De Gemeenschap. Jaargang 1
(1925)– [tijdschrift] Gemeenschap, De– Gedeeltelijk auteursrechtelijk beschermd
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Leon BloyGa naar voetnoot*)Je ne désespère pas de trouver quelque jour assez de repos d'esprit pour essayer, en une méditation nourrie de souvenirs, de peindre Léon Bloy tel que je l'ai connu. J'aurais préféré attendre ainsi de lui pouvoir consacrer une étude complète, et ne rien livrer de partiel et de morcelé. Mais j'ai lieu de penser que certaines explications concernant cette grande figure sont devenues indispensables, et je suis heureux qu'elles trouvent place en tête de cette très belle édition, - illustrée avec ferveur par un artiste que Bloy aimait, et qu'il fut le premier à encourager, - d'un des livres où les ‘éclairs en profondeur’ de son génie jaillissent avec le plus de puissance. La Femme Pauvre est liée dans mon souvenir à mon premier contact avec l'oeuvre de Bloy; c'est par elle que j'ai été introduit dans l'amitié infiniment secourable de Caïn Marchenoir; c'est elle qui a porté à beaucoup d'âmes assises à l'ombre de la mort la vérité terrible et sacrée de l'Evangile, et leur a fait soupçonner les profondeurs de la Foi et de la Charité. Ce n'est pas de l'écrivain que je parlerai dans cette préface; ce n'est pas non plus du penseur, qui, inconsolable de ne pas encore voir Dieu, s'avance par figures et paraboles, à la manière non des philosophes mais des mystiques, dans la nuit surnaturelle d'une réalité qui déborde toutes nos paroles et toutes nos idées. C'est de la personne et de l'esprit du Pèlerin de l'Absolu que je voudrais dire ici quelque chose. Je sais qu'il est aussi facile qu'injuste de tracer de lui une caricature odieuse en prenant pour documents des historiettes absurdes, ou en alignant un certain nombre de textes choisis dans une oeuvre qui roule des matériaux très divers, et dont une partie a la vitupération pour fin propre. Reproche-t-on à Juvénal de n'avoir pas composé de bucoliques? La question est de mettre à leur place ces éléments, - de lui-même le temps s'en chargera d'ailleurs - et de s'attacher à ce qui est principal dans une âme aussi exceptionnelle par ses | |
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prodigieux dons lyriques, par ses excessives douleurs, et par son grand amour de Jésus crucifié. Malgré sa dilection pour le moyen âge, Bloy n'est contemporain ni de saint Bernard ni de saint Thomas d'Aquin. Anachronisme plus violent et plus étrange, c'était un contemporain de Tertullien ou d'Origéne, un chrétien du second siècle égaré dans la troisième République. Comment n'aurait-t-il pas ‘vomi’ ses contemporains apparents, ombres ingrates à la réalité desquelles il ne put jamais croire? Pour se faire une idée de Bloy, il faut renoncer aux analogies faciles, et chercher en profondeur. En lui s'affrontaient comme à l'état pur, et comme hors du climat de l'humaine raison, - qu'elle soit philosophie ou qu'elle soit prudence, - les dons du Chrétien et ceux du Poète. Les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit plantés dans une âme profonde et intuitive, qui ‘ne comprend que ce qu'elle devine’ et qu'opprime le génie; un pauvre coeur d'homme en proie à tout le surhumain des exigences divines, et à tout l'inhumain du despotisme de l'art; les grands orages, les nuits, les larmes du mysticisme le plus âpre dans un ciel de violence et de passion, au-dessus d'une terre indomptable, et ne trouvant issue que dans les formes éclatantes d'une imagination férocement espagnole... Impatient comme Hello de voir et de toucher, il semble qu'il n'ait jamais accepté de renoncer complètement aux splendeurs du sensible, pour chercher au delà, dans l'obscurité d'une contemplation purement spirituelle, Celui qui est au-dessus de toute image et de toute pensée. Signes sensibles et tangibles de la gloire de Dieu, voilà l'objet de sa faim jamais assouvie. Ainsi c'est dans le monde des formes et des images que les touches mystiques viennent se répercuter, et qu'arrive à se transposer le sens le plus authentiquement chrétien des exigences absolues du Seigneur. Discordances dès lors, et disproportions: le sentiment du mystère, si pur en lui-même, si élevé chez Bloy, se traduira parfois par des fulgurations et des ténèbres trop matérielles. La juste perception de ce que l'opération du Saint-Esprit comporte d'unique et d'exceptionnel en chaque âme docile (au moins quant à la manière de faire les choses ordinaires), deviendra le goût des oeuvres extra-ordinaires, et du grandiose romantique projeté en Marchenoir. L'absolu pour lequel il vivait, on peut croire que Bloy le cherchait un peu trop du côté des divinations individuelles du coeur et des intuitions de l'art, négligeant à l'excès les valeurs universelles de l'intelligence et de la raison, et prenant quelquefois pour règle de discernement pratique, et d'affirmation inconditionnée, les décrets de ses dispositions affectives. Mais quoi! Ces déficiences vénielles étaient précisement la rançon | |
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de l'incomparable efficacité de son oeuvre à tourner vers Dieu le coeur des hommes, - des hommes qui la plupart du temps vivent in sensibus, et qui ont besoin d'être conduits à l'intelligible par le sensible. Imaginez les trois vertus théologales se revêtant des haillons somptueux et sordides de la plus violente sensibilité lyrique, pour aller mendier sur les places et dans les rues. Bloy aimait à répéter qu'il n'écrivait pas pour les justes, - ni pour les parfaits, ni pour les progressants, ni pour les débutants, - mais pour les dormants qui avaient besoin de sa souffrance et de sa clameur, pour les publicains et ‘pour la canaille’. Catégorie à laquelle vous n'appartenez certes pas, Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère,mais dont fait malheureusement partie, en ces temps démocratiques, une fâcheuse multitude rachetée pourtant par le sang du Seigneur. Car sans la grâce que sommes-nous? Ces âmes ensevelies, et qui balbutient comme en rêve, Bloy les attire à la lumière en raison même de l'union dans son oeuvre du sensible et du spirituel. L'aspect individualiste et imaginatif, le resplendissement esthétique que prend chez lui l'absolu religieux, met d'une certaine manière cet absolu à leur portée. Elles l'entendent, lui, quand il leur dit: ‘Tout ce qui arrive est adorable... Il n'y a qu'une tristesse, c'est de n'être pas des saints... On n'entre pas dans le paradis demain, ni après-demain, ni dans dix ans, on y entre aujourd'hui, quand on est pauvre et crucifié.’ Mendiant assis au seuil de l'èglise, montrant aux passants ses plaies saignantes, il les appelle ainsi vers la maison de vérité, et puis il les conduit jusqu'à l'autel du Dieu vivant. ‘Celui qui aime le grandeur et qui aime l'abandonné, lorsqu'il passera auprès de l'abandonné, reconnaîtra la grandeur, si la grandeur est là’. - A quel abandonné ce mot d'Ernest Hello, qu'il répétait souvent, s'appliquait-il mieux qu'à lui-même?
Mais j'entends qu'on me demande: Les attaques personnelles de Bloy, comment les expliquez-vous? Ses violences, ses injustices envers tel et tel? - Qu'on veuille bien se rendre attentif ici à ce qu'il y a d'exceptionnel dans le cas de Léon Bloy. Villiers de l'Isle-Adam, devant un interlocuteur importun ou insolent, regardait le personnage avec une extrême et manifeste application, clignant des yeux, tendant le cou, avançant la tête, et s'écriait découragé: J'ai beau faire, Monsieur, je ne vous aperçois pas. Bloy, lui, était dans une impuissance native de voir et de juger en eux-mêmes les individus et les circonstances particulières. Il ne les discernait pas. De là, pour qui en considère les points d'application immédiats, l'outrance | |
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démesurée de ses violences. Elles visaient autre chose en réalité. Dans ces violences il faut voir tout d'abord l'effet d'une sorte d'abstraction très spéciale, non pas philosophique certes, mais artistique, ou, si l'on veut, de typification: tout événement, tout geste, tout individu donné hic et nunc était instantanément transposé, arraché des contingences, des conditions concrétes de l'ambiance humaine qui l'expliquent et le rendent plausible, et transformé, sous le regard de ce terrible visionnaire, en un pur symbole de quelque dévorante réalité spirituelle. Il y faut voir aussi un effet de son étrange absorption dans son propre monde intérieur. Il était de ‘ceux que les clameurs de la Désobéissance importunent, et qui vivent retirés dans leurs propres âmes’. Lorsqu'il n'était encore qu'un petit enfant, sa mère l'avait souvent trouvé assis silencieux, et baigné de larmes, pleurant depuis des heures, sans motif assignable. Une mélancolie sans bornes pesait sur lui, naturelle et surnaturelle; un certain nombre d'aperceptions d'une mortelle acuité, telles qu'en peuvent éveiller les dons mystiques dans une pareille âme, emplissaient son coeur; une vue crucifiante de l'oubli de Dieu et de son Amour, de la haine du Pauvre, de l'abjection et de la cruauté propres à un monde où l'Evangile n'est plus connu, lui rendait perpétuellement présente la passion du Seigneur, configurant sa propre vie spirituelle à l'agonie et au taedium du Mont des Oliviers. Voilà ce qui existait pour lui: cet univers spirituel, - et sa fidèle douleur. Le reste était fantômes, spectacle inutile et incertain. Et ces aperceptions existant en lui initialement, avec leur vive certitude, et faisant déjà pression de toutes parts sur son esprit, il suffisait qu'un objet extérieur, passant dans l'ombre de sa souffrance, présentât quelque apparence des vices ou de la tiédeur qu'il haïssait, pour qu'il s'en emparât comme d'un symbole détestable, et le soumît à ses indignations de ‘justicier obéissant’. Ses coups pouvaient s'égarer de façon déplorable; la victime choisie pouvait ne mériter ni le pal ni le scalp, être digne au contraire de tous les lauriers; à travers elle, forme périssable, il atteignait le monstre invisible, le monument d'iniquité spirituelle qui opprimait son coeur et le coeur d'un grand nombre de ses frères. A coup sûr cette manière d'agir avait pour beaucoup des inconvénients sérieux. Cet amour de Dieu paraissait avec une allure assez peu charitable, et ce zèle de la Justice, qui fut vraiment la constante passion de Léon Bloy, semblait négliger un peu la vertu morale du même nom. Bien peu perspicaces serions-nous pourtant, si nous ne savions discerner ni cet amour ni ce zèle, dont Celui qui nous jugera tous a seul mesuré l'intensité; et si nous ne comprenions que l'énormité même des violences verbales de Léon Bloy rendait celles-ci | |
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beaucoup moins dangereuses à ses ennemis qu'à lui-même. ‘Pamphlétaire’ exaspéré, envieux, haineux, aigri? Pas d'image plus menteuse. ‘Ma colère, disait-il, n'est que l'effervescence de ma pitié’, et ce mot est très véritable. Voyant sa propre vie comme un symbole de réalités plus hautes, et pour cela la donnant elle-même en spectacle, il estimait pouvoir traiter les hommes comme des signes et des figures où son art épelait la miséricorde ou l'indignation de Dieu. J'avais faim, et vous M'avez donné à manger. J'étais en prison, et vous êtes venus à Moi... Mais où donc Vous avons-nous vu en prison, et sommes-nous allés à Vous? - Léon Bloy écrivait pour délivrer des âmes. Si ses violences ont indigné quelques justes qui ne l'ont ni connu ni compris, elles ont brisé les liens de bien des pécheurs, et il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour nonante-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence. ‘Il y en a que demandent le baptême après m'avoir lu. Quelle sanction divine à mes violences!’ Bienheureuses violences, seules capables de briser les portes d'airain qui les tenaient captifs. A ceux-là, par sa vie et par son oeuvre, il avait fait ‘pressentir le mystère’ des vérités surnaturelles, il avait manifesté le christianisme dans son antique simplicité, dans sa grandeur éternelle, dans l'absolu terrible et doux de ses divines exigences. ‘Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimée’, il pleurait - je le vois encore - en lisant cette parole du Seigneur à Angèle de Foligno, et cette autre de Ruysbroeck: ‘Ah! si vous saviez la douceur que Dieu donne, et le goût délicieux du Saint-Esprit’. Poussé par sa vive foi au mystère de la communion des saints, il avait demandé à souffrir d'une manière exceptionnelle, tel un Job sur le fumier de la culture moderne, et il avait été exaucé. La ‘scatologie’ dont on se scandalise n'était qu'une manière à lui, assez singulière, d'outrager les grandeurs d'apparat où nous nous complaisons, et de se tenir séparé du monde: quelque chose comme la vermine de saint Benoît Labre, et en tout cas d'importance aussi secondaire. Il a toute sa vie haï l'injustice, aimé les pauvres et les abandonnés, espéré, avec quelle impatience! la révelation de la Gloire de Dieu. Il désirait ardemment le martyre, il s'y croyait destiné, il l'attendait sous les espèces d'une immolation sanglante et extra-ordinaire qui lui a été refusée, ce qui ne veut pas dire que le Père céleste ne lui a pas dispensé la grâce d'un martyre invisible, infligé par la triple angoisse du silence, où ses cris tombaient comme dans un gouffre, de la solitude et de la misère supportées pour l'amour de Dieu. Il est entré, conduit par les saints, dans les profondeurs surnaturelles de la Douleur et de l'Abandon, de toutes les douleurs et de tous les abandons: douleur et abandon du Pauvre, image de Dieu, douleur et abandon d'Israël, peuple de Dieu, douleur et abandon de | |
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Marie, Mère de Dieu. Les grandes flammes qui circulent dans son oeuvre sont comme des reflets de la béatitude des Larmes. ‘Notre misère inénarrable est de prendre sans cesse pour des figures ou des symboles inanimés les énonciations les plus claires et les plus vivantes de l'Ecriture. Nous croyons, mais non pas substantiellement. Ah! Les paroles de l'Esprit-Saint devraient entrer et se couler dans nos âmes comme du plomb fondu dans la gueule d'un parricide ou d'un blasphémateur. Nous ne comprenons pas que nous sommes les membres de l'Homme de douleur... Lorsque nous versons notre sang, c'est sur le Caivaire qu'il coule et de là sur toute la terre. Malheur à nous par conséquent, si c'est un sang empoisonné! Lorsque nous versons nos larmes qui sont le “sang de nos âmes”, c'est sur le coeur de la Vierge qu'elles tombent et de là sur tous les coeurs vivants’.
Ames de poètes ou de prophètes, les âmes désignées pour parler au nom d'un grand nombre de morts ou de souffrants ne sont pas libres de récuser leur mandat. Le Mendiant Ingrat devait donner une voix aux impatiences et à l'agonie d'une multitude de pauvres et d'oubliés, qui frappaient à la porte de son coeur. Sa terrible ironie devait dénoncer la bassesse du monde orgueilleux qui les écrasait. Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre consolation. Malheur à vous qui êtes rassasiés, parce que vous serez affamés. Malheur à vous, qui riez à présent, parce que vous pleurerez et vous lamenterez. Le Seigneur a crié huit fois malheur contre les Scribes et les Pharisiens hypocrites. Chacun de nous, en la misère de cette vie terrestre, porte en soi la ressemblance de l'un des aspects multiples de la simple et unique Vérité. Dans un monde où l'homme a pris toute la place, et où l'admiration de soi-même, le décorum, les convenances et le soin de se conformer au siècle présent semblent le souci principal de beaucoup d'enfants de lumière, la mission de Bloy était de faire écho aux impropérations de l'Evangile, à l'exultation vengeresse du Magnificat, et de rendre témoignage à Dieu en ne tenant compte de rien que de Dieu seul, et d'ouvrir ainsi les yeux à bien des égarés, qui croyaient follement que l'Eglise du Christ s'occupe plus à assurer les possessions des riches que la consolation des pauvres. Ah! Il fallait une voix qui clamât sans ménagement la vérité divine; sans ménagement, sans rien atténuer ni dissimuler, avec un cri assez farouche pour déchirer tous les voiles ou les hommes l'ensevelissent. Pour s'acquitter d'une telle mission sans perdre la mesure, comme pour parvenir au plein équilibre intérieur des dons contrastants qui se heurtaient en lui, ne nous y trompons | |
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pas et lui-même le savait bien, c'est la sainteté qui était strictement requise, l'héroïque armature de toutes les vertus. Et ce grand coeur indiscipliné savait surtout la désirer éperdument. ‘Voilà plus de trente ans que je désire le bonheur unique, la Sainteté. Le résultat me fait honte et peur. Il me reste d'avoir pleuré, a dit Musset. Je n'ai pas d'autre trésor. Mais j'ai tant pleuré que je suis riche en cette manière. Quand on meurt, c'est cela qu'on emporte: les larmes qu'on a répandues et les larmes qu'on a fait répandre, capital de béatitude ou d'épouvante. C'est sur ces larmes qu'on sera jugé, car l'Esprit de Dieu est toujours porté sur les eaux...’ Voulez-vous entrevoir quelque chose des vrais sentiments que ce grand chrétien avait à l'égard de lui-même, lisez cette lettre admirable à Jean de la Laurencie: ‘Cher ami, ma femme qui vous a vu aujourd'hui, me dit que vous m'attribuez le pouvoir de vous réconforter. Vous m'aviez écrit déjà des choses semblables et cela m'étonne toujours. Faut-il que les contemporains soient inexistants pour que vous pensiez avoir besoin de moi! Quel besoin j'aurais moi-même de m'appuyer sur autrui! Combien de fois l'ai-je essayé! Combien de fois ai-je cru trouver des colonnes de granit qui n'étaient que cendre ou pis encore! Et j'ai bien peur moi-même de n'être que cela. | |
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calice du Paradis terrestre, il m'est impossible de vous la donner. J'ai senti aujourd'hui que j'avais le devoir de vous dire cela pour que vous ne comptiez pas trop sur une créature faible et douloureuse...’ Des yeux de l'âme, je revois sa dernière communion, faite avec un très humble amour, il y a sept ans, le jour de la Toussaint, dans sa pauvre chambre de malade, tandis qu'au loin sonnaient les cloches de la grand'messe, et que par toute la terre l'Eglise chantait l'évangile des béatitudes. Trois jours après il mourait paisiblement. Plus loin dans le passé, je le revois le soir, entouré des siens, récitant le chapelet à genoux sur la terre, lentement, de cette voix basse et si distincte, avec tant de simplicité et tant d'amour, image inoubliable de foi et d'humilité; je le vois, dans le crépuscule du matin, - à cette heure où le coeur, ‘non encore souillé des sales prestiges de la lumière, s'épanche vers les tabernacles tranquilles’, - se rendant de son pas lourd et fatigué à la première messe, comme il faisait chaque jour. Il vivait de la sainte Ecriture, il récitait toutes les nuits l'office des morts. ‘...Il faut prier. Tout le reste est vain et stupide. Il faut prier pour endurer l'horreur de ce monde, il faut prier pour être pur, il faut prier pour obtenir la force d'attendre. ‘Il n'y a ni désespoir, ni tristesse amère pour l'homme qui prie beaucoup. C'est moi qui vous le dis. Si vous saviez combien j'en ai le droit et avec quelle autorité je vous parle. Je me rappelle la douceur et la tendresse de cet homme terrible, la merveilleuse hospitalité de ces pauvres, dans la maison de qui les ailes du miracle semblaient battre sans bruit. Oui, tout cela reparaît devant moi. Cet imprévu, cet enjouement, cette simplicité vraiment chrétienne; tant d'innocence, de sérénité foncière, avec des puérilités parfois, des entêtements invincibles: et quel dénuement! et que d'angoisses. Une foi massive et puissante, une confiance absolue en la Providence, un perpétuel recours à Marie. ‘Ma Souveraine bien-aimée, je ne sais pas ce que c'est que de Vous honorer dans tel ou tel de Vos Mystères, selon qu'il fut enseigné par quelques-uns de Vos amis. Je ne veux rien savoir sinon que Vous ètes la Mère douloureuse, que toute Votre vie terrestre n'a été que douleur, douleur infinie, et que je suis un des enfants de Votre douleur. Je me suis mis à Votre service comme un esclave, je Vous ai confié ma vie temporelle et spirituelle pour obtenir par Vous ma sanctification et celle des autres. | |
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C'est de cette manière seulement, à ce titre seul, que je peux Vous parler. Je manque de foi, d'espérance et d'amour. Je ne sais pas prier et j'ignore la pénitence. Je ne peux rien, et je ne suis rien qu'un fils de douleur. Je ne me connais aucun mérite, aucun acte vraiment bon qui puisse me rendre agréable à Dieu, mais je suis cela, un fils de douleur. Vous savez qu'autrefois, il y a plus de trente ans, obéissant à une impulsion qui me venait certainement de Vous, j'ai appelé sur moi toute la douleur possible. A cause de cela je me persuade que ma douleur, qui est grande et continuelle, peut Vous être offerte. Puisez dans ce trésor pour payer mes dettes et celles de tous les êtres que j'aime. Et puis si Dieu le permet donnez-moi d'ètre Votre témoin dans les tourments de la mort. Je Vous le demande par Votre très doux nom de Marie.’ Léon Bloy, a-t-on dit, a eu beaucoup ‘d'anciens amis’. Il a eu aussi beaucoup d'amis fidèles, dont quelques-uns doivent à ses prières et à ses larmes leur accession à la divine vérité. Ceux-là sont et seront toujours prêts à lui rendre témoignage. Ceux qui ont connu et aimé Bloy, et qui l'ont vu souffrir, ceux qui l'ont vu prier et mourir, savent la profondeur de sa vie surnaturelle, de son humilité, de sa pitié, de sa générosité, de son amour de Dieu. ‘Seigneur, je pleure très souvent, disait-il. Est-ce de tristesse en songeant à ce que je souffre? Est-ce de joie en me souvenant de Vous?’ Ils savent que sa violence était la face inverse d'une charité battue par quelles tempêtes, et qui n'en pouvait plus. Je comprends fort bien que pour certains esprits, à qui le vertige de tout abîme, d'en haut ou d'en bas, fut heureusement épargné, le cas de Léon Bloy soit une énigme fort obscure. Mais je ne puis que le redire encore, il y a des âmes périssantes qui cherchent la beauté dans les ténèbres, et sur lesquelles une apologétique plus tranquille serait sans efficace. La pure théologie n'agirait pas non plus sur elles, car leur raison est trop alanguie par l'erreur; elles s'imaginent que l'obéissance de la foi est incompatible avec les hardiesses de l'intelligence, ou avec les jeux et les franchises de l'art et de la beauté; enfin la médiocrité d'un grand nombre de chrétiens les épouvante. Bloy, en clamant son dégoût de toute tiédeur, en criant sur les toits sa soif de l'absolu, en faisant voir et toucher la splendeur de la Foi, inspire á ces affamés le pressentiment de la gloire de Dieu. Mais rien n'agirait, en definitive, sans le secret de ce mendiant magnifique et vociférateur, je veux dire sans sa charité: c'est son amour de Dieu et des âmes qui emporte tout. ‘Voilà mon secret, disait-il à un ami, pour écrire les livres qui vous plaisent. C'est de chérir de toute mon âme - au point de donner ma vie - les âmes telle que la vôtre - connues ou inconnues - appelées à me lire un jour.’
JACQUES MARITAIN. |
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