Folium Librorum Vitae Deditum. Jaargang 2
(1952)– [tijdschrift] Folium– Gedeeltelijk auteursrechtelijk beschermd
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Petrarca
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De l'abondance des livresLa Joie. - J'ai une grande quantité de livres. La Raison. - La conversation tombe fort à propos sur ce sujet. Car si quelques-uns amassent des livres pour s'instruire, il en est d'autres qui les amassent pour leur plaisir et par vanité. Il en est qui ornent leur chambre de ce genre de mobilier inventé pour orner l'esprit et qui s'en servent comme des vases de Corinthe, des tableaux, des statues et autres objets sur lesquels nous venons de discuter. Il y en a qui, sous le couvert des livres, servent leur cupidité; ce sont les pires de tous, car ils estiment les livres non à leur juste valeur mais comme des marchandises. Ce fléau dangereux, mais récent, que les goûts des riches ont fait naître dernièrement, ajoute un instrument et un art de plus à la convoitise. La Joie. - J'ai une quantité considérable de livres. La Raison. - C'est un bagage embarassant, mais charmant, et une agréable distraction de l'esprit. La Joie. - J'ai une grande abondance de livres. La Raison. - Et en même temps une grande abondance de travail et une grande disette de repos. Il faudra promener ton esprit ça et là et surcharger ta mémoire de lectures variées. Que veux-tu que je te dise? Les livres ont conduit les uns à la science, les autres | |
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à la folie, pour avoir absorbé plus qu'ils ne pouvaient digérer. De même qu'aux estomacs, l'indigestion a nui aux esprits plus souvent que la faim. Il faut donc borner l'usage des aliments et des livres suivant la nature de celui qui s'en sert. En toutes choses, ce qui est peu pour l'un est trop pour l'autre. Aussi le sage ne veut pas l'abondance, mais la suffisance, car l'une est souvent nuisible, l'autre est toujours utile. La Joie. - J'ai une immense quantité de livres. La Raison. - Nous appelons immense ce qui manque de mesure. Sans la mesure, juge ce qui'l y a de convenable et de séant dans les choses humaines. Dans les choses même qui sont réputées les meilleures, il fait éviter le défaut de mesure et l'excès, et avoir toujours devant les yeux ce mot du comique Rien de tropGa naar voetnoot1)! La Joie. - J'ai une une foule incalculable de livres. La Raison. - En as-tu un plus grand nombre que Ptolémée Philadelphe, roi d'Egypte, qui accumula, dit-on, quarante mille volumes dans la Bibliothèque d'AlexandrieGa naar voetnoot2)? Ces livres, cherchés longtemps en divers lieux avec beaucoup de soin, brûlèrent tous à la fois. Tite-Live a dit que cette bibliothèque était un monument admirable de la magnificence et de la sollicitude royales. Sénèque le blâme en disant que ce n'était point un monument de la magnificence et de la sollicitude royales, mais du luxe studieux ou plutót de luxe s'étalant lui-même par des spectacles rassemblés soigneusementGa naar voetnoot3). Toutefois, de mot de Tite-Live et l'acte de Ptolémée trouvent peut-être une excuse dans les richesses royales et dans l'intention de ce monarque pourvoyant pour une longue durée à l'intérêt public. Ce prince est certainement louable de n'avoir épargné li nes soins ni la dépense pour faire traduire de l'hebreu en grec, par des hommes choisis pour un si grand travail, les Saintes Ecritures, non seulement utiles mais nécessaires au monde. Mais que dire des particuliers qui n'égalent pas, mais qui surpassent le faste des rois? Nous lisons que Serenus Sammonicus, homme d'une grande érudition, mais d'une plus grande préoccupation, qui possédait plusieurs langues, mais beaucoup plus de livres, eut soixante-deux mille volumes qu'il légua tous | |
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en mourant à Gordien le Jeune, au père duquel il avait été fort attaché. C'est là un héritage considérable, capable de suffire à plusieurs esprits, mais qui doute qu'il n'en aurait étouffé un seul? Je te le demande, en admettant que Serenus n'eût fait que cela pendant sa vie, qu'il n'ait eu la peine ni d'écrire ni de se livrer à des recherches, ni de lire et de comprendre un seul mot de tout ce qui est contenu dans tant de volumes, n'aurait-il pas eu assez d'occupation pour connaître les livres eux-mêmes, les titres des livres, les noms des auteurs, le format et le nombre des volumes? Le bel art qui d'un philosophe fait un libraire! Crois-moi, ce n'est point là nourrir son esprit par des écrits, c'est le tuer et l'écraser sous le poids des richesses; ou peut-être, comme Tantale au milieu des eaux, c'est torturer par la soif son âme stupéfaite, ne goûtant à rien et convoitant tout. La Joie. - J'ai des livres innombrables. La Raison. - Et des erreurs sans nombre, suscitées les unes par des impies, les autres par des ignorants. Les impies sont ennemis de la religion, de la piété et des Divines Ecritures, les ignorants sont ennemis de la nature, de la justice, des moeurs, des sciences libérales, de l'histoire et de l'authenticité des faits accomplis. Tous sont ennemis de la vérité; dans tous et principalement dans les premiers, où il s'agit de choses plus relevées et où le vrai se trouve mêlé au faux, le discernement est très difficile et dangereux. En admettant que les auteurs soient d'une intégrité parfaite, qui remédiera à l'ignorance et à la négligence des copistes qui corrompent et mêlent tout? Cette crainte est cause, à mon avis, que plusieurs esprits distingués ont renoncé aux grands ouvrages. Juste châtiment de la paresse de notre époque, pleine de sollicitude pour la cuisine, d'indifférence pour les lettres, examinant les cuisiniers et non les copistes. Aussi quiconque saura peindre sur parchemin et manier une plume passera pour copiste, quoique dépourvu de tout savoir, dénué d'intelligence et ignorant son métier. Je n'exige pas et je ne regrette pas l'orthographe qui a disparu depuis longtemps. Plût à Dieu qu'ils écrivissent de quelque manière que ce soit ce qu'on leur commande; l'incapacité du copiste apparaîtrait, la substance des choses ne serait point cachée. Maintenant, originaux et copies sont confondus. Les copistes promettent d'écrire une chose et en écrivent une autre, si bien qu'on ne reconnaît plus soi-même ce qu'on a dicté. Si Cicéron, Tite-Live et plusieurs autres écrivains illustres de l'antiquité, si Pline surtout | |
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revenaient, reconnaîtraient-ils leurs ouvrages en les relisant? Embarrassés à chaque pas, ne croiraient-ils pas lire tantôt l'oeuvre d'autrui, tantôt l'oeuvre d'un barbare? Au milieu de tant de ruines des inventions humaines, les Saintes Ecritures restent debout, soit parce que les hommes les étudient davantage, soit surtout parce que Dieu, leur auteur, protège ses saints poèmes, ses saintes histoires, ses divines lois et accorde son éternité à ses inventions. Les plus nobles des autres productions périssent et ont péri déjà en grande partie. A cette perte immense il n'y a point de remède parce qu'elle n'est point sentie. Cela n'a rien d'extraordinaire. Ou ne tient pas compte des détriments considérables des vertus et des moeurs, tandis qu'on prévient avec le plus grand soin de moindres dommages. Vous comptez la perte des lettres parmi les plus minimes; il y en a qui la regardent comme un avantage. Il y eut dernièrement, non dans les champs ni dans les bois, mais dans une cité très grande, très florissante et, ce qui te surprendra, italienne, un homme qui n'était ni un pâtre ni un laboureur, mais un noble d'un rang élevé parmi ses concitoyens, lequel jura qu'il donnerait beaucoup d'argent pour que pas un lettré n'habitât ou n'entrât dans sa patrie. O parole d'un coeur de pierre! On rapporte que Licinius eut de pareils sentiments; ennemi des lettres, il les nommait, dit-on, un poison et un fléau publics. Mais son origine rustique l'excuse peut-être, car bien qu'il se fût élevé jusqu'au titre de César, il ne s'était pas dépouillé de sa nature. Ce mot d'Horace est plein de vérité: La fortune ne change pas le caractèreGa naar voetnoot1) Mais que dire de ces nobles qui non seulement laissent périr les lettres, mais qui en apellent la ruine de tous leurs voeux? Ce mépris et cette haine de ce qu'il y a de plus beau vous plongeront bientôt dans le gouffre de l'ignorance. Ajoutez à cela (pour ne point m'écarter de mon sujet) les copistes qui ne sont assujettis à aucune loi, éprouvés par aucun examen, soumis à aucun choix. Pareille licence n'est accordée ni aux forgerons, ni aux laboureurs, ni aux tisserands, ni à presque aucun autre artisan, quoique, dans tous ces métiers, le péril soit peu important et que dans celui de copiste il soit considérable. Tous se jettent pêle-mêle dans le métier de copiste, certains de recevoir un salaire pour tout ravager. C'est moins la faute des copistes qui, suivant la nature de l'homme cherchent à gagner, que celle des gens studieux et des gouvernants qui ne se sont jamais occupés de cela, oubliant ce que Constantin re- | |
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commanda à Eusèbe, de Palestine, savoir que les livres ne devaient être copiés que par des artistes versés dans la connaissance de l'antiquité et sachant parfaitement leur art. La Joie. - J'ai une bonne provision de livres. La Raison. - Qu'importe, si ton esprit ne peut les contenir? Tu te souviens de ce Sabinus qui, dans Sénèque, se glorifie de la science de ses esclaves. Quelle différence y a-t-il entre toi et lui, sinon que tu es un peu plus insensé? Tous deux, à la vérité, vous vous faites gloire de l'esprit d'autrui; mais Sabinus se glorifiait de celui d'esclaves qui étaient bien à lui, et toi, tu te glorifies de celui de livres qui ne t'appartiennent nullement. Il est des gens qui croient connaître tout ce qui est écrit dans les livres qu'ils ont chez eux, et quand la conversation tombe sur un sujet: ‘Ce livre, disentils, est dans ma bibliothèque.’ Pensant que cela suffit, comme si le livre était en même temps dans leur tête, ils haussent les sourcils et se taisent. Plaisante espèce! La Joie. - Je regorge de livres. La Raison. - Que ne regorges-tu de talent, d'éloquence, de savoir et surtout d'innocence et de vertu! Mais ces choses-là ne se vendent pas comme les livres, et, si elles se vendaient, je ne sais si elles trouveraient autant d'acheteurs que les livres. Ceux-ci revètissent les murs; celles-là, les esprits qui n'étant pas visibles aux jeux sont négligés par les hommes. Assurément, si l'abondance des livres faisait des savants ou des gens de bien, les plus riches seraient les plus savants de tous et les meilleurs, tandis que nous voyons souvent le contraire. La Joie. - J'ai des livres qui m'aident à apprendre. La Raison. - Prends garde qu'ils ne soient plutôt un obstacle. De même que la multitude des combattants a empêché plusieurs généraux de vaincre, la multitude des livres a empêché beaucoup de gens d'apprendre et l'abondance, comme cela arrive, a produit la disette. Si les livres s'offrent d'eux-mêmes, il ne faut point les rejeter, mais les mettre à part; il faut se servir des meilleurs et prendre garde que ceux qui nous seront peut-être utiles un jour ne nous nuisent par un usage intempestif. La Joie. - J'ai une grande variété de livres. La Raison. - La multiplicité des chemins trompe souvent le voyageur. Celui qui marchait sûrement sur une seule route hésite entre | |
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deux chemins, et son embarras redouble dans un carrefour de trois ou quatre chemins. De même souvent celui qui aurait lu avec fruit un seul livre en a ouvert et feuilleté plusieurs inutilement. Beaucoup pèse à ceux qui apprennent, peu suffit aux savants, trop est à charge aux uns et aux autres, mais les épaules plus fortes s'en tirent plus aisément. La Joie. - J'ai réuni un grand nombre de beaux livres. La Raison. - Personne, que je sache, n'a été plus célèbre par le nombre de ses livres que ce roi d'Egypte dont je viens de parler, et cette gloire il la doit moins à ses livres qu'à sa fameuse traduction. Cette oeuvre de tant d'esprits est assurément admirable, mais celle que produisit ensuite un seul esprit est plus merveilleuse encore.Ga naar voetnoot1) Il faut suivre une autre voie. Pour acquérir de la gloire par les livres, il faut non les posséder, mais les connaître, les confier non à sa bibliothèque, mais à sa mémoire, les loger non sur ses tablettes, mais dans son cerveau; autrement personne ne sera plus glorieux que le libraire public ou la bibliothèque. La Joie. - Je conserve plusieurs beaux livres. La Raison. - Tu gardes dans les fers plusieurs prisonniers qui, peut-être, s'ils pouvaient s'échapper et parler, te citeraient en justice pour les avoir tenus en chartre privée. Maintenant ils gémissent tout bas et se plaignent nommément de ce que, le plus souvent, un seul homme oisif et avare regorge de ce qui manque à tant de gens studieux. | |
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Folie de faire une bibliotheque nombreuse, plus grande folie de s'en defaire de son vivantLe Président de Thou avoit une Bibliotheque considérable par les Manuscrits, par le nombre & le choix des Livres, & par le beauté de leur Edition, & avoit dépensé 20000 écus à les faire relier, somme qu'on ne retira pas même de toute sa Bibliotheque lorsqu'on la vendit. Il est permis, quand on est riche, de sacrifier à sa Bibliotheque quelque grosse somme; mais c'est être insensé de se mettre à la besace pour assouvir sa fureur pour les Livres, comme fit Alde Manuce, qui consuma tout son bien, pour composer une Bibliotheque de 80000 volumes. Un Homme d'affaires écrivit à un Libraire de Londres pour lui demander des Livres dont il avoit besoin pour la Bibliotheque de son Maître. Pour en remplir certaines Tablettes vuides, il lui faloit trois verges de Théologie Mystique, trois autres de la plus fine Scholastique, et sept pieds in folio du plus vieux Droit Civil. En général la Bibliomanie est une terrible maladie pour ceux qui en sont infectés. Leurs Collections ne servent la plupart du tems qu'à orner un Cabinet, tout comme les Femmelettes Hollandoises ornent de Porcelaine leur chambre de parade, pour la voir & non pour en jouïr, pour la faire voir & n'en pas permettre l'usage; enfin les uns & les autres par pure vanité, pour s'entendre dire, un tel a une belle Bibliotheque, une telle a de la belle Porcelaine; vielles & rares Editions d'un côté, vieille & fine Porcelaine (Kraak-Porcelein) de l'autre; autant vaut l'un que l'autre. Pour l'usage; votre serviteur, cela est sacré; il suffit que le monde contemple, admire le tout extérieurement; mais gardez-vous d'y toucher. Telles sont les influences lunaires qui dominent sur bien de Personnes de ces Quartiers. On voit pourtant, que tel, dont la marote à toujours été pour les Livres, peut gagner sur soi de faire faire de son vivant une vente publique de sa chere & exquise Bibliotheque. Qu'il y a la de la vanité & de l'amour-propre! On veut goûter de son vivant le fruit de ses travaux, la louange de son bon goût & de son discernement. Ils s'en flatent, mais on se rit d'eux. S'ils sont obérés, | |
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passe qu'ils vendent leur Bibliotheque. S'ils sont á leur aise, que leur importe que leurs héritiers fassent des choux ou des raves de leurs Livres dont ils n'auront plus besoin pour entretenir leur vanité? Mais qu'y faire? Ils ont de leur vivant la consolation de faire courir leur nom par toute l'Europe à la tête de leur Catalogue, de le voir imprimé en grand capital, & d'entendre ronfler le titre de Bibliotheca... ana Bibliotheca... ana, &c. c'est assez parler des ana.
Elite de Bons Mots. 1745.Ga naar voetnoot1) |
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