Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw. Jaargang 1975
(1975)– [tijdschrift] Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw– Auteursrechtelijk beschermd
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Ambiguite comme forme de vie.
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10. Constant d'Hermenches (1722-1785), gouache, (Coll. de Mrs. Noel Blakiston, London)
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Philippe Godet qui a édité ces lettres, déclare dans son introduction: ‘S'il y a vraiment une justice littéraire, sa correspondance, mieux connue qu'elle ne l'est, doit lui assurer tôt ou tard une belle place parmi les épistoliers français’.Ga naar eindnoot2. C'est exact, mais pourquoi?
La réponse à cette question ne se trouve certes pas uniquement dans les lettres à Constant d'Hermenches. Ceux qui ont pu prendre connaissance d'autres lettres, écrites plus tard, savent qu'elles aussi surprendront lorsque la publication de sa correspondance complète sera un jour réalisée. Mais dans les lettres à d'Hermenches se révèle pour la première fois et le plus purement l'essence de son talent épistolier.
Il est évident que la formule ‘littérature épistolaire’ tient du paradoxe. La lettre est un document d'ordre biographique, alors que la littérature se rapporte à elle-même. Je ne partage pourtant pas le point de vue de ceux qui n'acceptent aucune relation entre ces deux notions. Il va de soi que rien ne peut empêcher un lecteur de voir l'oeuvre d'art comme un objet et de s'imaginer qu'il n'a rien à faire avec des données biographiques. Mais l'écrivain ne partage pas cette opinion. Il lui est impossible de considérer l'acte d'écrire comme une chose qui s'accomplit indépendamment de lui, mieux que quiconque pourtant il sait que le phénomène de la créativité se dérobe en partie ou entièrement à l'observation de soi.
Pour l'épistolier, l'impossibilité d'une distinction si nette vaut a fortiori parce qu'il s'adresse à quelqu'un en particulier, à une personne choisie par lui. Mais il s'agit de connaître la raison de ce choix. Pour Belle de Zuylen, le paradoxe consiste dans l'interpénétration de l'ordre littéraire et biographique, ou pour le poser en antithèse, dans la combinaison de l'information consciente avec la subconscience créative.
Antithèse, - mais un paradoxe n'est qu'une contradiction apparente; en réalité il n'est peut-être question que d'un faux problème! Jean Bruneau dit dans l'introduction à la première partie de son admirable édition de la Correspondance de Flaubert: ‘Rien n'aurait plus consterné Flaubert que cette phrase d'un critique: “Je suis de ceux qui voient en la correspondance le chef-d'oeuvre de Flaubert”. Les chefs-d'oeuvre de Flaubert sont ses romans, mais ses lettres, si perspicaces, si vivantes, si émouvantes dans leur ton si naturel et varié, forment comme un piédestal aux statues des héros qu'il a créés’.Ga naar eindnoot3.
Pour Belle de Zuylen la situation n'est pas la même. Son oeuvre romanesque, loin d'être négligeable, n'est pas très volumineuse. Pour ses romans ella a choisi en général la forme épistolaire, ce qui soulève au moins le problème de la lettre comme forme littéraire. Toutefois, | |
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il y a autre chose en jeu qui me paraît d'une importance capitale.
Les lettres de Flaubert forment en grande partie - la partie la plus importante peut-être - un commentaire continu de son travail littéraire, ou tout au moins de l'écriture dans la perspective de la créativité. Les lettres de Belle, également vivantes, également émouvantes et naturelles de ton, sont -sûrement, en ce qui concerne la correspondance avec d'Hermenches - un commentaire ininterrompu, non pas de ses oeuvres, dont à l'exception du Noble il n'est pas question encore, mais d'elle-même, de sa vie, de ses sentiments et de ses pensées.
En d'autres termes: si dans l'optique de Flaubert l'objet sur lequel se rapportent ses lettres se trouve essentiellement en dehors des lettres, pour Belle il se trouve en dedans les lettres-mêmes. Cela veut dire qu'elles sont plus, et autre chose que ce que des lettres sont généralement. Elles ont avant tout la valeur d'une auto-expression voulue. Pour cette raison, théoriquement il importe même assez peu, à qui elles sont adressées. J'insiste sur le mot théoriquement. Car au fond cela importait beaucoup et sans doute n'est-ce pas par hasard qu'elle choisit Constant d'Hermenches comme correspondant. Envers lui, Belle pourra s'exprimer comme elle l'a fait, ce qui amènera Gustave Rudler, un de ses admirateurs les plus perspicaces, à la comparer avec Laclos, dans son ouvrage, La Jeunesse de Benjamin Constant.Ga naar eindnoot4. Belle et d'Hermenches se rencontrèrent pour la première fois à La Haye à un bal donné par le duc de Brunswick. Ce fut elle qui lui adressa la parole par ces mots restés célèbres ‘Monsieur, vous ne dansez pas?’Ga naar eindnoot5. A plus d'un égard cette introduction est caractéristique. Agée de dix-neuf ans. Belle ne bravait pas seulement l'étiquette à tel point que ses parents se virent obligés de quitter le bal immédiatement; et déjà on croit apercevoir dans les chuchottements des invités, ce que Mme d'Avincourt choquée par son attitude dira un jour en la désignant du doigt: ‘Une demoiselle, cela, une demoiselle’?Ga naar eindnoot6. Quand quatre années plus tard, Belle rappellera cette première rencontre à d'Hermenches, déjà très consciente d'elle-même, elle constatera qu'elle ne s'est jamais souciée de l'étiquette et elle ajoute: ‘Si vous trouvez sincèrement que c'est un bien pour vous de me connaître, je veux que vous me sachiez gré d'avoir fait les premières avances.’Ga naar eindnoot7.
Ce n'est pas sans raison qu'elle l'écrit. Car se soir-là elle ne bravait pas seulement l'étiquette. D'Hermenches avait 37 ans, marié, il vivait séparé de sa femme et de ses enfants qui habitaient la Suisse. Il avait la réputation d'être un Don Juan, | |
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brillant, spirituel et beau. On médisait de lui. Si la médisance ne faisait pas partie du style des Tuyll, ils tenaient compte pourtant de leur honneur et de celui de leur fille à marier. Belle était certainement au courant de la réputation de d'Hermenches. Cet acte avait pour elle une signification symbolique qui devait souligner sa conviction d'être différente des autres, de sa famille et de ses compatriotes. ‘C'est en vérité une chose étonnante que je m'appelle Hollandaise et Tuyll.’Ga naar eindnoot8. Son attitude contenait un élément de protestation que l'on retrouve également dans sa nouvelle Le Noble. Je ne vois pas pourtant que la protestation fut ici primordiale, car en réalité elle s'est soumise remarquablement longtemps à l'ordre éxtérieur de son milieu. Fondamental fut avant tout son besoin d'indépendance intérieure, d'autonomie spirituelle. Sa dépendance matérielle fut longtemps pour elle une entrave. Elle en parle plus d'une fois dans ses lettres et il est incontestable que ses efforts déployés durant de longues années pour le choix d'un mari concernent plus que tout autre chose cette indépendance tant matérielle que spirituelle. Quel mari pourra la lui garantir? Car Belle n'était pas disposée à requérir une indépendance matérielle à n'importe quel prix. ‘Je sais de science certaine’, écrit-elle, ‘que Charles de Twickel, avec ses trois millions, ne me ferait pas délibérer une minute’.Ga naar eindnoot9.
Pour elle, l'indépendance impliquait la liberté, non pas de faire ce qu'elle voulait, mais pour être qui elle était. Dans un certain sens ce fut la fatalité de Charrière (mais aussi celle de Belle) qu'il fut disposé à payer ce prix, cela ne suffisait pas pour rendre leur mariage heureux. Mais en attendant cette liberté, le besoin d'être elle-même prédominait chez Belle, ou plûtot la nécessité de le devenir. Elle voulait découvrir qui elle était, affranchie des conventions, des traditions, des obligations, des préjugés, c'est à dire libre de toutes les contraintes qui pèsent sur un être dès sa naissance et souvent déterminent toute une vie. Dans cette perspective, Belle de Zuylen a été une des premières aux Pays-Bas à penser et écrire aussi témérairement, si sincèrement et si librement. Et le fait qu'elle fut femme ne la rend pas pour autant un précurseur d'un mouvement féminin, mais simplement une femme émancipée, ce qui est beaucoup plus rare.
Ce qu'il lui fallait, c'était un confident. Avec la subtilité d'un fin discern ement, avec une intuition exceptionnelle, elle était sûre, dès le début, que d'Hermenches, tant craint et méprisé, mais non moins envié, serait à même de la comprendre. Et la supposition ne me semble pas trop audacieuse que Belle, consciente de son charme et de son esprit, a joué à dessein ces atouts afin d'entrer en contact avec lui. Peut-être vais-je trop loin en supposant que les suites mêmes des risques encourus contribueraient encore au but souhaité. | |
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Primitivement, ce but était sans doute encore vague et indéfini. Mais il fut atteint et le moment où il se préciserait ne se ferait pas attendre longtemps. Dans la toute première lettre de Belle à Constant d'Hermenches, à peine un mois après cette rencontreGa naar eindnoot10., elle avouera avoir pensé à utiliser l'amitié qu'il lui avait offerte pour une correspondance qui ne lui occasionnerait pas trop d'ennui et qui, pour elle, serait fort agréable. Elle y renonce uniquement parce qu'elle en voit le danger et parce qu'elle provoquerait un affreux scandale, au cas où elle fut découverte.
Elle n'y renoncera pas pourtant! Elle dit n'attendre aucune réponse, mais en meme temps elle lui donne une adresse où il pourra répondre en secret, de préférence même rapidement parce que cette adresse ne peut être utilisée que pendant une seule semaine!
La correspondance ne se réalisa pas immédiatement. La deuxième lettre conservée de Belle est du 23 juillet 1762, deux ans après la première. Mais comme il ressort de cette lettre, il est certain qu'ils se sont vus entretemps, que d'Hermenches lui a écrit et qu'ils ont échangé des poèmes. L'idée d'une correspondance suivie n'est alors plus si vague, et tout en déclarant par des phrases ambiguës qu'au fond elle ne veut pas et ne doit pas écrire et que d'Hermenches doit brûler ses lettres, il est évident que ce n'est qu'un rideau de fumée par lequel elle semble l'observer afin de s'assurer qu'il la comprend et qu'il est digne de sa confiance.
Le développement de la relation entre Belle et d'Hermenches mériterait une analyse approfondie que je ne puis donner ici. A plusieurs reprises elle affirme qu'elle l'aime et il ne faut pas en douter pour se demander pourtant ce que cela veut dire. Elle ne l'a rencontré que quelques rares fois dans sa vie, c'est fort peu, même pour un amour épistolaire, surtout qu'il s'agit d'une femme qui n'a rien d'une hystérique.
Elle devait sans aucun doute croire en cette amitié pour donner à d'Hermenches la confiance dont elle avait besoin pour pouvoir lui écrire. Ce qui est captivant dans ses lettres, c'est le phénomène de la plus complète ingénuité et par là, je n'entends pas seulement sa franchise et sa sincérité - termes qui demandent d'ailleurs d'être précisés - mais aussi le fait qu'elle se sentait libre de dire tout ce qui lui passait par la tête. Ses lettres à Constant d'Hermenches forment un exemple exceptionnel d'un abandon sans défense et sans la moindre retenue et de la capacité d'ouvrir à quelqu'un ses sentiments les plus intimes. En toutes circonstances cela exige du courage, mais plus spécialement au 18ème siècle, sûrement chez une jeune fille et sûrement envers un homme réputé libertin. | |
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Ce courage est peu commun et ne peut s'expliquer sans une certaine prédisposition, une impulsion intérieure, qui n'est comparable et ne se confond sans doute qu'avec le besoin créateur.
Il me semble que celui qui veut comprendre le talent épistolier de Belle doit tenir compte de cette nécessité. Déjà le choix du correspondant démontre un rapport avec cet élément. Afin de pouvoir s'exprimer de la sorte, elle avait besoin d'un confident qui réponde à certaines conditions. En lisant ses lettres, on comprend aisément que ni son père, ni sa mère n'y répondent, non pas parce qu'elle habitait chez eux (car Belle n'a jamais hésité à écrire d'une chambre à l'autre), mais parce qu'ils étaient ses parents. Elle différait d'eux en plusieurs points: ils étaient tellement liés à leur rang, leur réligion et leurs normes qu'une franchise absolue de Belle envers eux était impossible.
Plus tard elle a écrit qu'elle aurait dû quitter beaucoup plus tôt la maison paternelle. Sans doute aurait-elle pu le faire, mais elle se rendait compte des conséquences qu'un tel pas aurait eu à cette époque, et sans doute était-ce plus encore pour épargner ses parents qu'elle-même, qu'elle ne l'a pas fait.
Pour les mêmes raisons, il lui aurait été impossible de prendre un fiancé ou un époux comme confident. Ces relations comportent des scrupules qui ne sont pas favorables au genre de sincérité que Belle devait exprimer. On serait tenté d'appeler irréelle une affection qui ne s'embarrasserait pas de blesser un partenaire par une franchise aussi totale. Ce ne fut certainement pas ce que Belle recherchait, mais elle se rendait compte que cela pourrait se produire et dans ce cas elle aurait préféré se taire plutôt que de s'abandonner à des confidences.
Un ami comme d'Hermenches était pour ainsi dire ‘protégé’: son sarcasme, son ironie, son intelligence, sa sensibilité, son talent, son état d'homme marié, et même son libertinage donnaient les garanties que le confident tel qu'elle se l'imaginait devait offrir. Le seul risque qu'elle courait concernait sa propre réputation. Un double risque: d'Hermenches était-il suffisamment digne de confiance pour ne pas ébruiter leur correspondance? Ne la choisirait-il pas comme proie de son libertinage?
Pour le premier de ces risques, on a l'impression dans ses lettres qu'elle s'est fiée - avec raison - à son intuition et à son intelligence. Elle a su taxer d'Hermenches à sa juste valeur et elle a reconnu en lui une honnêteté qui respecterait sa sincérité. Mais en même temps, cette intuition était basée sur le sentiment subtil qu'elle devait | |
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l'aveugler, ou au moins l'intriguer, parce qu'elle était différente des autres femmes; qu'il devait être étonné de trouver en Hollande, pays dont il détestait la mentalité bourgeoise, spécialement parmi les femmes dans les milieux qu'il fréquentait, une jeune fille attrayante, pouvant se mesurer avec lui en intelligence, savoir, esprit et en ce genre de sensibilité dont ses compatriotes étaient généralement dépourvues. Consciemment ou inconsciemment elle a misé sur une sorte de fascination non exempte assurément d'une curiosité érotique. Cela ne l'effraya pas, au contraire. La sincérité de Belle - je disais déjà que ce terme demande à être précisé - signifiait qu'être soimême incluait l'audace d'exprimer sans rien masquer de ce qu'il y avait de sombre et de trouble en elle. Avec plus de perspicacité que Godet, qui par sympathie a quelque peu idéalisé l'image de Belle, Gustave Rudler, également en sympathie avec elle, mais d'une façon beaucoup plus réaliste, a fait ressortir que sa sincérité intérieure était influencée et parfois troublée par sa passion et ses désirs. Cela ne l'amoindrit pas et certainement pas ce qu'elle a écrit. Au contraire, car elle n'a pas évité les contradictions dans sa nature, dans la nature humaine, - la condition sine qua non de sa sincérité. Elle a bravé la morale courante en se soustrayant à l'hypocrisie. Pour l'autre risque, l'appétit libertin de d'Hermenches, elle a compté sur sa propre prudence pour ne pas y succomber.
Sur ce point, les lettres de Belle deviennent particulièrement intrigantes. Deux courants s'y renforcent mutuellement d'une façon curieuse et en déterminent la singularité. Tout d'abord par une contradiction: d'une part le désir de sincérité totale, d'autre part la tentative de jouer le jeu prudemment. Mais sa prudence est incontestablement ambiguë. Elle concerne bien moins Belle ellemême que ses parents, car son penchant le plus véritable est plutôt l'imprudence. Mais elle comprend aussi avec une intuition infaillible que si elle se rendait littéralement à d'Hermenches, si elle était devenue sa maîtresse, la sincérité qu'elle recherchait, tout ce qu'elle avait à dire, serait devenu du coup impossible. Elle avait compris que ses chances se trouvaient dans l'ambiguité, à la condition qu'elle fut vécue honnêtement, donc comme ambiguité.
Encore une fois, il est impossible d'éviter le paradoxe. Si Belle avait -aussi clairement que je le fais ressortir ici - été consciente de cette ambiguité, son honnêteté n'aurait été qu'un jeu, alors qu'elle était profondément sérieuse. Le jeu dont je parlais était un jeu en surface, les escarmouches qui l'engageaient à aller toujours plus loin, à s'exprimer avec de moins en moins de détours. C'est la séduction d'être sincère qui donne à cette sincérité la qualité qui la rend si admirable, précisément à cause de cette inévitable ambiguité. | |
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Il est fascinant d'en suivre l'évolution et il ne serait pas difficile de démontrer par une série de citations extraites de ces lettres que leur valeur humaine et littéraire en découle.
Rudler est d'avisGa naar eindnoot11. que Godet surestime de beaucoup la part du conscient chez Belle, lui croit au contraire, que c'est l'inconscient qui a longtemps joué chez elle un rô1e énorme. Pour ma part je crois que cette optique contradictoire s'explique par sa condition d'érivain, produisant ses lettres avec la conscience de son savoir et l'intelligence de son subconscient, si je puis expliquer ainsi la disposition d'écrire, dont il n'existe pas de définition. ‘Me voici la plume à la main’, écrit-elle, ‘elle ira cette plume, au gré d'une tête folle. Ne vous attendez pas à voir de la raison, ne croyez pas que j'écrive pour vous faire plaisir, I'écris parce que je ne puis faire autre chose’.Ga naar eindnoot12.
Le ‘résonnant’ presque parfait que d'Hermenches était pour elle s'est manifesté à son tour de façon équivoque. On sait que la plus grande partie de leur correspondance est dominée par une intrigue peu commune: l'arrangement d'un mariage entre Belle et le marquis de Bellegarde. Belle avait dix-neuf ans au début de sa relation avec d'Hermenches. Sa mère s'était mariée à quinze ans, sa soeur à dix-sept. Presque dans toutes les lettres de Belle écrite avant son mariage en 1771, il est question d'épouseurs ou de projets de mariage. Pas tant parce qu'elle désirait se marier (ses parents ne la forçaient pas non plus), mais surtout parce qu'elle voulait quitter la maison paternelle. ‘Je m'ennuie souvent de l'état de dépendance, si j'étais libre je vaudrais beaucoup mieux’.Ga naar eindnoot13. On peut se demander si mariée elle aurait été plus libre, pour elle cela devait etre évident. Lorsque d'Hermenches lui avait proposé de se rencontrer à la kermesse d'Utrecht et suggerait, pour que tout ait l'air plus naturel, qu'il viendrait avec son ami le marquis de Bellegarde dont il donnait un portrait sympathique et séduisant, ce n'était peut-être qu'un jeu de rêve, quand elle fit précéder sa plainte concernant son état de dépendance par la phrase: ‘Je crois que M. de Bellegarde n'est pas un homme à marier; c'est dommage puisqu'il est si aimable: il n'aurait qu'à me prendre pour sa femme en passant.’Ga naar eindnoot14. Une bulle d'air, un rêve sans conséquence... Mais pas pour longtemps. Peu de temps après leur rencontre rapide, la possibilité d'un mariage est évoqué, - et cette fois par d'Hermenches.
Le plus surprenant à partir de cette époque, est la correspondance suivie et abondante non pas entre Belle et Bellegarde, mais entre Belle et d'Hermenches. Quand on y regarde de près c'est une extraordinaire liaison à trois. Bellegarde, après une rencontre de quelques minutes, | |
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veut épouser Belle, elle, de son côté, voit en lui un époux sympathique et acceptable. Mais à l'arrière-plan ils ont tous les deux des motifs bien différents. Bellegarde a beaucoup de dettes et de lourdes hypothèques pèsent sur ses nombreuses propriétés: un mariage avec Belle apporterait peut-être un peu d'équilibre dans sa situation financière. Belle, de son côté, attend d'un mariage avec le marquis une plus grande liberté: ‘Pourvu qu'on me laisse aller mon train de leçons, de lectures, d'écritures, comme je fais ici, un peu plus librement encore, je serai contente, et sûrement le marquis ne pensera pas à me gêner là-dessus; mon esprit, ni mon éducation ne l'incommoderont pas; que lui importe le reste? Pour un trône je ne renoncerais pas à ce qui m'occupe dans ma chambre.’Ga naar eindnoot15. On ne peut prétendre qu'il soit question de passion, tenant compte de l'époque et du milieu cela n'a pourtant rien de surprenant. Ce qui est plus étonnant, c'est que la passion est présente mais qu'elle se manifeste sur un tout autre terrain. Elle se trouve, pourrait-on dire, dans le besoin masochiste d'auto-analyse de Belle vis-à-vis de d'Hermenches. Car d'Hermenches - ‘der Dritte im Bunde’ - mènera le jeu. Non sans un certain raffinement, il prétend céder son meilleur ami à sa meilleure amie et il faudra en conclure qu'il fait un sacrifice. Mais lequel, puisque Belle est pour lui inaccessible? Cela ne peut être que la peur de perdre l'intimité spirituelle et troublante de Belle. C'est bien ainsi qu'elle le comprend: ‘Une personne qui ne saurait ce que c'est qu'aimer dirait: “Elle ne peut être à vous, ainsi la vouloir donner à votre ami n'est pas un sacrifice” -, moi, j'en juge bien différemment. Je sens trop bien qu'ajouter de ses propres mains de nouvelles séparations aux anciennes, mettre un obstacle éternel et invincible à son penchant, demande une générosité courageuse et sublime. C'est bien autre chose de marier sa maîtresse à son meilleur ami que de la laisser se marier à tout autre homme: on impose pour jamais la loi la plus rigoureuse, non à ses actions, mais à ses regards, à ses désirs, aux plus secrets mouvements de son âme’.Ga naar eindnoot16. On pourrait à peine s'exprimer plus clairement.
Je crois pourtant que chez d'Hermenches il n'est question que d'un geste pathétique dans le but d'impressionner Belle afin que l'intimité existant entre eux, loin de diminuer, s'en trouvera au contraire accrue. Les Liaisons dangereuses ne paraîtront que dix-huit ans plus tard, en 1782; et il est vrai que Laclos écrit dans la première de ses deux préfaces que l'auteur détruit lui-même la véracité de son histoire parce que plusieurs personnages ont des moeurs si dépravées qu'il est impossible de supposer qu'ils aient vécu dans ce siècle. Mais il fait dire ces mots par le soi-disant éditeur des lettres, car son intention y est nettement opposée. Et par rapport à la technique narrative, | |
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le roman repose sur la question psychologique suivante: que peut-on faire accroire à quelqu'un pour influencer ses actes?Ga naar eindnoot17. C'est là le problème qui constitue la base des relations dans cette histoire.
Je n'ose aller jusqu'à suggérer que d'Hermenches a mis consciemment toute l'affaire en scène. Mais il est incontestable que c'est lui qui a établi le contact entre Belle et Bellegarde, que la proposition de mariage lui parvient par son intermédiaire (cette lettre n'a toutefois pas été conservée), que c'est lui qui introduit la demande écrite auprès du père de Belle et que c'est à la suggestion de d'Hermenches que Belle ellemême écrit le projet de cette lettre!
En analysant ces relations on se demande ce que furent les intentions réelles des différents personnages? Car on constate assez rapidement que les raisons énoncées n'ont jamais été bien pertinentes. Lorsqu'en août 1767 Belle écrit à d'Hermenches qu'au fond l'idée d'un mariage la répugne, elle poursuit: ‘Je disais il y a quelques jours à mon père que je ne pourrais presque me résoudre à sacrifier ma liberté, qu'avec elle je valais peut-être quelque chose et que dans la dépendance je ne vaudrais plus rien’, pour conclure ironiquement: ‘Voulez-vous que je fasse croix ou pile pour le mariage ou le célibat? Si c'est croix il faudrait encore tirer au sort pour le choix d'un mari’.Ga naar eindnoot18.
A cette époque nous savons déja par ses lettres que le projet Bellegarde fut à peine autre chose et à peine plus qu'un motif pour s'analyser et se mettre à nu.
Il est vrai que Belle a également écrit au marquis, mais ces lettres n'ont pas été conservées. Bellegarde, de son côté, ne lui a écrit que rarement, et il n'en reste quasi rien. D'Hermenches insista d'ailleurs - et il a l'air de dire que c'est à l'instigation du marquis - que Belle ne doit lui écrire que de courtes lettres. On comprend sans peine la réponse de Belle: ‘Si c'est pour lui plaire qu'il faut de courtes lettres à un homme qui ne me voit jamais, j'aimerais autant épouser par procuration le grand Mogol, et assurément il pourrait aussi bien prendre une héritière d'Afrique que moi pour déc harger ses châteaux d'hypothèques ...’Ga naar eindnoot19. Le ton de cette ironie ne trompe pas: c'est celui de l'indifférence et ce qui est plus significatif, la correspondance avec d'Hermenches ne s'arrête pas pour autant. Ce qui permet de supposer que le véritable prétexte de cette correspondance n'est pas le mariage avec Bellegarde, mais la présence de d'Hermenches comme confident de ses confessions les plus sincères.
En lisant ses lettres, non pas pour y trouver l'histoire des ‘mariages manqués’ de Belle, on y découvre dans un désordre apparent le reflet de ses expériences, de ses pensées et de ses sentiments, jeté sur le papier | |
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à tout moment du jour ou de la nuit, souvent sans motif immédiat ou extérieur. ‘Je viens de trouver dans ma cassette beaucoup d'écritures que je vous destinais cet hiver, quoique sans un dessein bien déterminé, je vous l'envoie enfin’, écrit-elle en 1763Ga naar eindnoot20. et en 1764: ‘Je retrouve cette vieille lettre que je n'eus pas le temps d'achever; je puis continuer sur la même feuille: qu'importent les dates, qu'importe l'ordre des matières’.Ga naar eindnoot21.
C'est cet attachement, ce lien que d'Hermenches a voulu, excité sans doute aussi par sa curiosité érotique. Là également, il a été servi. ‘Si vos craintes étaient fondées que vous ne pourriez regarder la femme de votre ami comme quelque chose qui serait hors de votre portée, qu'il serait absurde de désirer, impossible de posséder, écrit-elle, je serais tentée de vous dire de rompre tout de suite, de chercher une autre femme pour Bellegarde et de rester son ami. On ne peut se méprendre sur le sens d'une telle phrase. Ailleurs elle dit: ‘Je n'oserais répondre de moi dans une occasion unique où un homme sensuel, libertin jusqu'ici, redouté dangereux, se trouve en possession de tous les secrets de mon coeur, de ma plus intime confiance, et m'est tellement attaché que je ne puis redouter de sa part ni perfidie, ni mépris. Non, puisqu'après tout ce que je vous ai dit, vous ne me méprisez pas, mes caresses ne me rendraient pas méprisables.’Ga naar eindnoot22. On ne s'étonnera pas que Rudler parle de ‘reveries voluptueuses, les songes de plaisir où l'on s'abime, les désirs sourds et inavoués.’Ga naar eindnoot23. Et non plus qu'il accuse d'Hermenches d'avoir réveillé en elle ces instincts et de l'avoir encouragée à des aveux scabreux. Mais, par honnêteté, Rudler ajoute: ‘Je ne sais s'il ajouta beaucoup à ses sentiments.’ Ainsi il reconnaît que d'Hermenches n'a peut-être pas fait beaucoup plus que de donner à Belle ce qu'elle souhaitait et recherchait elle-même.
Il me semble qu'il n'y a pas lieu d'en douter, rien qu'en considérant la quantité de ses lettres: ‘tous les jours un paquet, huit ou dix pages d'écritures’.
D'Hermenches l'a laissée s'approcher et après coup, nous pouvons l'en excuser et même lui en être reconnaissant. J'ai déjà relevé qu'elle s'octroyait l'honneur d'avoir fait les premiers pas. Par la suite ce ne fut pas seulement la curiosité érotique de d'Hermenches qui fut son unique stimulant. L'intelligence et la culture de Belle y contribuèrent également et le rendaient mieux que quiconque de son entourage capable non seulement de servir de ‘résonant’, mais d'estimer à sa vraie valeur la personnalité exceptionnelle de la jeune femme, ses dons et ses possibilités littéraires à même d'exprimer cette personnalité de manière parfaite et supérieure. Si au début déja, il | |
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loue son style qui peut se mesurer à ses yeux à celui de Voltaire (il correspondait avec lui), dans les lettres qui suivront il montrera toujours d'être parfaitement conscient de son exception. Je constate que ce caractère d'exception est pour d'Hermenches comme pour nous, une donnée épistolaire.
D'Hermenches ne connaît Belle que par ses lettres. Elle le dit ellemême le 23 août 1764: ‘Il n'y a point d'homme ni de femme à qui j'écrive comme à vous ... Je sais que vous m'entendez toujours, et vous m'aimez trop pour me mépriser jamais, quoi que je puisse dire. Outre le plaisir d'abandonner sans réserve les pensées de mon esprit, les mouvements de mon coeur à vos regards, j'y trouve de la probité. Le marquis ne me connaît que par vous, vous ne me connaissez que par mes lettres: j'y veux paraître telle que je suis, et si vous me disiez un jour: “Vous êtes trop inégale, vous êtes trop vive, vous êtes trop sensuelle, etc.; je ne puis vous donner comme femme à mon ami ...” - je serais peut-être humiliée, mais je ne me repentirais pas de ma franchise’.Ga naar eindnoot24.
Une troisième excuse qui en découle directement est que Belle a bien compris que Bellegarde n'était qu'une occasion, si pas un prétexte: ‘Si le marquis n'était pas au monde, je vous croirais bien de l'art; je dirai plus, si le marquis n'était pas au monde, après notre correspondance, après ce feu qu'elle a pris depuis quelque temps, après tous les aveux, je me croirais dans vos mains, et si je ne mettais des mers entre vous et moi, il ne dépendrait apparemment que de vous de me voir la plus faible des femmes, mais sans le marquis, jamais il n'y aurait eu ces lettres, ces aveux’Ga naar eindnoot25., écrit-elle le 8 septembre 1764. Belle a saisi cette occasion au vol pour s'abandonner et ce phénomène est trop rare pour ne pas s'arrêter encore à au moins une des qualités de ses lettres. Cette qualité, c'est sa sincérité de femme dans une société qui malgré le libertinage du siècle et malgré la grande part que la femme y a prise, fut avant tout une société masculine dans laquelle la femme était interprétée comme objet. Cette conception déterminait sa liberté illusoire qui se jouait dans les limites de cette optique.
Si le dix-huitième siècle est un siècle où le scepticisme s'accroft, où l'on constate un détachement des certitudes de la religion et de la morale, le concept se maintient que par le mariage la femme devient la certitude de l'homme. Dans son existence à elle s'enracine la stabilité sociale à lui et sa supériorité supposée de mâle se trouve, dans le sable mouvant de la liberté sexuelle acquise, ancrée en elle. Si l'homme épouse souvent une très jeune fille, il faut y voir un motif sexuel négatif inavoué. Elle n'a pas encore eu l'occasion de | |
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découvrir sa propre réalité physique, sa vie propre érotique ou si la conscience de cette réalité existe, elle peut encore être réprimée opportunément par le mariage. Car la liberté érotique qui caractérise le dix-huitième siècle est l'apanage de l'homme, pour la femme elle est considéreé comme dérèglement. Sa liberté à lui ne peut être la sienne qu'en qualité de maîtresse. Ce n'est que dans les milieux de la haute société, la Cour et la noblesse, que la situation de maîtresse pouvait s'accompagner d'un ‘état social’, mais elle rend la femme inapte au mariage. Elle est peut-être adorée, mais en tout cas on se méfie d'elle; dans l'univers des certitudes masculines elle est une ‘outcast’, nonobstant le rôle central qu'elle peut jouer dans un système de culture libertine. Simone de Beauvoir l'a distingué très nettement dans son ouvrage Le Deuxième sexe, lorsqu'elle constate que ce n'est pas sa raison mais le mariage qui étouffa lentement le feu et tua la brillante Belle de Zuylen; il aurait fallu, croît-elle, de l'héroïsme ou du génie pour trouver une autre issue. ‘Que ses hautes et rares qualités n'aient pas suffi à la sauver est une des plus éclatantes condamnations de l'institution conjugale qui se rencontre dans l'histoire’, écrit Simone de Beauvoir.Ga naar eindnoot26. Je crois qu'en observant impartialement la société actuelle on constatera que cette condamnation reste valable aujourd'hui.
C'est la qualité de Belle de Zuylen d'avoir été également à cet égard d'une intelligence rare et d'une sincérité peu commune dans ses lettres et c'est en partie à cela que leur contenu doit son importance. Belle reconnaissait la problématique: ‘Si je n' avais ni père, ni mère, je serais Ninon peut-être, mais plus délicate et plus constante; je n'aurais pas tant d'amants: si le premier eut été aimable, je crois que je n'aurais point changé, et, en ce cas-là, je ne sais si j'aurais été fort coupable’, écrit-elle le 25 juillet 1764. Et dans la même lettre: ‘Quand je me demande si, n'aimant guère mon mari, je n'en aimerais pas un autre, si l'idée seule du devoir, le souvenir de mes serments me défendraient contre l'amour, contre l'occasion, une nuit d'été ... je rougis de ma réponse’.Ga naar eindnoot27.
Mais le motif, ce projet de mariage, se cristallisant dans la candidature de Bellegarde et le libertinage de d'Hermenches, lui a été indispensable pour écrire ces choses. Par sa soif permanente de connaître, son impatient désir de savoir, il est manifeste que Belle comme femme intellectuelle extrêmement sensible aurait pensé en d'autres circonstances ce qu'elle a en fait écrit. Mais ce qui est seulement pensé, n'a pas de consistance, et encore comment savoir si une chose a été réellement pensée? Le talent spécifique de Belle | |
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et la forme épistolaire à laquelle sa situation l'avait conduite, lui donnaient l'occasion - et c'est à quoi je faisais allusion en disant que nous pouvons être reconnaissants à d'Hermenches - d'exprimer non seulement ses pensées, mais son penser même, les mouvements de son esprit et les vibrations de sa sensibilité, le désarroi et les contradictions des deux dans une écriture extraordinairement vivante, directe, émouvante et subtile. Gustave Rudler a raison quand il dit: ‘Ses lettres à d'Hermenches ont l'inappréciable avantage de la présenter dans toutes ses audaces les plus frappantes de sentiment et d'action’.Ga naar eindnoot28. Presque rien de son monde ne passa sous silence, depuis les plus simples expériences de la ré alité de tous les jours jusqu'aux coins les plus intimes de son âme. ‘Il est vrai’, dit-elle dans une lettre du 18 septembre 1764, ‘que notre correspondance m'agite souvent, mais il est aussi vrai que ce n'est pas payé trop cher le plaisir ni l'utilité que de l'acheter au prix d'un peu de repos. Il est vrai que je veux moins vous écrire, mais c'est par des raisons qui peuvent vous flatter: nos lettres sont trop intéressantes, depuis deux mois je n'ai aucun goût pour les démonstrations mécaniques, pour ces calculs d' algèbre qui sont une si belle chose, j'ai négligé la harpe, j'ai nég li gé mes amies’.Ga naar eindnoot29. Et le 23 janvier 1765 elle reconnaît: ‘L'air assuré de vertu que je prends en parlant de notre liaison et de notre correspondance est un air hypocrite: dans le fond elle n'est pas toujours si innocente’.Ga naar eindnoot30.
La lettre comme moyen d'expression a ouvert et favorisé cette possibilité d'écrire, et tout en écrivant elle a permis à Belle de se décharger, de se montrer et de se faire connaître comme une femme ayantune indépendance féminine propre. Belle écrivait à tout moment, elle notait ce qui lui passait par la tête et par cela même ses lettres avaient ces changements rapides d'états d'âme, d'opinions et d'idées, de stades et formes conscients et subconscients. Elle s'en rendait compte et y attachait une grande importance. Le 11 juillet 1766 elle écrivait: ‘Je ne lambine pas, je crois, quand j'écris, si j'écris grand nombre de choses, c'est que j'en ai grand nombre dans la tête et dans l'âme. S'il y en a trop de la moitié pour Bellegarde, je souhaite qu'il cherche une femme qui n'ait que la moitié de ma tete et la moitié de mon âme; pour moi je serais bien aise de les garder dans leur entier pour quelqu'un à qui cela conviendra, - ou pour moi seule’ ...Ga naar eindnoot31.
Malgré l'air de désordre de sujets, d'idées et de sentiments, on ne peut pas parler d'un chaos, parce que dans les rayons infiniment variés et presque transparents de sa correspondance, sa personnalité a pu, à partir d'une apparente hétérogénéité, créer une unité eclatante. | |
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On pourrait finalement, mutatis mutandis, poser le problème que Bernard Bray a soulevé dans Le Système épistolaire de Madame de SévignéGa naar eindnoot32. pour la célêbre épistolière du XVIIème siècle: est-ce la correspondance de Belle de Zuylen qui rend sa vie intéressante? Ou bien est-ce Belle elle-même qui nous intéresse dans cette correspondance? Pour l'essentiel, cela revient à la question de savoir si c'est la vie ou l'oeuvre qui importe.
Pour ma part, je dois avouer - et je le fis déjà ressortir au début de mon exposé - que je considère cette question d'un intérêt purement académique. Il est évident que la vie de Belle nous aurait peu préoccupés si ces lettres n'étaient pas des documents aussi fascinants, révélateurs, émouvants et beaux. Il importe peu en théorie que ses correspondants furent réels ou fictifs, si Belle de Zuylen a trouvé dans la lettre le moyen d'expression le plus irréfutable et le plus authentique de sa personnalité, telle qu'elle l'éprouvait. Par là même, elle fut un exemple pour une époque bien déterminée, le Siècle des Lumières annonçant le romantisme, et dans une situation bien définie, celle de la femme émancipée dans une société qui ne l'était pas encore.
Mais ses correspondants ont été réels et il est certain que son évolution dans les années avant son mariage ne nous aurait pas été connue aussi pleinement sans le personnage de d'Hermenches.
Leur correspondance, qui a duré treize années, a été d'un bout à l'autre sincère grâce à cette ambiguité si fondamentalement humaine qui la rend presque tragique et lui donne sa permanente actualité. Personne ne l'a mieux exprimé qu'elle-même dans une lettre du 11 septembre 1764, quand elle écrit: ‘J'ai dans ma cassette une autre lettre pour vous, commencée il y a je ne sais combien de jours; je la finirai quand je pourrai: vos lettres ni les miennes ne vieillissent pas comme d'autres’.
Pierre H. Dubois
septembre 1974 |
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