Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden. Deel 95
(1980)– [tijdschrift] Bijdragen en Mededeelingen van het Historisch Genootschap– Auteursrechtelijk beschermd
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L'art de la guerre selon Philippe de Clèves, seigneur de Ravenstein (1456-1528): innovation ou tradition?
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Philippe de Clèves: la carrière militaireLa biographie de Philippe de Clèves est désormais bien connue, grâce surtout à la thèse de doctorat présentée à l'Université libre d'Amsterdam et publiée en 1937 par Arie de FouwGa naar voetnoot3.. Né à Bruxelles en 1456, Philippe de Clèves, fils d'Adolphe de Clèves et de Béatrice de Portugal, appartenait par sa naissance au monde des princes. Lui-même tient à exalter sa parenté lorsqu'il s'adresse en ces termes a son ‘tres redoubté seigneur’ au seuil de son traité: | |||||||||
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Je suis issu de vostre tres noble maison de plusieurs costés, comme de la mere de mon pere qui fut seur du bon duc Philippes, vostre grand ave, de la noble maison de Bourgoigne; aussi pareilhament le pere de ma mere fut frere du pere de l'Empereur et cousin germain a la mere de l'Empereur vostre grand pere, et ma mere fut niepce a la duchesse Isabeau vostre grand aveGa naar voetnoot4.. Tôt orphelin de mère, il fut élevé à la cour de Bourgogne, sous l'égide d'Anne, soeur naturelle du Téméraire, sa belle-mère. Son rôle s'affirma lors de la crise de 1477, où il fut investi non seulement d'une charge de gens de guerre, mais d'une responsabilité territoriale, en Hainaut. Jean Molinet expose longuement ‘comment Philippe monseigneur de Cleves, Jacques Galiot, les Alemans et les Anglés de la garnison de Valenciennes ruerent jus a Crespin’ les Français de la garnison du QuesnoyGa naar voetnoot5.. Nouvelle campagne en 1478, puis en 1479: son rôle à la bataille de Guinegatte, du 7 août, ne fut pas particulièrement glorieux; on l'accusa d'avoir pris trop facilement la fuite, et ce fut l'une des raisons avancées pour refuser son admission dans l'ordre de la Toison d'or (dont son père avait fait partie) lorsqu'il en fit formellement la demande, en 1516Ga naar voetnoot6.. En 1482, il fut chargé de rétablir l'ordre dans la principauté de Liège; armé chevalier par la main de Jean de Chalon, prince d'Orange, il commanda l'armée brabançonne à la journée de Hollognesur-Geer, le 9 janvier 1483, où il l'emporta sans discussion sur les troupes de Guillaume de la MarckGa naar voetnoot7.. Maximilien de Habsbourg ne cessait de lui manifester sa confiance. Etabli son lieutenant-général, amiral des ‘pays de deça comme Flandres, Brabant, Hollande et Zeelande’Ga naar voetnoot8., il fut présent aux prises d'Audenarde en 1484 et de Ninove en 1485. En juin 1487, Maximilien entendit ravitailler la place de Thérouanne, menacée par les Français. Comme on craignait une rencontre (qui finalement n'eut pas lieu), Philippe de Clèves fut chargé d'ordonner les batailles par le conseil des princes, qui tous se mirent a piedz, chescune une picque en sa main, leissierent leurs chevaulx aux pages fort arriere d'eulx affin de non avoir esperance sans victoire. Ilz se cloyrent de leur charroy, mirent III serpentines en front et III en keue, mirent gens de cheval sur esles pour escarmuchier et avancourir, et eubrent si bonne ordre que l'ung ne passoit l'autre, car chescun scavoit ce qu'il debvoit faireGa naar voetnoot9.. Il est vrai qu'un peu plus tard, le 28 juillet 1487, lors de la ‘journee des | |||||||||
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fromages’, il n'hésita pas à décamper tandis que l'un de ses écuyers était fait prisonnierGa naar voetnoot10.. L'année 1488 marqua pour lui un tournant: fidèle au début à Maximilien, il passa ensuite du côté des Flamands et du roi de France Charles VIII. Pendant près de cinq ans, jusqu'à la capitulation de L'Ecluse, le 12 octobre 1492, il mena des hostilités intermittentes contre son ancien seigneur, connaissant d'ailleurs plus de revers que de succès. A l'issue de cette longue crise, il parvint à obtenir une amnistie complète, rentra en pleine possession de ses biens et de ceux de sa femme Françoise de Luxembourg, fille puînée de Pierre de Luxembourg, comte de Saint-Pol, mais sans qu'une réconciliation en profondeur intervînt vraiment en sorte qu'il demeura un simple courtisan parmi bien d'autres. Pour autant, sa carrière militaire n'était pas terminée: étant repassé du côté français, il devint pensionnaire et conseiller du roi Louis XII, qui le fit, en 1499, son lieutenant-général, gouverneur et amiral de Gênes et son amiral du royaume de Naples et de Jérusalem. En 1501, le même roi lui accorda pleins pouvoirs ‘pour aller contre les Turcs’ qui venaient de prendre ‘par hostilité de guerre plusieurs bonnes villes et places, comme Lespente, Modon et autres terres chrestiennes’. Philippe de Clèves devait se trouver à la tête d'une ‘bonne, grosse et puissante armee par mer’ comprenant des nefs, des carraques, des barques, des galères, des galions et des brigantins, venus de la mer de Ponant (Normandie et Bretagne) et aussi de Provence et de GênesGa naar voetnoot11.. La flotte qu'il commanda en septembre 1501 comprenait, semble-t-il, vingt nefs et huit galères, auxquelles vinrent s'ajouter trente galères vénitiennes. Tout cela en vain: le seigneur de Ravenstein ne put s'emparer de Mytilène (Metellin). Comble de malchance: au retour, son bateau fit naufrage sur les côtes de Cythère (Cerigo) et il dut passer quelques semaines dans cette île au milieu du plus complet dénuementGa naar voetnoot12.. De toute cette aventure, il ne garda que des souvenirs, qu'il lui plut de mettre en peinture: l'inventaire après décès de son château de Winendale, où il devait mourir le 28 janvier 1528, mentionne, entre autres, ‘la paincture des villes de Venize, de Mettelin’ et de ‘l'isle de Cytaree’Ga naar voetnoot13.. Pendant plusieurs années encore, jusqu'en 1506, il conserva le gouvernement de Gênes, sans d'ailleurs y résider constamment et sans parvenir à établir solidement la domination françaiseGa naar voetnoot14.. Ce fut sans doute après la mort de Philippe le Beau | |||||||||
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(septembre 1506) qu'il regagna définitivement les Pays-Bas. Ses efforts pour rentrer en grâce auprès de Marguerite d'Autriche et de Charles Quint furent assez inutiles. Son rôle militaire était bel et bien terminé, en dépit du fait qu'il obtint un temps le commandement théorique d'une bande d'ordonnanceGa naar voetnoot15.. Au total, son expérience guerrière s'étendit sur une quinzaine d'années, à travers le dernier quart du quinzième siècle: 1477-1483, 1488-1492, 1499-1501. Il est vrai qu'il se battit à la fois dans le Nord et dans le Sud, et que, pour l'un et l'autre de ces théâtres d'opérations, il acquit une familiarité certaine avec la guerre sur mer comme avec la guerre sur terre. | |||||||||
L'arrière-plan intellectuelNe serait-ce qu'en raison de ses années d'enfance à la cour de Bourgogne, rien d'étonnant à ce que Philippe de Clèves ait su non seulement lire mais encore écrire: on a conservé de lui, en particulier, plusieurs lettres autographes, et il n'est pas impossible que sa propre main ait présidé à la revision du manuscrit de son traitéGa naar voetnoot16.. Mais surtout nous possédons l'inventaire après décès de sa librairie de Gand1Ga naar voetnoot17., lequel révèle la présence d'environ 130 manuscrits, dont une trentaine subsistent encore aujourd'huiGa naar voetnoot18.. La liste manifeste l'ampleur de sa culture. On y trouve de nombreux auteurs de l'Antiquité: Valère-Maxime, Flavius Josèphe, Suétone, Quinte-Curce, Jules César, Cicéron, Ovide, Tite-Live, Aristote, Stace, Juvénal, Virgile, Térence; des auteurs et des oeuvres modernes, comme Boccace, Pétrarque, Lancelot du Lac, le Roman de la Rose, les Facéties du Pogge, les Cent nouvelles nouvelles; une abondance d'oeuvres historiques: Monstrelet, Froissart, le Miroir historial, la Fleur des histoires, les Mémoires d'Olivier de la Marche, des chroniques de France, de Brabant et d'Espagne; des oeuvres religieuses: une Vita Christi, la Bible, un livre d'heures, la Légende dorée, les Homélies de saint Grégoire, le ‘livre de saint Pierre de Luxembourg’, la Cité de Dieu. Parmi les traités didactiques: l'encyclopédie de Barthélemy l'Anglais dans sa traduction française (‘le Proprietaire de toutes choses’), la Somme rural de Jean Boutillier, | |||||||||
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le Livre de l'informacion des princes, le Jouvencel de Jean de Bueil, un livre d'armoiries, un livre de droit d'armes, un ‘livre pour jeter le dé’, un livre sur la Toison d'or et un autre sur la Jarretière, deux exemplaires de L'Arbre des batailles d'Honoré Bovet, un herbier en allemand, trois livres de médecine en latin, un traité de fauconnerie, un livre pour faire les tournois, 16 cahiers de papier et deux petits livres ‘figurés de plusieurs instruments de guerre’. Notons encore que sa librairie porte la trace de ses aventures méditerranéennes: on y trouve un récit du siège de Rhodes (sans doute celui de 1480), un ‘livre escrit en turc’ (fruit de quelque pillage?), et aussi un ‘petit livre en latin contre les Turcs’. Philippe de Clèves disposait donc dans sa librairie (encore n'est-il pas sûr que d'autres livres ne se trouvassent pas dans ses résidences de Bruges, d'Enghien, de Winendale) de toute une documentation écrite susceptible d'enrichir, d'étayer et de guider ses propres réflexions. On relèvera en particulier le manuscrit du Jouvencel, (aujourd'hui à la Bibliothèque de Munich) ‘escript pour le tres noble et tres puissant mons. Phelippe de Cleves par vostre tres humble et tres obeissant serviteur Jehan de Kriekenborch, anno 1486’Ga naar voetnoot19.. Cependant, chose curieuse, sa librairie ne comportait pas les grands classiques de l'art militaire: ni les Stratagèmes de Frontin, qui commencent à se répandre au quinzième siècle en traduction française ni le De re militari de Végèce, dans l'une ou l'autre de ses traductions, ni Le livre des faits d'armes et de chevalerie que Christine de Pizan composa en 1408 et qu' Antoine Vérard devait imprimer dès 1488. On sait pourtant que des seigneurs des Pays-Bas n'ignoraient pas cette oeuvre: parmi les manuscrits qui en subsistent, l'un appartint à Charles de Croy, comte de Chimay, l'autre fut exécuté à Bruges, pour le seigneur de la GruthuseGa naar voetnoot20.. Quoi qu'il en soit, Philippe de Clèves avait décidé de faire abstraction de toute référence livresque et d'oublier, en rédigeant son traité, sa culture intellectuelle. C'est son expérience qu'il veut communiquer, et elle seule, sans fausse modestie. A chaque instant son moi apparaît: j'ai vu, j'ai fait, m'est avis, je conseillerai, parfois, pour marquer ses distances, j'ai ouï dire. L'esprit dans lequel il a voulu travailler apparaît clairement dans ce passage: Monsieur, je ne vous escriptz pas icy la charge que doibt avoir un connestable si vous en avés, pour ce que je n'ay point esté en lieu ou j'aye veu connestable faisant son office, et s'il failloit que je vous en misse quelque chose, il fauldroit que je m'anquestasse et que je | |||||||||
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trouvasse par escript, ce que je n'ay volu fere car en tout ce que je vous ay mis en ce present volume n'ay sarché nulz livres ne escriptures pour ce fere mais sans plus, ainsi qu'il m'est venu a mon entendemantGa naar voetnoot21.. Et de fait les références livresques explicites sont rarissimes. Il n'est pas impossible, certes, que l'énumération des droits du maréchal de l'ost et du prévôt des maréchaux ne provienne de la Somme rural de BoutillierGa naar voetnoot22.. Tel développement sur la guerre de siège offre un certain air de parenté avec Le Jouvencel. Le passage sur la ‘guerre guerroyable’ fait penser au chapitre sur la ‘guerre guerreante’ contenu dans le petit traité d'art militaire de Robert de BalsacGa naar voetnoot23.. Lorsqu'il fait allusion, d'ailleurs pour en déconseiller l'emploi, aux chats, aux grues et autres engins de bois, il n'est pas impossible qu'il y ait là une réminiscence de Végèce ou de quelque chroniqueur. Mais tout cela n'est que supposition. En fait, les deux seules allusions littéraires assurées sont les suivantes: a) les Mémoires d'Olivier de la Marche, à propos de ‘Charles le Travaillant’, dont Philippe de Clèves expose le soin jaloux avec lequel il entendait tout surveiller par lui-même; b) L'Arbre des batailles d'Honoré Bovet, dont devrait constamment disposer le maréchal de l'ost car c'est ung livre qui declaire beaucoup de choses selon la justice militere et des differans qui peullent venir davant luy, et en le jugant de la sorte comme le livre le dict, nul ne le pourroit contredire et en seroyt bien a la paix de sa conscienceGa naar voetnoot24.. | |||||||||
Date de rédaction, destinataireLe contenu même du traité indique que sa rédaction est postérieure à la croisade méditerranéenne de Philippe de Clèves. En d'autres termes, il n'a pu être rédigé qu'à partir de 1502. Par ailleurs, à suivre le prologue de l'oeuvre, on a l'impression que le destinataire en fut Philippe le Beau, puisqu'il est fait mention de Philippe le Bon comme son ‘grant ave’ et d'Isabelle de Portugal comme sa ‘grant ave’. On pourrait dès lors conclure que Philippe de Clèves a composé son traité entre 1502 et 1506. Cependant, divers indices suggèrent une date différente:
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D'aultre part, je vous mecteray cy aprés ce que coustera chacune piece d'artillerye de la bonne artillerye que vous avez fait faire par vostre ouvrier maistre Hans Popperiter a MalinesGa naar voetnoot25.. Or, les archives de la Chambre des comptes, à Lille, contiennent, au sein d'une liasse de documents compris entre 1513 et 1538, un document (il est vrai non daté) intitulé: ‘Estat des partyes de poudres et boullets que pourra mengier et exiler par jour la double bastrye que maistre Hans Poppenruter fait presentement de l'artillerie de Monseigneur’Ga naar voetnoot26.. Il s'agit du même document reproduit par Philippe de Clèves, dont des sources anglaises nous apprennent par ailleurs qu'en 1516 il était chargé par le ‘prince’ de faire de grosses pièces d'artillerie à MalinesGa naar voetnoot27.. 1516, c'est aussi l'année où, par l'entremise de son vieil ami Charles de Lalaing, compagnon de beuveries et de plaisirs, il s'efforça en vain d'être admis comme chevalier de la Toison d'orGa naar voetnoot28.. On estimera donc possible, sinon probable, que le traité date de 1516 et que Philippe de Clèves (alors âgé de 60 ans) comptait l'adresser à Charles Quint, si du moins ce dernier voulait bien l'accepter. On peut imaginer que l'auteur s'est trompé dans les degrés de la généalogie des Habsbourg-Bourgogne, et qu'il a qualifié de ‘grant ave’ celui qui était en fait l'arrière-arrière-grand-père de Charles QuintGa naar voetnoot29.. Quoi qu'il en soit, Philippe de Clèves avait échoué, mais on sait qu'il fit une nouvelle tentative pour obtenir la Toison lors du chapitre de Barcelone de 1519Ga naar voetnoot30.. Il est possible, cependant, que Charles Quint ait agréé le traité du seigneur de | |||||||||
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Ravenstein, car une copie, datant du seizième siècle, conservée à la British Library, indique que l'Empereur a ‘usé’ de l' ‘Instruction des principaulx poincts de l'art millitare’ et entend dès lors la ‘bailler’ ‘a ses tres chers jeunes princes, nepveux et autres’Ga naar voetnoot31.. Notons encore que l'auteur avait lui-même prévu l'iconographie de son manuscrit: vingt miniatures, où devait se retrouver son souci de didactisme. Comme de juste, la première ‘histoire’ devait représenter un roi, ‘assis en son pavillion en son triomphe’, entouré de ses princes et de ses capitaines, tandis qu'un personnage lui présenterait un livre. Parmi les autres illustrations: un pont pour franchir une rivière, un camp clos, une ville assiégée par trois ‘logis’, une ‘embusche’ dans un bois avec une ‘forme d'escarmouche’, une ville que l'on s'apprête à prendre d'emblée, un port plein de bateaux, un navire en son ‘triomphe’, plusieurs galères. Mais les ‘histoires’ dont l'absence est le plus regrettable concernent d'une part la représentation d'une flotte de guerre en ordre de bataille, d'autre part la représentation figurée des trois ‘ordres de bataille’ sur terre qu'expose le texte du traité. Car Philippe de Clèves a conscience de l'imperfection des mots et de l'utilité que pourrait présenter l'illustration: Il y a encores beaucoup de choses que l'on vous pourra bien escripre tant de l'ordre que de mectre autre ordre au contraire, lesquelles ne se peuvent escrire mais fauldroit qu'elles fussent mises en painctureGa naar voetnoot32.. | |||||||||
L' ‘instruction’: vue d'ensembleLe plan du traité est d'une grande simplicité en même temps que d'une évidente logique. Il débute par ‘la maniere de consulter les affaires de la guerre’: pourquoi la décider, comment la préparer et l'organiser, droits et devoirs des responsables au plus haut niveau. Vient ensuite un long exposé sur la façon d'établir et de lever un camp (le ‘logier’ et le ‘deslogier’). On passe alors à l'ordre de marche, au siège d'une place, à l'ordre de bataille, à la défense d'une ville et à cette forme de petite guerre appelée ‘guerre guerroyable’. Le traité proprement dit s'achève par la guerre sur mer. S'y ajoutent encore cinq dossiers techniques, que l'édition de 1558 a jugé inutile de reproduire, mais qui, pour l'historien du vingtième siècle, | |||||||||
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apparaissent des plus précieux à cause des multiples données quantitatives qu'ils comportent: le coût d'une bande d'artillerie, auquel il a été fait allusion précédemment, ‘ce qu'il fault a l'excercice d'un camp pour Lm personnes par chacun jour’, ‘quel revictuaillement il me semble que pouvez fere pour mille personnes pour ung moys par la mer deça’, ‘pour faire ung radvituallement de mille personnes a la façon d'Itallie pour ung moys’, enfin un traité sur l'art du feu, dont il existe plusieurs manuscrits et qui devait être repris, en 1543, par un certain Jean Bytharne, ‘canonnier ordinaire du roy’ ‘dessoubz la charge de Monseigneur de Bouchavennez’Ga naar voetnoot33.. Bien que précis et concret, le traité de Philippe de Clèves est déplorablement pauvre en exemples historiques. Un seul chef de guerre est mentionné: Charles de Bourgogne, et seulement deux sièges, ceux de Neuss et du château de l'Oeuf, à Naples. Malgré tout, la large expérience de Philippe de Clèves transparaît grâce aux peuples et nations cités: telle manière d'approcher l'artillerie d'une ville est propre aux Français; pour élargir les chemins, il convient, comme en Italie, de combler les ‘esplanades’; les Allemands fournissent de bons piétons, mais souvent enclins à se mutiner; les Namurois et les Liégeois sont les meilleurs spécialistes des mines; s'il s'agit de vider un fossé de son eau, ‘les Hollandoys et Zellandoys sont maistres de ce mestier, car ilz en ont journellement affaire pour le faict de leurs dicques’Ga naar voetnoot34.; enfin, si l'armée compte des archers anglais, on pourra les aligner ‘en hayes sengles ou doubles’, à condition de placer devant eux des pieux, ou bien du charroi, ou encore de petites pièces d'artillerie appelées orgues. Il reste que sans les nommer, Philippe de Clèves fait souvent allusion à des événements identifiables: ainsi l'un des dispositifs de bataille qu'il décrit est presque à coup sûr, comme l'a montré Claude Gaier, celui-là même qu'il utilisa en 1483 lors de la rencontre de Hollogne-sur-GeerGa naar voetnoot35.. | |||||||||
L' ‘instruction’: aspects particuliers1. Les préparatifsDifférentes phases devront se succéder. La première est d'ordre diplomatique et juridique: le prince assemblera tous les gens sages dont il pourra disposer, prélats, princes, nobles, gens de longue robe ‘saichans les droictz et loix’. Une fois | |||||||||
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son droit clairement établi, il pourra recouvrer ce qu'il lui appartient ‘par main forte’. De façon significative eu égard aux structures politiques des Pays-Bas et à son attitude lors de la crise de 1488, Philippe de Clèves prévoit la réunion des Etats, auxquels il sera demandé, le cas échéant, le financement de l'entreprise. Puis vient la phase militaire, caractérisée par le rassemblement autour du prince des membres de sa famille, des grands laïcs, des capitaines, à l'exclusion cette fois des clercs et des gens de longue robe, qui n'ont ici aucune compétence. Troisième conseil, de caractère financier: quelles sommes seront nécessaires, comment prévoir leur levée et leur distribution. Les préparatifs s'achèvent par la nomination d'un capitaine ou d'un lieutenant général. | |||||||||
2. L'idée de croisadeFidèle à la longue tradition bourguignonne, renforcée par sa propre expérience, le seigneur de Ravenstein souhaite convaincre le prince à la fois de l'opportunité et de la possibilité d'une expédition contre les Turcs. Lui en général si froid, il se laisse aller à toucher la corde sensible: si vous connaissiez la misère des Chrétiens, vivant en ‘servage’, captifs, sous la domination des Infidèles, ‘vous en auriez pitié, lesquels crient tous les jours vers Dieu’: Et s'il y avoit prince crestien qui voulcist aller pour leur ayder et assister, il trouveroyt cinquante mil hommes la plus part a cheval qui sont Crestiens pour leur ayder et asister, lesquelz sont aussi bons en leur endroit que Turcqz. Je vous en adverty voluntiers, car je congnoys les choses que je vous ay dictz, et pour vous donner la volanté d'y aller, quelque vieil que je suys, si j'ay puissance de me pourter quant vous irez, je offre de vous y servir, car je vouldroye bien estre si heureux de pouvoir mourir au service de DieuGa naar voetnoot36.. | |||||||||
3. Le maréchal des logisIl faut insister sur la présence de ce personnage, ignoré par la tradition médiévale. Troisième dans la hiérarchie en l'absence du connétable, derrière le prince et le maréchal de l'ost, des tâches qui revenaient à ce dernier lui sont maintenant attribuées: ainsi passer en revue les gens de guerre. Il lui appartient de visiter l'ost une fois par jour au moins et de faire son rapport au maréchal, de connaître l'itinéraire, ‘tous les pons, passages et chemyns qu'il fault que l'armee face’, d'utiliser pour ce faire des ‘guides et espies’. On peut penser que Philippe de Clèves utilise ici son expérience des guerres d'Italie, où, depuis Charles VIII, le ‘grand maréchal des logis’ a un rôle d'importance. De même, le maréchal des logis devra établir le camp, y faire entrer les troupes, les en faire sortir sans risque, en bon ordre. Le recours systématique au camp fortifié, qui, apparemment à chaque étape, doit abriter l'armée, représente là encore une habitude assez récente. | |||||||||
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4. L'ordre de bataille sur terrePhilippe de Clèves préconise le système suivant: si l'on s'attend à une besogne, à une bataille rangée, à une rencontre, il conviendra de placer en avant, à droite et à gauche, l'artillerie; elle s'arrêtera à portée de tir de l'ennemi, les pièces seront alors retournées et les chevaux désattelés. En arrière, à environ un jet d'arc, la ligne de bataille comportera au centre une masse de gens de pied en ordre serré et profond: les premiers et les derniers rangs, ainsi que les flancs, seront réservés aux piquiers, le coeur aux hallebardiers. Cette masse de piétons, inspirée de la phalange suisse, avec ses grandes enseignes flottant au-dessus des piques et des hallebardes, sera précédée par quelques dizaines de ‘compaignons perdus’. A gauche, on disposera les gens de trait à pied, ‘en quatre de front tout le long de voz avantz dictz pietonz jusques aux derniers’: ainsi une sorte de colonne profonde et assez étroite pour que les piques puissent les soutenir en cas de choc de l'adversaire. A droite, parallèlement à la masse des gens de pied, sur une largeur de vingt chevaux seulement, les chevaucheurs: hommes d'armes en tête, puis coutilliers et demi-lances, enfin deux rangs d'hommes d'armes pour fermer la marche. Quant aux gens de trait à cheval, ils seront placés derrière l'artillerie. Ainsi, ordre profond, un seul corps de bataille. Or, la tradition médiévale voulait le plus souvent trois corps de bataille, dont une avant-garde et une arrièregarde. Philippe de Clèves n'écarte pas, à la limite, ce dispositif, que pourrait rendre indispensable l'importance des effectifs: mais d'une part il prévoit que chaque corps aura son ‘ost’ de gens de pied, d'autre part il préconise que les trois corps soient placés sur une même ligne, de front, et soient donc engagés simultanément. Il ne manque pas d'ailleurs de remarquer que la pratique moderne est différente de l'usage ancien, où l'ordre mince était de rigueur: les gens de cheval ‘sengles’, c'est-à-dire sur un seul rang, les gens de pied ‘de trois a quatre d'espez’ seulement. Autrefois les combats voyaient l'engagement successif de l'avant-garde, puis de la bataille centrale, enfin de l'arrière-garde, d'où des rencontres qui duraient trois ou quatre heures, parfois une demi-journée. Aujourd'hui tout se règle beaucoup plus rapidement. C'est pourquoi il est inutile de respecter ce précepte de l'art militaire, classique au moins depuis Végèce: avoir l'avantage du soleil, de la ‘poudre’ et du vent. A cause de la briéveté des batailles, peu importe désormais d'avoir le soleil dans l'oeil, ou d'être face au vent. La recherche de ces avantages, devenus dérisoires, risquerait plutôt de désorganiser l'armée. De même Végèce recommandait d'avoir pour soi la pente du terrain, de dominer l'ennemi, même de peu: Dois savoir que de tant comme li liex est plus haus, de tant est il plus pourfitables, car li gavelot en descent plus forment sus ciaus dessous et la partie plus haute boute arriere par | |||||||||
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plus grant radeur ceaus qui s'efforcent de monter encontre. Quiconques s'efforce de monter contre terre il a II adversaires, son anemy et le lieuGa naar voetnoot37.. Or Philippe de Clèves préconise un choix inverse et estime préférable d'avoir le ‘pied montant’ que le ‘pied pendant’ et cela ‘pour l'amour de l'artillerie car jamais artillerie qui tire de hault en bas ne faict tant de meurdre aux ennemys que celle qui vient de bas en hault’Ga naar voetnoot38.. | |||||||||
5. La guerre sur merPlus original encore apparaît l'exposé de Philippe de Clèves quant à la guerre sur mer. En effet, si, pour la guerre sur terre il existait déjà des traités didactiques qui ne se contentaient pas de recopier les vieilles recettes léguées par l'Antiquité, on en était demeuré, pour les combats navals, aux développements de Végèce, quelque peu remaniés, amplifiés ou resserrés par Christine de Pizan, et, à sa suite, Jean de BueilGa naar voetnoot39.. La réflexion de Philippe de Clèves ne pouvait être qu'inédite, aucun auteur ne risquait de faire écran entre lui-même et son expérience pratique. De fait, il se livre à une description minutieuse de la nef du prince, avec l'emplacement réservé à sa chambre, l'endroit où il faudra placer la poudre à canon, la disposition des pièces d'artillerie, sur plusieurs étages. Tout est prévu pour l'abordage: le nombre d'équipes, le moyen de parer aux effets de l'artillerie (en plaçant des matelas à l'extérieur, des balles de laine à l'intérieur), d'arrêter la chute des objets qu'on lance des hunes. Mais surtout Philippe de Clèves envisage le rôle complémentaire des grosses nefs et des galées (du moins dans les mers du Levant), ces dernières tirant à ‘fleur de l'eaue’, très manoeuvrières, susceptibles de ‘toupier’ autour des grands navires; il reconnaît que l'abordage n'est plus la seule façon de vaincre sur mer: ‘Je voys plus souvent les navires se rendre par force de batre devant que on soit abordez’Ga naar voetnoot40.. | |||||||||
6. L'importance de l'écritSigne peut-être d'une mentalité nouvelle: le soin que met Philippe de Clèves à recommander le recours à l'écrit de la part de tous ceux qui exercent une responsabilité. Le conseil du prince devra mettre par écrit ‘quelz nombre de gens de chevaulx, de pied, d'artillerie et nefz’ seront nécessaires; en cas de siège, on recense- | |||||||||
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ra par écrit les vivres de la ville: blés, chairs, sel, vin, grain pour brasser, farines, apothicaireries; le maréchal de l'ost aura toujours sur lui un rôle où seront portés les noms des capitaines et le nombre de leurs gens, pour une répartition équitable des services et des ‘corvées’; recours à l'écrit aussi pour l'organisation du guet, pour les équipes chargées de l'abordage, pour la signification des signaux permettant de communiquer de navire à navire. | |||||||||
7. Les dimensions esthétiques de la guerreElles concernent surtout la flotte de guerre. Il est prévu que, lorsque le temps le permet, tous les navires viendront, chaque matin et chaque soir, faire ‘reverence’ au vaisseau du prince ou à la nef amirale: ce salut sera accompagné d'un concert de trompettes, tambourins et autres instuments. Tout sera préparé d'autre part pour le ‘triomphe’: tapisseries, tapis velus, nefs et voiles peintes aux couleurs et devise du prince, déploiement de pennons, de bannières carrées, d'étendards. De même pour les galères royales dans la mer du Levant, ornées de draps d'or, de velours et de soie: ‘C'est merveilles des triomphes qui se font en icelle mer’. ‘Banieres et paintures reparent fort une nef et en est plus fiere a regarder’. La magnificence d'une flotte, expression de la magnificence du prince. | |||||||||
ConclusionPhilippe de Clèves fut d'abord un témoin lucide: la guerre dont il veut entretenir son prince, qu'il lui recommande, est bien celle qu'il vécut, durant le dernier quart du quinzième siècle. Certes, on ne saurait dire que tout était alors nouveau par rapport aux pratiques ou aux mentalités précédentes. L'appel à la croisade, la référence à la notion de juste guerre, ‘les hommes combatent mais Dieu donne la victoire’, les rites religieux qu'il mentionne ça et là dans son exposé, la technique des mines et des contre-mines, tout cela, et bien d'autres notions ou procédés témoignent de la survivance d'un passé séculaire. Mais on peut admirer comment cet homme de forte culture refusa délibérément de jouer au régent de collège, déposa son bagage littéraire (qui n'était pas mince) et tint à livrer son expérience nue. Même dans le domaine religieux, ce n'est plus Dieu et saint Georges (ou quelque autre saint chevalier) qu'il demande d'évoquer, mais, de façon caractéristique, Dieu et sainte Barbe - la patronne de l'artillerie. L'accent mis sur le ‘triomphe’ peut bien passer pour la marque de la Renaissance. Lors d'une bataille rangée, ce ne sont plus les gens de cheval qui sont au coeur du dispositif, mais les gens de pied. Trois figures dominent ce traité: le camp de guerre, avec sa place d'armes, ses corvées, son gibet, ses troupes cosmopolites auxquelles des quartiers sont assignés; les batteries de canon qui rendent possibles les brèches, l'assaut des forteresses, la victoire sur mer à distance; enfin les rangs serrés et profonds de | |||||||||
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l'infanterie. Philippe de Clèves - dont les tableaux d'Albert Altdorffer fourniraient l'équivalent pictural, avec, en plus, la dimension fantastique - résume moins l'expérience médiévale qu'il n'annonce les temps modernes. On comprend que son oeuvre ait été livrée aux presses sous le règne de Henri II et que vingt ans plus tard, on ait encore entrepris de le traduire en flamandGa naar voetnoot41.. |
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