Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw. Jaargang 1986
(1986)– [tijdschrift] Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw– Auteursrechtelijk beschermd
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Madame Dunoyer, ou commenttirer parti de son travailDepuis l'année de commémoration, on sait l'importance, numérique et autre, des Huguenots réfugiés aux Pays-Bas après 1685. Une de ceux-là fut Madame Dunoyer, née Anne-Marguerite Petit (1663-1719). Elle ne s'était sans doute pas réfugiée uniquement pour des raisons d'ordre religieux: avec son mari, resté à Paris, elle ne s'entendait plus guère. Arrivée à La Haye en 1703 avec ses deux filles, elle a dû subvenir à ses besoins - ce qu'elle fit en écrivant. Elle est ainsi une des premières femmes-auteurs à avoir vécu de sa plume. Cela ne se passait pas que de manière honnête: il lui arrivait, semble-t-il, de faire du chantage à propos de secrets qu'elle aurait pu révéler. Comme en plus ses filles arrivaient à un âge où il fallait les marier, et que cela lui créait des conflits ouverts avec des prétendants refusés (par elle) comme Voltaire, et avec des gendres intéressés et fourbes comme Cavalier et Constantin, sa réputation n'était pas des meilleures.Ga naar eind1.Ga naar voetnoot* Ce n'est pas cette réputation-là qui nous préoccupe ici. Nous voudrions plutôt attirer l'attention sur la maniere maligne et peu féminine dont elle s'est acquittée de cette tâche déjà peu habituelle pour une femme: faire vivre une famille de son travail d'écrivain et de journaliste.
Durant tout 1e 18e siècle Madame Dunoyer avait été connue - pas toujours admiréeGa naar eind2. - pour son recueil de Lettres Historiques et Galantes (LHG) en 7 volumes, parus à intervalles plus ou moins réguliers depuis 1704 jusqu'à 1717. Comme ces lettres avaient du succès, quand un nouveau volume paraissait, le ou les précédents étaient réimprimés. Pendant tout le siècle il y a eu des réimpressions. Dans cet ouvrage elle présente un mélange de faits historiques, souvent connus, et d'anecdotes imaginées sans doute, ou en tout cas peu vraisemblables (bien qu'on assure le contraire dans l'‘Avis au Lecteur’ de la 4e édition du t.I). Les principaux sujets sont l'amour avec tout ce | |
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qui s'ensuit (mariages mal assortis, naissances survenant mal à propos), et de plus en plus dans les derniers volumes, la politique et les hommes politiques. On y reconnaît des événements qui se sont déroulés entre la fin du 17e siècle et 1717, bien qu'aucune date ne soit fournie. Les premiers volumes traitent l'époque d'une manière assez vague, cela se précise de plus en plus dans les derniers: le lecteur semble assister à une prise de conscience, chez l'auteur, des réalités politiques, au détriment de l'intérêt pour les anecdotes de cour, plus représentées au début. Pour certains événements, ‘on’ savait ou pensait savoir qu'ils étaient tirés de sa propre biographie.Ga naar eind3. Cependant, par la forme qu'elle a donnée à son ouvrage, elle paraît exclure l'identification d'une narratrice comme l'auteur. Les anecdotes, véridiques ou pas, ne sont pas présentées directement par Madame Dunoyer, mais elle a supposé deux femmes qui se les écrivent. Ces femmes, qui n'ont pas reçu de noms, se distinguent à peine l'une de l'autre, tellement elles sont peu caractérisées. Elles sont amies, mais ne se voient jamais, ce qui justifie l'existence de lettres. Elles se trouvent de préférence à des endroits où se passent des choses, ce qui garantit un contenu: l'une est à Paris, souvent à la cour; l'autre est par exemple à Utrecht au moment où on y signe la paix. Il semble que là où elles sont, elles occupent des statuts non-négligeables: elles ont la possibilité de parler avec des gens haut-placés; l'une, par example, assiste à Versailles au départ du nouveau Roi d'Espagne et est saluée par lui (L. 22 p. 265Ga naar eind4.). Il se pourrait bien que Madame Dunoyer ait projeté certains de ses rêves dans les deux amies. Celles-ci apprécient beaucoup leur propre correspondance: ‘je voudrois que vos Lettres fussent plus longues’ (L. 28 p. 329). Ceci en assure en principe la continuation. Pourtant il arrive que pendant quelques années elles ne s'écrivent pas. Dans la première lettre du 4e volumeGa naar eind5. l'une des amies constate qu'elle a ‘laissé passer prés de trois ans sans répondre à vôtre derniere Lettre‘ (L. 51 p. 1). Ici Madame Dunoyer fait coïncider le temps de la narration et le temps réel, et en fait elle s'excuse auprès de ses lecteurs. Par le contenu, de tels arrêts sont à peine justifiés. Au fond il s'agit d'une simple suite de lettres plutôt que d'une correspondance. Les lettres ne jouent aucun rôle pour aucune intrigue; leur contenu ne choque ou n'influence que rarement le destinataire. Elles mettent au courant sans plus, provoquent des réactions comme: ‘Je n'avois jamais sû toutes les circonstances que vôtre Gentilhomme de Rouvergue vous a dites de l'Histoire de la Fontange’ (L. 32 p. 386). De cette façon les lettres sont au moins enchaînées les unes aux autres, ainsi que par des demandes de plus de détails, qui occasionnent quelquefois des séries sur le même sujet: Madame de Maintenon, l'Abbé de BucquoyGa naar eind6., le Congrès d'Utrecht. S'appelant les unes les autres, ces lettres paraissent avoir pour seul but d'exister - d'exister sous forme de | |
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série, d'être publiables comme volume (et de rapporter de l'argent). C'est même précisé plusieurs fois dans le texte: ‘si je m'avisois de faire imprimer vos Lettres, je croi que ce seroit un fort joli Livre.’ (L. 36 p. 2). Puisqu'il s'agissait de publier, le plus simple était de republier ce qui avait déjà été jugé publiable. Madame Dunoyer a dû copier beaucoup. Au début, elle s'en était défendue, avait renvoyé par exemple au Mercure Galant: ‘Je ne vous parle pas de cette Fête magnifique que le Duc du Maine a donnée à Seaux..., le Mercure Galant pourra vous en instruire, et je n'aime pas à parler de ce que les autres ont dit’ (L. 22 p. 265). Plus tard, elle avoue en voir les avantages: ‘comme je n'ai plus rien à vous dire, et que vous voudriez pourtant bien en savoir davantage, je m'en vais emprunter le secours d'autrui pour continuër à vous apprendre des Nouvelles’ (L. 42 p. 108); ce sera la nouvelle Mylady de Madame D'Aulnoy, qui venait de mourir et que la correspondante disait admirer. Plus tard encore, elle s'émancipe: elle ne cite plus seulement les autres et copie ses propres ouvrages, en profitant, surtout, des possibilités nouvelles que cela lui offrait. Il était inévitable qu'à un moment donné une des deux amies s'installe en Hollande, comme Madame Dunoyer. C'est ce qui arrive dans la lettre 93. Mais bien avant déjà, quand elle était encore à Aix-laChapelle, elle avait déjà raconté à son amie sur un Mercure fait à La Haye sur le modèle de celui de Paris. L'autre, devenue curieuse, demande de le voir (L. 62, p. 70). Elle reçoit la réponse que pour le lui faire parvenir sans risque, l'autre insérera, chaque fois qu'elle écrira, quelques fragments dans ses lettres et l'enverra ainsi morceau par morceau (L. 77 p. 379). En fait, Madame Dunoyer a dû se raviser: elle remplit les lettres 77, 79, 81, 83 d'extraits d'un Nouveau Mercure Galant des Cours de l'Europe (NMG) de sa propre fabricationGa naar eind7., dont le plan est sensiblement pareil à celui des LHG. Ici aussi il y a deux personnes qui s'écrivent (toujours anonymes, mais l'une a des initiales), et qui tiennent un certain rang et entretiennent des liaisons ‘avec les Pe so n s (sic) qui sont le plus avant dans la confidence de nos Divinitez’ de sorte que l'une au moins ‘n'ignore presque rien de ce qui se passe dans nôtre Cour’ (L. 77 p. 380). C'est à l'intérieur de ce NMG recopié qu'il est de nouveau question du Mercure du Dufresny: la Comtesse de L.. M.. veut suppléer à la timidité de Dufresny en donnant les nouvelles qu'il doit supprimer parce qu'il n'a pas les coudées franches et qu'il doit garder des ménagements (L. 77 p. 380). Celle qui reçoit ce NMG assure qu'elle n'a ‘jamais rien vû de plus joli de ce genre’, qu'elle le préfére à celui de Dufresny puisqu'il remplit mieux son titre. Madame Dunoyer s'amuse alors à brouiller les pistes en confondant les trois femmes écrivant à trois niveaux imbriqués l'un dans l'autre: ‘je vous croirois fort capable de | |
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supléer au texte, et d'avoir un peu aidé à cette prétenduë Comtesse de L.. M..’ (L. 82 p. 46). Après quoi, toutes, qui n'en font qu'une, se complimentent réciproquement: ‘je suis fort aise, Madame, que vous soiez contente de mon petit Mercure. Je la suis beaucoup de vôtre approbation’ (L. 83 p. 52). Ce remplissage facile, avec compliments incorporés, ne peut durer que l'espace de quatre lettres malheureusement, car ce NMG n'avait vécu que deux numéros, qui ont ainsi été mis ‘dans un espèce d'azile en le faufilant dans un autre Ouvrage’ (selon le premier éditeur du t.V des LHG). Bien plus de matériau encore sera faufilé dans les LHG, en provenance de l'autre réserve de texte que Madame Dunoyer avait à sa disposition: la Quintessence des Nouvelles Historiques, Critiques, Politiques, Morales et Galantes, une gazette paraissant deux fois par semaine que Madame Dunoyer rédigeait entre 1711 et 1719. Cette gazette a eu une vie moins courte que son journal précédent. Comme la Quintessence existait bien avant 1711, la rédactrice a pu continuer sur cette lancée. Elle y donnait des nouvelles politiques (mouvements d'ambassadeurs et d'armées) et autres (arrivées de vaisseaux, cas de longévité extrême), mais généralement elle faisait suivre ces nouvelles par quelque chose de plus réjouissant: pièces en vers, anecdotes prétendues historiques, historiettes plus ouvertement fictives. Ce divertissement est assez souvent présenté sous forme de lettres d'anonymes au journal, qu'elle écrivait sans doute elle-même, et qui pouvaient, éventuellement, contenir des attaques personnelles en vers, par lesquelles elle se conseillait à elle-même de se ‘vanger innocemment’ (Q 26/3 1716). Il s'agit donc encore une fois d'un mélange de réel et de fictif, de vers et de prose, selon l'exemple de nouveau du Mercure Galant. Dans les LHG, quand elle a fini de recopier son NMG, elle passe à la Quintessence: à partir de la lettre 85 (donc avant l'installation en Hollande) et dans la plupart des lettres jusqu'à la dernière (111) on trouve des textes qui en proviennent, soit copiés sans aucun commentaire, soit cités ouvertement et parfois commentés. Il n'est pas précisé comment les correspondantes l'ont connue. Les premières fois qu'elles la citent, c'est dans deux lettres qui se suivent. L'une se trouve à Aix-laChapelle et écrit: ‘Il fait que je vous envoye encore des Vers qui nous sont venus de Hollande dans une espece de Gazette appellée la Quintessence, qu'une Dame Françoise fait à la Haye’ (L. 86 p. 149). Celle de Paris ne commente pas la qualité des vers, change de sujet, et à propos du Duc d'Ormond: ‘Voici des Vers de la Quintessence de la Haye’ (L. 87 p. 153). Il faut préciser qu'outre la Quintessence et le Mercure Galant aucun journal n'est cité et qu'il y aurait donc lieu de commenter ce hasard qui a fait qu'à des endroit différents elles aient rencontré le même. Il n'en est rien. Il a certainement fallu remplir le volume (paru | |
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en 1712): dans les trois dernières lettres on trouve des vers parus dans la Quintessence entre février et avril de la même année. Avec l'augmentation, dans les deux derniers volumes, de textes recopiés, l'illusion d'un aller et retour de lettres est parfois abandonnée. Une fois l'une installée à Utrecht, plusieurs fois deux de ses lettres se suivent. Elle a bien plus à raconter alors, car au sujet du Congrès d' Utrecht, Madame Dunoyer avait beaucoup de matériel - sorti de la Quintessence et souvent constitué de textes officiels recopiés déjà une fois. En même temps qu'elle abandonne l'apparence déjà mince d'une correspondance, Madame Dunoyer commence à suggérer, parce que cela l'arrange, une entente entre elle-même et la correspondante d' Utrecht: celle-ci déclare qu'il serait superflu qu'elle formule son opinion puisque c'est déjà si bien dit, la Quintessence ‘a fait là-dessus toutes les reflexions que vous souhaitez que j'y fisse’ (L. 102 p. 102); de même pour le portrait du nouveau Roi d'Angleterre ‘je vous renvoyerai d'abord à Madame du Noyer’ (L. 108 p. 288).Ga naar eind8. Celle de Paris aussi, Madame Dunoyer trouve occasion de la faire parler d'elle-même: une de ses lettres, insérée dans sa gazette, aurait ‘couru tout Paris, où elle a été fort aplaudie par la beauté du sujet; je m'étonne qu'elle n'ait pas fait du bruit en Hollande’ (L. 111 p. 418). En créant des personnages tendant à l'apprécier, Madame Dunoyer peut en profiter pour se faire un peu de publicité.Ga naar eind9. Cela ne lui suffit pas encore. En reprenant des textes journalistiques dans ce recueil de lettresGa naar eind10., c'est-à-dire en changeant de genre, elle peut se permettre un peu plus de liberté dans la description des faits. Sur le témoignage de ses personnages, elle se fait jouer elle-même, Madame Dunoyer, des rôles plus beaux que nature. Dans la Quintessence par exemple, elle avait décrit la visite du nouveau Roi anglais à La Haye - comme spectatrice, forcément (Q 27/12 1714). Dans les LHG aussi cet événement est rapporté, mais alors elle se réserve un sort bien plus heureux: ‘le Roi lui fit l'honneur de s'entretenir souvent avec elle; et pour marque de sa bienveillance, l'honora du don de sa Médaille en Or. Une si précieuse faveur excita d'abord l'envie de tous ses compatriotes’ (L. 108 p. 286). Ainsi en faisant, à la troisième personne, intrusion dans son propre texte, Madame Dunoyer montrait qu'elle avait fini par comprendre les vrais pouvoirs de l'écriture. Elle peut, si elle veut, réarranger toute sa vie. Elle en élimine ce qui ne lui convient pas: Voltaire tout d'abord, sur qui une des correspondantes écrit qu'il ‘s'étoit avisé d'en conter à une jeune personne de condition qui avoit une mère difficile à tromper, et qu'une pareille intrigue n'accommodoit nullement’ (L. 106 p. 194, un premier stade dans Q 4/12 1713). Pour se faire plaisir, Madame Dunoyer valorise cette mère dans la description, mais elle préfère ne pas la nommer et ne pas se nommer. Elle revoit et corrige | |
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également son mariage. Ici aussi l'amorce est faite dans la Quintessence, où à sa mort elle consacre un in memoriam à Monsieur Dunoyer, décrit comme ‘generalement estimé pendant sa vie’ et ‘à present, generalement regretté’;Ga naar eind11. elle ne précise pas que c'était son mari, mais dit qu'‘il laisse deux filles de son mariage, avec Anne Marguerite Petit, sa veuve, tres afligée’ (Q 21/9 1716). Ce passage se retrouve, en plus attendrissant, dans la dernière lettre des LHG: la Parisienne annonce qu'elle vient de perdre un de ses ‘plus chers amis, auquel vous donnerez, je m'assure, des larmes, et que vous regretterez comme moi’: Dunoyer; ensuite elle identifie mieux la veuve très affligée, comme l'auteur de la Quintessence, tout en établissant une relation entre celle-ci et la correspondante hollandaise: ‘vous la devez connaftre, car c'est la même qui fait la Quintessence de la Haye, dont vous m'avez tant de fois parlé’ (L. 111 p. 412). Il est significatif que celle-ci soit la dernière lettre:Ga naar eind12. après tous ces rapprochements graduels entre son personnage et elle-même, elle aurait été obligée de se mettre en scène directement: écrire sa vie, au lieu de la vivre.
Nous avouons considérer comme une agréable surprise le comportement journalistique de Madame Dunoyer - tout en admettant bien sûr que les journalistes peu scrupuleux sont légion. C'est en tant que femme surtout qu'elle joue un rôle intéressant: les stratégies, dont elle use pour se faire valoir et pour se revaloriser à ses propres yeux (qui violent forcément la réalité) contrastent d'une manière frappante avec les expressions de timidité et de modestie qui étaient de rigueur dans la préface de tout ouvrage féminin (et qui pour bien des femmes n'étaient que des formules, aussi peu en accord avec la réalité). Nous nous proposons d'étudier davantage cette matière dans une thèse à paraître fin 1986/début 1987, qui traitera des femmes et de la presse française au 18e siècle.
Suzanne van Dijk |
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