Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw. Jaargang 1971
(1971)– [tijdschrift] Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw– Auteursrechtelijk beschermd
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Elie Luzac et la pensee eclaireeIl n'est peut-être pas de personnage qui ait été au dix-huitième siècle plus vilipendé que celui du libraire hollandais, tête de turc obligée de nombreux écrivains. En 1744, Bayle déjà reprochait aux imprimeurs bataves de changer comme bon leur semblait les titres des livres et de jeter ainsi la confusion dans l'histoire littéraire. En 1751, Franç ois Bruys les accuse dans ses Mémoires historiques, critiques et littéraires d'avoir, par leurs ténébreuses spéculations, ‘prodigieusement avili le plus distingué de tous les commerces’Ga naar eind(1), et la thèse que M. Jérôme Vercruysse a consacrée aux rapports de Voltaire avec la HollandeGa naar eind(2) met en lumière la longue série des doléances, voire des imprécations, que le philosophe de Ferney ne leur a pas ménagées. Ne lit-on pas en effet dans les Mensonges imprimés: ‘Lorsque les Hollandais s'aperçurent de ce nouveau besoin de l'espèce humaine (la lecture), ils devinrent les facteurs de nos pensées, comme ils l'étaient de nos vins et de nos sels; et tel libraire d'Amsterdam, qui ne savait pas lire, gagna un million, parce qu'il y avait quelques Français qui se mêlaient d'écrire’?Ga naar eind(3). Tout se passe donc comme si le haut niveau intellectuel des réfugiés, le rôle capital qu'ils ont joué dans la diffusion des idées nouvelles s'étaient estompés aux yeux de certains devant la conviction que le libraire hollandais, en se faisant le trafiquant de la pensée, exerçait une profession dégradante et méprisable. Bien sûr, il y a des exceptions; les excellentes relations qui s'étaient établies entre Jean-Jacques Rousseau et Marc-Michel Rey par exemple: il n'empêche que la presse hollandaise (au sens du XVIIIe siècle: tout ce qui fait l'objet d'une impression) est souvent suspectée, en raison même de l'absence de toute réglementation protégeant la propriété littéraire. Cette situation a été parfaitement définie par Diderot, qui la réprouve dans son Mémoire sur la liberté de la presse, un texte qui ne fut cependant pas connu du public avant 1838: ‘En effet quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d'esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles .... la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l'immortalise ne lui appartient pas’Ga naar eind(4). | |
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Depuis l'ouvrage que Dubosq a autrefois consacré à la librairie hollandaiseGa naar eind(5), peu de choses ont été dites ou écrites sur les libraires, et il faut le regretter. En effet, à partir du moment ou le mouvement actuel des études dix-huitièmistes tend vers une réédition de plus en plus critique des textes, clandestins ou non, que le XIXe siècle nous a livrés sous une forme parfois méconnaissable, il est essentiel que nous soyons en mesure de faire connaissance d'une manière plus approfondie avec la personnalité des intermédiaires par lesquels ces textes sont très souvent passés: les libraires hollandais eux-mêmes. L'un d'entre eux, Elie Luzac fils, nous intéresse particulièrement, non seulement parce qu'il fut en relations avec quelquesuns des écrivains les plus marquants de son époque, mais aussi parce qu'il intervint directement dans les grands débats proposés par la pensée éclairée au double titre d'éditeur et d'auteur, ce qui est assez rare. Notre exposé constituera donc une très modeste introduction à des travaux de plus grande envergure actuellement en voie d'élaboration, M. Armogathe se proposant d'écrire une monographie sur Elie Luzac et l'édition aux Pays-Bas. La première impression qui se dégage de l'examen de l'attitude qu'adopta Luzac en tant que libraire, c'est précisément cette apparente absence de scrupule dont Voltaire faisait grief aux libraires hollandais. Dubosq l'avait déjà remarqué en analysant la correspondance échangée entre Luzac et ses confrères, et il note à ce sujet: ‘La centaine de lettres inédites, signées Elie Luzac junior, que nous avons pu lire, prouvent en effet que l'auteur, ou plutôt le traducteur de la Richesse de la Hollande s'entendait merveilleusement à favoriser le maintien et le développement de sa propre richesse, qui était modeste du reste’Ga naar eind(6) Ce jugement assez sévère semble se confirmer lorsqu'on lit les lettres que l'éditeur de la Bibliothèque impartiale échangeait avec le directeur de la revue, Jean-Henri Samuel Formey, lettres qui sont conservées dans le fonds manuscrit de la Deutsche Staatsbibliothek de Berlin. On y voit par exemple Formey engager vivement son correspondant à publier un ouvrage d'Emmerich de Vattel, et Luzac lui répondre: ‘Je ne doute pas que son ouvrage soit bon, mais la question est de savoir s'il l'est en style de libraire’Ga naar eind(7). De même, aux remontrances de Formey qui déplorait la publication de L'Homme Machine, Luzac réplique avec un beau sangfroid: | |
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‘Sur ce que vous me dites par rapport aux libraires qui impriment des livres contraires à la religion, j'aurai l'honneur de vous dire que je ne suis pas sur cet article de votre opinion. Tout comme un marchand de vin n'est pas tenu de le refuser à un ivrogne tant que celui-ci peut se satisfaire ailleurs, ainsi un imprimeur n'est pas obligé de refuser un manuscrit que son refus n'empêcherait pas de voir le jour’Ga naar eind(8). On peut juger cette curieuse attitude anti-conformiste, cynique même. Mais on ne saurait oublier que Luzac, en tant que représentant d'une classe bourgeoise immédiatement engagée dans les circuits de production économique, s'exprime ici au nom d'une certaine forme de capitalisme qui contribua, en quelque sorte, à la fortune de son pays. L'idée de la libre circulation des idées, véhiculées par le livre, relève du même état d'ésprit que celui qui inspirait les physiocrates luttant, dans les Ephémérides du Citoyen, pour l'abolition des charges entravant le commerce des grains. Une constatation semblable a d'ailleurs été faite par M. Jacques Proust dans le commentaire de son édition du Mémoire sur la liberté de la presseGa naar eind(9): si Diderot milita en faveur de cette liberté, c'est parce qu'il était convaincu, en tant que directeur de l'Encyclopédie, qu'au progrès économique et technique devait correspondre une perpétuelle remise en question des idées. Luzac a eu le réel sentiment de défendre, et les intérêts de sa caste, et les fondements de cette réussite économique hollandaise qui devait faire l'admiration de Delisle de Sales dans ses Paradoxes par un citoyenGa naar eind(10), inspirer les ouvrages d'Accarias de Sérionne et, de manière générale, de nombreuses relations de voyageurs appelés à entrer en contact avec la nation hollandaiseGa naar eind(11). Rien de plus sign ificatif à cet égard que la publication par Luzac, en 1748, de L'Homme Machine de La Mettrie qui provoqua un tollé général, excita les sarcasmes de Frédéric II contre les théologiens de Leyde dans son Eloge de La MettrieGa naar eind(12) et aboutit à la comparution de Luzac devant le Consistoire de l'Eglise wallonne de Leyde. Comme on sait, cette affaire obligea notre imprimeur à publier une réfutation de La Mettrie sous le titre L'Homme plus que MachineGa naar eind(13) et à intervenir avec vigueur dans la polémique sur la liberté de la presse qui allait s'instaurer suite aux projets d'établissement d'une censure proposé par les magistrats de Leyde. Cette polémique eut notamment pour cadre la Nouvelle bibliothèque germanique où le | |
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théologien protestant Pierre Roques, pasteur de l'église française de Bâle, publia un Examen de l'Avertissement de l'Imprimeur qui a publié le livre intitulé L'Homme MachineGa naar eind(14). L'auteur de cet Examen .... se demande quels sont les motifs qui ont bien pu pousser le libraire ‘a souiller sa presse par un Ouvrage marqué au coin de l'impiété’. Selon lui, il n'a pu se lancer dans cette entreprise que parce qu'il souhaitait faire un gain rapide grâce à un livre de bon débit. Effectivement, l'édition du livre de La Mettrie dut être une affaire profitable, ainsi que nous l'indique une lettre de Luzac à Marc-Michel Rey: ‘Si je fixe le prix de cette brochure si haut, c'est uniquement, Monsieur, pour me prévaloir du bruit que L'Homme Machine a fait’. et, alors que L'Homme plus que Machine avait déjà paru, cette autre lettre: ‘On demande à Leide et partout des Hommes plus que Machine. Faites-moi le plaisir, Monsieur, de ne pas attendre que le feu soit ralenti pour envoier cette brochure dans nos Provinces’Ga naar eind(15). Luzac savaitdonc admirablement tirer parti d'une situation commerciale favorable et ne s'en cachait d'aillairs pas. Sa bonne conscience d'homme d'affaires avisé, soucieux de servir les intérêts de son pays, le pousse à déclarer dans l'Avertissement a la seconde édition de L'Homme plus que Machine: ‘J'en donne une nouvelle édition uniquement, parce que mes correspondans me le demandent; et que le commerce veut, que l'on imprime ce qui se consomme’Ga naar eind(16). Répondant à son contradicteur dans la même Nouvelle bibliothèque germanique, qui entretemps avait changé de direction et se trouvait placée sous l'autorité de Formey, il dira: ‘Les premiers moyens qui contribuent au bien d'un Etat sont l'occupation des Ouvriers chez nous, et l'art de faire passer l'argent du dehors dans notre Païs’Ga naar eind(17). Il n'hésite pas à se comparer - c'est la deuxième fois que surgit cette comparaison sous sa plume - à un marchand de vin débitant des liqueurs dont le bon et le mauvais usage sont uniquement déterminés par l'acheteur. En tout cas, Luzac ne partageait | |
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certainement pas les opinions matérialistes de La Mettrie, et il n'a joué ici qu'un rôle secondaire: il est et reste un commercant intégré dans un système économique donné, et en outre passionnément convaincu de l'excellence de sa profession. Dire de lui, comme on l'a fait, qu'il fut un ‘champion de la liberté de la presse’Ga naar eind(18) n'exclut pas qu'on dise que ce n'était pas toujours par sympathie pour les idées des auteurs qu'il accepta d'éditer. Il serait pourtant exagéré de considérer les intentions de Luzac comme seulement dictées par un souci de profit matériel. Disons plutôt que s'affirme chez lui une doctrine liant la libre circulation des biens à celle des idées, et c'est dans ce sens qu'il faut lire l'Avertissement placé en tête de L'Homme Machine, où Luzac a défendu un principe qui lui était cher, savoir qu'il ne sert à rien d'empêcher la diffusion des idées contraires à la religion et que, pour réfuter le matérialisme, il suffit de lui accorder toute la publicité nécessaire pour qu'éclate son absurdité: ‘Pourquoi être si attentif, et si alerte à supprimer les Argumens contraires aux Idées de la Divinité et de la Religion? Cela ne peut-il pas faire croire au Peuple qu'on le leure? et dès qu'il commence à douter, adieu la conviction et par conséquent la Religion! Quel moien, quelle espérance de confondre jamais les Irréligionnaires, si on semble les redouter?’Ga naar eind(19). Pierre Roques jugeait ce principe extrêmement dangereux, particulièrement pour des esprits faibles qui ne seraient pas en mesure de ‘résister aux sophismes’. Ce n'était évidemment pas le cas du libraire de Leyde qui, plus que tout autre, pouvait affronter la marée montante de l'impiété. Jurisconsulte éminent formé à l'école de Wolff, logicien de première force, il se sentait de taille - et il le prouvera plus tard en réfutant les thèses principales de Jean-Jacques Rousseau - à tenir tête aux ‘esprits forts’ et à leurs raisonnements les plus insidieux. Ce n'est donc pas seulement dans un contexte socio-économique qu'il convient de situer son action, mais aussi dans le cadre d'une certaine ambiance intellectuelle sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir. On aura noté qu'en posant le problème de la liberté d'expression, Luzac pose ipso facto celui de la vérité et de son dévoilement. Il anticipe ainsi, avec plus de trente ans d'avance, sur la question Est-il utile de tromper le peuple? qui fera l'objet du | |
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concours organisé en 1780 par la classe de philosophie spéculative de l'Académie des Sciences et Belles-Lettres de Berlin. Au terme du concours, les pièces couronnées furent celles de Becker et de Frédéric Castillon qui, avec ou sans réserve, avaient comme la majorité des concurrents répondu à la question par la négative, ainsi qu'il résulte des conclusions de M. Werner KraussGa naar eind(20). La vérité doit donc être dite et rien n'empêchera qu'elle le soit: Cartaud de la Villatte demandait des ‘.... hommes éclairés .... dans un Etat et sous un règne où on ne doit point craindre de nous ouvrir les yeux’; Helvétius avait dit que ‘la révélation de la vérité n'est funeste qu'à celui qui la dit’Ga naar eind(21) et Delisle de Sales, que nous avons déjà cité: ‘La vérité est une plante indigène dans chaque contrée de ce globe, et aucune Puissance n'a le droit de l'empêcher de germer’Ga naar eind(22). Les résultats du concours de 1780 correspondent donc à une exigence constamment formulée, qui est principalement le fait des partisans du progrès. En effet, la réponse diffère en général selon les ‘familles’ politiques, les défenseurs du despotisme éclairéayant répondu par l'affirmative, les futurs girondins par la négative. En souhaitant que le peuple ne soit pas ‘leurré’, Luzac est très certainement en avance sur son temps, mais, une fois de plus, non sans fair preuve d'un pragmatisme qui lui est caractéristique. Il est, selon lui, impossible d'empêcher la diffusion de la vérité, car cette dernière est douée d'une force d'expansion autonome, indépendante de la volonté du souverain. Sa position reflète les convictions profondes du théoricien du droit naturel, à l'étude duquel il a consacré une grande partie de son existence. Luzac ne croit pas qu'on puisse empêcher un mauvais livre de se répandre en l'interdisant, ce qu'il exprime sous une forme syllogistique: ‘Plus on répand un mauvais écrit, plus il nuit; plus on le recherche, plus il se répand; plus on en parle et plus on le fait rechercher; plus on en parle et plus ses effets sont nuisibles’Ga naar eind(23). C'est, en termes de rigoureuse logique, la même constatation que fait également Delisle de Sales à propos du Système de la Nature: ‘Les Arrêts, les Mandemens, le feu des bûchers n'ont pu en arrêter les coupables éditions; il s'est multiplié comme le polype sous le couteau qui le mutile’Ga naar eind(24). Diderot a résumé cette singulière arithmétique en disant: ‘Quoi que vous faissiez, vous n'empêcherez jamais le niveau de s'établir entre le besoin que nous avons d'ouvrages dangereux ou non, et le nombre des exemplaires que ce besoin exige. Ce niveau s'établira seulement un peu plus vite, si vous y mettez ne | |
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digue’Ga naar eind(25). On sent le point faible de pareille théorie: la liberté absolue qu'on réclame pour soi-même, il faut aussi la laisser aux autres. Ni Delisle de Sales, qui réclamait qu' on lui fixe une barrière, celle de la ‘licence’Ga naar eind(26), ni Diderot qui pensait que le ‘laissez-faire’ ne pouvait aller par exemple jusqu'à tolérer la concurrence étrangère, n'étaient disposés à un laxisme intégral. Qant à Luzac, il se trouvait pris au piège de ses propres raisonnements, car Pierre Roques eut beau jeu de lui poser cette question empoisonnée: Luzac aurait-il consenti qu'on laisse imprimer un ouvrage démontrant l'inutilité du stathoudérat? L'éditeur de Leyde était en effet un farouche partisan du stathouder, et il intervint en sa faveur, vers la fin du siècle, dans une longue série de pamphlets en néerlandaisGa naar eind(27). Plus encore qu'à l'occasion de sa polémique avec le pasteur Roques, c'est dans l'Essai sur la liberté de produire ses SentimentsGa naar eind(28) que Luzac se consacra à la défense de la liberté de la presse. Après avoir dédicacé son livre A la Nation Anglaise qui, de tous les peuples du monde, lui paraft jouir le plus parfaitement de cette liberté, il ramasse un véritable arsenal d'arguments empruntés pour la plupart aux théoriciens du droit naturel, et particulièrement à Pufendorf avec qui il proclame les droits de la conscience erronnée, conscience probable, fondée sur des raisons vraisemblables, mais non conforme à la loiGa naar eind(29). André Sayous, auteur d'une brève étude consacrée à LuzacGa naar eind(30), l'accuse de s'être mis ainsi au service d'une mauvaise cause: si l'erreur ne nuit qu'à celui qui l'écrit, et si la vérité n'a jamais besoin d'être vengée, ce ne peut être que dans le royaume abstrait de la raison pure. Telle est en effet l'ambigufté fondamentale de la pensée de Luzac: le pragmatisme du marchand s'allie chez lui aux tendances intellectualistes de l'auteur, et l'union de ces deux facteurs donne à ses raisonnements un caractère de synthèse original. La vieille tradition du scepticisme baylien jointe aux ressources spéculatives de sa formation wolfienne le conduisent rapidement à une exagération de la déduction logique. Selon luiet en cela il partage les conceptions morales de tous ses contemporains - l'homme n'étant limité que par le bonheur de la société tout entière, il a le droit de produire les sentiments qu'il n'estime pas nuisibles. L'intention seule faisant les coupables, on ne pourra agir que contre ceux qu'on aura convaincus de malice ou de mauvaise volonté. Dès lors, de quel | |
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droit condamnerons-nous l'athée qui n'aperçoit point l'erreur de ses opinions? Et comme l'intérêt du bien public suppose que la vérité soit dévoilée, comme on ne peut rechercher cette vérité sans connaftre les sentiments d'autrui, ‘Il suit donc de là, que c'est l'injure la plus manifeste, qu'on fait aux athées, que de restreindre leur liberté sur la production de leurs Sentimens’Ga naar eind(31). Phrase étonnante si on songe aux circonstances, à l'intolérance des théologiens de Leyde auxquels Luzac reprochera par ailleurs leur ‘malice’Ga naar eind(32)! Moins étonnante cependant que celle-ci, qui figure en toutes lettres dans l'Essai.....: ‘Et plusieurs bons Métaphysiciens n'avouent-ils pas que l'existence d'une divinité n'a été portée qu'au plus grand degré de probabilité?’Ga naar eind(33). Est-ce à dire qu'il faille ranger Luzac dans le camp des matérialistes, et singulièrement dans celui de La Mettrie? Nullement. Notre homme est un rationaliste sceptique qui ne frôle le gouffre de l'agnosticisme que pour mieux reculer, après avoir joué au jeu dangereux des paradoxes syllogistiques. Il s'empresse de préciser que ‘.... l'Art de se servir de Sophismes, peut faire paroftre des idées fausses sous une merveilleuse apparence de vérité.... ce n'est pas la production des Sentimens, mais la manière dont on les produit, qui en fait le danger’Ga naar eind(34). En formulant cette réserve, Luzac avaitpeut-être en vue Diderot: la même année que celle de l'Essai....., il accepte en effet de publier les Pensées? raisonnables opposées aux Pensées philosophiques de Formey. Or, on sait que ce qui attira immédiatement l'attention sur la bombe lancée par Diderot, ce n'est pas le contenu pernicieux de l'argumentation, mais l'énergie du dialogue, la perfection du style, les intempérances de la forme. N'en donnons pour preuve que cette appréciation d'un autre réfutateur de Diderot, le pasteur Georges Polier de Bottens, qui remarque dans ses Pensées philosophiques et Pensées chrétiennes, mises en parallèle ou en opposition: ‘Le titre imposant de ce dernier ouvrage (les Pensées philosophiques), le stile vif, énergique, et enjoué de l'Auteur, plus que tout cela le goût de Déisme ou plutôt d'irreligion assez généralement répandu, l'ont fait lire avec empressement et quelque sorte d'approbation de plusieurs personnes’Ga naar eind(35). Le texte de Polier est clair: ce n'est pas tant la doctrine que l'exotérisme de la doctrine, que condamne le théologien de Lausanne; | |
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c'est l'engouement artificiellement provoqué, c'est un contenu présenté sous une forme aisément assimilable, suivant une technique déjà voltairienne. Par parenthèse, on notera que l'épigraphe Piscis hic non est omnium ...placée en tête des Pensées.....par Diderot prend ainsi une signification nettement ambiguë. L'argumentation de l'Essai..... s'incrit dans ce contexte; Luzac défend une liberté théorique, il recherche une vérité insaisissable, réservée au philosophe, et qu'il n'est pas nécessairement prêt à divulger. Dans la pratique, il se montrera extrêmement prudent: la Préface introduisant le premier volume de la Bibliothèque impartiale dissipe d'emblée tout équivoque: ‘La Liberté que nous voulons prendre, a pour barrières sacrées la Religion, les Lois recues dans tout Etat bien policé, et les bienséances établies’Ga naar eind(36). Les choses se passent un peu comme si Luzac s'était avancé masqué, et cette interprétation s'accorde assez bien avec le portrait qu'il dresse dans l'Essai..... du philosophe, plongé dans les plus profondes méditations, environné d'écueils, et perdu sans ressource si ce qu'il dit ou pense, si ce qu'il croit vrai ne s'accorde pas avec un système reçuGa naar eind(37). Mais la prudence s'impose: M. Cras, son biographe, estime que l'affaire La Mettrie - qui eut pour conséquence que partout en Hollande Luzac porta désormais le sobriquet d'‘homme machine’ -Ga naar eind(38) fut la seule échauffourée de sa vieGa naar eind(39); il aurait dans la suite complètement changé d'attitude. Mais s'il est vrai que là se limitèrent les incartades de l'auteur, il n'en va pas de même, comme nous le verrons, de celles de l'éditeur. Si passionné qu'il fût pour la cause de la liberté, Luzac ne devait en tout cas pas la défendre lorsqu'à la fin de sa vie il fut mêlé aux troubles politiques qui assaillirent son pays. En 1792, dans ses Lettres sur les dangers de changer la constitution primitive d'un gouvernement public, on le voit s'opposer fermement au droit d'insurrection et postuler que tout changement apporté à la constitution d'un gouvernement, loin de le rendre meilleur, le détériore inévitablement. Il va même jusqu'à qualifier la liberté de ‘phantome dangereux’. Libéral en philosophie, il apparaft donc étroitement réactionnaire en politique et se montre très réservé en face des événements de France. S'inspirant de l'ex-contrôleur général Calonne, qu'il cite d'ailleursGa naar eind(40), il se montre très sceptique sur les chances de réussite d'un bouleversement politique qu'il croit incapable d'amener jamais | |
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la perfection et fait courir, en attendant, les plus grands dangers à la nation. S'impose donc une fois de plus cette espèce de contradiction qui fait qu'on se demande si nous avons affaire au même homme, et si le théoricien éclairé de 1748 est bien le même que le réactionnaire de 92. Comment Luzac, en 1749, a-t-il réfuté le matérialisme de La Mettrie? Assez faiblement, et sans doute Johann-Gottlieb Buhle, un des rares historiens de la philosophie qui se soit occupé de lui, a-t-il raison de dire qu'il ‘raisonna d'après les idées reçues du vulgaire, et sans alléguer aucun argument qui pût réellement être de quelque poids pour le philosophe’Ga naar eind(41). Pourtant, certaines des considérations de Luzac ne manquent pas d'intérêt. Plutôt que de réfuter systématiquement les arguments de La Mettrie en faveur d'une nature créatrice et douée de spontanéité, Luzac préfère en montrer le caractère profondément aléatoire: ‘Si les conséquences que l'Auteur en tire sont dangereuses, qu'on se souvienne qu'elles n'ont qu'une hypothèse pour fondement’Ga naar eind(42). Dans le commentaire de son édition, M. Vartanian met justement en évidence le fait que cette affirmation doit être interprétée comme l'expression du dégoût que manifeste la pensée éclairée à l'égard des hypothèses et, en effet, c'est aux environs de 1749 que se cristallise la fameuse ‘querelle des systèmes’: la Bibliothèque impartiale se fera largement l'écho des discussions sur la valeur des hypothèses en matière scientifique à propos du Telliamed de Benoît de MailletGa naar eind(43) et, bien entendu, du célèbre Traité des Systèmes de CondillacGa naar eind(44). Pourtant, le rejet des systèmes est loin de constituer une caractéristique essentielle de l'esprit philosophique: dans un article très intéressant publié en 1956Ga naar eind(45), M. Jean Mayer estime que si, durant toute la première moitié du siècle, se renforce sans cesse le déclin des hypothèses au profit de la science expérimentale, les Encyclopédistes ne perdent pas le goût des grands mythes métaphysiques. La part de l'esprit spéculatif est peut-être aussi importante chez eux que celle de l'esprit expérimental. C'est surtout le cas en psychlogie ou, l'étude expérimentale de la sensation se réduisant à peu de choses, il faut bien recourir à l'imagination, par exemple en utilisant la fiction de la ‘statue animée’ inventée par Boureau Deslandes dans son PigmalionGa naar eind(46) en 1742, transmise à Condillac dans le Traité des Sensations, et à Charles Bonnet dans l'Essai analytique sur | |
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les facultés de l'âme. Autrement dit, la pensée éclairée oscille, plutôt qu'elle ne se fixe sur l'un d'eux, entre deux pôles: les systèmes d'une part, la méthode expérimentale de l'autre. Cette indécision apparaît également chez Luzac: il vient, on l'a vu, d'écarter les hypothèses, mais dans L'Homme plus que Machine, il adopte l'attitude inverse en affirmant que sans l'art de raisonner Newton, Boyle, s'Gravesande n'auraient pas fait grand chose de leurs expériences: ‘On voit par là que celui, qui n'a que le bâton de l'expérience pour guide, ne peut être qu'un misérable boîteux’Ga naar eind(47). Nous débouchons donc sur une nouvelle ambiguité qui, soit dit en passant, n'est pas seulement caractéristique du domaine des sciences. Elle se produit aussi en littérature et une étude récente, celle que M. Raymond Joly a consacrée à Diderot et Restif de la BretonneGa naar eind(48) la relève également dans l'ouvre de Diderot. Ce dernier, dans la mesure oû il avait choisi de fonder la méthode littéraire sur la Raison, voulait - grâce au genre dit ‘sérieux’ qu'il avait créé - imposer au public un programme réaliste précis. Ce fut un échec complet, qui contraste avec les romans ‘expérimentaux’, ceux qui ne furent pas connus de ses contemporains et oû il réussit, grâce à une méthode plus intuitive, dans le programme qu'il avait été auparavant incapable de mener à bien. Pour en revenir à Luzac, disons que ce qui semble l'avoir profondément choqué chez La Mettrie, c'est le discrédit porté sur la Raison. Le texte de L'Homme Machine était précédé d'une epigraphe empruntée à l'Epître XVII de Voltaire, à Monsieur de Genonville: ‘Il (l'Esprit) naît avec nos sens, croît, ce que Madam Deshoulières avait dit, en des termes encore plus nets: ‘Homme, vante moins ta raison; Pour Luzac, ce ne peut être qu'une apparence. Certes, les observations des médecins, les cas d'amnésie, de vampirisme, l'action sur l'organisme des alcools ou du café semblent | |
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prouver qu'à des mouvements déterminés de l'âme correspondent ceux du corps, argument favori des sensualistes, et notamment de Charles Bonnet qui déclare dans son Essai analytique sur les facultés de l'âme: ‘J'admets donc l'Union de l'Ame et du Corps, et leur influence réciproque comme un phénomène dont j'étudie les Loix et dont je fais profession d'ignorer profondément le comment’Ga naar eind(51). Luzac aussi se refuse à percer le mystère impénétrable de cette union, mais il n'en déduit aucunement qu'il faille conférer à la matière la faculté de penser. Cette dernière n'est pas plus un attribut de la matière que le musicien n'est le mécanisme de son instrument: la pensée suppose le mouvement, dont la matière est dépourvue. Impossible, par conséquent, de réduire l'homme à un simple jeu de lois hydrauliques et mécaniques. C'est ce que Luzac exprime avec un rare bonheur dans cette comparaison: ‘Le flûteur de Vaucanson joue avec plus de justesse que moi; la cause qui lui donne ce pouvoir est-elle supérieure à celle qui me fait jouer plus mal?’Ga naar eind(52). Ce qui fait donc la supériorité de l'homme sur la machine, c'est la possibilité qu'il a de se tromper: la machine ne se trompe jamais, et c'est en quoi elle est effectivement imbécile. On mesurera d'autant mieux l'originalité et même le caractère très moderne de cette idée si l'on songe que le ‘critère de l'erreur’ fut précisément proposé par M. Roger Caillois pour distinguer l'homme de l'animal, à l'occasion des Rencontres internationales de Genève organisées en 1965 sur le thème Le robot, la bête et l'hommeGa naar eind(53). La plupart des animaux sont en effet merveilleusement adaptés à certaines fonctions; l'homme, lui, est plutôt un animal désadapté, qui parce qu'il n'est plus adapté à rien est devenu apte à tout. Luzac renverse, en quelque sorte, l'argument de Voltaire et de Madame Deshoulières en posant pour principe que si cette marge d'erreur existe, c'est parce que l'être humain participe à l'Essence suprême par sa raison, qui n'est elle-même qu'un ‘faible rayon’ de cette Essence. Son infériorité ne doit aucunement gêner le philosophe, qui a pour mission d'interpréter les mystères des décrets divins, non de les expliquer. Cette position est celle d'un intellectualiste: il faut en rendre responsable la formation wolfienne que Luzac acquit à Leyde sous l'autorité de Musschenbroek et du mathématicien Jean LulofsGa naar eind(54), et peut-être aussi, en matière religieuse, une certaine forme de | |
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ce socinianisme qui caractérise si évidemment le protestantisme libéral au XVIIIe siècle. C'est du moins l'avis de M. Werner Krauss, qui qualifie à deux reprises Luzac de ‘socinien’Ga naar eind(55). On peut voir une confirmation de cette hypothèse dans la réfutation de la Profession de foi du Vicaire savoyard à laquelle Luzac consacrera une partie de sa Seconde lettre d'un Anonime à M.J.J. Rousseau: il y affirme que s'il tient de la Divinité la faculté de raisonner, il ne saurait lui être injurieux de chercher à la connaitreGa naar eind(56). Mais le socinianisme est un trait fréquemment retrouvé chez les écrivains protestants au XVIIIe siècle, et il n'est pas extraordinaire que Luzac ait été touché par cette tendance, comme l'avait été par exemple un Charles Bonnet. Le wolfianisme de Luzac devait, par ailleurs, s'exprimer à l'occasion d'une polémique au moins aussi importante que celle de L'Homme Machine; en l'occurence la fameuse querelle Maupertuis-Koenig sur le principe de la ‘moindre quantité d'action’ dont d'Alembert devait dire dans l'article Cosmologie de l'Encyclopédie qu'elle avait ressemblé ‘à certaines disputes de religion par l'aigreur qu'on y a mise et par la quantité de gens qui en ont parlé sans y rien entendre’. Ce fut à cette occasion que Luzac entra en contact avec Voltaire. Nous savons que l'imprimeur ne l'aimait pas, et, dans une lettre à Formey, il se plaint de son ‘mauvais caractère’Ga naar eind(57). Pourtant, c'est Luzac - la chose n'a pas été assez remarquée - qui édita la véhémente Diatribe du Docteur AkakiaGa naar eind(58), sans aucun doute la pièce maîtresse du conflit, celle qui allait jouer un rôle déterminant dans la détérioration des relations entre Voltaire et Frédéric. Quoique l'histoire de cette querelle sorte du cadre du présent exposé, il est important d'en dire quelques mots, d'abord parce que Luzac y a joué un rôle peu connu, ensuite parce qu'on y voit apparaitre nettement cette contradiction que nous signalions plus haut entre la prudence de l'auteur - après ‘l'affaire La Mettrie’ de 1748 - et les incartades de l'êditeur. Rappelons les faits, tels qu'ils ont été si clairement exposés par M. Jacques Tuffet dans le passionnant commentaire de son édition de la DiatribeGa naar eind(59). Dès avant le 25 novembre 1752, Voltaire, déchainé contre Maupertuis, fait commencer l'impression de la Diatribe en utilisant, semble-t-il, le privilège accordé pour la Défense de Mylord Bolingbroke. Averti à temps par un espion, Frédéric fait brûler le livre et ordonne à Voltaire de ne plus rien publier | |
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concernant ‘l'affaire’. Bien entendu, Voltaire promet tout ce que l'on veut, d'autant plus que le manuscrit est en route .... pour la Hollande. Toutefois, comme deux précautions valent mieux qu'une, il écrit à Luzac de ne rien faire paraftre et communique la lettre à d'Argens pour qu'elle soit rendue publiqueGa naar eind(60). Luzac n'obéit pas; à la mi-décembre, les exemplaires arrivent de Hollande, et Formey nous indique qu'il fut le premier à les recevoir, ce qui n'est pas impossible vu que le secrétaire perpétuel de l'Académie de Prusse était alors en relations suivies avec Luzac pour les affaires de la Bibliothèque impartiale: ‘Voltaire promit de supprimer l'édition allemande, et tout de suite envoya l'Akakia à Leyde, où Luzac en fit une copieuse édition. Je fus le premier qui le recut (sic) ....’Ga naar eind(61). Mais, le 24 décembre, Frédéric fait brûler les exemplaires de l'édition hollandaise sur les places publiques par le bourreau. Des lors Voltaire s'affole et presse les libraires hollandais. Le 29, il supplie Pierre Gosse, de la Haye, de ne plus rien publierGa naar eind(62), et, le 13 janvier (1753), il écrit à Jean Rigail, à Leyde: ‘Je profite de cette occasion pour vous demander une autre grâce, c'est d'engager Mr. Elie Luzac à ne rien imprimer dans les circomstances funestes où je suis, qui puisse me regarder le moins du monde. Je vous donne ma parole de Le dédommager amplement en luy faisant tenir dans peu de temps un ouvrage considérable qui ne fera tort ny à luy ny à moy ny à personne. Si même il voulait s'arranger pour faire avant ma mort une édition complette et exacte de mes oeuvres, n'y en ayant aucune de tolérable, non seulement je luy fournirais les matériaux mais je luy avancerais avec plaisir sans aucun intérest l'argent qui luy serait nécessaire’Ga naar eind(63). Soit dit en passant, cette lettre, qui fait aujourd'hui partie de la collection de la reine des Pays-Bas, ne fut pas publiée pour la première fois dans l'ouvrage de Van Sypestein sur Voltaire et la HollandeGa naar eind(64) commel'indique le commentaire de l'édition BestermanGa naar eind(65). Elle apparait en réalité pour la première fois dans une revue littéraire de Harlem, l'Algemeene Konst- en Letterbode 55 ans auparavant, en 1814Ga naar eind(66). C'est un mystérieux correspondant de Harlem qui la fournit à la rédaction sous la signature WGa naar eind(67). Elle nous révèle deux choses: | |
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d'abord que Voltaire avait songé à Luzac en vue d'une édition complète de ses oeuvres, édition qui ne se fit d'ailleurs pas; ensuite que l'éditeur de Leyde était en possession non seulement de la Diatribe, mais encore d'autres pièces relatives à Maupertuis. Il ne peut s'agir que de celles qui figurent dans le Maupertuisiana, cette prétendue édition ‘d'Hambourg’, 1753, qui sort en réalité des presses de Luzac et rassemble certains des pamphlets les plus virulents de Voltaire, en particulier La séance mémorable, s.l.n.d. (en réalité Leyde, Luzac, 1753) et L'art de bien argumenter en philosophie.... Hambourg, 1753 (en réalité Leyde, Luzac également)Ga naar eind(68). Le Maupertuisiana est très probablement aussi, estime M. Jacques TuffetGa naar eind(69), le receuil dont il est question dans cette autre lettre de Voltaire, à Jean Samuel Koenig, datée du (12 mars 1753): ‘Le libraire Luzac avait promis plusieurs fois de retrancher de la Diatribe une raillerie concernant une maladie qu'on a eu a Montpellier. Il faut absolûment qu'il tienne sa parole dans l'édition du recueil. Un impertinent ouvrage est livré au ridicule mais les personnes doivent être ménagées’Ga naar eind(70). Les allusions contenues ici s'expliquent aisément. Effrayé du scandale provoqué par la Diatribe, Voltaire cherche à purger le texte de toute attaque personnelle. Or, Luzac avait laissé imprimer un passage où Voltaire reproche à Maupertuis son mépris des médecins: ‘..... nous sommes seulement étonnés que l'auteur, qui a eu quelques petites obligations aux chirurgiens de Montpellier dans les maladies qui demandaient une grande connaissance de la tête et de quelques autres parties du ressort de l'anatomie, en ait si peu de reconnaissance’Ga naar eind(71). Maupertuis avait en effet séjourné à Montpellier, et son biographe, M. Pierre Brunet, note que bien des obscurités subsistent sur ce voyageGa naar eind(72). Nous en savons toutefois assez pour comprendre que l'illustre auteur de l'Essai de Cosmologie y avait en réalité contracté une maladie vénérienne!Ga naar eind(73) Comment expliquer la participation de Luzac à toute cette affaire? Certes, le libraire a dû ‘flairer la bonne occasion’ et apercevoir très rapidement le profit qu'on pouvait tirer de | |
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l'irrespectueux pamphlet voltairien, qui fut en effet un succès de librairieGa naar eind(74) et un prétexte à l'hilarité de la République des Lettres. Le point d'impact en fut si violent que Maupertuis en mourut, ou presque, de chagrin! Mais il est peut-être une autre raison, qui tient à la formation intellectuelle de notre homme. On constate en effet que dans la querelle Maupertuis-Koenig, Voltaire eut, même si ce fut malgré lui, partie liée avec les milieux allemands hostiles à Maupertuis, leibniziens et wolfiens, qui ne lui pardonnaient pas d'avoir choisi le français comme langue académique et d'avoir voulu transformer la vieille citadelle berlinoise de la pensée en un centre de recherches moderne. A Leipzig par exemple, Voltaire fréquenta des wolfiens déclarés, en particulier les Gottsched. On peut donc se demander si Luzac, wolfien de la première heure et traducteur en 1772 des Institutions du droit de la nature et des gensGa naar eind(75) n'aurait pas voulu, en dépit de son animosité pour Voltaire, accorder sa collaboration. Il est vrai qu'il fut aussi, en 1751, l'imprimeur de l'Essai de Cosmologie, qui fut le prétexte de la querelle: mais à ce moment, il était impossible de compter les forces en présence, le conflit ne s'étant pas encore cristallisé. Il est non moins vrai que Luzac lui-même subit l'influence de Maupertuis, dont il avait sans doute lu l'Essai de philosophie morale publié en 1749. Dans cet ouvrage, Maupertuis agitait l'importante question du bonheur, problème-clé de la pensée éclairée. Réfléchissant sur la nature des plaisirs et des peines, il y posait les fondements d'une sorte d'arithmétique morale et débouchait sur un authentique quiétisme non confessionnel. A partir de la constatation que la vie n'est qu'un perpétuel changement d'état, une existence ‘successive’Ga naar eind(76), Maupertuis concluait qu'être heureux, c'est en somme oublier de vivre, ou plus exactement éviter ce qu'il nomme le ‘mal de vivre’. Luzac reprit la discussion dans son traité du Bonheur, ou Nouveau Système de jurisprudence naturelle, publié à Berlin en 1754. Cet ouvrage, composé sous une forme extrêmement rigoureuse, est divisé en paragraphes qui se déduisent logiquement les uns des autres, et cette rigueur même semble avoir déplu aux lecteurs contemporains. On lit en effet dans la Correspondance littéraire de Grimms: ‘On nous a envoyé d'Allemagne une brochure sous le titre Le Bonheur, ou nouveau système de jurisprudence naturelle. | |
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Ce prétendu nouveau système est attribué à M. Formey, secrétaire de l'Académie de Berlin, et écrit dans le goût de l'ennuyeuse et pédantesque méthode de Wolf. Cette méthode est on ne peut plus propre à étouffer le génie, à corrompre le goût et à excéder d'ennui tous ceux qui auront le courage de lire de pareils ouvrages’Ga naar eind(77). Luzac y soutient lui aussi la thèse de la discontinuité de la vie humaine: comme le remarque M. Mauzi dans sa copieuse étude sur l'idée de bonheur au XVIIIe siècleGa naar eind(78), c'est au fond affirmer, comme le faisait Héraclite, qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, et que toute la vie de l'âme n'est qu'une perpétuelle métamorphose. ‘Tous les êtres’ - dit Luzac - ‘passent continuellement d'un état à l'autre; ce changement qui arrive à l'être.... s'appelle transition .... C'est cette transition qu'on nomme bonheur quand elle est heureuse et malheur quand elle est malheureuse’Ga naar eind(79). Le principe du bonheur, c'est donc un état d'aspiration permanent. L'idée est très riche du point de vue philosophique et alimentera surtout la pensée de Charles Bonnet dans sa Palingénésie philosophique. Partant de son expérience de naturaliste, Bonnet avait en effet constaté que le vecteur du développement organique était la métamorphose, l'être vivant ne cessant de se modifier. Il en déduisait la possibilité de l'immortalité de l'âme et la survie de cette dernière. La vie future n'est que l'aboutissement de la métamorphose, de l'évolution conduisant l'être du stade germinatif au stade céleste. Le princi pe sera d'ailleurs légué au philosophe Charles Renouvier qui parlera également de l'évolution des êtres, de leur ‘fluxion’. En tout cas, la thèse de Maupertuis et celle de Bonnet ont ceci de commun qu'elles supposent toutes les deux une sorte d'anéantissement de la personnalité, soit dans l'oubli de soi et la passivité, soit dans la vie future. Si le bonheur est un constant changement d'état, il en résulte que pour être permanent, il doit s'accroftre sans cesse. Si l'on veut échapper à cette contrainte, il faut donc absolument briser le cercle: c'est ce que fait Luzac en réduisant l'aspiration à l'activité. Un peu dans l'esprit de la finale de Candide, il propose comme solutions l'effort mesuré, le travail régulier. Plutôt que de se perdre dans les rêveries de Maupertuis et de | |
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Bonnet, il fait finalement consister le bonheur dans une extension du champ de notre activité. Et comment étendre mieux le champ de notre activité qu'en choisissant dans notre sphère actuelle l'ouverture la plus large, c'est-à-dire celle qui concern e l'intérêt de l'humanité en général? C'est bien le sens de cette conclusion, où nous retrouvons tous les caractères d'un eudémonisme mesuré, lié à un réel sentiment du progrès: ‘.... l'homme ne peut augmenter la bonne disposition des autres envers lui qu'en leur montrant une telle semblable disposition. Le bonheur général de tout le genre humain doit donc être le but général de toutes nos actions’Ga naar eind(80). Est-il, en définitive, possible de dresser un portrait intellectuel de Luzac, et de situer ce portrait par rapport à la pensée éclairée? Oui, sans doute, dans la mesure où la plupart des grandes options intellectuelles de son siècle ont déposé dans son oeuvre des sédiments plus ou moins aisément reconnaissables. On a pu constater que les ouvrages écrits en français par cet éminent représentant du cosmopolitisme européen touchent aux débats les plus essentiels de l'Aufklärung: la liberté d'expression, l'attitude à prendre face à la montée du matérialisme, le bonheur, le progrès, etc..... Sur toutes ces questions, Luzac a adopté une position tantôt originale, tantôt fortement marquée par l'esprit du temps. Il est non moins évident qu'une étude approfondie de sa pensée s'impose. Une telle étude, préparée par les travaux de M. Vartanian, aurait le méri te d'apporter une importante contribution à l'analyse de la pénétration en Hollande de la pensée éclairée, étude qui reste à faire. On ne peut donc que se féliciter des projets actuellement en cours. Ils mettront certainement en lumière ce qui parait être le trait le plus caractéristique de la personnalité de Luzac, c'est-à-dire son intellectualisme, cette attitude d'esprit qui devait l'amener en tant que directeur de la Bibliothèque impartiale et du Nederlandsche Lettercourant à s'engager - il fut pratiquement le seul à le faire en Hollande - dans une critique active des oeuvres de Jean-Jacques Rousseau. Mais toute étude sur Luzac devrait aussi passer par l'examen d'un contexte spécifiquement hollandais. En ce qui concerne | |
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Rousseau, c'est ce qu'a fait par exemple M. Piet Valkhoff dans ùn article déjà ancienGa naar eind(81), qui montre que le maftre de la sensibilité préromantique se heurte en Hollande à une animosité générale, partagée aussi bien par des auteurs écrivant en français (comme Madame de Charrières) que par des auteurs néerlandais, tels Rijklof van Goens (qui plaçait Voltaire et les Contes moraux de Marmontel bien plus haut que Rousseau) et Frans van Lelyveld. C'est ce qu'a fait, surtout, M. Walter Gobbers dans un li vre récentGa naar eind(82) qui fait précisément de Luzac un représentant typique de l'élite intellectuelle hollandaise, ‘een ruim en progressistisch denkend intellectualist’. Les deux Lettres d'un anonime à M.J.J. Rousseau ne doivent probablement pas être interprétées isolément, mais ‘in vitro’, dans un certain cadre, une certaine ambiance culturelle. Par exemple, Luzac n'admet pas, comme le fait Rousseau, que les sauvages soient bien gouvernésGa naar eind(83) et il s' insurge contre le mythe de la pure nature. Ce faisant, il adopte une attitude très semblable à celle d'un autre Hollandais, écrivant lui aussi en français, Cornelis De Pauw, l'auteur trop peu connu des Recherches philosophique sur les AméricainsGa naar eind(84) qui évoque ‘l'insensibilité stupide’ des Indiens et les décrits comme les pitoyables rebuts d'une ‘espèce dégénérée du genre humain’. Il y a donc, entre les options de Luzac et celles de ses compatriotes des cousinages intellectuels dont il faudrait tenir compte. D'autre part, il semble bien que l'on ne puisse dissocier, dans le cas de Luzac, l'attitude du philosophe de celle du libraire. Il faudrait donc également procéder au répertoriage de toutes les éditions dont il s'est occupé et examiner soigneusement ses relations d'affaires avec ses confrères. C'est ainsi que M. Gallas estime qu'il faut voir dans l'hostilité sourde de Luzac et de M.M. Rey l'effet des attaques du premier contre le Second Discours et le Contrat socialGa naar eind(85). Enfin, il faudrait analyser soigneusement la composition du fonds de librairie de Luzac, dont nous possédons heureusement le catalogueGa naar eind(86). On serait surpris de voir figurer dans cet assortiment qui groupe 1360 titres français (dont 600 imprimés en Hollande) des ouvrages aussi ‘percutants’ que le Code de la Nature (1775) de Morelly, Les Moeurs (1760) de Toussaint, Les Huit philosophes Avanturiers de ce siècle (1752), ainsi qu'un nombre respectable d'éditions de Voltaire et de Fourgeret de Montbron. Sans parler même du dépouillement des nombreux pamphlets que Luzac écrivit en néerlandais, le champ ouvert à la recherche est | |
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encore très large. Souhaitons aussi que soient mis au jour certains documents encore inédits, qui nous permettraient de pénétrer plus avant dans le dédale très complexe des activités de Luzac, qui furent multiples. Il existe par exemple à la bibliothèque de la Vereeniging tot bevordering van de belangen des Boekhandel d'Amsterdam une pièce manuscrite signée Luzac et relative à des démêlés avec l'éditeur Fauche de Neuchâtel pour l'impression des Oeuvres de Charles Bonnet. Il est bien évident que l'exploitation de tels documents risque de nous apporter de passionantes précisions sur le système d' édition en Hollande, et par conséquent sur l'histoire de la librairie, domaine où les travaux existants ont incontestablement vieilli. On expliquera sans doute mieux, alors, le paradoxe qui fait du libraire hollandais le moins bien connu (sa renomée n'est pas comparable à celle de Rey), celui qui est le plus original et peut-être même le plus audacieux.
Jacques Marx
(Aspirant du Fonds national de la Recherche scientifique.) |
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