historiques de l'homme: devant les portes ouvertes de l'Enfer.
La voix de Don Quichotte est populaire et divine parce que le peuple est la génération divine de l'homme par la parole libératrice: sa réintégration dans l'ordre révolutionnaire des cieux: de la justice. Sa rénovation, en un mot, par le sang: par la vertu libératrice du sang. Et c'est pour cela qu'on a pu dire, effectivement, que la voix populaire est la voix divine. Car elle est la voix libératrice du sang par la parole. Le cri de notre Don Quichotte, génie populaire espagnol, créateur populaire de notre Espagne, est une voix populaire et divine par la parole qui libère du sang: celle du Juste, qui est la voix du sang innocent répandu, la voix de la justice éternelle. La voix qui lance le cri justicier de la vérité humaine et
| |
| |
chrétienne. Don Quichotte aux portes de l'Enfer n'est pas autre chose que ce cri, que cette voix. Humaine parce que divine. Voix qui lance un cri d'amour, de foi, d'espérance. Le cri du sang répandu, du sang populaire et innocent: la voix lancée jusqu'au ciel comme un cri, comme une clameur de justice et de vérité. Sa voix est notre voix: populaire et divine, Son cri est notre cri.
Celui de la justice, dis-je, par le sang. Car seul le sang est esprit. Par le sang versé injustement. Sang qui crie jusqu'au ciel et lance sa clameur, de la même voix populaire qui plonge ses racines dans la parole vivante de nos véritables poètes, à travers notre peuple. Notre vérité; celle de notre sang répandu. La même qu'ont allumée de leur sang, à travers le peuple espagnol, ses poètes éternels: Cervantes, Quevedo, Calderón, Lope de Vega, Sainte Thérèse ...... Voix populaire et divine. Voix qui s'élève en un seul cri, justicier.
Les champs de solitude et de silence, de ‘merveilleux silence’, de ‘bienheureuse solitude’ que traversèrent, remplis d'un désir heureux et aventureux, d'un rève de paix et de justice, notre Don Quichotte et notre Sancho Pança, sont des terres limitrophes de l'Enfer, arrosées du sang populaire espagnol, du sang fécondant de notre vie et de notre espérance. Car si nous parlons tant de Don Quichotte, il ne faut pas oublier Sancho. Pensons à Cervantes, qui a voulu nous donner, dans le compagnon inséparable du Chevalier l'affirmation matérielle même des vérités de sa foi, de son esprit, de la véritable réalité de notre vie. Et de notre rêve? Ce sont Don Quichotte et Sancho, tous deux ensemble, qui expriment par leur présence l' affirmation lyrique d'un même rêve, d'un même amour; d'une même espérance; d'une même vérité et d'une même vie contre le mensonge de la mort, contre la grande imposture des morts. Telle a été la pensée chrétienne de Cervantes. C'est pour cela que la vivante vérité cervantesque est lyrique et non tragique.
| |
| |
Lyrique et non épique, ni dramatique. Vérité chrétienne, très chrétienne. La vie est une communion de foi, d'amour et d'espérance. Seule la mort est incommunicable, comme le rêve. Et dans le rêve de chacun la mort ellemême finit par devenir un rêve, lorsque notre vie, parce qu'elle est ou devient un rêve, laisse entrer la mort aussi comme un rêve, en elle ou par elle: elle arrive aussi silencieuse que dans la flèche - tan callado como inde venir en la saeta - au milieu d'un silence tel que celui de Jorge Manrique lorsqu'il la vit venir - san callando -. Si cachée qu'on ne la sent pas venir - tan escondide gue no se viende venir - comme la chantèrent toujours nos poètes lyriques lorsqu'ils chantaient la joie de mourir qui peut redonner la vie - por jue el plencer del inovir no me vuelsa a dar la vide. Quel agréable rêve est-ce là?
Est-ce un rêve qui mange l'homme, comme celui de Don Quichotte ou de Sigismond? Ou est-ce, au contraire, un rêve qui l'alimente, comme celui de Sainte Thérèse ou de Sancho Pança? Sancho est l'homme qui engraisse à se nourrir de rêves. Il est l'homme qui mange les rêves de son Don Quichotte et finit par manger Don Quichotte lui-même, dans ce rêve dévorateur qui avait avalé et englouti le Chevalier; il finit par se nourrir de quichottisme. C'est pour cela que nous le voyons devant la mort, devant la bonne mort d'Alonso Quijano, protester ainsi: Quelle est cette idée de ne pas être Don Quichotte pour mourir? Quelle nouvelle folie est-ce là? ‘Mourir est la plus grande de toutes les folies.’
Nous nous étendrons davantage une autre fois - car cela nous entraînerait trop loin aujourd'hui - sur ce désir de Sancho, toujours bon, qui veut continuer à vivre avec son Don Quichotte, qui veut continuer à revêr.
Qui veut, en définitive, ne pas mourir. Nous suivrons une autre fois Sancho Panca jusqu'au Purgatoire et jusqu'aux portes du Ciel. Sancho au Purgatoire! Sancho aux portes
| |
| |
du Ciel!! Un autre jour, bientôt peut-être, il faudra en reparler.
Car ce que Sancho ne veut pas, c'est la mort. Les peuples disions-nous, comme les hommes, lorsqu'ils accomplissent leurs destins historiques, meurent, se suicident. Le destin historique est de mourir. Et un peuple qui lutte contre ce fantôme infernal de son destin mortel, vit éternellement. Un peuple qui, comme Sancho, ne veut pas mourir, est un peuple qui ne peut pas mourir. C'est pourquoi notre peuple, comme un enfant, serre les poings contre la mort; serre les poings pour ne pas mourir, pour ne pas dormir; pour qu'on ne le tue pas; pour qu'on ne le suicide pas: pour rêver peut-être; avec son Don Quichotte, comme Sancho. Et dans ce poing où il tient silencieusement enfermé son rêve héroïque de vie, de paix et de justice; où il l'emprisonne pour ne pas le perdre, pour ne pas le laisser échapper; dans ce poing et de ce bras levé, il brandit, même sans le savoir, la lance invisible de Don Quichotte.
(Leo Gestel)
|
|