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La vie de la venerable mere Elizabeth Strouven, Fondatrice & premiere Superieure du Monastere nommée le Mont Calvaire à Maestricht.
JE nâquis l'an de grace 1600 le 24 de Janvier, & fus nommée au St. Baptême Elizabeth. Dieu veuille que la naissance que j'ai reçûë de mes parens, & ma renaissance en Jesus-Christ par le premier Sacrement de l'F glise, puissent servir à la gloire de mon Dieu, & au salut de mon ame. Seigneur, la foibblesse & la misere de mon enfance vous sont mieux connuës qu'à moi-même; car à peine puis je me souvenir de plus loin que de l'âge de sept ans ou environ. Ma mere vivoit encore alors, & achevoit sa penible vie, de
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laquelle elle a passé les douze dernieres années dans une maladie dont les jugemens étoient divers, & que quelques-uns ont crû avoir été causée par sortilege ou malefice. Quoi qu'il en soit, comme j'avois reçû naissance vers le milieu du cours de cette longue infirmité, je n'ai pas sujet de m'étonner que toute mon enfance se soit passée dans un état languissant; mais bien, Seigneur, ai-je un grand sujet de vous en remercier maintenant que vous m'avez fait connoître l'utilité de ma foiblesse. Celle de ma mere & la mienne n'empêchoient pas que lors principalement qu'elle me donnoit des marques de sa tendresse maternelle, elle n'accompagnât toûjours ses caresses de quelque discours sur la vie éternelle qui devoit suivre cette vie perissable, soit dans la gloire avec les Saints, soint dans l'enfer avec les damnez & les Demons. Cette bonne mere m'entretenoite de l'incomprehensible durée de l'Enternité par toutes les comparaisons que l'on tire ordinairement des innombrables grains de sable de la terre, ou des goutes d'eau des rivieres & de la mer, lesquels enfin puevent être comptez ou épuisez, sans que néanmoins l'on puisse jamais parvenir à aucune fin dans l'Eternité. Donnezlui, ô mon Dieu! dans cette Eternité, ce que je ne puis pas lui rendre dans le tems, pour la remercier de m'en avoir in- | |
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struite si avant. Je dois ici avoüer que soit par indiscretion, soit par vanité, je me suis trop appliquée à y vouloir comprendre ce que Dieu nous reserve pour l'Eternité même. Je lui en demande tres-humblement pardon, & le remercie en même tems de l'usage que dans cette tendre enfance j'ai sçû faire auprès de mes petits frere & soeur d'une si grande verité,
de laquelle je leur parlois nuit & jour, & dont la lumiere m'étonne encore presentement, parce qu'elle n'a pû certainement remplir l'esprit d'un enfant tel que j'étois, sans une grace particuliere.
Dieu m'ayant enlevé ma mere pour la metre, comme j'espere, après de si longues infirmitez, dans son repos éternel, mon pere trouva bon, quioque je n'eusse alors qu'environ sept ans, de me placer dans un Monastere, afin d'y mieux apprendre que dans sa maison ce qu'il croyoit me devoir être utile. La pensée de la grande & seule instruction que je me souvenois d'avoir reçûë de ma mere, m'occupoit sans cesse, & me faisoit répandre beaucoup de larmes, auxquelles je reconnois que mon amour propre avoit grande part, parce que je ne meditois jamais sur l'Eternité, que ma mere, qui m'en avoit instruite avec tant de tendresse, ne fût toûjours presente à mon esprit.
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C'est ma faute que j'ai fort peu profité dans ce Monastre, d'oú l'on me retira peutêtre aussi trop tôt; car je n'en remportai qu'un grand éloignement de la vie du Cloître, lequel m'a duré jusques àl'âge de vingtcinq ans. Ce n'est pas que j'y eusse rien appris ni rien vû que je pourrois accuser de peché; mais mon orgueil ou ma delicatesse avoient tellement été frappez par certaines apparences d'immodestie ou de relâchement, que le souvenir, qui n'a pû s'effacer de ma memoire, me fait encore aujourd'hui sentir le grand mal que cause le mauvais exemple, sur tout de personnes Religieuses, & dire qu'il faut infiniment veiller à ne rien faire devant les enfans, qui puisse leur donner innocemment & par inadvertance les moindres impressions du mal même apparent; celles que j'ai reçûës dans ce Monastere vers l'âge de huit ans, m'étant actuellement plus presentes que ce que j'ai vû ou appris dans un âge plus avancé. J'ignorois, helas! alors les regles de la Charité & du support du prochain, quoique dès-lors, à ce qu'il me paroît, je pensasse serieusement au choix du genre de vie dans lequel je pourrois mieux servir Dieu, & m'assurer de la bien-heureuse Eternité.
Une maladie contagieuse survenuë dans le Monastre, fut cause que mon pere me retira auprès de lui; mais il eut soin avec la
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marâtre qu'il me donna bien-tôt après, de m'envoyer à l'école auprès d'une fille vertueuse, qui étoit devenuë aveugle. Dieu veuille les en recompenser; car comme je devois la mener à l'Eglise, cet exercice & sa compagnie me procurerent par la bonté de notre Seigneur, à mesure aussi que j'avançois plus en âge, bien d'autres avantages pour mon salut, que je n'en avois reçûs dans le Monastre; car j'eus par là l'occasion d'entendre plusieurs Sermons sur la Vie de Saints & de Saintes que je ne connoissois pas encore, mais qui avoient beaucoup souffert pour l'amour de Dieu, lesquels je me sentis fort pressée d'imiter. Je reconnois maintenant qu'il y avoit bien din mêlange dans les motifs de mon ardeur; parce que, comme je ne perdois pas de vûë l'Eternité, il me sembloit que tant plus je souffrirois, tant plus vîte & plus sûrement arriverois-je à ce que je desirois si fort. Or comme après la mort de ma mere j'avois pris la sainte Vierge pour m'être mere en sa place, j'aimois sur tout d'aller à sa Chapelle chez les Recollets. Je la priai même une fois indiscretement de vouloir, comme à ma mere charnelle, m'obtenir plusieurs années de maladie avant ma mort. Je confesse ici, mon Dieu, que ces attraits ne me rendirent pas plus patiente à l'égard de ma marâtre, dont l'humeur m'etoit quel- | |
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quefois insupportable, & je vous en demande tres-humblement pardon.
L'on m'envoya peu de tems après dans une autre école, où j'eus bien-tôt fait une espece d'association de plusieurs Compagnes, avec lesquelles ne cessant de causer nous troublions l'ordre, & meritions certainement d'être reprises, comme nous l'étions souvent. Il y avoit aussi parmi nous un jeune garçon, mêlange que je reconnois être infiniment dangereux dans les écoles des filles, quoique par la bonté de Dieu, que je ne sçaurois assez remercier, sa compagnie n'ait rien produit de mauvais à notre égard; car tous nos entretiens & toutes nos causeries n'avoient point d'autre sujet, sinon la Vie des Saints, & la maniere dont nous pourrions les imiter. J'étois sur tout si ardente à entretenir mes Compagnes de ce que j'avois entendu dans les Sermons, qu'elles me regardoient comme leur petite Maîtresse. Mais quoique nous pensassions souvent à l'état que nous choisirions pour mieux servir Dieu, il ne me vint jamais de panchant pour la vie du Cloître, à cause de ce que j'ai dit ci-dessus.
Mon ignorance & celle de mes amies ne nous foisoit aussi pas mieux recontrer ni discerner entre les exercices de pieté que nous voulions pratiquer; cependant notre refrein, pour ainsi dire, perpetuel étoit
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l'Eternité, l'Eternité. Je n'en sçai après cela que deux de notre association, laquelle étoit ordinairement de douze, qui soient devenuës Religieuses; le jeune garçon devint Ecclesiastique, & les autres qui ont été mariées, sont déja dans l'Enternité, hormis une qui est veuve, & moi qui ne sçai encore ce que Dieu en fera. Nous prenions toutes sortes de petits moiens pour être toûjours ensemble; mais notre plus utile rendez-vouz en ce tems-là étoit chez une fille vertueuse, que Dieu veuille recompenser pour la quantité des bonnes choses qu'elle nous a enseignées. Cependant nos parens se défioient avec raison de nos écarts, & j'avouë que si j'avois été en leur place, j'aurois porté la surveillance & la correction plus loin qu'eux. Ils se contenterent de nous gronder, jusques à ce qu'ils connurent la droiture de nos foibles intentions, dont le plus grand excés n'alloit qu'à nous faire appeller avant le jour par celle qui seroit la premiére éveillée, afin d'aller à l'Eglise dans ce tems que nous croïons le plus propre à la priere. Et puis qu'il m'est ordonné de tout écrire sans reserve, ô mon Dieu! n'ai-je pas été bien aveugle de penser que je pouvois dérober à mes parens de petites douceurs pour les donner à mes Compagnes, afin de m'en faire mieux écouter, & de les porter à vous aimer, & puis-je me souve- | |
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nir sans larmes, d'avoir couvert mes vols par des mensonges? Je m'arrête ici avant de poursuivre, pour vous demander pardon, ô Dieu de verité, & vraie charité, de tous mes mensonges, de tout mon orgueil, & de la grande méchanceté avec laquelle je vous ai
resisté & méprisé dans mes parens, qui tenoient votre place pour mon éducation.
Ils m'envoyerent alors à Liege, afin d'en apprendre la langue; mais mes Compagnes ne cesserent d'importuner leurs parens qu'après en avoir obtenu d'y étre aussi placées sous le même prétexte. Nous nous trouvâmes ainsi reünies avec beaucoup de joie, nonobstant que le Maître, chez lequel nous allions apprendre la langue, ne cessât de nous reprendre de notre attachement mutuel, comme contraire au dessein de nos parens, parce qu'étant toutes Flamendes, nous perdions par nos conversations dans notre langue maternelle, la peine qu'il se donnoit pour nous instruire. Il avoit grande raison, & certainement l'attache à ses Compatriotes empêche le profit que les parens cherchent dans les écoles étrangeres. Cependant malgré sa juste rigueur, qui alloit à nous separer, nous sçavions bien nous retrouver dans nos rendez-vous, qui souvent se faisoient jusques à une lieuë de la Ville, & que nous accompagnions de petites frian- | |
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dises & de collations, à la maniere des jeunes filles de Liege; mais, graces à Dieu, sans avoir jamais été exposées aux dangers qu'elles courent dans ces sortes de promenades de plaisir. Aussi n'ai-je couru autre risque à Liege, sinon de tomber dans le vol d'un petit coffret, que je trouvai dans la maison où je demeurois, & lequel croyant n'être d'aucune utilité, j'avois mis dans ma chambre pour l'apporter à Maestricht, afin d'en faire quelque present; maus Dieu permit que les gens du logis le reprirent, sans m'en rien dire. Je ne laissai pas d'en sentir bien de la confusion, parce que l'on y paroissoit ne pouvoir plus se fier à moi. J'y ai eu encore une autre sorte de peine, que me causa la sensualité avec laquelle je me jettai une fois en Carême sur un morceau de tourte que je trouvai,
& qui étoit faite avec des oeufs. Je prie ceux qui liront ceci de vouloir interceder pour moi, afin que Dieu me pardonne toutes mes avarices & mes sensualitez. Voilà, ô mon Dieu! bien des méchancetez pour le tems de six mois que j'ai demeuré à Liege.
L'occasion que mon pere eut de m'en ramener, fut celle de me faire voir un fort vieil oncle âgé de plus de 100 ans. Il me prit donc avec lui, & au retour je restai à Maestricht. Les deux fruits que je viens de marquer de ma nature corrompuë, me de- | |
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meurerent long-tems dans la memoire avec douleur; mais le premier avec moins de trouble que le second, parce que dans celuici je m'étois abandonnée à ma convoitise contre la semonce interieure que j'avois reçûë d'y resister. Le Seigneur veuille me pardonner l'un & l'autre.
Mes parens ne voulant pas que j'oubliasse ce que je pouvois avoir appris, me remirent à l'école, & me firent aussi apprendre differens ouvrages propres aux filles, lors qu'un jour la mere d'une de mes Maîtresses m'aiant trouvé travaillant à son ouvrage propre pendant qu'elle étoit sortie, m'arracha les ciseaux, & me donna un soufflet qui fit une si violente impression sur ma méchante & orgueilleuse nature, que sans lâcher un seul mot je sortis brusquement de la maison, & n'y remis plus le pied. Voilà comme j'ai roulé ma chetive vie jusques à l'âge de 14 ans. Je faisois dans la maison tous les ouvrages dont on vouloit bien me charger, convaincuë que j'étois qu'il est du devoir des enfans d'obeïr en tout à leurs parens. Mais quoi qu'en même tems j'eusse toûjours l'Eternité en vûë, & le desir de souffrir pour Dieu, mon immortification étoit si grande, que succombant souvent sous la charge, je m'attristois, je soûpirois sans cesse, je fondois en larmes, & me trouvois livrée à de grandes melancolies. J'étois lan- | |
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guissante & presque toûjours malade, je traînois plûtôt les enfans de ma marâtre, dont j'étois chargée, que je n'étois en état de les porter, & celle-ci n'avoit ni le genie, ni la tendresse de ma mere; le dégoût de la nourriture que j'avois souvent, passoit aussi pour hypocrisie. Mon frere & ma soeur, qui étoient plus robustes que moi, étoient neanmoins miéux traitez, & quoi qu'alors Dieu m'inspirât une forte resolution de recevoir avec soûmission tout ce qui me surviendroit, comme venant de sa main, je ne fis pas un assez courageux usage des occasions qu'il m'en présentoit si frequemment, & mes murmures
secrets contre ma marâtre allerent même jusques à lui dire une fois, que le tems viendroit qu'elle retrouveroit ce qu'elle me faisoit souffrir.
L'usage que je souhaiterois que l'on fist de ce que j'écris, seroit celui de ne jamais surcharger des infirmes & des personnes de foible complexion, en quelque condition qu'elles se trouvent. Une de mes occupation, pendant que ma soeur se tenoit assiduë dans la boutique, étoit de porter & de chercher le bois sous le toit de la maison à un cinquiéme étage. Un jour qu'accablée au - dessus de mes forces j'y étois montée à plusieurs reprises, & ne sçavois comment en descendre, tant j'étois affoiblie, je me reposai un moment dans un endroit de la
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montée, où je me retirois quelquefois pour lire dans un livre de pieté que je portois toûjours sur moi en secret. J'y fus saisie, comme je l'ai été souvent en cet endriot, de crainte & d'effroi; mais alors je le fus aussi de noires pensées d'une assistance invisible avec laquelle je pourrois être bien-tôt embas; j'eus aussi-tôt recours au signe de la Croix, & je descendis sans m'arrêter, ni sans penser à mon épuisement.
J'avois une aversion insurmontable de me trouver dans la boutique, & de vendre selon l'usage & la pratique ordinaire des Marchands accompagnée presque toûjours de mensonges; souvent même j'avertissois tout bas les Acheteurs que la marchandise, que d'autres leur assûroient bonne, n'étoit ni telle ni de leur convenance. J'avois conçû cette aversion pour le negoce étant encore enfant, en etendant un Sermon pendant l'Octave de St. François. Elle fut aussi cause de bien des desagrémens que je reçûs dans la maison de mes parens. J'aurois en effet prefré la condition la plus vile à celle de Merchande: de sorte que mes parens, qui ne trouvoient pas leur compte avec moi, croyant de me faire prendre le goût & l'intelligence du commerce chez des étrangers mieux que chez eux, prirent la resolution de me placer dans une autre boutique. Lors que je le
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sçûs, je pris de moi-même un autre dessein hardi & temeraire, comme je le dirai dans la suite, parce que je dois avoüer encore d'autres fautes que je fis avant de sortir de la maison paternelle. J'étois si pleine de moi-même & si enivrée de mon amour propre, qu'il surpassoit souvent toutes mes plus fortes resolutions: je ne pouvois rien souffrir de ma marâtre, & mon impatience lui donnoit lieu de me traiter, comme elle faisoit, avec des termes tout-à-fait indécens. Quoi que mes parens fussent assez charitables, je ne laissois pas de mettre de côté tout ce que je pouvois surprende de pain & d'autres choses, même de l'argent, pour servir à nourrir les pauvres, auxquels je partageois le tout, & l'allois souvent porter moi-même à la dérobée. J'étois si aveugle, que j'avois peine alors de croire, comme je l'ai eu encore depuis, que je fisse mal, parce que mon intention me paroissoit bonne, & les affaires de mes parens n'en alloient alors que mieux. Je m'en suis cependant confessée, mais avec peu de repentir, & mon pere, à qui je m'en ouvris pendant une maladie que j'eus, m'imposa là-dessus silence avec tendresse. Il en agit de même (car c'étoit un fort bon homme) lorsque ma marâtre eut trouvé l'endroit où j'avois caché environ six frans, dont j'avois besoin pour ma premiére entrée
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que j'avois projettée auprès d'une pauvre fille devote, & que le défaut de ce peu d'argent déconcerta, quoi que j'eusse droit d'avoir bien davantage par la disposition de feu ma mere, dont seule je n'ai jamais rien eu. J'avois pris cet argent dans la boutique; mais l'ingenuité avec laquelle je l'avoüai à mon pere sur sa premiere demande, fit qu'il me le pardonna. Si lors que je me suis soûmise à écrire, je n'avois pas promis de coucher tout ce qui me reviendroit dans l'esprit, j'aurois ômis toutes ces petites choses, & bien d'autres que je marquerai dans la suite.
Or avant d'exécuter le dessein que j'ai touché, & de quitter la maison de mes parens, je dois dire ce qui m'y arriva encore, sans que je puisse me souvenir précisément en quel tems. Un jour que j'étois assise dans un coin du vestibule de la boutique, & que me sentant assez mal, je m'occupois fortement de differentes bonnes pensées, il parut à la porte un homme de belle mine & tres-bien habillé, qui s'adressant à moi, me demanda s'il me plairoit bien de lui donner quelque chose pour Dieu. J'en fus frappée; mais comme l'on me pouvoit voir par les fenêtres de la cuisine, & que honteuse de mon immpuissance, je dûs demander quoi répondre, l'on m'ordonna de dire que Dieu voulût l'assister. J'en eus une peine incon- | |
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cevable; j'obéïs neanmoins, & celui-ci m'ayant dit tres-amiablement & sans aucune alteration, Deiu soit, ma fille, votre recompense, je le suivis de vûë aussi loin qu'il me fut possible, & je le pouvois fort loin à cause de la situation de la maison; mais il ne s'adressa à personne de tout son chemin qu'il fit fort vîte, ni ne s'arrêta à aucune autre maison. J'étouffois presque de déplaisir du refus que j'avois été, contre mon attente, obligée de faire, & depuis le panchant d'assister les pauvres ne m'a jamais quittée.
Lors donc que parmi tous ces differens troubles je fus parvenuë à l'âge d'entre dixsept & dix-huit ans, & que je sçûs que mes parens étoient presque d'accord de ma pension pour me placer en fille de boutique, j'entrepris d' exécuter mon hardi dessein, & aimant toûjours mieux d'être servante que Marchande, je m'adressai à une femme, laquelle à l'occasion de la cuisine qu'elle sçvoit faire, avoit entrée dans plusieurs maisons, & la priai de me chercher quelque place qui me fût propre. Elle m'en eut bien-tôt trouvé une chez de fort honnêtes gens, pour y avoir soin d'un jeune enfant qui venoit de perdre sa mere, & pour y servir en même tems de couturiere, métier que je sçavois tres-peu. Je ne laissai pas, partie par presomption, partie par je
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ne sçai quelle confiance que j'avois en Dieu, de dire que je le sçavois bien, & de m'y presenter hardiment, oubliant ou méprisant par mon orgueil dans ce moment-là mes infirmitez continuelles. Revenuë à moi j'eus recours à la priere, & particulierement à l'intercession de la Ste. Vierge devant son Image chez les Recollets. Ce recours produisit en moi cet effect surprenant, qu'en moins d'un mois je ne trouvai si parfaite dans le couture, que j'aurois pû l'enseigner à d'autres, & en vivre, si Dieu l'avoit voulu alors. Je fus neanmoins si aveugle & si ingrate, qu'à piene en ai-je remercié le Seigneur. Je me reservai en entrant au service avec un petit gage, la liberté d'aller tous les matins à l'Enlise, & comme j'ai déja dit que c'étoient des personnes vertueuses, elles étendirent ma reserve bien au-delà de mon attente; Dieu veuille les en recompenser, & de ce que cette liberté me fut une occasion de voir plus clair dans l'oeuvre de mon salut. Aussi leur donnois-je une entiere satisfaction, soit par coudre tout ce qui se presentoit, soit par le tendre soin que je prenois de ce cher enfant; mais je le confesse ici, ô mon Dieu! j'en eus un soin excessif en la parant avec trop de vanité & de complaisance dans les ajustemens que je lui faisois. J'ai demeuré trois ans dans ce service, j'y étois aimée
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même des deux servantes, dont l'une étoit jeune, & l'autre vieille & infirme, auxquelles je me rendois aussi tres - officieuse, particulierement à celle- ci, laquelle ayant peine à marcher, je la soûtenois lors que nous allions ensemble à l'Eglise.
Or nous y allions toûjours avant le jour, & tres-souvent sans sçavoir quelle heure il étoit, de sorte que neus étions quelquefois à la porte de la Mere Eglise de saint Servais, où nous allions ordinairement, hormis aux jours de Confession, avant les deux heures du matin & plus tôt. Une nuit d'hiver que passant devant l'Eglise des R.P. Jesuites nous nous agenoüillâmes sur les degrez (& à ce que nous entendîmes après, il n'étoit qu'une heure & demi ou deux heures,) nous nous trouvâmes environnées d'une troupe de chiens noirs plus grands que des veaux; mais par la divine Providence, quoi qu'ils nous approchassent & rodasient à l'entour de nous, nous en fûmes quittes pour la peur; ils ne firent même leurs hurlemens que lors qu'ils furent sortis de la cour qui est devant l'Eglise. Mais aussi dans le mécontentement que je sentis de ce que cette servante se levoit si matin, je resolus de ne plus la suivre; j'ai cependant reconnu depuis que Dieu a fait servir cet accident à me faire vaincre bien des vaines terreurs, & la crainte, qui est une passion, comme les
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autres, tres-préjudiciable à la perfection. Nous observâmes mieux dans la suite l'heure de notre sortie. Ma Compagne ne sçavoit point lire: ainsi nous prenions ensemble un plaisir indicible, elle en écoutant, & moi en lui lisant sans cesse l'Histoire de la Passion & de la Mort de notre aimable Maître. O Seigneur! quelle grace inconcevable est celle de nous donner une bonne compagnie? Je ne puis à l'huere que j'écris, ni oublier, ni ne pas aimer tendrement cette bonne vieille servante, quoi qu'elle fût d'une humeur assez difficile; mais Dieu dès mon enfance m'en avoit fait assez supporter de semblables, pensant qu'elles en avoient elles-mêmes la premiére & la plus grande peine.
La jeune servante, qui étoit aussi vertueuse, m'aimoit encore beaucoup, mais par d'autres raisons: car comme elle n'avoit pas tant besion que la vieille de mes services corporels, je travaillois plus pour elle de mon métier, ce qui lui épargnoit bien des petites dépenses. Je le faisois à la verité par une disposition officieuse que j'ai toûjours euë envers chacun, mais souvent peu entenduë, & laquelle peut quelquefois avoir autant de mal que de bien: car quoique je n'ômisse rien pour cela des obligations de mon engagement, aqquel j'ai toûjours fort craint de manquer; je prenois cependant
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ces services sur le nuit & sur mon repos, & ainsi je commettois une injustice en abusant de la lumiere de la maison, & en prodiguant ma foible santé, qui a certainement beaucoup coûté à mes maître & dame; car je fus souvent fort malade, jusques - là que la quantité de violentes médecines que l'on me fit prendre acheva de ruïner ma pauvre complexion. Je ne laissios pas d'assister au delà de mon soin principal, les deux servantes dans tous leurs plus pesans ouvrages, me faisant quelquefois un plaisir de les leur faire trouver à demi faits avant qu'elles s'y fussent mises. Le travail de porter les grains & d'autres choses, qui m'obligeoient de monter & de descendre de penibles montées, me procura enfin, à force de penser à Notre Seigneur montant au Calvaire, ce grand bien de m'établir pour toûjours dans l'amour de ce mystere, dont le souvenir ne m'abandonna jamais dans tous les plus penibles & les plus vils ouvrages que j'ai faits depuis.
Je fus souvent tentée de quitter ce service, parce qu'il me paroissoit, qu'étant continuellement infirme, je ne meritois pas la nourriture & le gage que j'y avois; mais rien ne dissipoit davantage cette delicatesse que l'amour que j'avois pour ma petire éleve: car après avoir plusieurs fois proposé à mon maître & à sa mere de quitter leur
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service, l'opposition de mon maître, quoi qu'accompagnée de presens qui surpassoient mon gage, me faisoit moins ceder qu'un seul regard de mon enfant, qu'il me sembloit que j'aurois dû enlever & amener avec moi, tant mon amour pour lui étoit déraisonnable. D'autres motifs pouvoient porter cet honnête homme à me retenir & à me faire des presens. Il s'appercevoit de mes besoins, & mes larmes lui découvroient sans doute la dureté avec laquelle l'on m'avoit traitée dans la maison de me parens, lors que j'y étois allée, quoi qu'en tremblant, pour demander mes besoins. Deux raisons pouvoient être la cause de leur dureté, je m'étois mise en service sans leur aveu, & ils me voyoient encline à la vie humble & retirée. Ainsi infatuez de l'esprit du monde, qui fait qu'aujourd'hui encore l'on favorise moins les enfans qui veulent se donner à Dieu, que ceux qui embrassent le fiécle & ses vanitez, ils me rebutoient, & ma marâtre me chassoit presque de la maison. O mon Dieu! vous sçavez la peine que j'ai d'écrire ce qui va suivre, & combien j'aurois voulu ne pas m'en souvenir, car je ne manquerois pas à l'obéïssance ne m'en souvenant pas.
Ma petite & belle Elizabeth mourut de la petite verolle, & mon fol amour pour
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elle étoit si grand que, tout défiguré qu'étoit son visage après sa mort, je m'y tins fort long-tems collée avec une tendresse qui me paroissoit surpasser celle d'une mere. Dieu ne laissa pas de tourner ma folie pour mon bien, en m'inspirant un dégoût total pour le monde, & pour tout ce que le monde estime; mais mon maître & sa mere me consoloient, afin de me retebir, par tous les moyens imaginables, promettant même de me donner une nouvelle Elizabeth, ce qui dans la suite fut vrai â la lettre. Mon maître songeoit à se remarier, & la part que j'eus, quoi qu'innocemment, dans cette intrigue, est une des choses du monde qui me fait le plus de peine, & qui m'a fait connoître à quoi l'on est exposé dans les services d'hommes veufs. Il jetta les yeux sur une fille vertueuse de bonne famille, & fort adroite en toutes choses, avec laquelle il me voyoit souvent, parce qu'elle m'aimoit & m'apprenoit differens ouvrages. Sa poursuite se conduisit d'abord avec ordre, avec aveu, & en presence de la mere de la fille, qui consentit même à la parole qu'ils se donnerent mutuellement; mais cette mere ayant changé tout-à-coup & sans sçavoir pourquoi, j'en fus presqu'autant affligée que mon maître en fut frappé, & j'eus tant de compassion de son état, qu'après m'être prêtée pour le
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servir par le moyen de pauvres fermmes, qui portoient les billets qu'ils s'écrivoient l'un à l'autre, cette voye étant venuë à manquer, je me donnai pour en être moi-même le porteur, & je fus si hardie (Dieu veuille me le pardonner, car je souffre une indicible confusion de l'écrire,) que l'Eglise & les devoirs de pieté furent le lieu & les moyens dont je me servis pour porter ces billets, & entretenir ainsi leur amour. Ma peine de quitter ce service étoit grande, parce que j'aurois desiré, voulant être toute ma vie simple servante, de demeurer auprès de si honnêtes gens. La mort cependant de ma petite éleve diminuoit de tems en tems cette peine, & je sentois d'ailleurs un combat interieur qui me pressoit à la retraite & à vivre seule; c'étoit un vrai combat, car si d'un côté je trouvois bon de me retirer, de l'autre il ne me paroissoit pas honnête qu'une jeune fille demeurât seule.
Enfin après bien des explacations tendres & un service de trois ans, je loüai une maison de deux petites places dans le quartier que l'on nomme du St. Esprit, & m'associai à une vieille veuve qui en occupa une, & moi l'autre. Pendant les années que je demeurois ainsi cachée, mon maître s'étant remarié, & ayant eu plusieurs enfans avec ma chere & vertueuse amie,
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celle-ci tomba malade de la peste, sans qu'on le sçût. Je la vis, & je reconnus son mal; mais elle voulut que je ne l'abandonnasse pas. Ma crainte fit quelque impression sur mo; cependant le desir que j'aurois eu de servir plûtôt une personne qui n'avoit pas, comme celle-ci, le moyen de se procurer ses besoins, m'inquiéta bien plus fort. Je m'en expliquai avec elle; mais la maniere humble & tendre avec laquelle elle me pria de ne pas l'abandonner, fit que je l'assistai de mon mieux jusques à sa mort qui fut tres-chrétienne; aussi me laissa-t-elle, préferablement à tous ses proches, la tutele & le soin de l'éducation de ses enfans. Il en restoit cinq, dont trois étant morts, les deux filles aînées sont venuës dans la suite au tems d'une maladie contagieuse demeurer avec nous sur le Commel. L'une y est morte, & l'autre, qui étoit l'Elizabeth qui m'avoit été promise passé dix-neufans, s'étant guerie, est restée avec nous; Dieu veuille qu'elle s'y sanctifie pour sa gloire.
J'avois écouté jusques alors ma propre volonté, en resistant aux inspirations que j'avois senties souvent de changer de demeure & de maniere de vivre; mais je suivis enfin l'avis de mon Confesseur, & mon pere qui me le permit aussi, promit de m'assister du plus necessaire pour ma nour- | |
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riture. Il le fit pendant deux ans, lors que s'étant encore une fois remarié, sa charité cessa. Le soin plus que paternel que Dieu a pour les créatures qui cherchent à le servir ne cessa pourtant pas, & ne me manqua jamais. O mon Dieu & mon Pere! soyez-en éternellement beni. L'on m'avoit auparavant extrêmement intimidée de l'humeur farouche de ma vieille compagne, comme contraire à l'humeur paisible que Dieu me donnoit; mais comme je la prévenois en tout ce qui m'étoit possible, elle m'aima beaucoup, ce qui ne me fut pas cependant d'un grand bien, & nous vécumes ensemble un an & demi sans avoir la moindre parole de dissension. Je m'appliquois fort à mon métier de Couturiere lors que je n'étois pas malade, & j'étois ainsi paisible & assiduë dans ma chambre; souvent neanmoins avec des inquiétudes secretes par raport à mon salut, & sur le choix de la meilleure maniere de servir Dieu pour lui plaire. Il me survint dans ce tems-là une jeune fille de même volonté, que je retins avec amitié & par compassion pendant quelques mois; elle fut bien-tôt après une bonne Religieuse du St. Sepulchre. Pendant qu'elle resta avec moi, elle me servit à me mieux connoître que je n'avois fait jusques alors; car le soin que j'eus de procurer notre neces- | |
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saire, me fit sentir de si violens combats d'avarice, dans l'apprehension où j'étois que si elle devenoit malade, je ne sçaurois pas subvenir pour nous
deux, que je conçûs presque de l'aversion pour sa personne, sans pourtant qu'elle s'en apperçût, car c'étoit une tre-bonne fille. Je succombai enfin, & je perdis la victoire, car la vieille vueve, qui ne mangeoit plus comme de coûtume avec moi, en eut aussi du mécontentement: de sorte que je disposai cette fille à chercher un service pour quelque tems jusqu'à ce que je fusse mieux en état de la reprendre auprès de moi. Dieu sçait ce que j'ai merité ici pour ma lâcheté; aussi m'a-t-il fait souffir avec justice des tourmens inexplicables par des reproches interieures de ma conduite si peu charitable, & si peu genereuse envers sa servante.
A ces combats en succeda un autre de ne pouvoir quitter cette vieille veuve, quoi que je m'en sentisse pressée interieurement, me servant, pour ne pas obeïr à la voix de Dieu, de cet ancien motif, qu'il n'étoit pas honorable à une fille de demeurer seule. J'y joignois aussi d'autres reflexions sur la peine que cette vieille femme auroit de notre separation, sur ma complaisance naturelle à ne vouloir faire peine à personne, enfin sur le qu'en dira-t-on, & sur le scan- | |
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dale que le monde en recevroit. Mais graces à votre misericorde, ô mon Dieu! l'obeïssance l'emporta cette fois-là. Il se rencontra une petite maison vuide vis-à-vis de celle où nous deméurions, & celle-là même que j'avois souvent desirée étant encore enfant, lors que m'occupant du desir de servir Dieu avec mes petites Compagnes, je sentois la violente aversion pour la vie du Cloître dont j'ai parlé. O qu'heureux seroit l'homme qui pourroit toûjours trouver la juste regle de ses démarches! Je loüai donc cette maison au prix de six frans; mais outre la difficulté que j'eus de consoler ma bonne vieille femme, nonobstant l'esperance dont je la flatois qu'elle me verroit souvent étant si voisines, à peine me trouvai-je seule dans ma nouvelle cabane, que je fus résaisie de ma passion de crainte naturelle. Je craignois de descendre dans ma cave en plein jour, & les nuits que je passois quelquefois à coundre, pour autant plus ramasser, m'accabloient d'effroi. Le voisinage d'une femme d'une reputation suspecte, augmentoit mes frayeurs, car il me paroissoit de l'entendre & de la trouver par tout en mon chemin dans ma maison, laquelle je trouvois en même tems si remplie d'insectes, qu'à la fin je considerai que Dieu premettoit tout cela pour achever de me faire
vaincre ma crainte, &
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me faire arriver à cet état tranquille que l'on goûte, ô mon Dieu! lors que par votre grace l'on ne craint plus rien que vous seul. Je faisois donc tout ce que je pouvois nuit & jour pour gagner dequoi m'entretenir, dans l'aveugle pensée, que lors que je me serois procuré abondamment ce necessaire, tandis que mes parens me fourniroient ma nourriture, j'en aurois autant plus de tems & de liberté pour servir Dieu; car pendant cette sollicitude j'étois fort peu assiduë aux Eglises.
Le desir de prendre des écolieres, qui m'avoit une fois été fortement inspiré en passant devant l'Image de la Ste. Vierge il y avoit sept ans, me reprit alors, & m'obligea de penser à une maison moins resserrée. Je considerois que leurs ouvrages m'assisteroient aussi dans mon aveugle sollicitude, sans me souvenir que celui qui seul m'avoit renduë capable d'enseigner les autres, auroit pris un meilleur soin de mes besoins que je n'en pouvois prendre moi-même. Mes yeux s'ouvrirent pendant que je n'avois que trois filles, j'en devins plus assiduë à la priere, à l'Eglise, & particulierement aux Sermons, dont je me faisois un grand plaisir d'entretenir exactement mes enfans aussi-bien qu mes voisines, hormis cette femme supecte, à laquelle neanmoins, lors qu'elle m'appelloit, je ren- | |
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dois tous les services que je pouvois. Chacun vouloit placer ses enfans auprès de moi, le nombre s'accrut jusques à quinze, & dans la suite jusques à vingt-cinq, ce qui troubla de nouveau mon assiduité aux Eglises. Dieu m'exerca alors par un autre combat interieur, je me sentis souvent pressée de donner aux pauvres tout le reste de mon gain au-dessus du simple necessaire; mais lors qu je l'avois pris sur moi dans ce dessein-là, je le rapportois aussi souvent sans l'avoir pû distribuer, & mon amour propre joüoit son rôle dans cette impossibilité prétenduë, jusqu'à ce qu'il m'arriva que je le trouvai quelquefois enlevé de ma poche, sans sçavoir par quelle voie. Cela me ramena à moi-même, & je sentis que l'on trouve bien plus de repos à suivre les inspirations approuvées, qu'à les combattre par des motifs humains. Je cherchai donc ce repos dans une obeïssance courageuse qui pût me mettre dans un état plus
seur de servir Dieu selon sa sainte volonté.
La charge de tant d'enfans me pesoit fort. Ainsi je pensai à m'associer une personne qui pût me décharger d'une partie de leur soin, & ne sçachant sur qui jetter les yeux, une nuit que je priois Dieu, il me parut entendre une voix qui me dit, que le jour suivant ma soeur viendroit se presenter pour m'assister. Je rejettai ceci
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comme une illusion, parce que jusqu'à ce moment-là son humeur & son inclination pour le monde m'avoient entretenuë dans mon éloignement d'elle, & fait resister à tout ce que l'on avoit pû me dire pour m'engager à la prendre avec moi. Il me resta cependant de cette imagination, un tendre retour pour elle, lors qu'allant le matin à l'Eglise, elle vint en effet se presenter & me prier avec larmes de la recevoir auprès de moi. Je lui découvris rien de mon interieur; mais après que l'ayant interrogée sur toutes les difficultez concernant le changement de sa profession de Marchande, celui de ses inclinations & de sa maniere de vivre, elle m'eut satisfaite sur tout, je n'osai refuser cette occasion que Dieu me presentoit, nonobstant l'exercice qu'elle me préparoit. Quoi que je fusse fort peu pieuse, elle n'avoit d'abord aucun attrait ni usage pour les oeuvres de devotion, & croyoit même que c'étoit trop d'entendre chaque jour la sainte Messe, jusqu'à ce qu'ayant fait le petit sacrifice d'une bague d'or qu'elle portoit, & qui fut mise dans le doigt de l'Image de l'Enfant Jesus, que celle de la Ste. Vierge porte sur ses bras, elle changea considerablement, & commença à frequenter les Sarcemens. Cet incident m'anima à suivre plus humblement les inspirations, quand elles sont accompa- | |
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gnées de souffrances. En effet, ô mon Dieu! nous n'avons qu'à tenir bon avec votre grace & à souffrir, vous sçavez votre tems, & vous nous consolez apres la peine.
Pendant que nous nous appliquions moi & ma soeur à former ces enfans, dont le nombre, comme j'ai dit, s'étoit accru jusques à quinze, il me parut que cela avoit déja l'air d'un Cloître, quoi que j'eusse toûjours ma premiere aversion pour la vie Monastique. Cela m'agita beaucoup, parce que, malgré cette aversion, je ne laissois pas de prier sans cesse que Dieu me menât dans son service par telle voice qu'il lui plairoit. Trois de mes amies se firent en ce tems-là Annonciades, & quoi que je ne les en détournaste pas, elles sçavoinet l'aversion que j'avois de les suivre, lors que je me mis à prier avec plus de ferveur, premiérement pour acquerir de la santé, & ensuite pour suivre Dieu. Je n'en fis rien connoître à ma soeur, pas même à mon Confesseur, voulant voir auparavant quel train predroit ma santé, & si l'attrait que Dieu me donnoit en ce moment pour le servir dans un Cloître, auroit continué. J'interrogeois beaucoup mes amies, & les rapports avantageux qu'elles me faisoient de la vie des Annonciades, bien contraires à mes préventions, me firent si ardemment desirer de les suivre si je gagnois de la san- | |
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té, que je montois souvent les nuits au grenier pour entendre la cloche de leur Eglise, qui a minuit les appelloit à Matines. Mon attrait devint si fort que je n'eus plus aucun repos; je m'exerçois donc en tout ce que je croyois qui se pratiquoit dans cette Maison, & mettois de côté tout ce que je pouvois épargner pour servir à mon entrée. Dieu me laissoit tout faire, & mon pere devoit m'assister en cas de vocation à la Religion; mais la somme qu'il auroit dû fournir, étoit trop modique. Mon amour propre étoit la source de tous mes mouvemens; car quoi que je
ne pensasse qu'à devenir une soeur laï, & à mener une vie méprisable aux yeux des hommes, selon les paroles du Roi David que j'avois sans cesse dans l'esprit, j'ai choisi d'être de rebut dans la maison de Dieu, &c. l'ancien desir de m'assurer bien-tôt & si facilement l'heureuse Eternité, m'entretenoit agréablement de ces pensées, & des idées des vertus que je pourrois exercer dans cette vie cachée.
En tout cela, helas! je me considerois plus que la volonté de Dieu; resoluë neanmoins de m'en ouvrir, & de ne plus tarder, j'eus la temerité de prendre preuve, & de resoudre de moi-même que si j'étois seulement trois semaines sans souffrir les douleurs de la violente toux qui m'attaquoit souvent, je passerois outre. Dieu qui m'a- | |
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voit laissé courir seule, permit que j'en fus avant ce tems-là si furieusement attaquée, que non seulement je dûs garder le lit, mais que deux personnes devoient me tenir contre la violence & les efforts du mal lors qu'il me prenoit. Alors je lui dis avec beaucoup de tristesse & de larmes: Seigneur, que voulez-vous que je fasse? bien resoluë, comme je m'en exprimois differemment envers lui, de ne plus rien vouloir que ce qu'il voudroit lui-même faire de sa miserable créature. Quoi que mon amour propre se trouvât frustré de ce qu'il m'avoit fait desirer avec trop d'impetousité, je me consolai le mieux que je pûs, & je continuai avec ma soeur les exercices de Maîtresse, toute ignorante que j'étois moi-même. Le nombre de nos enfans s'augmentoit de jour en jour, de sorte qu'il nou fallut penser encore une fois à changer de maison.
J'eus entre-tems, puisque je dois écrire tout ce qui me revient à l'esprit, differens troubles interieurs à l'occasion de mon Confesseur d'alors. J'étois infirme, & par obeïssance à la verité, mais point sans combat, je ménageois tellement ma foible santé, que craignant d'y exceder, je courois souvent vers lui afin de me rassurer: triste, mais obscur effet du genie des filles, qui le plus souvent cherchent des secours trop humains dans leurs peines, & dont celui qui les y
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entretient, ne fait pas toûjours le discernement qu'il devroit. Je lui demandai aussi une fois si la vie du Cloître étoit le chemin le plus assuré du salut, car j'étois toûjours pleine du desir d'aller au plus seur & au plus prompt; mais comme il m'eut répondu sans hesiter & sans autre instruction, que cette voye étoit la plus parfaite quand on la suivoit bien, j'en devins extrêmement triste à cause de mes impuissances. Cependant ayant trouvé par la lecture des Vies des Saints plusieurs qui avoient été de grands Saints & Saintes sans avoir été Religieux, je me remis, quoi que toûjours en contradiction avec mon Confesseur. Un jour la tête appuyée sur mon Crucifix, & fatiguée d'avoir cherché laquelle des Saintes je me proposerois pour modele, il me parut entedre ces paroles de mon Sauveur: Je ne vous ai pas dit, ma fille, suivez celui-ci ou celui-là, mais renoncez à vous-même, prenez votre croix, & suivez-moi. Poursuivant donc mon emploi d'instruire la jeunesse, bien persuadée que c'étoit là pour le present la volonté de Dieu, je m'y appliquois sans reserve & sans refléchir à ce qui fait aujourd'hui le sujet de ma juste affliction, à sçavoir que la complaisance & la propreté avec lesquelles je formois ces jeunes filles autant pour le monde que pour Dieu, fai- | |
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soient ce grand concours de les placer chez moi.
O Siegneur! que j'aurois été heureuse, & combien de jeunes servantes aurois-je pû vous donner, sans ce partage de vanité & de devotion! car j'avois certainement de bonnes plantes, bien dociles & bien instruites, de l'aveu même des Confesseurs. Il y en avoit quelques-unes dont la pieté & les larmes de ferveur que je voyois souvent couler de leurs yeux pendant l'examen de leur conscience, me faisoient honte & me reprochoient mon insensibilité sur mes pechez. Mais, ô mon Dieu! qu'est-ce que l'homme foible contre votre justice ou contre von épreuves? car au tems que je croyois être entierement dans l'ordre de votre sainte volonté, il me survint de si violens troubles dans ma profession de Maîtresse, que ne croyant plus pouvoir m'en acquitter, je fus quelquefois si pressée de l'abandonner, que je perçois toute en sueur & jusques à la défaillance. Je n'en disois rien à ma soeur, & ce ne fut qu'avec une peine indicible que je m'en ouvris au Confesseur, qui s'en moquant, & traitant cela d'une illusion du diable, me dit que je devois en agir de même.
Je n'osois donc plus l'aller trouver pour ce sujet, d'ailleurs je ne voulois pas me rendre si souvent à sa porte, parce que
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je n'ai jamais sçû approuver ces frequentes & ces longues assiduitez des filles auprès des Confesseurs. Cependant je tombai un jour dans un trouble si furieux, que j'y courus & le fis appeller. Aussi-tôt qu'il parut, je le priai avec un torrent de larmes qu'il voulût m'aider & me décharger, fût-ce en m'imposant la loi d'aller de porte en porte chercher dequoi vivre comme la derniere des mendiantes. Le bon Pere n'épargna certainement rien pour me consoler, & pour m'encourager à poursuivre. J'obeïs sans repos, je redoublai mes prieres sans consolation; mais Dieu me fit la grace de perseverer avec constance, malgré l'extrême peine que j'y ressentois, & qui s'entretenoit encore par des contrarietez tantôt de la part de mon amour trop naturel pour mes enfans, tantôt par des défiances de mon propre Confesseur.
Je meditai alors plus profondément que je n'avois encore fait, afin d'acquerir l'intelligence de ce grand mot, servir Dieu, & je compris qu'il devoit être entendu & exécuté sans aucun partage, retour, ou mêlange de notre propre volonté, ni d'aucun desir de nous satisfaire nous-mêmes. Qu'aveugle est l'homme, ô mon Dieu! jusqu'à ce qui'il soit parvenu à cette connoissance, tandis qu'il en fait la regle de la conduite qu'il veut que tiennent ses inferieurs à son
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égard. De cette connoissance Dieu me mena à celle du grand bonheur qu'il y a dese considere toûjours sous les yeux de son Maître, & de marcher sans cesse en la présence de Dieu. O Seigneur! que cet exercice est consolant, & en même tems puissant pour nous faire soûtenir la violence, qu'après tout nous sommes obligez de nous faire, selon votre verité éternelle, pour parvenir au Royaume des Cieux.
Dans cette situation je marchois donc courageusement, & assez tranquille non seulement au milieu de mon petit troupeau, mais aussi parmi toutes les peines de dehors qui m'attquoient, les confiderant comme des dispositions de Dieu que les hommes, qui nous les font souffrir (ce qu'ils peuvent fans pecher) ne connoissent pas non plus que les ressorts & leur usage. Telles étoient celles qui me venoient par la contrarieté de l'humeur de ma soeur, & par d'autres incidens. Je me representois souvent la vie des bons Soldats, leur fidelité & leur ardeur pour plaire à leur Roi seul parmi tous les travaux de la guerre & des combats; je m'animois par leur exemple, & j'aurois bien voulu encourager chacun à haute voix en criant, courage ames fideles, ne faites plus reflexion à vos lâchetez ou à vos chûtes précedentes, car c'est en tombant & en se relevant
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que l'on apprend à marcher sûrement.
Je me sens ici trop emportée, & je sors de mon sujet. Revenant donc à mon école, pleine de mes idées guerrieres, voyant aussi que par tout dans la Vie des Saints que je lisois assiduement, ce n'étoit que mortifications, austeritez & penitences, je ne songeois qu'à mortifier mon corps par des abstinences, des jeûnes, & autres exercices penibles, le tout d'abord sans l'aveu de mon Confesseur, croyant pouvoir me dispenser de le lui demander jusques après mes essais; car ma foible santé ne lui avoit jamais permis de condescendre aux demandes que je lui en avois assez souvent faites. Ces oeuvres pratiquées avec discretion & avec obeïssance ont certainement leur bien; mais qu'elles sont aisées, si on les compare avec le travail penible de se vaincre continuellement soi-même & ses passions! mais encore qu'elles sont souvent inutiles & même trompeuses, quand elles ne sont pas accompagnées de ce travail principal!
Je fus surprise vers ce tems-là d'une peine que l'on ne pourra pas bien comprendre, quoi qu'elle m'ait donné pendant trois ans le plus difficile & le plus opiniâtre exercise qu'il me semble avoir souffert de ma vie. C'étoit un accablement de sommeil si violent, que rien ne le pouvoit vaincre;
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car en quelque posture que je me tinsse pour prier, soit deboout, soit à genoux, soit prosternée, je m'endormois d abord, & presque toûjours sans pouvoir me souvenir, qu'avnat de tomber dans le sommeil, j'eusse fait un seul acte de Religion. Comme je me levois par reglement à minuit pour prier, ce que je faisois en me prosternant, je me suis trouvée souvent le jour étant venu, encore endormie sans avoir prié, ni sans avoir changé de posture. Mais ce qui m'a parru de plus extraordinaire dans cet affligeant syncope, c'est qu'il me prenoit même â la sainte Table, de sorte que n'ouvrant les yeux qu'au moment que l'on me donnoit la sainte Hostie, je me rendormois aussi-tôt, & si fort que je ne me souvenois pas d' avoir communié, & qu'ainsi j'aurois pû même innocemment communier plusieurs fois sans m'en appercevoir.
C'étoit une étrange croix pour moi, & capable de me dégoûter de tous les exercices de pieté, si en ayant été peut-être tentée, je n'avois reconnu que cet effroyable assoupissement pouvoit m'être causé par le demon. Je pris donc avec la grace de Dieu la resolution de ne rien ômettre de mes devoirs, & de lui offrir, au lieu de prieres, ma peine & l'imouissance où j'étois d'en faire. Il est certain que le demon avec la permission de Dieu peutêtre l'au- | |
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teur de telles peines; mais souvent sontelles aussi de justes punitions de nos negligences dans le service divin, de nos imperfections, de nos pechez veniels, ou d'autres quoi que pardonnez. Ce sont aussi quelquesois des épreuves que Dieu envoye par lui-même pour purifier ses Elûs; mais de quelque maniere qu'on puisse les considerer, il ne faut pas oublier que nous sommes ses anfans, & que c'est un Pere qui nous exerce comme il lui plaît. Je voudrois seulement que dans ces tems d'affliction & d'obscurité l'on tînt ferme par la foi seule, sans s'abattre & sans troptôt, ni trop souvent courir à des secours humains, ou à son Confesseur même, uniquement pour en être soulagé. Je l'ai déja dit, courage ames fideles, Dieu sçait son tems, ne vous détournez de rien, arrêtez & souffrez, il vous délivrera au moment que vous y penserez le moins, & d'une maniere que vous ne connoîtrez pas. Que notre appui soit tout sur sa grace, sans laquelle nous ne pouvons rien, mais laquelle nous ne devons pas cesser de demander: car quoi que nous puissions soûmettre au Confesseur les moyens que nous prenons pour notre délivrance, il faut être extrêmement circonspect dans le discernement des motifs qui nous portent à nous
declarer, & craindre la part que la nature
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y prend presque toûjours, parce qu'elle veut la prix à quelque prix que ce soit avec sentiment de joye.
O grand Dieu! où est-ce que je cours & m'écarte ici de nouveau? Je reviens donc encore une fois à mon école, où méprisant desormais mon assoupissement, je ne fus pourtant pas sans exercice par l'humeur de ma soeur, & par le combat que je livrois à la mienne propre, pour vaincre d'abord par le silence l'impatience qui m'agitoit; j'ajoûtois ensuite le châtiment de mon corps, lors que les mouvements de cette passion ne s'appaisoient pas asseztôt; je regardois ce corps, dans le souvenir peutêtre d'un saint Anacorete qui appelloit son corps son frere l'âne; je le regardois, disje, je le menacois, & le battois comme une bête rêtive; tantôt je le faisois courir à pieds nuds dans les neiges & les glaces, cherchant pour le mieux mater des lieux où je croyois le pouvoir faire sans être vûë ni entenduë; tantôt je lui parlois comme à un ensant opiniâtre, en lui disant que je ne cesserois pas de le maltraiter jusqu'à ce qu'il eût reconnu son orgueil, avoüé sa faute, & pris la resolution de se soûmettre; ce qu'à la fin, aprè avoir bien regimbé, il étoit obligé de faire. Telle est, ô mon Dieu! Las misere de vos créatures qui ne vous aiment pas assez.
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Dieu permit que je reçûs vers ce temslà un petit affront par la malice d'une femme qui me força de lui payer deux fois une voiture de chaufage, & cela dans un tems où j'étois autant que sans argent. Sa malice me fit pitié, & Dieu me fit la grace de me vaincre si avant, qu'en la payant je la priai seulement d'en donner la somme aux pauvres quand elle connoîtroit son erreur. Jien fus neanmoins reprise de mon Confesseur, ce qui ne m'embarrassa pas peu, ne sçachant plus comment faire desormais dans des occasions semblables pour obéïr aux inspirations de Dieu, qui ne manifeste pas toûjours aux Confesseurs, tous les trits particuliers par lesquels il veut former ses servantes. Je me calmai neanmoins par une espece de réponse interieure qui me dit, toutes les ames ne doivent pas être menées par un même chemin. Dans tout ceci j'avois en vûë d'apprendre à me vaincre & à combattre en moi toutes sortes de convoitises & de passions, que je reconnoisse, aussi avancée en âge que je suis, d'y avoir tres-peu réüssi.
Parmi tout cela mon furieux sommeil m'accablant toûjours d'une telle maniere que je ne pouvois ni prier, ni m'acquiter tranquillement d'aucun devoir de pieté, je m'avisai d'un stratagême innocent. Je me levois doucement la nuit, sans que
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ma soeur s'en apperçût, & j'allois faire à pieds nuds en quelque saison que ce fût, & sans observer les heures, le tour des ruës que la Procession de la sainte Vierge avoit coûtume de faire. Une rencontre d'ivrognes, qui me prirent pour un esprit, & me maltraiterent malgré mes protestations du contraire, & d'autres inconveniens me firent à la verité prendre dans certains momens la resolution de changer cet exercice; mais je le reprenois aussi-tót, ajoûtant même à celui-là, celui de monter souvent le Rampart vers la Porte de saint Pierre, où pleine de l'idée de Jesus-Christ montant au Calvaire, j'allois prier en toutes sortes de postures humiliantes au pied d'un arbre, où l'on voit encore aujourd'hui l'Image de la Ste. Vierge, que j'y ai attachée depuis que je suis sur le Commel. Comme j'étois souvent surprise, je me trouvois exposée aux reproches que me faisoient particulierement des personnes Ecclesiastiques pour lesquelles j'avois du respect, ce qui me rendoit défiante de moi-même. Dieu cependant s'en servit pour n'apprendre à vaincre tout respect humain, & me fit la grace de m'établir si fort dans l'amour des mysteres de la Passion de mon Sauveur, que je ne les au plus perdus de vûë, ni aussi mon ingratitude, & celle de tant de Chrétiens qui considerent si peuce que cet
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aimable Sauveur a souffert pour nous. Les chûtes que je faisois souvent parmi les glaçons & au tems des dégels, de même que la honte d'être vûë des Soldats & des Gardes, me rendoient encore le maystere du Calvaire plus present. Je continuois donc à combattre ainsi mon sommeil, passant par-dessus toute autre consideration, & ne prenant pour guide que la volonté de Dieu, & le regret que me couseroit à la mort le souvenir de n'avoir point obeï à ses inspirations. Toutes ces agitations n'empêchoient pas que je ne souffrisse toûjours celle de vouloir quitter l'emploi de l'éducation des enfans, parce que je m'étois vivement imprimé dans l'esprit, que je devois trouver une autre maniere plus parfaite de servir Dieu.
Le nouveau combat que j'eus à soûtenir dans ce tems-là, pourra peut-être servir d'instruction à d'autres: ainsi je crois ne pas devoir taire. J'avois été six ans au même Confesseur, lorsque pendant son absence m'étant adressée à un autre, je suivis celui-ci environ six mois; mais comme je sentois sous ce nouveau Confesseur, qui ne cherchoit cependant que le salut de mon ame, autant de panchant pour la Confession, que j'avois toûjours eu de peine à m'en approcher sous les autres, je craignis quelque attache trop naturelle, quoi
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qu'innocente: de sorte que je rompis assez brusquement avec lui, nonobstant ses saintes invitations, & je retournai, malgré mes peines, à mon premier Confesseur. Il n'y eut rien dans cette contraste que je puisse me reprocher, ni à ce bon Pere, qui étoit un homme d'une grande vertu; mais j'ai bien clairement reconnu par differentes personnes de notre sexe que Dieu m'a adressées dans la suite, les fâcheuses extrêmitez auxquelles conduisent souvent ces sortes de panchans naturels pour certains Directeurs, & qu'il n'arrive que trop que leurs penitentes sortent aussi ou plus pecheresses du Confessionnal, qu'elles n'y étoient entrées. Nous ne devons jamais, mes cheres Socurs, considerer l'homme dans ce ministere; mais envisager Jesus-Christ feul, soit avec les sentimens de la Madelaine prosternée à ses pieds, soit avec ceux du bon Larron, qui parmi les horreurs de toute la nature, au moment de la mort du Sauveur, ne pensoit qu'à profiter de cette mort, dont le merite nous doit être applique par les paroles d'un Homme-Juge, lequel de son côté doit bien plus nous tenir en crainte & en respect, que flater nos tendresses & nos larmes mêmes. Je laisse à Dieu le jugement sur la conduite des autres, & je me ramene de nouveau à mon tracas de Maîtresse d'école, pendant le
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quel je conçûs un grand desir d'entrer en connoissance avec une fille devote, quoi que j'eusse toûjours eu de l'éloignement de ces sortes de filles, parce que celles d'alors perdoient beaucoup de tems par leurs conversations & par d'autres habitudes.
J'avois oüi dire du bien de cette fille, & comment après avoir été Religieuse de sainte Claire, ses infirmitez l'ayant obligée de quitter cet Ordre, elle vivoit néamoins dans une pauvreté volontaire qui alloit jusques à la mendicité: car après avoir eu beaucoup de bien, & en avoir fait une grande part aux Peres Recollets, elle en recevoit chaque jour la pitance. Ceux-ci la lui donnoient charitablement; mais soit qu'ils la voulussent éprouver, soit qu'ils eussent d'autres raisons, elle souffroit plus de devoir quelquefois attendre des heures entieres à leur porte avant qu'on la lui apportât, que de cette mendicité même. Un jour qu'elle manqua un peu de courage, elle vint frapper à la mienne, & s'étant prosternée me demanda pour Dieu un morceau à manger. J'en fus touchée comme d'un coup du Ciel, & convaincuë que Dieu vouloit que je m'attachasse à elle. Aussi cette connoissance m'a-t-elle procuré des biens indicibles pour mon avancement. Mais quoi que je fisse à cette premiere & si agréable surprise, pour la faire entrer &
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accepter tout ce que je pouvois lui apprêter, elle ne voulut ni l'un ni l'autre, & n'accepta qu'un morceau de pain à la porte, auquel j'avois puortant ajoûté quelque peu de chose. Je trouvai dans la suite que c'étoit une fille qui avoit beaucoup souffert de la part des hommes, & par la grace de Dieu acquis ainsi un esprit si droit & si grand, que n'envisageant que lui & sa sainte Loi, elle ne flatoit personne dans ses imperfections. Les miennes en souffroient un peu; mais ce fut cela même qui me la fit prendre pour ma monitrice, & la prier de ne m'épargner en quoi que ce fût, qu'elle pourroit remarquer en moi qui ne plairoit pas à notre divin Sauveur. Elle s'en acquitta exactement, & j'obeïssois malgré le combat que ma nature toûjours rebelle & immortifiée me livroit. Ce petit commerce spirituel se passoit sans que notre Confessuer le scût, & je n'en eus point de peine, l'amour de Dieu m'en paroissant l'unique principe.
J'eus alors un trouble interieur que peu de personnes comprendront, car j'eus peine à le comprende moi-même. Au milieu d'un Sermon, dans lequel le Prédicateur décrivit d'une maniere touchante & patetique le pelerinage de notre vie, & l'esprit de pelerin dans lequel nous devons la passer: au milieu, dis-je, de ce Sermon,
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où j'entendois faire ainsi mon tableau & m'instruire, je sentis un violent empressement de changer de Confesseur, pour m'aller soûmettre au Pere qui venoit de me toucher si vivement; car j'avois pris ce Sermon comme s'il eût été fait pour moi seule. Mais que de considerations humaines ne se presenta-t-il pas d'abord à mon esprit pour combattre cet attrait? Le merite de mon ancien Confesseur, son amour & ses soins pour mes enfans, & pour mon école qu'il visitoit souvent, & à laquelle il servoit par son autorité & credit, comme il m'aidoit par sa charité, &c. Tant il est vrai, ô mon Dieu! que la créature a bien de la peine à se détacher des autres créatures, pour ne s'attacher & n'obeïr qu'à vous seul.
Ce combat dura depuis la Fête de la Transfiguration de Notre Seigneur jusques à celle de St. Matthieu. Je m'étois fortement recommandée aux prieres de cette vertueuse Clarisse, lors que dans le Sermon de ce jour je me sentis de nouveau pressée par l'exemple de la prompte obeïssance de ce Saint, qui lui fit tout abandonner au premier moment que Jesus-Christ l'apella. Je voulus donc prendre une semblable resolution, mais helas! l'ame qui est toute de feu quand la grace se rend sensible, devient toute de glace quand
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elle cesse de se faire sentir. Je desirois de suivre dés ce jour-là ce que je m'étois proposé, & je cherchois en méme tems tous les détour possibles, afin de ne pas rencontrer ce Pere en état de me parler. Mais quand enfin après tout mon manége, & toutes mes allées & venuës toûjours faites en secret, afin d'éviter les soupcons & les reproches de ma soeur, le Pere se fut rendu à la porte pour m'entendre (ce que j'aurois bien mieux desiré au Confessional à cause de mon aversion pour les entretiens des parloirs,) je me trouvai si saisie, que je ne sçûs, lâcher une parole. Ce bon Religieux voyant mon trouble, ne negligea rien pour me rassurer. Je le priai enfin d'avoir patience avec moi; que je desirois à la verité fort de lui parler, mais qu'il m'étoit à present impossible; lors que tout-à-coup, sans que j'y eusse pensé, car tout mon dessein n'avoit été que d'obeïr à l'attrait de Dieu, je lui demandai si, comme passé peu de tems il avoit reçû trois filles dans le tiers Ordre de St. François, il croyoit que je pûsse être propre à une pareille vocation. Il me répondit, ainsi qu'il le devoit, que ne me connoisant pas j'en puvois consulter mon Confesseur. Je ne lui repliquai rien, sinon que je lui demandai si je pourrois encore avoir l'honneur de le voir? Il me l'accorda charitablement pour le lendemain.
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Ce fut alors que mon trouble redoublant j'allois jusques au parloir, & j'en retournois aussi-tôt comme une insensée, rodant pendant tout le jour parmin toute la Ville, jusqu'à ce qu'arrivant vers la maison de mon pere, soit par la grande foiblesse que m'avoit causée le combat interieur de la veille, soit par la lassitude de mes allées & venuë, je tombai par terre, & je fus portée comme morte dans la maison. Je restai bien trois heures sur un lit dans cet état, pendant que l'on se donnoit tous les mouvemens necessaires pour assister une personne mourante. Ma chere Clarisse, qui accourut avec d'autres, s'étant jettée à genoux, approcha sa bouche, & me dit à l'oreille que ce n'étoit qu'un combat & qu'une épreuve, que j'euffe à me soûtenir; mais comme personne ne l'entendit, elle ne laissa pas, après avoir arrêté ceux qui couroient au Confesseur & au Pasteur, de faire de ces remedes familiers que l'on employe dans certains syncopes communs à notre sexe. Je me levai donc, & voyant que l'on se préparoit à me porter chez moi en chaise, elle dit à ma soeur, qui étoit aussi accouruë, que cela n'étoit point necessaire, & que marchant seulement entre elles deux j'arriverois, comme je fis en effet, sans beaucoup de peine au logis. La crainte ou le prétexte d'une rechûte fit
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qu'elle voulut rester avec moi toute la nuit; car à peine nous trouvâmes-nous seules, que se servant de l'autorité qu'elle avoit sur moi, elle me reprocha vivement ma lâcheté & mes défiances dans le service de Dieu. Elle me fit beaucoup de bien, & le Seigneur veuille l'en avoir recompensée. Aussi lui fis-je un détail tressincere de tout ce qui m'étoit arrivé les deux jours précedens, soit interieurement, soit exterieurement, après lequel elle m'ordonna d'aller incessamment confier le tout à ce bon Pere Gardien des Recollets, & de lui en dire ma coulpe.
Comme je la tenois pour une fille agréable à Dieu, je me surmontai & j'obeïs. Ce Pere m'aida, & me prévint avec toute la charité possible; mais sotte que j'étois, je l'engageai à condescendre à mon vain respect humain, en m'accordant comme par essai de venir pendant sept Samedis me confesser à lui en secret, tandis que j'irois les Dimanches en public à mon Confesseur ordinaire le Pere Recteur des Jesuites. Dès le deuxiéme Samedi me trouvant toute autre, & jugeant bien que le Pere Gardien avoit vû plus loin que moi l'effet puissant d'une grace prévenate, je lui demandai de me confesser à la vûë de toute l'Eglise. Il entreprit ainsi de me servir; mais il voulut que j'allasse aupravant re- | |
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mercier le R.P. Recteur, & lui demander son aveu sur mon changement. Il m'en dispensa neanmoins après l'exposition que je lui fis de la juste défiance que j'avios de mon ancienne attache & de mon vain respect. Je me trouvai donc avec la grace de Dieu fort tranquile sous sa conduite, quoi que je sentisse de tems en tems des peines sur ce changement, & que je ne pûsse comprendre comment l'homme se trouve si foible dans de si petites choses. Il travailla sur tout à me mener à Dieu par une obeïssance aveugle, & ce chemin me parut si doux, que j'en regrette actuellement les anciennes douceurs. Les déplaisirs que ma soeur conçût tant contre moi que contre les Recollets & la fille qu'elle crût m'avoir seduite, ne peuvent presque pas se décrire, & c'est une chose que je ne puis pas expliquer, que le changement d'unne pauvre créature telle que j'étois ait pû occasionner tant d'inquiétudes parmi des gens d'esprit & de vertu. Je ne laissois pas d'aimer tellement ma soeur, que je considerois comme l'instrument
de Dieu pour m'exercer, que tantôt j'aurois presque voulu renoncer aux plus saintes inspirations afin de la contenter, mais tantôt aussi j'aurois voulu m'en separer pour n'être plus exposée à ses caprices: de sorte que je roulois sans cesse en tombant & en me relevant.
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La joye que je ressentois dans le chemin de l'obeïssance, n'empêchoit pas que mon ancien panchant de quitter mon emploi de Maîtresse d'école ne m'occupât souvent; mais lors que je m'en ouvrois à mon nouveau Confesseur, il m'en reprenoit plus fortement encore que le précedent. Il traitoit cette envie d'inspiration du demon, jusques-là que me voyant une fois toute accablée, il me dit de dire à cet ange de tenebres, qu'il supposoit ainsi m'attaquer par lui-même, qu'il le vînt trouver. J'eus peine à m'y conformer, & je me contentai de m'en entretenir avec Dieu, & d'obeïr en restant dans mon emploi avec simplicité & sans murmure, quoi qu'avec de grandes peines. Je priois seulement plus ardemment mon Sauveur de me délivrer de cette tentation.
Il arriva dans ce tems-là qu'un enfant tout voisin de notre demeure mourut de la maladie contagieuse, & que les parens ayant retiré tous les enfans de chez nous, je crûs pouvoir m'assurer par cet accident, que Dieu vouloit enfin me délivrer de mon emploi. Cependant après six ou sept semaines, la maison du mort étant purgée, les parens nous prierent de reprendre leurs enfans. Mon amour propre y trouvoit d'autant plus son compte, que mon Confesseur me le conseillant aussi, je pensois que
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Dieu seroit satisfait par mon obeïssance, malgré l'empressement du contraire que je croyois toûjours venir de lui. Il arriva alors qu'ayant repris les enfans, un d'eux qui avoit été le midi chez ses parens, revint le soir si incommodé, que la nuit ma soeur dûr le porter dans ma chambre, où afin de ne point causer de frayeur parmi les autres, je le mis dans mon propre lit jusqu'à ce que l'on connût sa maladie. Les parens que nous en avertîmes, afin qu'ils le retirassent, nous prierent de le garder, mais ayant apperçû des marques de peste, ils furent si allarmez par la crainte que cet enfant n'occasionât chez euz du préjudice au grand commerce qu'ils faisoient, que nous, aussi craintives que peu intelligentes alors dans cette sorte de maladie, de sçavoins presque quoi faire. Le Medecin des pestiferez, & le Pere qui les assistoit, sçachant le sentiment des parens & notre peine, voulurent faire incessamment porter l'enfant hors de la ville dans le lieu destiné aux pestiferez; ce que ne pouvnat pas souffrir à cause de l'amour que j'avois pour les enfans, si j'avois, en obeïssasnt à mon Confesseur, pû bien accorder cet amour avec ce qu'il me sembloit que Dieu demandoit de moi, je convins avec eux de renvoyer plûtôt sans bruit, & sans en dire le sujet principal, tous les sains chez eux
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(ce qui ne s'exécuta pas sans bien de larmes.) que d'abandonner cette petite moribonde de cinq ans, vraie Ange & pieuse au-dessus de son âge. Aussi ces hommes ne pûrent-ils s'empêcher de s'entredire en françois, qu'ils trouvoient des sentimens dans cette école, qu'ils ne voyoient pas dans les meres charnelles.
Notre pieuse Clarisse apprit que la peste étoit chez nous, & comme elle n'ignoroit pas la crainte dont nous étions saisies de tout côté, elle vint genereusement à notre secours, & se flatant qu'elle étoit à l'abri de tout danger, à cause que d'autres infirmitez l'avoient assujettie à des cauteres, elle voulut seule servir l'enfant malade. L'humeur de ma soeur en fut un peu adoucie; mais je ne sçai comment, toûjours poussée que j'étois d'un côté d'abandonner les enfans, je sentois de l'autre par les beaux sentimens de celui-ci, le bien qu'une bonne école peut faire. J'abandonai donc de nouveau mon état present & futur tout à Dieu & à l'obeïssance; car quoi que je me fusse aussi de nouveau flatée, que le tems étoit venu que Dieu m'alloit faire trouver ce que mes Confesseurs m'avoient si constamment refusé, je me livrai sans reserve pour mourir comme pour vivre, & je demeurai auprès de ce pieux enfant, jusqu'à ce que mon amie le voyant expirer, m'en arracha malagré moi.
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Nous restâmes ainsi à trois dans notre demeure infectée; mais ma soeur ne pût revenir de sa prévention contre tout ce qui pouvoit seulement lui representer soit l'habit, soit la regle, soit les personnes des Recollets, ou du tiers Ordre dont notre Compagne étoit. Celle-ci ayant appris qu'un ancien Religieux de cet Ordre, grand serviteur de Dieu, & qu'elle avoit connu avant qu'il eût été fait prisonnier pour la Foi, etoit arrivé en Ville, elle ne tarda pas de m'en raconter tout le bien qu'elle en sçavoit, & me dit qu'elle n'en connoissoit pas qui entendît mieux que lui l'ouvre de la perfection. A ce recit je me sentis saisie d'une espece d'horreur, & il me parut entendre une voix interieure qui me dit: Voici enfin l'homme qui vous conduira. Je craignis que Dieu ne voulvût me punir de mes inconstances passées, & de tant de changemens de Confesseurs; j'étois d'ailleurs si bien pour mon ame auprès du Pere Gardien, que je craignois son départ à la fin de son terme, comme un grand mal pour moi, quoi qu'il me parût aussi toûjours qu'il me manquoit quelque chose dans le chemin où je marchois vers mon salut. Je ne pûs donc entrer dans ce changement; je me reprochois même toutes mes variations, & comment chetive & miserable créature que j'étois, j'avois eu
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tant de délicatesse sous la conduite de tant de grands hommes, estimez & consultez par toutes les personnes les plus considerables de la Ville. Bon Dieu! que l'homme se fait de peines à soim-ême tant qu'il bâtit sur les créatures, & que le chemin de la vertu lui deviendroit facile, s'il l'envisageoit seule & sans la replier sur les hommes.
Cette bonne fille, qui ne sçvoit pas ce qui se passoit ici en moi, ne laissa pas de me porter toûjours à voir une fois ce nouveau Pere aussi-tôt qu'il seroit possible,reglant déja ma premiere entrée auprès de lui dans ces termes: Mon Pere, que fautil faire pour devenir une parfaite servante de Jesus-Christ? & qu'ensuite je prisse sa réponse pour ma veritable regle. Ce conseil ne me plût pas, tant parce que je n'osois exposer personne en l'approchant au sortir d'une maison infectée, qu'à cause qu'il y auroit eu de la vanite & de l'orgueil dans une semblable demande, comme si j'etois déja dans le train de la perfection. Entre-terms sa confiance n'empêcha pas qu'elle ne fût aussi attaquée de la peste. Je la servis malgré ma crainte insurmontable, lors qu'après un mois qu'elle en parut guerie, lui étant survenu une complication de differentes infirmitez de gravelle, d'hydropisie, & de dysenterie,
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qui me donnerent, grace à Dieu, bien de l'exercise, parmi un transport qu'elle eut au cerveau, duquel neanmoins elle revint, Dieu l'enleva de ce monde, & elle fut enterrée chez les Recollects. Elle voyoit bien ma peine pendant sa maladie; mais elle m'animoit par l'exemple de ma Patronne Ste. Elizabeth. J'avois certainement peu de force & d'experience, & pour surcroît ma soeur vint aussi à être attaquée de la peste. Ma crainte d'en être saisie à mon tour & ma lassitude m'abattoient souvent, & me jettoient dans un tel épuisement, que je devois me coucher le visage contre terre, sans pouvir soûtenir aucune partie de mon corps. De tous les malades au reste que j'ai servis dans la suite, aucun ne m'a tant fatiguée que cette certueuse Clarisse.
La femme destinée au service des pestiferez, & qui venoit de tems en tems mettre des appareils sur mes deux malades, eut pitié de moi, & me presenta de me laisser pour assistante une soüillonne ou gueuse des ruës à demi nuë, qu'elle menoit avec elle pour porter son panier. Jen fus fort aise, mais j'en eus peu de service. Je pris de mon côté soin d'elle pour son ame, après avoir revêtu son corps. Elle donna ensuite en apparence de si bonnes esperances de vertu a mon Confesseur, auquel je l'ayois adressée, que celui-ci voulut que je
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la reprisse auprès de moi, après que, ma soeur paroissant rétablie, je lui avois déja procuré une autre demeure. Elle me devint après cela fort utile pour ma propre ame. J'étois cependant moi-même tresappauvrie, chargée d'un cher loyer, épuisée par les fraix que j'avois faits pour tous ces malades, & privée de tous les efans que j'avois eus en grand nombre. Il est vrai que les parens de la petite défunte, parmi diverses promesses, m'envoyerent une fois cent frans; mais outre que c'étoit peu de chose dans un tel besoin, la somme n'étoit aussi gueres proportionnée, ni à leurs grands moyens, ni au profit que je leur avois procuré à ma perte, en gardant leur enfant chez moi. Le Seigneur veuille neanmoins les en avoir recompensez. Nous étions donc ma soeur & moi nuit & jour dans des peines indicibles sur notre misere, & je crois que Dieu permit que nous en sentissions toute la pesanteur, afin de nous preparer à servir ceux, que dans de semblables détresses il nous a adressés dans la suite.
Je ne sçai presque comment j'écris tout ceci avec tant d'affusion; cependant croyant la volonté de Dieu dans l'obeïssance, je poursuivrai après avoir prié ceux qui viendront à lire ces broüillons, de vouloir en jetter au feu tout ce qu'ils ne croiront pas
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pouvoir être profitable à mes Confoeurs. Je connus encore davantage l'estime que mon Confesseur faisoit de cette pauvre fille dont il aviot bon soin, lors que lui ayant demandé la permission de me vaincre, & de surmonter tout respect humain en allant voir une fille legere, que je desirois fort de ramener à Dieu, il me reprit severement, & me dit que j'avois dequoi me vaincre en assistant la pauvre en question, & qu'elle deviendroit une ame agréable à Dieu. Cette fille abusée revint aussi à Dieu sous la conduite de ce Pere, auquel par la grace du Seigneur j'avois eu le bonheur de l'amener, après avoir essuyé bien de la confusion.
Pendant que ma soeur n'étoit pas encore entierement rétablie, & étoit toûjours également prévenuë contre le tiers Ordre, j'y fus inscrite & reçûë. Lors qu'elle le sçût, elle me donna tant de déplaisirs, que mon Confesseur, sur mes plaintes, voulut en faire un sujet de Sermon. Je l'en dissuadai en l'assurant que ce n'etoit qu'épreuve pour moi; car il arriva dans la suite que cette même soeur entra avec bien plus de ferveur que moi dans le même Ordre. C'étoit à peu près ce qu'un de mes précedens Confessuers, auquel je m'andressai une fois pendant l'absence de mon ordinaire, m'avoit apparemment voulu faire entendre, lors qu'après m'avoir en particulier fort recom- | |
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mandé de me souvenir des paroles du saint Esprit, que quiconque veut servir Dieu, doit se préparer à bien des tentations, (paroles que je n'entendois pas encore alors) il me fit dire par ma propre soeur que je deviendrois folle. Aussi lui fis-je répondre par elle, que service se Dieu ne rendoit pas les personnes folles, qu'au reste sa sainte volonté fût faite.
Lors donc que ma soeur fut guerie & certainement changée à son avantage, & que le ménage fut un peu rétabli, il s'agit de nouveau de combattre: premiérement, entre la semonce continuelle que je sentois de changer d'emploi, & entre l'obeïssance de le reprende, jointe à l'inclination naturelle que j'avois pour cette bonne oeuvre; secondement, parce que mon Confesseur m'auroit certainement conseillé de me separer de ma soeur, dans la situation opposée oú nous étions encore. Je dûs & je voulus bien porter en silence cette croix, & soûtenir ce second combat, dont ma nature auroit été ravie d'être délivrée. Le troisiéme étoit causé par le souvenir de ce que j'ai dit plus haut touchant le changement de Confesseur. Dieu me fit alors la grace de m'offrir & de m'abandonner encore une fois de nouveau toute à lui sans plus de retour sur moi-même, soit pour vivre, soit pour mourir, & sans aussi en vou- | |
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loir plus être impotune à mon Confesseur. Il arriva que celui-ci-même m'ayant entretenuë de ce grand homme qui avoit souffert pour la Foi, il me dit de l'aller entendre aux Annociades, où il prêchoit de la vie spirituelle. Je ne lui avois rien osé dire de mon nouvel attrait, & dans le fond j'aurois mieux aimé mourir que de quitter la direction d'un homme qui m'avoit rendu tant de services pour mon sault, & qui ne cessoit pas de m'en rendre en public & en particulier. Dieu veuille l'en recompenser dans l'Eternité dont il joüit maintenant, car c'étoit un veritable serviteur de Dieu. Dés le premier Sermon que j'entendis aux Annonciades, j'aurois voulu jeûner trois jours por en pouvoir etendre un second; mon attrait m'ouvrir à ce Pere augmenta: mais la crainte que j'en
conçûs comme d'un Maître trop severe, se joignit à tous les autres motifs que j'avois de ne point me soustraire de la direction du Pere Gardien. Le goût pour ses Sermons gagna aussi ma soeur, avec une autre sille qui avoit eu deux soeurs chez nous, & laquelle par ordre du Pere Recteur des Jesuites j'avois assistée dans une maladie extrême.
Je dois ici dire la maniere dont Dieu en agit avec elle. Elle sentit pendant sa maladie de grands attraots pour le servir en parfaite pureté de corps; mais elle n'en fit la
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promesse secrete qu'au moment qu'abandonnée de tous les Medecines, l'on n'en attendoit que le dernier soûpir. Après avoir demeuré quelque tems sans parler, pendant qu'assise devant son lit je continuois à l'entretenir de mon mieux par de bonnes aspirations, elle me dit tout à coup, enfin ma chere, c'en est fait, c'est à vous à m'aider, & vous le devez. Continuant ensuite de me conter tout ce qui s'étoit passé en elle, l'inspiration lui vint de se faire Annonciade; elle commença en même tems à se porter mieux, & elle guerit. J'en eus bien de la joye, & comme elle ne me déguisoit rien, je l'aidois de mon possible. Tout alloit bien tant que la grace de Dieu la poussoit; mais helas! l'inconstance humaine lui fit chercher dequoi la combattre, & selon la coûtume ordinaire de cette foiblesse, elle alloit de Confesseur en Confesseur, & de Conseiller en Conseiller, afin de trouver dans leurs sentimens dequoi étouffer le reproche interieur de manquer à sa resolution. Son amour propre & peut-être sa maniere de s'expliquer lui firent trouver ce qu'elle cherchoit, car chacun l'assuroit qu'elle pouvoit servir Dieu dans le monde, & renoncer au Cloître. Elle se crût donc en paix; mais c'étoit une fausse paix, qui n'étoit rien moins que la veritable. Et où est-ce, ô mon Dieu! qu'on peut la trou- | |
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ver, sinon dans l'accomplissement de votre sainte volonté? C'est motre faute si nous souffrons tant dans nos combats interieurs, parce que nous ne nous ramenons pas assez tót à cette veritable fin de toute chose, & que nous laissons, pour ainsi dire, Dieu trop long-terms courir après nous. Mes cheres Soeurs, vous concevez ici ce que je veux dire, nous meritons bien les coups que nous ressentons dans cette course; si nous avions
obeï d'abord, nous aurions marché avec gayeté, & folles que nous avons été, n'avons-nous pas souvent crû que ces peines & ces combats, quand ils duroient, faisoient notre merite? Humilions-nous donc bien, & remercions même Dieu notre Pere, qui nonobstant notre resistance nous a enfin par la peine, comme par ses douceurs, amenées à la paix du regne de sa sainte volonté. Ce n'est pas que Notre Seigneur ne fasse souffrir quelquefois ses serviteurs par un effet de son amour, car lors qu'il voit que veritablement ils sont à lui, il les aime comme son Pere Celeste l'a aimé: mystere d'amour & de souffrances, qu'aveugles que nous sommes connoissons helas si peu; aussi quiconque a le bonheur d'y être admis, doit bien en remercier Dieu. Mais comment est-ce que je m'écarte ici?
Je reviens à la jeune fille qui m'en a donné l'occasion. Toutes les fois qu'elle
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mevoyoit, je ne lui disois autre chose, sinon, soyez fidéle, & ne vous joüez point de Dieu ni de ses inspirations. Ce langage lui devint enfin importun, & elle s'éloigna de moi, jusqu'à ce que se croyant bien forte sur l'avis de differens grands personages, m'ayant encore approchée une fois, je lui dis que j'étois contente si par là elle avoit gagné son repos, cependant qu'il étoit à craindre que le monde ne la r'attirât insensiblement toute à soi; qu'au reste après avoir demandé conseil à de si grands hommes, & leur avoil bien expliqué la nature de son inspiration, elle n'avoit plus besoin de consulter personne; & comme neanmoins je persistois à dire qu'elle n'avoit qu'a obeïr à Dieu, elle me laissa, & s'attacha à ma soeur. Je portois toûjours avec moi ma double peine, & celle de garder ou de quitter les enfans, & celle de changer de Confesseur; car lors que je quittai le Pere Recteur, pour me soûmettre au Pere Gardien, je proposai de mourir plûtôt que de changer desormais, & cette resolution fut si forte, que j'en pris celle de suivre celui-ci hors du païs, au hazard de mendier mon pain, s'il l'eût avoüée quand je m'en ouvris à lui, tant j'aimois l'obeïssance. Mais aveugle que j'étois, je ne voyois pas encore le bien que Dieu vouloit me faire par ces changemens de Confesseurs.
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Je continuois d'aller entendre les Sermons du nouveau-venu; ma soeur & cette fille y prenoient aussi plaisir, mais en secret, afin de m'exercer davantege au retour, en faisant semblant de s'en railler. Un jour que le Pere Gardien étoit absent, je fus me confesler au Prédicateur, sans me faire connoître à moi-même, car helas je me connoissois fort peu, & il me dit des choses si particulieres, que personne ne sçavoit, que je ne pûs conclure autre chose sinon que c'étoit ou un Saint, ou un homme inspiré de Dieu. Peu de tems après nos enfans ayant recité de petites leçons à l'occasion d'une Profession à laquelle ce nouveau Pere, car je ne sçavois pas encore son nom, assistoit de Diacre, le Pere Gardien m'appella, & m'avertit d'une absence qu'il alloit faire de six semaines, en m'exhortant d'être toûjours fidéle à Dieu, & d'avancer de vertu en vertu.
Je crûs que pendant cette absence il m'adresseroit à ce nouveau Pere, sus tout après que sur sa demande touchant un Confesseur, sans lui dire que je m'étois déja une fois adressée à celui-ci, je lui témoignois le desir que j'aurois d'aller à celui qui prêchoit si bien. Il me le permit pour une seule fois; mais lui ayant declaré que
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j'y avois déja été, & que je m'en étois fort bien truvée, il retracta sa permission, & puis me la refusa absolument. Ma nature fut contente, parce qu'il me permit d'aller auprès d'un autre homme de grande vertu, que j'estimois plus que celui qu'il me désigna d'abord, j'avois d'ailleurs le merite de l'obeïssance; mais l'esprit n'étoit pas content. Ce nouveau Pere, qui se nommoit & que j'appellerai aussi desormais le Pere Farzyn, m'ayant vûë dans un coin auprès de l'Autel de la sainte Croix, & reconnuë pour la Maîtresse des enfans, me demanda si je ne pourrois pas lui donner par écrit ce que ceux-ci avoient recité le jour de la Profession. Je le lui promis, mais je pris trois jours de terme, afin de prier Dieu, & de connoître sa volonté dans cette rencontre, qui me donnoit une ouverture à satisfaire l'attrait que je croyois venir de lui. Je le fis aussi pour sçavoir où je lui porterois ces écrits. Je fus donc fort aise qu'au sortir d'un de ses Sermons, m'ayant suivie & demandé ces papiers, il me dit sur ma réponse de les lui apporter à son Confessional, lieu que je desirois plus que tout autre. Je le fis, & je reçûs par tout ce qu'il me dit, fans que je sçûsse quoi répondre, une tranquillité interieure semblable à la joye que ressent un voyageur, lors qu'après avoir long-tems erré de sentier en
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sentier pour arriver à sa patrie, il trouve enfin un guide charitable qui le met sur le droit chemin. Cela fortifia en moi l'attrait de me confesser à lui aussi-tôt que le Pere Gardien seroit de retour, car je ne voulois pas le faire sans son aveu. Il prit encore une autre occasion de m'appeller, & ce second appel que je reçûs avec simplicité, quoi que d'autres ayent pû croire qu'il prit mal son tems, parce qu'il étoit revêtu des ornemens sacerdotaux & montoit à l'Autel; ce second appel, dis-je, que je n'aurois pas osé me procurer, incertaine que j'étois si jamias plus je lui parlerois, me fit un bien semblable à celui que ses premieres instructions m'avoient fait.
Le Confesseur que le P. Gardien m'avoit accordé s'en formalisa; mais lors que je lui eus fait connoître qu'il n'y avoit eu aucune affectation dans mon fait, & découvert la simplicité des vûës que j'avois euës pour me confier à ce Pere, il me dit que le Pere Gardien ni lui ne m'empêcheroient jamais de les suivre, & me permit de m'y aller confesser. Je ne voulus neanmoins pas faire usage de cette permission; la crainte même qui me saisit au retour du Pere Gardien, me fit tombler malade. Dans la visite que celui-ci me rendit, & lorsque je le fus trouver le lendemain au Confessional, nous eûmes differentes ex- | |
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plications, car je souffrois autant de la pensée de le quitter, que du desir d'aller auprès de celui de qui j'avois reçû tant de lumieres; jusqu'à ce que le Pere Gardien m'ayant dit que P. Farzyn ne m'étoit nullement propre, parce qu'il suivoit un chemin & le faisoit suivre aux autres, qui ne convenoit pas à chacun, je me sentis, soit amour propre, soit vanité, soit inspiration de Dieu, plus animée que jamais à me soûmettre à ce nouveau-venu. Je repassois dans mon esprit l'éloge que le Pere Gardien m'en avoit fait, & comment il m'avoit conseillé de l'aller entendre; je considerois aussi que s'il étoit parvenu à une voye si superieure à celle des autres, il avoit sans doute passé lui-même par celle des commençans, telle qu'étoit la mienne: de sorte que je m'encourageai à lui dire, Mon Pere je crois fermement que c'est la volonté de Dieu que je m'adresse à ce Pere, & si je n'y obeïs pas, je m'excuserai auprès du Siegneur sur votre refus. Je ne laissois pas d'accompagner mes expressions hardies d'un torrent de larmes, parce que dans le fond ma nature souffroit
extrêmement d'être pressée de quitter un guide si saint & si approuvé de chacun, pour m'aller confier à un autre encore fort peu connu alors. Comme de fon côté il persistoit à m'en détourner avec un ton fort haut,
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je luis dis enfin que je ne changerois donc pas, dûsse-je souffrir des tourmens interieurs encore plus grands que je n'en souffrois, & j'aimois en effet mieux mourir que de manquer à l'obeïssance. La peine que je caufai par là à mon Confesseur pendant deux mois, me chargeoit plus que la mienne propre; car je craignis toute ma vie naturellement de faire peine à personne, & je voyois cependant que mon opiniâtreté à parler si souvent & à demander toûjours conseil, tant sur le changement de condition, que sur celui de Confesseur, en avoit causé & en causoit chauqe jour à ce charitable & vertueux Religieux.
Cependant je ne croyois pas m'en devoir taire chaque fois que je me sentois presée, lorsqu'enfin m'éntant surmontée, resoluë de n'en plus parler & abandonnant le tout à Dieu, auquel aussi je croyois avoir satisfait, mon Confesseur de lui-même m'ordonna de m'adresser au Pere Farzyn. Ce ne fut neanmoins que parmi toutes sortes d'épreuves, où l'un & l'autre, aussibien que mes propres dispositions, dont j'ai déja si souvent parlé, me firent passer avec des torrens de troubles & de larmes. L'abondance de mon coeur & les espressions differentes avec lesquelles je voulus faire connoître à ce nouveau Pere & ma soûmission, & la droiture de mes inten- | |
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tions por sçavoir par lui & suivre sans reserve tout ce qu'il connoîtroit que Dieu voudroit de moi, sans faire aucun retour sur ma foible nature, firent qu'il me traita même, & peut-être le meritois-je, comme une grande causeuse & diseuse de rien, quio que j'eusse déja auparavant eu avec lui de grands entretiens de cette nature qu'il n'avoit pas condamnez. Cela me frappa à la verité; mais comme je reïterois protestation sur protestation, & que je le pensois tout de bon, il me renvoya à l'état d'enfance, & me mit dans la juste conviction, que n'ayant encore rien fait à façon, je devois commencer tout de nouveau, afin de devenir Adoratrice de Dieu en esrit & en verité; langage auquel, comme à tout ce qu'il me dit, je me soûmis de tout mon coeur, quoi que je ne l'entedisse pas bien. Je lui fis donc une Confession generale, & il se chargea de mon ame.
Dans ce tems-là ma soeur prit d'ellemême la resolution de se retirer avec la fille à laquelle elle s'étoit attachée. Je benis Dieu autant plus du recouvrement de ma premiere liberté, que par da grace je n'avois rien fait pour me décharger de cette croix. J'eus aussi occasion de placer la pauvre fille qui nous avoit servies pendant la peste, en lui continuant neanmoins sa nour- | |
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riture, auprès d'une autre fille devote fort affligée & digne de compassion. Celle-ci m'approchoit souvent, & je la voyois de même avec tant de pitié, que je ne pouvois mas m'empêcher de lui dire de tems en tems: si le Seigneur avoit voulu inspirer à mes Confesseurs de me décharger du service des enfans, ô que je me ferois un sensible plaisir de vous servir nuit & jour! car outre ses peines interieures, elle étoit si miserable, qu'elle ne pouvoit pas seulement couper son pain; elle venoit aussi de perdre sa soeur, qui étoit toute sa consolation & son assistance. La mienne donc m'ayant quittée, & cette oeuvre charitable se presentant, je crûs qu'à force de penser comme je viens de parler, je pourrois au moins me décharger d'une partie des enfans. Je n'avois pas encore fatigué mon nouveau Confesseur sur la peine de mon emploi; mais enfin à cette occasionci je lui en parlai avec soûmission. Il goûta tout ce que je lui propasai; mais en m'accordant de quitter la grande maison où je demeurois, & le grand nombre des enfans, il voulut que j'en menasse sept avec moi dans la maison de cette fille devote. Elle étoit située au Pont de pierre proche des Recollets.
La joye qu'eut cette fille d'apprendre que je pourrois demeurer avec elle, lui au- | |
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roit fait accepter encore un plus grand nombre d'enfans, & passer par tout où j'aurois voulu. Aussi quand j'y arrivai avec mes sept enfans, la joye y fut-elle si grande, que je ne l'aurois jamais pû croire si je ne l'avois vûë. Le Confesseur nous envoya presqu'aussi-tôt une fille d'une grande vertu pour demeurer avec nous. Quoi que je ne meritasse pas une si vertueuse compagnie, je ne laissai pas d'en ressentir d'abord quelque peine, parce que je m'étois flatée de vivre desormais plus en solitude. Elle ne m'y fut pas un obstacle; au contraire à son occasion, le Pere après avoir ordonné quelque reparations dans la maison, par lesquelles nous eûmes chacune notre Cellule, il nous prescrivit comme à deux Novices des regles si exactes sur toutes choses, que nous étions presque des Religieuses austeres sans lesçavoir. Quelque tems après j'en fis les trois voeux entre ses mains. Notre Hôtesse d'ailleurs étoit si contente, qu'elle disoit souvent, qu'elle mourroit bientôt, parce qu'elle avoit trop de joye. Dans cette situation elle se trouva délivrée de toutes ses peines interieures, & elle voulut elle-même prendre le soin principal de nos sept enfans. Aussi outre les dépenses que nous fîmes à reparer sa maison, qui étoit fort caduque, nous nous engageâmes à lui fournir tous ses besoins sa vie durant, & elle
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de son côté se reposoit tellement en Dieu, qu'elle ne sortoit jamais de sa présence. Elle m'étoit d'un grand exemple, mais plus encore ma compagne, non seulement par la pratique assiduë de la plus exacte obeïssance, mais par son amour surprenant pour la pauvreté. Il étoit tel, que non seulement elle ne se reserva rien d'un partage de meubles assez considerable qu'elle avoit, lesquels en moins de trois semaines elle eut en secret distribuez aux pauvres, mais qu'elle se dépoüilla même jusques à sa derniere chemise, ne s'en reservant qu'une d'emprunt que son besoin m'avoit fait lui prêter. Nous n'en portions pas encore de laine alors. Les pauvres l'aimoient, & Dieu la recompensoit par une infinité de graces qu'elle en recevoit. J'avouë de n'avoir jamais connu une ame si heureuse; car en trois mois de tems elle parvint à un si haut degré de perfection, que pendant deux ans que nous fûmes ensemble, je ne vis en elle qu'une humilité consommée & une patience à toute épreuve, aucune autre parole n'étant aussi jamais sortie de sa bouche, sinon, Dieu soit loüé. Dieu la traitoit de la sorte selon sa parole, parce qu'elle exerçoit cette grande charité envers ses membres.
A peine avoins-nous été un an ensemble, que notre affligée Hôtesse retournant un
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soir du Salut pendant l'Octave de St. François, se trouva attaquée de la peste, dont ensuite elle mourut: de sorte que pour la troisiéme fois ayant dû renvoyer les enfans, je crûs qu'enfin le tems étoit venu que Dieu m'en vouloit par lui-même décharger pour toûjours. Je fus aussi alors accablée non de la peste, mais d'une tres-violente fiévre accompagnée de toutes sortes d'étranges syncopes, & de fortes rêveries, dont mon imagination eut même peine à se débarrasser au commencement de ma guerison. Le Jugement de Dieu sur tout m'effraya beaucoup. Je crois que Dieu le permit, afin que je pûsse en secourir d'autres, ainsi qu'il m'est arrivé dans des cas pareils. Na fiévre & les abcés par lesquels enfin elle se déchargea, me tinrent plusieurs semaines, comme l'on dit, sans pouvoir ni vivre ni mourir, jusqu'à ce que notre Directeur, qui pendant tout ce temslà avoit été absent, étant de retour m'envoya une poudre avec un peu d'huile qui devoient me rétablir. La repugnance que j'avois pour toute chose, ne me permit de prendre que les goutes d'huile seules, & ce fut mon bonheur selon le corps; car comme par abus la poudre étoit mortelle, je serois morte infailliblement si le l'avois prise, ce qui n'allarma pas peu le Pere Farzyn. Les abcés se purgerent donc heureusement.
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Un jour de la maladie pendant quelques bons intervalles interieurs, mais dans le tems que la lumiere de mes yeux paroissant presque éteinte, l'on n'attendoit que mon dernier soûpir, je ne sçai comment m'occupant de Dieu, je lui promis, afin d'être uniquement toute à lui, de ne me plus partager par le soin des enfans, sans que rien me vint alors à l'esprit de ce qui devoit ou pouvoit m'empecher de faire cette promesse. A peine l'eus-je faite, que je commençai à me remuer, à ouvrir les yeux, & à me vouloir lever, au grand étonnement des assistans, qui en furent effrayez comme d'un symptôme mortel. Je les raffurai en leur disant distinctement, ne craignez pas, Dieu m'assiste; en effect je revins de tous les syncopes, & je gueris petit-à-petit.
Ma chere Compagne fut entre-tems aussi attaquée de la peste, de sorte que la misere de notre petite Communauté étoit inexprimable. Il n'y avoit que la pauvre fille qui se soûtenoit. Pour surcoît de misere, le feu se prit à notre maison, d'où des voisins charitables, que Dieu veuille recompenser, eurent le courage de nous retirer, & de nous garder dans la leur pendant tout un jour, nonobstant notre triste état. Nous nous vîmes donc reduites, après que le feu & toutes ses suites surent sinies, à demeurer les unes sur les autres dans une pe- | |
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tite cuisine par terre, où notre Hôtesse étoit recemment morte de la peste. La peur nous pesoit autant que notre maladie; je pris pour moi le lit de la défunte, & j'en accommodai un petit pour ma chere Compagne. Lorsque nous fûmes gueries, nous tombâmes de ces peines-là dans une autre fort grande, parce qu'étant épuisées nous ne sçavions où donner de la tête pour avoir dequoi vivre. Notre premeir soin fut de satisfaire la Maîtresse qui nous avoit servies & fourni les remedes, & elle fut contente. Mais notre seconde prévoyance fut de renvoyer la pauvre fille, dont il sembloit que nous pouvions nous passer, croyant même que l'on trouveroit à redire, que pauvres comme nous étions, nous parussions avoir une servante sans besoin.
Lorsque le tems de la quarantaine fut fini, le Pere Gardien Dancho nous vint voir avec le testament de feu notre Hôtesse, par lequel elle laissoit tour le peu qu'elle avoit aux Recollets; mais comme elle en avoit fait un second en notre faveur, & en consideration de ce que j'ai touché ci-dessus, quoi que seulement pour notre vie durant, nous abandonnâmes le tout à la discretion du Pere, qui de son côté fut tres-discret & tres-raisonnable, reconnoissant aussi ce que nous avions fait pour les Recollets & pour la Chapelle de
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la Ste. Vierge. Cependant nous n'acceptâmes que l'inhabitation de la maison, & leur envoyâmes dès le jour même generalement tout le meuble tel qu'il étoit, parce que je craignois de m'exposer à des reproches interieurs, s'il venoit ou à s'user ou à diminuer. Nous demeurâmes encore bien un an ensemble, avant que je fusse parfaitement rétablie.
Entre-tems comme je ne cachois aucune de mes pensées au Pere Farzyn, je lui proposai, attendu mes inquiétudes continuelles pour pourvoir aux besoins de trois personnes, de placer ailleurs la pauvre sille, qui donnoit sujet de croire que nous étions ou commodes, ou ambitieuses d'être servies; mais m'ayant interrogée sur ma premiere resolution de commencer comme un enfant, & la lui ayant ratifiée, il m'ordonna de la tenir & d'apprendre à son sujet à surmonter toute crainte humaine, & à me vaincre en tout. Je dûs commencer par souffrir en silence toutes les impertinences que cette fille nous fit depuis; car lorsque j'en faisois confidence au Pere, à chaque fois il me commandoit de me taire, afin d'apprendre à acquerir par le silence exterieur la tranquillité interieure, & le silence de tant de diverses passions, qui ne cessoient pas de se revolter en moi sous la contenance & l'apparence de patience. J'ac- | |
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cusois souvent en moi un tel combat d'hypocrisie, & je ne pûs m'empêcher de lui avoüer, que sous un exterieur moderé, je fomentois des sentimens tres-violens. Il m'instruisit, & m'appisa. L'exercice étoit continuel, & le détail des actions aussi ridicules dicules qu'impertinentes que fit cette fille, ne se peut raconter, le tout neanmoins accompagné en elle d'une vie exterieurement tres-austere & tres-penitente: de sorte que lorsque quelquefois nous nous échapions de lui dire un mot, quoi qu'avec doucer, elle nous traitoit avec raillerie (& peut-être avoit-elle ses raisons) de fausses devotes, & de filles tres-immortifiées. Enfin Dieu me fit la grace de me vaincre, & me regardant moi-même desormais comme sa servante, je vins à la respecter & à l'aimer comme un veritable maître ou maîtresse. J'avois aussi
communiqué au Pere, parmi ma confidence totale & sans reserve, la pormesse que j'avois faite dans ma derniere extrêmité, de ne plus partager mes soins entre Dieu & les enfans. Il y donna son aveu enfin, après avoir pris le tems de prier comme il faisoit toûjours avant de me répondre, voulant encore une fois que je devinsse moi-même un enfant en tout. Cependant quoi qu'il reglât toutes mes heures, mes occupations & mes momens, il me permettoit, à ce qu'il me parut de
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tems en tems, de suivre les inspirations que je croyois venir de Dieu. J'avois crû de pouvoir reprendre mon ancien Métier de coudre pour subsister; mais Dieu permit qu'après avoir bien broüillé & bien gâté de la besogne, la vûë me manqua. Je ne pouvois donc plus faire autre chose, sinon d'être presque le jour entier à l'Eglise, où selon le conseil du Pere je devois demander sans cesse ce que Dieu vouloit faire de moi.
J'ai peine à décrire ici l'état où je me trouvois alors. Toute inspiration & toute resolution me paroissoient incertaines par leur succession continuelle & par leur diversité; je me regardois neanmoins comme une pauvre Servante, qui dans le dessein de servir son Maître par pur amour & sans salaire, ne cesseroit pas d'avoir les yeux attachez sur les fiens, afin de connoître sa volonté jusques dans les moindres choses. J'étois pauvre, & j'avois besoin; mais je ne connoissois pas encore où se trouvoit la source de la veritable richesse. Courage, ames fidéles, vous la trouverez à votre tour, en quittant tout pour servir purement Dieu. Je suivois mon reglement, tour penible qu'il étoit à ma nature, & tour exposé qu'il étoit aux yeux des hommes, lesquels me paroissoint regarder comme une affectation, ma grande assiduité à
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l'Eglise. J'aurois en effet mieux aimé passer les jours dans ma Cellule qu'en public. Mais encore une fois, il faut chercher Dieu à sa maniere, & pas à la nôtre. Aussi m'arriva-t-il souvent d'être poussêe à rester dans les Eglises au-delà des heures deu service, soit du matin, soit du soir du soir, malgré la faim qui me pressoit. Le souvenir des heures pendant lesquelles mon Sauveur pendit en Croix, m'y servit beaucoup. La faim étoit alors en moi, quoi que je n'eusse jamais presque eu d'appetit, une passion aussi violente qu'avoit été autrefois le sommeil. Il falut donc la combattre avec la grace de Dieu, jusqu'à m'en rendre maîtresse, malgré toutes les specieuses difficultez qu'y opposoit ma nature. Mon Directeur m'en donna l'occasion en me disant un jour, qu'une des premiéres choses que nous devions reduire en nous, étoit la délicatesse de la langue, & comme j'ai déja dit, il sembloit avoüer que je m'abandonnasse quelquefois à mes inspirations touchant la priere, les veilles, & le jeûne. Je renouvellai encore ici mon abandon total à Dieu, le priant de ne me point épargner. Il arriva ainsi que souvent de trois en trois heures que je differois de prendre ma nourriture, je me trouvois le soir à jeun, & je ne prenois alors qu'un morceau de pain avec un naveau boüilli, sans sel, ni aucun autre assaisonnement.
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Ceci m'arriva particulierement trais jours de suite qu'a l'occasion d'un Jubile, je restai dans l'Eglise de St. Servais, où le St. Sacrement étoit exposé. J'allai coucher ces trois jours, qu'il fit fort froid, sans me chauffer, & sans prendre aucune nourriture, quoi que j'en fusse effrayée, comme si j'allois devenir la martyre du démon, car j'avois crû mourir de faim le premier jour; mais le troisiéme je me trouvai vigoureuse & fortifiée. Mes inspirations sur les veilles, & sur les prieres de la nuit, me les faisoient aussi passer souvent en partie, & quelquefois entieres, sans prendre aucun repos.
Mais pour revenir à ma faim, j'ai honte de décrire les tentations de manger que je sentois, & les idées de plaisirs & de bonnes senteurs qui m'attaquoient dans des lieux, où même il ne se trouvoit point de nourriture propre à des créatures raisonnables, jusqu'à ce que Dieu m'ayant fait refléchir que mes sensualitez passées avoient merité bien d'autres peines que celles dont il nous châtie dans ce monde, cet exercice cessa d'abord de me peiner, & puis se dissipa entierement. Je me sentis ensuite comme une créature nouvelle, & ravie de pouvoir par les courtes souffrances de cette vie, prévenir celles qui auroient dû me purifier dans l'autre, je m'offris à de nouveaux combats. Que ne peut pas l'homme, ô
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mon Dieu! soûtenu de votre grace? Le jeûne & tous mes autres exercices de mortification ne me faisoint plus de peine.
Je metrouvai pour lors subitement attaquée de nouvelles craintes, d'effrois & de terreurs. Je crûs donc devoir reprendre ma dépendance entiere de mon Confesseur, auquel je confiai aussi tout ce qui s'étoit passé pendant mes jeûnes & mes veilles. Il craignit par des raisons humaines, mais pourtant justes, que je ne me fusse gâtée par de tels excés: ainsi il me conseilla de dormir davantage que mon reglement ne portoit, & neanmoins jusques à 4. heures seulement. Mais quand il sçût que je ne dormois plus que jusques à minuit, & souvent moins, il fut surpris de ma force. Aussi ne lui demandois-je du secours que contre mes craintes. J'aurois à la verité souhaité, selon ma nature, qu'il m'eût défendu de me lever la nuit; cependant tout au contraire, remarquant que je ne desirois cette défense qu'à cause de ma peur, il m'encouragea par d'autres moyens. Je commençai dès ce soir même à combattre & à prévenir mes craintes, ou en me rendant & en marchant sans lumiere dans les endroits les plus effrayans de la maison, ou en me tenant seule enfermée dans ma Cellule, & soûmise à Dieu contre tout ce que mon imagination se representoit de plus capa- | |
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ble de me troubler. Je demeurai ainsi une nuit entre autres en prieres jusques à cinq heures du matin, malgré tous les bruits & les spectres qui sembloient m'environner & m'attaquer, & lors qu'au point du jour je courus en avertir mon Confesseur, il en tint si peu compte, qu'il souhaita même que j'en fusse réellement maltraitée, & me dit qu'en tout cela je n'avois qu'à me souvenir de l'abandon total que j'avois fait de moi-même entre les mains de celui qui avoit tout abandonné & tout souffert pour moi. Je me
ramenai donc fortement & courageusement à ma resolution, bien persuadée pourtant, comme il m'étoit arrivé souvent, que je n'en serois que plus vivement agitée. O Seigneur! que connoissons-nous peu votre amour, & celui que vous nous témoigneriez, si nous nous tenions prêts à tout sans reserve.
Les craintes & les causes vraies ou imaginaires de mes effrois durerent encore quelque tems; mais comme Dieu me fit la grace de perseverer constamment dans mon abandon pour vivre & mourir de la maniere qu'il le trouveroit bon, le tout cessa, & mon Confesseur lui en rendit des actions de graces, m'avertissant neanmoions de me préparer à d'autres combats. En effet le trouble le plus cruel & le moins attendu me survint d'abord après; car pendant une
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nuit que je me croyois assez éveillée, il me parut entendre une voix qui m'entretenoit, comme si j'avois été dans le lieu du monde le plus débordé. Dieu seul sçait & les horribles choses que cette voix me dit, & les vilaines idées qu'elle fit naître dans mon imagination; mais Dieu seul sçait aussi la douleur & la peine que j'en souffris: car jusques à cette heure je n'avois été attaquée d'aucune pensée impure, ni rien connu de ce qui concerne l'action de la chair. Je me jettai promptement du lit avec un torrent de larmes, comme si je fusse soüillée de tous les pechez du monde les plus infames, & ne sçachant aussi comment je pourrois ou j'oserois parler de tout ceci à mon Confesseur. Je combatties ainsi seule jusques au jour avec une excessive douleur, & aussi-tôt que l'Eglise fut ouverte, il fallut se vaincre & chercher du secours. Je courus donc au Confessionnal, où rien ne parla d'abord sinon mes larmes redoublées. Le Confesseur devina ma peine, & me rendit la parole; mais bien loin d'être surpris de tout ce tracas, il témoigna beaucoup de l'être de ce que jusqu'alors le tentateur m'avoit laissée en paix sur cette matiere; qu'au reste ces pensées devoient être méprisées comme d'autres, tandis qu'elles n'étoient que des pensées sans aveu, & que je me tenois inviolablement
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attachée à mon voeu; que je ne devois enfin plus refléchir en aucune maniere au trouble du sommeil, mais me donner de nouveau toute à Dieu. J'eus peine à croire de ne l'avoir pas offensé, jusqu'à ce que cette inquiétude étant finie, je vis plus clairement que sa grace m'avoit conservée.
Nous vivions encore nous trois ensemble, la pauvre fille qui m'exerçoit, ma chere Compagne qui étoit un miroir de toutes sortes de vertus, & moi. Notre emploi avec elle seule étoit de visiter & de secourir les pauvres, souvent par charité, souvent par choix, & quelquefois par commission de notre Confesseur, qui nonobstant notre pauvreté, nous faisoit porter dans des ménages plus accommodez que le nôtre, non seulement un, mais cinq & sept écus à la fois. Cela nous faisoit peine, parce qu'il nous paroissoit que l'on en abusoit par la bonne chere, tandis qu'à peine mangions-nous un morceau de pain, & que c'étoient d'ailleurs des gens qui trompoient le bon Pere. Je crûs ne le lui point devoir cacher, mais en le conjurant en mêmetems de ne point m'épargner, & de n'avoir aucun égard au murmure de ma nature.
Un jour qu'il me vit à l'Eglise, il m'appella, & me demanda si je n'y avois point
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vû une pauvre femme? Je cherchai, & je vis une gueuse qui conduisoit deux enfans & en portoit un troisiéme sur ses bras. Allez, dit-il, & faites à cette femme ce que vous voudriez que l'on vous fit. Je ne lui dis pas alors l'idée que j'avois de cette créature, & peut-être l'avoit-il lui-même, sçavoir que c'étoit une femme legere; car il falloit obéïr aveuglément. Je la condusis donc chez moi, je la rechauffai, je nettoyai ses enfans, mais principalement le petit, dans le souvenir de mon Maître enfant. Je leur donnai à manger de mon mieux, après quoi m'étant mise en priere, Dieu m'inspira de les accommoder de plusieurs sortes de linges; mais parce que le plus precieux que j'avois, venoit de ma bonne mere, & que je le gardois par respect, je craignis ce qui arriva, que je ne tombasse sur celui-là. Il fallut pourtant se vaincre, & j'ajoûtai même une piece d'argent à ce premier sacrifice. C'est ainsi que de tems en tems notre Confesseur nous exerçoit; Dieu soit beni éternellement de m'avoir fait trouver un tel Conducteur. Lorsqu'il me revit, il me demanda compte de ma conduite. Je le lui rendis, sans manquer aussi d'avoüer & de confesser les pensées qui m'étoient venuës de cette femme, aussi-bien que contre lui, pour m'avoir chargée d'une imprudente commission; car
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j'étois si peu éclairée, que je me faisois peché de tout. La legereté de cette femme fut après cela publiquement connuë; mais le Confesseur se contenta de me dire, après m'avoir reprise severement, c'est ainsi qu'il faut humilier sa raison, & renoncer à son propre jugement: paroles que je n'entendois pas encore bien alors.
Une autre fois il m'engagea d'aller servir une femme qui avoit le vilain mal, quoi que sans sa faute. Je le fis malgré mon aversion, & la juste crainte que j'eus pendant tout le tems de ce service, que je lui rendis toûjours de fort près, me tenoit dans une grande apprehension de gagner son mal. Dieu m'en préserva, & la femme fut guerie. Mon Confesseur, auquel, si je n'avois pas crû y être obligée, je n'aurois pas confié mes combats, parce que j'aurois craint qu'il n'eût cessé de m'exercer; mon Confesseur, dis-je, finissoit ordinairement nos entretiens par ces paroles: O! si une fois je puis vous amener par la grace de Dieu là où il vous veut, vous vous y trouverez bien dédommagée de tous vois sacrifices, & comblée de richesses inexprimables. Courage donc, ames fidéles, ne nous lassons jamais, vous goûterez bientôt combien le Seigneur est doux.
Pendant que ma chere Catherine Lichtenberg ma Compagne & moi continuions
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nos visites des pauvres & des malades, nous entendîmes un jour sortant à midi de l'Eglise de St. Servais, qu'il étoit resté à la sortie des Troupes, grand nombre de blessez & de malades dans l'Hôpital de ce nom. Nous proposâmes donc d'y hazarder une visite charitable dés l'après-midi même, & pour cet effet nous fîmes provision de quatre pots de vin, de succre, de canelle, de pains blancs, &c. afin de rafraîchir & de fortier ces pauvres affligez, qui manquoient de cette sorte de secours. Nous nous y partageâmes l'une pour servir une chambre, & l'autre une autre, car tout étoit plein. Cela donna occasion à une Soeur de l'Hôpital d'accoster ma Compagne seule, & de lui parler si bien de la vie religieuse qu'elles menoient dans cette Maison, que ma Compagne, qui se seroit renduë à un enfant qui lui auroit parlé du service des pauvres, dit qu'elle en parleroit à son Confesseur. Comme ni elle ni lui ne m'en firent rien connoître, j'ai presumê que celui-ci y avoit consenti, tant parce qu'il avoit beaucoup de difficultez avec les parens de cette fille, à cause qu'elle ne se reservoit rien, que parce que lui-même allant souvent à l'Hôpital, il se laissa apparemment induire par les sollicitations de la Mere & des Soeurs. Celles-ci ayant des terres à St. Pierre mêlées parmi celles que
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cette fille n'avoit pas encore partagées avec ses soeurs, elles crûrent trouver un double avantage en l'attirant chez elles; manieres d'amender les filles à la Religion qui ne m'ont jamais plû, ne me plaisent pas encore, & avec la grace de Dieu ne me plairont jamais.
Quelques jours après, pendant que nous continuions nos visites ordinaires, je fus surprise qu'elle me proposa d'aller à l'Hôpital, & cela d'un air fort triste. J'en devinai la cause, & elle me dit que le Confesseur lui avoit ordonné d'y aller dîner, & de m'inviter avec elle. Nous entrâmes à l'Eglise, la parole nous manqua à toutes deux; mais parce que nos larmes ne pûrent tarir, je la laissai aller dîner seule, & je fus répandre les miennes chez nous en toute liberté; car outre qu'il me paroissoit insupportable de me voir enlever une si sainte Compagne, je ne pouvois me persuader, par ce que je viens de toucher, qu'elle fût veritablement appellée de Dieu dans cette Maison, ni qu'elle pût y trouver son repos, ce qui s'est reconnu dans la suite. Après que j'eus bien pleuré, & que je me fus remise par la priere, ma chere Catherine vint l'après-midi à la maison, tant pour me voir, que pour aller ensemble entendre le Sermon de la Passion aux Recollets. Comme je m'étois tranquilisée, je
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m'expliquai avec cette chere fille sur tout ce que je soupçonnois, sans craindre qu'elle me déguisât quoi ce fût: car je la connoissois si veritable, si droite, & si sincere dans toutes ses paroles, qu'elle auroit aimé mieux mourir, que de dire un mot contre la verité. Aimable & heureux caractere dans une amie; mais helas! infiniment rare aujourd'hui, même parmi les personnes spirituelles. O monde qu'avez-vous d'empire, & comment le mensonge, qui fait toute votre prétenduë sagesse, continue-t-il de conduire les ames même qui vous ont abandonné? Combien de larmes ne me coûtez-vouz pas souvent, parce que sans la verité & la sincerité, il n'est pas possible de servir les maes dont Dieu nous a chargées, ni de les amener à la vertu.
Cette aimable Compagne m'avoüa donc tout, & comme nos pleurs ne finissoient point, ma soeur, me dit-elle, si vous voulez, je resterai avec vous. Moi qui n'osois ni dire ni faire rien de moi-même (car mon chemin d'alors étoit l'obeïssance aveugle) quoi qu'il me parût que sa separation me coûteroit la vie, je refusai son offre, ce que certainement je n'aurois pas fait, si j'avois eu les lumieres que Dieu ma données depuis. Je lui dis donc comme je pûs, non, ma chere, si c'est votre vocation d'entrer à l'Hôpital, si le Confesseur l'ap- | |
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prouve, dûssions-nous mourir toutes deux, je ne veux pas vous en détourner. Nous prîmes congé l'une de l'autre avec une douleur & une amertume de coeur qui ne peuvent pas se concevoir; car Jesus-Christ, son amour & la vertu, liens plus forts que tous ceux des amitiez mondaines, étoient ceux de la nôtre. Mais parce que je voulois avec la grace de Dieu me vaincre jusques au bout, je la conduisis le soir pour l'aider à faire son entrée. Aux approches & à la vûë de cette Maison, elle tomba de son long devant un Crucifix qui étoit près de l'Eglise de St. Jacques, & s'accabla d'une maniere si furieuse, que s'écriant à haute voix dans ses transports, & se lamentant sur notre separation, je dûs me jetter auprès d'elle pour la consoler par tout ce que la foi seule pût m'inspirer alors de plus fort. Après l'avoir enfin relevée avec bien de la peine, j'achevai de la conduire, & je la mis entre les mains des Soeurs.
De combien de reflexions ne fus-je pas agitée au retour jusques à ma petite maison, sur la maniere dont tout se passe dans ce monde, ô mon Dieu! jusques parmi ceux qui veulent avoir le nom de vous servir. J'eus le lendemain occasion d'avoir sur tout ce qui s'étoit passé, & sur tout ce que j'avois pensé même de mon Confesseur, un
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long entretien avec le Pere Gardien, lequel ne me desavoüa pas beaucoup. J'en eus aussi un avec le premier, auquel je crûs devoir me confesser de ma peine sur sa conduite, & de ma tristesse desordonnée, que je comparois aux peines de l'Enfer; mais il se contenta de me répondre briévement que je n'avois pas éprouvé celles-ci. O que l'homme est exposé & tristement agité par les differens vents de ses affections, soit qu'elles sortent de sa nature, soit qu'elles naissent quelquefois du fonds de la vertu & des dons de Dieu! Il faut au reste les vaincre toutes, & les soûmettre à la foi, si l'on veut acquerir la paix & la tranquillité necessaires pour parvenir à la perfection. Ma tendresse pour cette fille n'avoit neanmoins de retour que sur Dieu, & sur la crainte que je ne vinsse à me relâcher en perdant sa compagnie; c'étoit en moi un défaut de connoître encore assez qu'il faut tout retrancher & tout souffrir, afin que Dieu seul fasse notre repos, comme il en est seul le principe & le centre.
Il y a sept ans que j'ai mis ceci sur le papier, après en avoir été six dans un combat indicible avant de pouvoir l'entreprendre, ne sçachant pas encore presque maintenant comment j'ai pû me resoudre à obeïr, si peu trouvai-je dans ma chetive vie, qui puisse édifier le prochain. Je lais- | |
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serai ma chere Catherine dans l'Hôpital, où elle a saintement fini une vie qui a édifié un chacun pendant tout son cours, & je continuerai d'obeïr aveuglément, persuadée que je dois être que cela servira à me confondre ou à me purifier, selon les desseins de mon Confesseur. Peut-être m'arrivera-t-il d'écrire une même chose plusieurs fois, soit à cause des longues & frequentes interruptions, soit parce que je me suis trouvée en differens âges dans les mêmes combats.
Je me remis donc le plus tranquillement que je pûs à mes exercices ordinaires, seule dans ma petite maison avec la pauvre fille qui tomba malade de la peste. Ma soeur, qui comme j'ai dit s'étoit retirée passé plusieurs mois, & dont je croyois ainsi être déchargée pour toûjours, vint me prier instamment de la recevoir pour servir cette pauvre fille. Le souvenir de tout ce qu'elle m'avoit fait souffrir n'empêcha pas que je ne lui répondisse avec douceur, que je n'en étois pas la maîtresse. Elle comprit ce que je voulois dire; car comme le Pere Farzyn vint dans ce moment-là pour voir la malade, elle le pria si bien, elle le conjura si instamment, se jettant à ses genoux, qu'après en avoir reçû plusieurs paroles rebutantes, enfin voulant toûjours travailler à me vaincre selon mon obligation, je
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le priai moi-même d'y condescendre. Ceci arriva l'an 1624, & je l'écris l'an 1644; aussi vais-je me dépêcher, dans l'esperance que lors que j'aurai achevé par obeïssance cet ouvrage rebutant & de contradiction, on me permettra de le jetter au feu.
Ma soeur servit cette fille avec beaucoup de charité, & le profit qu'elle avoit procuré à mon ame, me fit la servir aussi avec tendresse, & même avec crainte que venant à la perdre, je ne perdisse cette occasion de m'exercer. Elle guérit, & elle recommença son train; mais ma soeur par toutes sortes de raisons ne pouvoit ni le souffrir ni l'excuser. J'avois ainsi une double occupation, & de continuer à souffrir de cette fille, (ce que je lui dis une fois vivement, & que certainement je ne souffrirois pas ses impertinences si j'étois en la place de ma soeur) & d'enseigner celle-ci à se vaincre de son côté par tous les motifs que Dieu m'avoit appris à moi-même, sur tout par le sentiment du besoin que nous avions d'humilier notre orgueilleuse nature. Après que ceci eut duré encore quelquetems, je reçûs une lettre du Pere Farzyn, qui étoit aussi le Confesseur de cette fille, laquelle il m'ordonna de lui lire. Je le fis en presence d'une personne connuë; mais la peine que j'en eus fut fort sensible, parce que le Pere lui comman- | |
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dant de se soûmettre & d'obeïr à son tour en tout selon sa bassesse, & dans le souvenir de son ancienne nudité, j'en sentis plus de repugnance, que je n'en aurois eu desormais de m'en voir commandée. A quelles variations n'est pas sujette la vie humaine? Je le sçai, mes Soeurs, par experience, & vous le sçaurez en son tems par la grace de Dieu: souvent ce qui paroît amertume, est une vraie douceur, & ce que l'n croit douceur, n'est qu'une amertume tres-réelle. Je m'acquittai de ma commission. Elle en souffrit; mais je l'encourageai, & voulant la préparer à obeïr avec merite au commandement, je ne lui demandai d'abord autre chose, sinon qu'elle ne sorîtt
pas sans nous en avertir, & qu'ensuite en avançant elle nous demandât la permission de sortir; mais le tout en vain. La pauvre créature étoit propre à commander, & nullement à obeïr: de sorte que je ne sçavois quoi faire, hormis de prier.
Elle craignoit uniquement que je ne vinsse à lui redemander tout ce que je lui avois donné avec profusion à chaque inspiration, de l'aveu aussi du Confesseur, lors qu'elle me faisoit le plus souffrir. Sur quoi lui ayant reïteré que je lui avois donné le tout, & le lui donnois encore sans retour, pourvû qu'elle voulût seulement commen- | |
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cer à obeïr, elle nous quitta & sortit à la sourdine, après avoir tout emporté avec adresse. Elle en chargea une charette qui la mena jusques en Anvers, d'où la pauvreté apparemment l'ayant encore fait sortir, je n'ai plus sçû ce qu'elle étoit devenuë. Elle s'échapa ainsi de chez nous pendant que j'étois dans l'Eglise où je priois. Ma soeur toute allarmée y accourut, & m'ayant trouvée, elle voulut que sur l'avis qu'elle avoit de la porte par lequelle elle se déroboit, nous courussions après elle pour l'arrêter. J'en fus à la verité frappée; mais je dis à ma soeur qu'il falloit la laisser courir, & nous contenter de continuer à prier pour elle.
Il y avoit cette année-là dans la Ville une fille de Herstal, qui après avoir été servante & donné toûjours charitablement aux pauvres tout son salaire, passoit pour être possedée du démon, & causoit beaucoup d'effroi par tout. J'en avois aussi une grande frayeur; mais compatissant à sa mifere, & voulant me vaincre, je fis si bien que je sçûs où elle se retiroit. C'étoit un trou de rats & de souris plûtôt qu'une chambre, où lui portant l'aumône la premiére fois, j'en eus tant d'horreur, que j'en fortis bien vîte. J'aurois voulu pouvoir l'assister davantage, parce qu'elle n'avoit personne qui eût soin d'elle; mais j'étois
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alors moi-même tres-pauvre. Il arriva huit ou dix jours après que restant dans l'Eglise selon l'attrait au-delà du tems ordinaire, j'entendis dans la Chapelle de la Ste. Vierge le bruit qu'y occasionnoient les exorcismes qu'un Pere Recollet faisoit sur cette fille. Dieu me fit la grace de combattre tellement ma freyeur, quoi que je n'en perdisse jamais le sentiment, qu'ayant approché petit à petit, je me joignis enfin de si près à elle, que le Pere m'appella pour la soûtenir pendant les exorcismes qu'il alloit continuer la nuit, après lesquels, quoi que j'eusse chassé comme une distraction, la pensée qui m'étoit venuë de la conduire chez moi, en ayant neanmoins dit un mot, ce Pere m'y anima, & me dit que ce seroit une oeuvre de grande charité. Mon esprit alors frappé vivement de nouveau à ne pouvoir resister à la grande leçon du Maître que le Pere Farzyn m'avoit inculquée si souvent, de faire à autrui ce que je voudrois qui me fût fait à moi-même, fit que je la pris chez moi; je lui donnai mon propre lit, & je la servis de mon mieux en tout pendant plusieurs mois, malgré mille effroyables incidens que je ne puis ni n'ose détailler ici, & dont neanmoins je laisse memoire pour le tems auquel Dieu voudra faire connoître sa volonté, en développant lui-même soit la veri- | |
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té, soit l'illusion de cette terrible affliction, & des choses du monde les plus extraordinaires qui arriverent à cette fille, & à moi à son occasion.
Sa vie depuis son enfance, qu'elle voulut bien me confier, n'avoit eu rien de déraglé, & il paroissoit que son Confesseur avoit suivi en tout la methode du Pere Farzyn. Cependant après l'avoir tenuë quelques mois, je reçûs ordre du Pere Gardien de ne plus la laisser rentrer chez moi au retour d'unne échappée d'éclat qu'elle avoit faite. Le Pere Farzyn étoit absent, & j'avois reçû de sa main un autre Confesseur. Comme donc je ne crûs pas devoir obeïr à l'ordre du Pere Gardien, celle qui me l'aooirta me dit qu'elle l'exécuteroit elle-même, ce qu'elle fit en effect. Ma nature ne demandoit cependant pas mieux afin d'en être déchargée; mais ma douleur & l'abattement selon le corps & l'esprit qui me surprirent alors furent inexprimables, aussi ne pûs-je m'empêcher de m'en plaindre fort aigrement dès l'aprèsmidi dans la visite que le Pere Gardien me rendit. Je lui reprochai vivement le peu d'usage qu'il faisoit du grand commandement de l'amour du prochain, & comment, si cette fille affligée avoit été ou riche, ou de qualité, l'on n'auroit pas manqué de la visiter, de la consoler, & de la
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servir avec empressement; ce qu'aucun Religieux n'avoit fait certainement pour celle-ci, quoi que j'en eusse appellé plusieurs pendant mon plus grand travail. Il m'appaisa comme il pût, & mon Confesseur, à qui je fus m'accuser de mon emportement contre le Pere Gardien, me permit de suivre l'attrait que j'avois d'aller voir cette affligée chez elle, mais seulement pour un jour.
Son pere étoit survenu comme elle étoit couchée à ma porte que l'on tenoit fermée. Dieu sçait encore une fois ce que je souffris á laisser exécuter l'ordre du Gardien, car je n'avois pas le Pere Farzyn à portée, & j'étois fans réponse sur la lettre que je lui avois écrite. Le pere dis-je avoit relevé sa fille avec beaucoup de peine, & l'avoit conduite dans son Village sur une charette. Je fis donc aussi-tôt une petite provision de douceurs; mais les ayant confiées à une femme qui mit dans un même panier quelque peu de chose de contrebande, les Soldats se saisirent de tout, & parce que je vins fort tard au bateau, je ne pûs avoir place dans aucune des chambres, de sorte que j'arrivai à Herstal si trempée de la neige & de la pluye, qui n'avoient pas cessé de tomber, que les parens de la pauvre affligée, pauvres euxmêmes, eurent bien de la peine à me sé- | |
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cher & á me rechauffer. Leur fille étoit en devotion à deux lieuës de là, où il y a une Image de la Ste. Vierge fort honorée. Je m'y fis conduire le lendemain malgré l'abondance extraordinaire de neiges, dans lesquelles nous pensâmes perir; mais étant de retour avec elle chez ses parens, & lui ayant dit que je n'avois qu'un congé fort court, elle renonça à la grande envie qu'elle avoit que je restasse auprès d'elle, persista même à me refuser lors que j'en témoignois mon propre desir, & m'exhorta si ardemment à suivre l'obeïssance, qu'elle se jetta diverses fois à mes genoux pour me conjurer de retourner, ne voulant pas, disoit-elle, avoir ici-bas aucune consolation qui coûteroit une seule offense de Dieu; car enfin, malgré tout ce qui
s'est dit & fait à Maestricht pendant son premier sejour, & un second qu'elle y sit encore chez moi dans la suite, c'étoit une fille tres-sidéle à Dieu & à l'obeïssance. Cependant comme la Meuse vint ce jour-là-même à n'être plus navigable, & qu'elle sçût d'ailleurs que je n'étois point sous les ordres du Confesseur délegué, mais sous ceux du Pere Farzyn, duquel je recevois mes regles par lettres, elle accepta ma compagnie.
Nous nous rendîmes ensemble aux chamnps, & entrant pour prier dans une
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chaumiere abandonnée, j'y eus la pensée de la conduire à Montaigu. L'esperance de recontrer le Pere Farzyn à Diest m'y excita aussi, malgré la lettre que j'avois reçûë de Maestricht avec ordre de revenir. Une autre que l'on écrivit en même tems au Pasteur de Herstal, sit un autre effect sur lui; car il retira la charitable compassion qu'il avoit pour cette fille, & ce fut ce qui nous porta à en partir. Nous souffrîmes beaucoup dans ce pelerinage, tant par les plues, les neiges, & l'ignorance des chemins, que par les surprises de la nuit, qui nous obligeoient quelquefois de demander le logement pour l'amour de Dieu. Aussi me reprochai-je vingt fois mon indiscretion, & la perte que je faisois des Sermons du Carême, ce que le tentateur ne cessoit pas de souffler avec d'autres accompagnemens de ses reses. Un jour les eaux crûrent si subitement dans un certain endroit, que l'allarme se sonna par tout, & qu'ayant été contraintes de grimper sur le toit d'une maison, oú nous passâmes ce jour & la nuit, un homme charitable dût nous en retirer le lendemain avec un cheval, & une frande & pesante planche qui nous servit aussi de pont dans plusieurs autres passages. Je souffris encore beaucoup en marchant, ce que j'avois dû faire à pieds nuds, ne pouvant plus traîner mes
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souliers; j'eus ainsi bientôt les pieds tout en sang & en plates. Lors que nous arrivâmes à Diest, oú nous fûmes bien traitées dans l'Hôpital, quoi que mon orgueil en souffrît un peu, mon affliction fut grande de n'y pas rencontrer mon Confesseur; car ma nature s'étoit flatée qu'il m'auroit défendu de continuer ce penible exercise, & que j'aurois pû appaiser Dieu sous le manteau d'un tel ordre. Il étoit à deux lieuës de Bruxelles dans un Monastere de Dames, où sa mere s'étoit retirée, & où il prêchoit alors. Nous resolumes pourtant, après avoir vendu le peu que je pouvois vendre, de nous y traîner lors que nous aurions fait nos devotions à Montaigu, prenant au reste par tout grand soin de cacher l'état de ma Compagne. Cela n'empêcha pas que diverses personnes intelligentes ne jugeassent que son mal étoit une veritable possession.
Etant enfin arrivées à Cortenberg, nous fûmes d'aboard nous placer dans l'Eglise. Le Pere Farzyn y étoit, & m'y apperçut; mais l'air & la froideur avec lesquels il m'ebtrevit, & me parla ensuite, car on l'avoit informé à mon desavantage, ne firent une peine indicible, & jusques à être tentée de retourner sur mes pas, toute épuisée que j'étois. Il revint neanmoins de cette froideur, & lors qu'il sçût que je n'a- | |
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vois point reçû la lettre severe qu'il m'avoit écrite sur ces fausses informations, il en fut fort aise, & me fit même appeller, malgré le mauvais équipage où j'étois avec mes pieds nuds & en pieces, pour manger avec plusieurs Dames & personnes de consideration. Je ne pûs cependant de tout le repas avaler un seul morceau. Il m'en demanda à la fin doucement la raison, & il entendit, que la peine de voir ma pauvre affligée comme abandonnée, en étoit la cause principale; mais lors qu'il m'eut proposé lui-même de l'aller trouver ensemble, mon coeur ne se sentit plus de joye. L'on nous mit alors à deux dans une chambre d'Hôte, où l'on nous pansa & servit d'une maniere veritablement Chrétienne, & digne d'être donnée pour exemple à tous ceux qui exercent l'hospotalité. J'ontins non seulement du Pere Farzyn l'aveu de tout ce que j'avois fait, & de ce que je devois faire encore, soit pour vaincre mes frayeurs & mes craintes, soit pour le service de cette fille; mais aussi que l'ayant entenduë & reçûë à la Confession, il ne craignit pas lui-même de se charger de sa direction. Il voulut alors que je remerciasse particulierement Dieu qui m'avoit bien voulu choisir pour servir cette
affligée, & me pria d'y avoir part, parce, disoit-il, qu'il m'avoit à son tour aussi servie, car
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il avoit découvert de grandes graces de Dieu en elle.
Nous n'eûmes pas moins de peines & de traverses dans notre retour par Liege, que nous en avions eu pour arriver à Cortenberg. Dieu en soit beni. Mais comme alors mon affligée étoit devenuë plus tranquille, & que je n'avois pas bien reüssi en la plaçant à Liege, selon l'ordre du Confesseur, quoi que je l'y eusse assistée & visitée souvent pendant quelques mois, je la ramenai secretement chez moi à Maestricht. L'aveu que j'avois du Pere Farzyn, m'avoit à mon retour de Liege fait souffir paisiblement la mauvaise humeur de Gardien. Je pris la liberté neanmoins de lui parler une fois fortement, car quoi que je fusse du Tiers Ordre, appuyée que j'étois de mon Directeur, je lui dis hardiment que j'avois dû plûtôt obeïr à Dieu qu'à l'homme. Telle étoit par sa grace ma situation d'alors, toute créature qui m'étoit contaire dans son service, perdoit son pouvoir sur moi. Je ne laissois pas pour cela de contineur les services que je rendois aux Recollets pour tous les ornemens de leur Eglise. L'humeur de ma soeur m'attaqua aussi au retour; mais elle fut temprée par la joye de me revoir. Le Gardien qui avoit ouvert la dure lettre du Pere Farzyn, la lui avoit fait lire. Enfin, car je passe sous silence,
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à cause de ce que j'ai plus haut, bien des évenemens surprenans, lors que l'affligée eut été encore quelques mois chez moi cette seconde fois, & que j'eus été bien exercée par des syncopes aussi violens que les précedens, le trouble s'étant mis de nouveau dans la Ville, je trouvai un beau matin à ma porte les Sergens du Gouverneur & ceux des Bourguemaîtres, qui me donnerent l'ordre de tenir cette fille absolument enfermée, ou qu'ils la chasseroient de la Ville. J'acceptai le premier, & j'en fus quitte à bon marché; car à ce second sejour, comme au tems du premier, nous n'avions pas manqué de frequentes allarmes, & d'être manacées de la prison, à quoi par la grace de Dieu je me tins longtems toute prête.
Un jour neanmoins que le Pere Gardien des Capucins par pure charité nous étoit venu voir pour nous conseiller sur des bruits qui avoient quelque report à ces allarmes, & qu'il nous eut entenduës, il s'appliqua à nous consoler, & nous servit depuis d'un grand soûtien. Mon affligée ayant fait entre-tems un deuxiéme voyage à Montaigu avec ma soeur, & se trouvant, comme je l'ai dit, sous la direction du Pere Farzyn, laquelle il lui conserva jusques à sa mort, elle en reçût entre autres conseils, celui de voyager seule pendant trois ans, avec un
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genereux mépris du demon & de ses effrois, en divers lieux de devotion; conseil neanmoins qu'il reduisit à trois mois. Dieu soit éternellement loüé, qui au travers de tant d'obscuritez, & parmi tant de combats entre l'homme interieuer & ma nature charnelle, m'a fait accomplir, comme je l'espere, sa sainte volonté. Nos incertitudes, mes cheres Soeurs, ne serviront jamais d'obstacle à cet heureux accomplissement, si envisageant, toûjours l'oeil surveillant du Tout-puissant, nous recourons bien & selon la lumiere de la foi, lors que nous en avons liberté, à celui qu'il nous a donné pour conducteur ici-bas. Ne nous y adressons donc pas par amount propre, amour si subtil & si commun, qui cherche toûjours d'attirer plûtôt l'aveu du guide sur notre propre panchant, que d'en apprendre la pure, quoi que souvent penible volonté de Dieu. Je laisserai encore une fois tout détail ulterieur de ce qui arriva à l'occasion de cette fille pendant dix-neuf ans. J'en ai marqué, comme j'ai dit, quantité de traits, certainement incroyables à qui ne les aura point vûs, jusqu'à ce que Dieu en dispose autrement par sa providence, & manifeste sa volonté pour sa gloire.
Pendant l'absence & le pelerinage de mon affligée, & que moi-même dans l'esprit de pelerin ici-bas je marchois par les
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ruës qui dans la Ville font le circuit de la Procession qui s'y fait à l'honneur de la Ste. Vierge, je me souvins en passant un jour devant la Maison des Religieuses du saint Sepulchre, que l'on y devoit ce jour-là-même faire vêture d'une fille qui m'étoit tres-bien connuë dans le Seigneur. Je me rendis aussi-tôt dans la Chapelle, ne pensant neanmoins qu'à y prier Dieu, afin qu'il lui fît la grace de devenir une sainte & parfaite Religieuse, tandis que je me sentois dans une entiere impuissance de la suivre. J'étois aussi dans découragement qui approchoit de desespoir, d'avoir jamais un semblable bonheur: car comme je crois l'avoir déja écrit, à moins que je ne l'aie oublilé, lors que je fus revenuë de la prévention de ma jeunesse contre la vie du Cloître, j'avois fortement desiré d'être une pauvre Soeur laïe, soit chez les Annonciades, soit chez les Carmelites déchaussés, occupée que j'étois toûjours des sentimens & des paroles du Prophete Roi, j'ai choisi d'être le rebut dans la Maison de mon Dieu, &c. & que d'ailleurs je me flatois de le servir par là plus universellement en le servant dans chacune de ses servantes. Cependant mes moyens temporels d'alors avoient été trop petits pour seconder mon desir, & Dieu m'ayant aussi fait connoître que ce dessein n'étoit point selon sa volonté, il me fit la
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grace de m'abandonner depuis sans choix à cetre sainte volonté, soit pour vivre, soit por mourir, dans telle condition qu'il lui plairoit, fût-ce dans celle de finir mes jours par un emploi aussi penible qu'étoit celui de servir la possedeée; penible qu reste, parce que je n'aime pas assez; mais por couper court, m'entretenant dans mon découragement, & honteuse de ma présomption d'avoir pensé pouvoir être du nombre des enfans de Dieu dans la Religion, je sentois tout le poids de mon indignité, jusques à ne pas oser prononcer le Nom de Dieu, & à croire que je ne meritois pas que la terre me portât; enfin après bien des soûpirs & des larmes, je m'assis dans un coin de la Chapelle comme un petit chien rebuté, pleine du sentiment de ma bassesse, tant pour le terms que pour l'Eternité. Pendant cet accablement, soit que je ne visse pas assez au travers de la ceremonie pompeuse, l'interrieur qui dans tout engagement religieux en doit, comme dans la fille du Roi, faire toute la gloire, soit qu'abreuvée de ma douleur je n'eusse que des idées de pauvreté & de mépris, je tombai dans un état que je ne puis décrire, ni comprendre. Il me parut d'abord entendre une voix qui me dit, ce n'est ni ici, ni dans aucun autre Monastere que Dieu vous veut, mais il desire de vous que vous en établissiez un
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selon le plan que voice. Il me parut ensuite voir nos regles & encore d'autres points qui doivent être mieux expliquez dans nos Constitutions. Aussi-tôt toute ma tristesse se dissipa, & se changea en une joie incomprehensible.
Revenuë à moi comme si j'étois sortie d'un long & profond sommeil, je considerois tout ceci ainsi qu'un songe agréable, & ne sçavois comment j'en oserois jamais parler à mon Confesseur. Je sentois à la verité un grand attrait d'obeïr à Dieu; mais me triuvant sans forces & sans moyens, je croyois pouvoir justement me défier que toute cette representation interieure ne fût ou illusion de demon, ou au moins de vaines imaginations. Je passai donc trois ou quatre jours sans en faire comte, lors que me trouvant au Sermon de Pere Colombyn, Gardine des Capucins, je fus vivemnent poussée de faire usage de mes vûës interieures. Ce Pere avoit pris occasion, d'une pauvre femme qui venoit de mourir sur la ruë, faute d'avoir été accueillie dans aucun lieu, de déclamer avec beaucoup de vehemence & dans une espece d'entousiasme prophetique, contre le défaut de charité qui regnoit dans cette Ville, & sur le châtiment qu'il en prévoyoit. J'y fus tres-sensible, mais je me sentis aussi de nouveau également impuissante. Quelques jours a- | |
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près ce Pere étant venu me parler d'autres choses, je fus si vivement pressée de lui découvrir ce qui s'étoit passé en moi, que malgré la honte qui me retenoit toûjours d'en parler même au Guide de mon ame, je ne pûs plus resister à l'attrait, & je lui confiai le tout. Il m'assura aussi-tôt que je devois y obeïr sans retardement, & m'y anima de son mieux. Je lui repliquai neanmoins que je ne pouvois pas y penser sans l'aveu du Pere Farzyn, & que quand bien je serois aussi seure de la volonté de Dieu, qu'il croyoit l'être, un seul non de ce Pere m'y feroit renoncer comme à une tentation & pure
illusion du demon; qu'au reste je ne pouvois pas me persuader que ce fût la volonté de Dieu que j'entreprisse un tel oeuvre, tandis que j'étois sans forces, sans place, sans moyens, & moi-même tres-pauvre. Plus je resistois, plus il me pressoit par toutes sortes de preuves de la toute-puissance de Dieu, de l'obligation de lui obeïr, & de se confier dans sa providence; en un mot, que je devois me dépêcher, & en écrire incessamment au Pere Farzyn.
Je resolus de le faire; mais pendant que je differois toûjours de suivre en cela au moins la volonté de Dieu & l'obeïssance, je fus attaquée par de tres-violens combats, particulierement un jour à midi qu'étant de
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retour de l'Eglise, & que je m'étois mise à genoux selon ma coûtume devant le Crucifix de la maison, je me trouvia si surnagée de toutes sortes de pensées inquiétes, de soins & de sollicitudes par raport aux moyens temporels, qu'il me sembloit qu'il n'y avoit plus de Dieu, ni de providence. Le demon, qui étoit sans doute l'auteur de ces troubles, les accompagnoit de mille reproches interieurs sur ma pauvreté, sur ma sottise de n'avoir rien voulu épargner pour le besoin, sur les variations de toute ma vie passée, sur ma vaine confiance en Dieu, & sur mon orgueil, qui malgré tout cela vouloit me distinguer & faire parler de moi par une folie d'éclat, ajoûtant qu'une telle ambition étoit une vraie heresie, & qu'après un tel fanatisme, malade comme j'avois toûjours été, si je l'allois encore devenir, personne ne m'aideroit d'un verre d'eau; que je serois enfin la fable & la raillerie de toute la Ville, & qu'ainsi je deviendrois aussi la cause de plusieurs pechez de médisance, & du mépris que l'on feroit de la devotion.
Je fus alors comme si j'avois perdu toute intelligence, tout esprit, & tout sens, demeurant enveloppée sans presque de mouvement dans l'habit & dans la situation où je m'étois jettée en revenant de l'Eglise. Mais il plût à Dieu de me rendre quelques
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rayons de lumiere & de force, qui me firent revenir à moi, & me rendirent la liberté de m'interroger à mon tour sur un autre ton, d'où me venoient tous ces combats, toutes ces obscuritez, & toutes ces sollicitudes? Reconnoissant ensuite que ce n'étoit ni le salut de mon ame, ni la crainte d'offenser Dieu, d'où elles provenoient, & que les inspiration que le tentateur combattoit en moi, ne me portoient qu'à obeïr sans vouloir aucune autre consolation que l'obeïssance, même sans aucun retour sur le monde ni sur le qu'en dira-t-on; d'ailleurs je sentois toutes les peines, tous les combats, & les occasions continuelles que cet oeuvre me procureroit de me faire violence & de me vaincre selon les regles de l'Evangile; il me parut enfin, par un tranquile changement, que j'y pouvois penser tout de bon. Alors repoussant tous les reproches du demon & ceux de la nature timide, il n'y eut plus que la crainte des pechez que le monde commettroit à mon occasion, qui me laissa quelque impression. Je pris la liberté de m'en expliquer tendrement & avec une pleine consiance à mon Sauveur & mon Dieu, en lui disant toute baignée de larmes ce qu'il sçavoit mieux que moi, ouis que c'etoit par sa grace; sçavoir, que j'étois prête à voir mon corps tomber par lambeaux, & à être jettée sur
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un fumier, afin d'y être rongée des chiens, pourvû que ce fût pour avoir fait sa sainte volonté; contente, disois-je, ô divine Majesté! d'être abandonnée de tous, pourvû que je ne le sois point de vous.
Je me levai après cela vers l'heure des vêpres, & je retournai à l'Eglise d'où j'étois venuë, sans avoir seulement pensé à manger. Ce fut là qu'au pied du Tabernacle en la presence & en memoire de mon Dieu & Maître caché par obeïssance, comme il s'étoit rendu obeïssant jusques à la mort infame sur la Croix, je lui fis de nouveau l'osfrande de tout moi-même, me livrant à lui sans reserve & sans aucun choix, quoi que j'eusse bien desiré qu'il m'eû luimême retiré cette forte inspiration de commencer un Monastere, à cause des incomprehensibles combats qu'elle me coûtoit. Je repris donc la resolution d'en écrire incessamment au Pere Farzyn qui demeuroit en ce tems-là de nouveau à Diest, lors que peu de jours après je fus subitement attaquée d'une si violente fiévre, que les Medecins jugerent que je ne pourrois pas naturellement survivre 24 heures: car aussi-tôt que le Pere Colombyn, auquel je m'étois confiée, eut appris ma maladie, je me trouvai non seulement servie de deux Medecins & de toutes sortes de remedes, mais quantité de personnes charitables, Ecclesiastiques
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& autres, accourerent & s'empresserent, sans que j'aye pû comprendre comment ni pourquoi, à m'offrir & à me rendre, toute miserable que j'étois, comme si j'avois été une Reine, tous les services imaginables. Il m'étoit neanmoins impossible de rien retenir, ni de goûter aucun des remedes que l'on vouloit me faire prendre, mais qui dans la suite ont bien servi aux pauvres de la Ville.
Pendant le cours de cette maladie, dont chaque moment faisoit desesperer de ma vie, ce bon Pere Gardien également zelé pour l'oeuvre en question & pour ma guerison, ne me quittoit presque ni nuit ni jour, & avoit soin sur tout que l'on m'apportât chaque jour la sainte Eucharistie. Lors que j'étois par intervalles en état de l'entendre & de lui répondre, comment, me disoit-il quelquesois, voudriez-vous donc mourir avant d'avoir mis la main à l'oeuvre que Dieu demande de vous? cela n'arrivera pas, & je veux que vous me permettiez de prier pou la prolongation de votre vie. Ha mon Pere, lui répondoisje aussi-tôt, Dieu n'a que faire de moi, & il sçaura bien seul ou par d'autres faire ses oeuvres; cependant comme il me pressoit sans cesse de consentir qu'il priât pour ma conservation, je repliquai enfin, priez mon Pere que la volonté de Dieu se fasse, c'est
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elle seule qui peut me guerir ou m'appaiser.
Le Pasteur étant venu, tout prêt à m'administrer le dernier Sacrement de l'Eglise, le Pere Gardien voulut auparavant encore me dire un mot. Il me demanda donc si moi-même je croyois mouriri? Je lui dis comme je pûs, que je n'attendois autre chose selon le sentiment de la nature, mais que selon que je m'appercevois dans la partie superieure de mon ame, je ne mourrois pas de cette maladie. Ce Pere réjoüi comme si Dieu l'avoit exaucé, remercia aussi-tôt Mr. le Pasteur, & le pria de reporter pour cette fois les saintes Huiles, quoi qu'en contradiction avec les Medecins, qui ne vouloient pas que l'on differât d'un jour l'Extrême-Onction. A la fin, sur ce qu'il dit qu'ils souffrissent au moins qu'il me donnât avant cela une petite poudre, ils y acquiescerent, & le succés confirma les pieuses instances de ce bon Pere. Je ne sçaurois décrire les soins assidus & charitables, non seulemnet de ce vertueux Religieux, mais de plusieurs autres personnes de consideration. J'eus honte étant guerie, me souvenant de la tentation de défiance dont j'ai parlé plus haut, comme si devenant malade personne ne m'apporteroit un seul verre d'eau; car le Seigneur me fit bien voir le contraire pendant cette maladie, quio que je n'ose pas écrire toutes
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choses. Le concours de charitez & de personnes charitables étoit quelquesois si grand, qu'il falloit mettre une personne à la porte pour les arrêter à cause de la petitesse de la maison, & de peur que je n'etoufasse par la multitude d'haleines. Ce concours m'avoit fait quelquefois dire au Pere Gardien qu'il voulût me faire porter secretement hors de la Ville, dût-il me placer derriere une haye, où je mourrois, lui disois-je, plus tranquillement qu'à la vûë de tant de monde qui me causoit une peine indicible. Le Pere m'en corrigea, & il prit occasion de ce que je lui confiai de ma susdite tentation, de me faire une belle instruction, laquelle me porta à mieux adorer la divine Providence, & à m'y livrer de nouveau dans les secours comme dans l'abandon, dans la richesse comme dans la pauvreté, & dans les honneurs comme dans les mépris qui pourroient me survenir selon les desseins éternels de la volanté de mon Dieu & Maître, quoi que si mon choix eût été encore à moi, j'eusse toûjours par sa grace preferé à toutes choses, l'indigence & le rebut.
Il ne me demeura donc de toutes mes anxietez & de toutes mes violentes sollicitudes, sinon une conviction parfaite que le tentateur les avoit causées,& un paisible desir de m'abandonner entierement à la di- | |
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vine Providence. Je n'étois pas encore en état d'écrire au Pere Farzyn & le Pere Gardien convenit toûjours de ce que je lui disois, que la suele obeïssance pouvoit me rassurer contre toutes mes justes & injustes défiances; mais il ne cessoit pas pour cela de me presser de mettre la main à l'oeuvre, au moins en écrivant audit Pere. Je le fis enfin comme je pûs, parce que l'on devoit me soulever encore alors avec peine, en m'appuyant des coussins derriere les reins, & ma lettre fut envoyée à Diest par exprès. Le Pere Farzyn au lieu de me répondre par le porteur, se rendit lui-même en Ville, & se mit de concert avec le Pere Columbyn à m'animer & à m'exhorter fortement d'obeïr à la souveraine volonté de Dieu. Mais avec quels moyens, lui demandai-je, je n'ai rien, je n'attens rien, & le peu qui pourra me venir après la mort de mon pere, ne portera qu'environ mille frans, & qu'est-ce que cela, lui dis-je, pour commencer un Monastere? Il rejetta toutes ces objections, & me repliqua que pourvû qu'il pût m'amener où il desiroit, il ne s'embarrassoit de rien, & que je serois riche assez. Il est vrai, ajoûta-t-il, qu'il y aura des personnes qui pourront commencer.
J'étois se simple & si innocente, parce que je n'avois ni vû, ni pû prévoir les
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merveilleux effets de la Providence qui arriveremt depuis, que je lui dis de n'en douter aucunement, puisque si maintenant que ma maison étoit si petite, il y avoit un si grand nombre de filles qui s'empressoient de vouloir demeurer avec moi, il n'en manqueroit certainement pas, & que le nombre même s'augmenteroit, quand on en auroit une plus grande pour l'enterprise de l'ouevre. Il parut reconnoître ma simplicité, & me demanda si je croyois donc connoître tant de monde, & beaucoup de personnes qui y fussent propres, en ajoûtant que pour lui il ne connoissoit qu'une seule personne entiere & une demie dans toute la Ville. Je sus étourdie de cette expression que je n'entendois pas; mais je ne l'aurois pas été, si j'avois sçû alors ce que Dieu me fit voir dans la suite. Je le priai donc de m'instruire & de me dire ce que c'étoit un homme entier. Cet homme entier, me dit-il, est une personne qui demeure ferme & constante parmi toutes les épreuves que Dieu lui envoye, sans fléchir, ni plier ses desirs vers la nature, ni vers aucune créature, ni même vers les dons de Dieu, soit par rapport à cette vie, soit pa rapport à l'Eternité; un homme qui ne s'appuyant que sur Dieu seul, ne veut aussi point d'autre consolation que Dieu même par une foi vive & animée. Il m'expliqua
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après fort au long chaque parole de cette exposition; mais je laisserai ceci, pour venir à la resolution sinale que l'on prit.
Pendant que je tenois encore le lit, le Pere Farzyn & le Pere Colombyn se donnerent en vain beaucoup de mouvemens pour trouver un lieu propre à commencer l'ouevre; mais le premier devant retourner à Diest, m'exhorta en partant le plus vivement qu'il pût, d'obeïr à Dieu lors que je serois en état de sortir. Il se passa bien six semaines avant que je pûsse seulement quitter le lit, & Dieu sçait seul de combien d'agitations je fus attaquée pendant tout ce tems-là. Tantôt je croyois que mon Directeur ne vouloit que m'exercer, & voir la vraie situation de mon coeur vers l'obeïssance la plus aveugle, tantôt ce n'étoit dans mes idées qu'un jeu que le demon faisoit de noustous, pour exposer ensuite notre fanatisme à la raillerie du monde. Souvent je me raillois de moi-même de croire en folle, que Dieu voulût de moi que je cherchasse à loüer ou à acheter place & maison sans avoir un seul liard. Il fallut neanmoins se vaincre aussi-tôt que je fus rétablie; mais après avoir bien couru & cherché sans rien trouver du tout, ma nature & mon amour propre se trouverent les plus contens du monde, parce qu'il me sembloit que tout étoit fait, & que Dieu lui-même etoit appaisé & content.
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Quelque tems après & que je m'étois mis hors de l'esprit l'oeuvre en question en l'abandonnant à la divine Providence, je me trouvai le jour de saint Jean-Baptiste dans l'Eglise de son nom, où au milieu du saint Sacrifice solemnel me perdant & m'abîmant, pour ainsi dire, dans la volonté de Dieu, je crûs entendre, ces paroles, Dites à votre Consoeur Elizabeth Dries de quitter la maison de son pere & de venir demeurer cinq ou six semaines avec vous, j'ai oublié le tems précis. Je me soûmis aussi-tôt, parce que ma situation dans cet instant étoit telle, que rien ne m'arrêtoit de tout ce qui me devoit même paroître impossible. Mais quelques momens après ayant apperçû au sortir de l'Eglise cette Soeur sans y penser au milieu de la foule, je me sentis si saisie & si troublée, que je crûs que ce me seroit le coup de la mort de lui en parler. Je ne laissai pas de l'accoster, malgré cette crainte & parmi d'autres reflexions flotantes, parce qu'il falliot obeïr à sa divine Majesté, & me vaincre afin de la satisfaire, quoi que je ne visse pas encore clairement son dessein. A peine eus-je ouvert la bouche, & dit à cette fille, qu'il me sembloit que Dieu demandoit qu'elle vînt auprès de moi, &c. qu'aussi-tôt comme ravie de joye, elle me dit sans deliberer, que non seulement elle étoit prête de venir pendant six semaines,
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mais aussi d'y demeurer pendant toute sa vie, si telle étoit la volanté de Dieu. Elle ne sentoit pas dans ce moment que sa ferveur devoit être éprouvée; de ce pas elle voulut courir vers son pere, persuadée que Dieu qui la touchoit, sçauroit bien fléchir le coeur de celui-ci à y consentir, car jusques alors, me disoit-elle, ni moi ni tous les Peres Recollets, dont il est le Syndic, n'ont jamais pû obtenir de lui la permission que je le quittasse, & que je suivisse le grand atrait que j'avois d'être Religieuse. Je me répondois déja en moi-même, les choses étant ainsi, qu'assurément il lui permettroit encore bien moins de venir se joindre à une aussi pauvre fille que j'étois, & dans une si chetive maison, quoi qu'elle fût fort au-dessus de mon merite.
Elle partit pleine de confiance en Dieu, pour demander un aveu sans terme limité, quoi que le l'eusse priée de ne le demander que pour celui que j'avois marqué. Voilà qui me parut fait, ce m'étoit assez de l'avoir dit & obeï. Mon amour propre se repût aussi de mes belles idées de solitude & de retraite, qui ne m'abandonnoient pas, & qui étoient telles, que je me faisois un souverain bonheur de penser à quitter le païs & à me cacher quelque part où ame vivante ne me connoîtroit. J'étois d'ailleurs si craintive & si honteuse, que je me re- | |
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presentois comme un martyre de devoir parler seulement ou me produire devant qui que ce fût; mais il a plû à la souveraine grandeur de Dieu de me faire connoître que tout ceci n'étoit que l'effet de l'amour que j'avois pour moi-même, & le jeu d'une fausse humilité, qui n'est pas moins une passion qu'il faut vaincre, que la fausse crainte des hommes, & qui nous détourne aussi souvent que celle-ci de l'oeuvre de Dieu. Je l'ai donc surmontée par sa grace dans bien des occasions, mais je n'en ai de ma vie perdu le sentiment, l'ayant trop fortement sentie dans cette occasion. Je m'appliquois plus que d'ordinaire à la priere interieure, dans laquelle je m'offrois particulierement à Dieu pour parler aux grands comme aux petits, si telle devenoit sa sainte volonté, fût-ce en m'exposant aux dernieres confusions, & aux dépens de ma vie même. Je ne sçai où je cours encore ici.
Dès ce même jour ma Consoeur obtint le consentement de son pere, & se rendit auprès de moi avec une grande ferveur; mais elle dura peu, & les combats commencerent bientôt. Nuit & jour elle fut agitée pendant cinq semaines de tous les plus specieiux prétextes que fournissoient à son découragement, sa tendresse & sa pieté pour son pere. Je compatissois beaucoup, & je me troublois moi-même, parce que
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j'avois peu d'experience de ces sortes d'épreuves, qui accompagnent presque toûjours les vraies vocations. Dieu m'ayant neanmoins fait connoître, que toutes ces inquiétudes continuelles sur l'état & pour la mort de son pere, n'étoient que des imaginations, je la remettois de jour en jour, & d'une nuit à l'autre, la priant de soûtenir cette épreuve, tantôt encore une nuit, tantôt encore un jour, l'instruisant aussi de la maniere dont elle pouvoit s'en entretenir avec Dieu. Dieu se servit entre-tems de la rencontre qu'elle fit de son pere à l'Eglise, & de l'entretien qu'ils eurent ensemble sur leur santé & leur contentement reciproque, pour la ramener plus fortement à soi, que le tentateur par ses illusions n'avoit pû la décourager & seduire. Elle racourut pleine de joye au logis, & si bien resoluë de ne plus s'y prêter, qu'elle est demeurée dans la suite sidele & constante à Dieu parmi une quantité de plus grandes & de plus éclantes épreuves, dont je n'écris rien ici, parce que je me trouve pressée, ne sçachant pas si je vivrai assez pour achever ce que l'obéïssance m'ordonne.
Elle ne laissoit pas de souffrir encore quelques secousses de ses premieres peines lors que la grace cessoit d'être sensible, jusques à en craindre une grosse maladie, à laquelle je me préparois déja. Mais après que se
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défiant toûjours du tentateur elle eut fait quelques devotions particulieres, elle se trouva, avec surprise, si subitement éclairée, que devenant pour ainsi dire toute de seu & de flammes, elle me protesta qu'elle resteroit toute sa vie avec moi, comme elle fit sans plus aucun retour.
Nous demeurâmes encore quelque tems dans notre petite maison, sans que le Pere de cette fille demandât de l'en retirer, & comme nous faisions peu d'attention aux semonces interieures de chercher place pour commencer un Monastere, je me trouvois bien concente & joyeuse, pendant que cet honnête homme de son côté se disposoit déja à nous bâtir encore une chambre, afin de nous mettre plus à notre aise. Je me souviens que mon attache à cette petite maison, accompagnée de mes idées de retraite & de solitude, plus flateuses que celles du service des Ames, m'a tourmentée, plusieurs années après que je l'eus quittée, & comment alors le P. Farzyn m'en a dû souvent reprendre comme d'une tentation du demon, parce qu'il sçavoit bien que j'avois eu déja une fois le pied sur la porte pour m'enfuir. Dieu soit éternellement beni de ce que je fus encore alors retenuë par sa sainte volonté, mon but unique & ma seule consolation. Mais où est-ce que je cours ici? Je reviens au train de ma pe- | |
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tite maison. Dieu m'y laissoit faire, & ne sentant plus mes premieres inspirations, je croyois l'avoir appaisé par la préparation de mon coeur. L'on alloit travailler à la nouvelle chambre, lors que de nouveau je me sentis pressée de toute part, interieurement de Dieu, & exterieurement par les fortes recherches du Pere Columbyn, & par les lettres frequentes du Pere Farzyn, qui vouloient que j'obeïsse à Dieu, & que j'entreprisse son ouevre. Il me fallut donc, pour ainsi dire, contre vent & marée fouler toutes ms raisons aux pieds, & me resoudre à chercher une place. Je m'en ouvris à ma Consoeur Dries, sans sçavoir si elle étoit disposée plus que moi à quitter notre maison si cherie,
car elle étoit fort proche de l'Eglise des Recollets. Son pere d'ailleurs en avoit acheté la moitié pour elle, & j'étois en doute si peut-être l'en vie ne lui reprendroit pas de retourner chez lui. Je dois dire en passant que cete fille étoit dès-lors si charitable, qu'elle m'enprunta l'argent que son pere m'avoit donné pour cette moitié, afin de le distribuer, comme elle fit incessamment, aux pauvres; ce qu'elle auroit fait de même de toute sa potion filiale, si elle l'avoit pû obtenir de son pere. Si j'ai le tems, j'écrirai bien d'autres choses surprenantes de cette Consoeur.
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Loin que j'eusse sujet de crain dre qu'elle ne m'abandonnât, à peine lui eus-je fait la premiere ouverture du dessein, que son zele & son amour ardent ne pûrent se cacher, & que tout son exterieur, ne respirant, que feu, faisoit honte à la pesanteur de mon obeïssance. Elle voulut, comme elle fit en effet sur le champ, commencer par la recherche plus exacte d'une place; aussi en prîmes-nous la resolution, & nous mîmes en oraison pour nous y préparer, après laquelle nous fûmes prier le Pere Gardien de vouloir nous accompagner dans notre recherche. Il s'y prêta de tout son coeur. Lors que nous fûmes en chemin, ma Consoeur s'étant souvenuë que son pere avoit une maison avec un jardin proche des remparts, loüée neanmoins & occupée par des gens que l'on auroit peine à en faire sortir, ainsi qu'il parut bien dans la suite, le Pere Gardien nous y conduisit sans deliberer, où étant arrivés à trois, après qu'il se fut un peu arrêté & recueilli, c'est ici, dit-il lieu oú l'oeuvre se doit commencer, & si j'en portois lé fardeau sur mes épaules, c'est ici que je m'en déchragerois sans le reprendre. Allez donc, ajoûta-t-il à ma Consoeur, courez demander cette place à votre pere, & faites en sorte qu'elle soit vuide.
Aussi-tôt que bon pere eut entendu le
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desir de sa fille, & l'usage que nous pensions en faire, il en conçût une si grande joye, qu'il voulut la lui donner sur sa dote. Il entra donc dans toutes nos vûës, & nous abandonna le soin de faite sortir la locatrice. Dans le transport de joye qu'en eut de son côté le Pere Colombyn, ceci servit de frein à la mienne, car je connoissois l'humeur violente de cette hôtesse; je ne laissois pas de me rendre assiduë; auprès d' elle sans en beaucoup esperer, car son mari étoit plus moderé, & n'avoit pas besoin d'être captié. Je la gagnai enfin si bien que nopus devînmes bonnes amies, & qu'avec une piece d'argent pour sa civilité, elle chercha & trouva assez promptement une autre maison, de sorte que contre notre attente, elle vuida celle-ci long-tems avant son terme échû, & nous en eûmes la possession libre.
Je m'y rendis le Jeudi de la semaine sainte à neuf heures du soir, accompagnée du seul souvenir de mon adorable Maître sortant du Cenacle, pour aller au jardin des oliviers consommer l'oeuvre de notre redemption. Mon desir étoit aussi d'y passer la nuit tranquillement en oraison, lors que vers la minuit j'entendis crier à haute voix & redoublée en langage Liegeois, que j'eusse à ouvrir la porte. Je cachai d'abord la lumiere. Cette yoix fut suivie d' un bruit
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& d'un tintamarre si furieux de chaînes & de crochets, qu'il sembloit que non seulement tous les cailloux de la ruë en seroient arrachez, maius que les fondemens de la maison en étoient creusez & forcez. Je ne crûs autre chose, sinon que c'étoient des voleurs, & que déja ils étoient dans la cave, car je rejettai la pensée qui me vint, que ceci étoit le jeu des demons, n'étant pas assez agréable à Dieu pour leur causer tant d' envie. Je fus saisie de crainte; mais voulant la vaincre, je me levai pour me rendre à la cave, pensant neanmoins à chaque pas que j'allois rencontrer des hommes qui m'affronteroient. Ma lumiere s'éteignit bientôt par le grand vent qu'il faisoit, de sorte que je ne pûs que roder par tout en tâtonnant sans rien rencontrer, jusqu'à ce que je fusse arrivée au jardin, où dans une écurie ouverte, il couchoit un ouvrier qui gardoit des bois préparez pour bâtir. C'est la place où est actuellement notre Chapelle. Cet homme s'étant éveillé avec peine, frappa du feu comme il pût, & nous visitâmes ensemble tous les endroits de la maison, sans que nous y vissions le moindre vestige d'aucun desordre. J'eus alors un grand regret d'avoir quitté la priere, & sur tout quand je vis le lendemain qu'il n'y avoit pas un seul caillou de la ruë qui fût bougé. Autant au reste que dans la suite
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j'ai souffert de combats interieurs pour quitter la maison, autant ai-je compris ce que vouloient dire, & ces cris redoublez d'ouvrir la porte, & l'enlevement apparent des fondemens de la maison.
Le lendemain jour du Vendredi saint l'an 1628 vers l'heure du midi, en memoire de notre adorable Sauveur Jesus-Christ portant sa Croix & montant le Calvaire, après avoir assisté au service divin dans l'Eglise des Recollets, nous nous rendîmes au nombre de six dans la maison du P. Dries située proche des remparts dans la ruë nommée le Commel, ou avenuë de l'Abbé.
Soeur Elizabeth Dries, Soeur Catherine Tona, Soeur Marie Strouven, la niéce de Soeur Dries, nommée Elizabeth Prunen, Elizabeth Gielen & moi faisions ce nombre de fix; mais les deux dernieres Elizabeth ne persevererent pas. Nous donnâmes à cette maison le nom du Mont Calvaire & nous commençâmes à servir Dieu de notre mieux, chacune selon le degré de son amour, mais toutes selon un reglement commun qui partageoit notre tems & nos exercices de prieres, de silence, de jeûnes, & autres mortifications, autant au moins que nous pouvions le suivre dans la situation où nous étions par rapport au tems, & aux places; car quoi que la maison fût neuve, elle étions encore brute, & ne pou- | |
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voit servir qu' à un ménage & à des occupations de village. Il n'y avoit ni planchers, ni escaliers, ni fenêtres, ni même de l'eau. Nous ne sçavions donc presque par où commencer, car nous avions trespeu de meubles, & point du tout d'argent. Comme l'eau nous paroissoit le plus pressant de nos besoins, nous jettâmes les yeux sur une vieille petite maison contiguë à la nôtre, & qui avoit un puits. Nous convînmes entre nous de l'acheter, & d'obtenir du pere Dries l'aveu de vendre la maison qui m'étoit commune avec sa sille. Il y consentit, & prit soin de la vendre lui-même pour le prix de mille frans, avec lesquels nous achetâmes la petite maisonette & deux verges de terre qui joignoient à notre jardin. Nous avions ainsi de l'eau & dequoi avoir des legumes en travaillant, mais tout le reste nous manquoit. Il nous falloit aussi un Oratoire ou Chapelle, & quoi qu'il me parût que l'écurie, dont j'ai parlé, fût comme une place laissée pour cela, je roulois à l'aveugle
faute de moyens. Chacun me pressoit sans cesse d'entreprendre les accommodemens necessaires; mais l'aversion de mes Soeurs, qui n'en parloient neanmoins qu'avec discretion, & la mienne sur tout de contracter des dettes ou des procés, nous faisoient resister. Nous n'y avons aussi été, helas! que trop plongées dans la
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suite. Dieu soit beni d'avoir bien voulu nous éprouver en toute maniere, & qu'il m'ait fait me vaincre par sa grace, pour suivre sa volonté parmi mes plus violentes aversions.
J'avois donc alors trop peu de foi & de confiance en Dieu; mais il falloit marcher où il me menoit & me vouloit. Aussi estil arrivé que dans tout ce que nous entreprîmes de necessaire pendant ces commencemens, jamais ouvrier n'a dû attendre un jour après son argent, souvent pas même une heure; car il s'est vû tres-souvent qu'à la fin de la journée n'ayant pas un liard, notre pere Dries est survenu avec tout l'argent necessaire. Son premier soin étoit de m'appeller en particulier, & de m'interroger si je n'en avois plus. Son deuxiéme étoit de me donner ce qu'il falloit d'argent pour payer tout le travail qui étoit fait; mais son troisiéme soin aussi étoit de me recommander de ne plus rien entreprendre. Je souffrois par ceci un double combat, j'avois peine de ne pas obeïr à ce bon ami & pere, & je ne pouvois interieurement étouffer les sensibles semonces que Dieu me donnnoit de poursuivre. La peine de mes Soeurs d'ailleurs sur notre pauvreté m'affligeoit plus que la mienne; mais la principle mortification que j'eus alors, fut de devoir soûtenir sans répondre les
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reproches de plusieurs personnes Ecclesiastiques, même du Pere Gardien Colombyn, lequel voyant par rencontre quelques bonnes pierres couchées pour être mises en oeuvre, me reprit severement comme si déja je songeois à des bâtimens somptueux. J'aurois pû m'expliquer & me justifier, mais il falloit souffrir & se taire. Après donc qu'au travers, & parmi beaucoup de déboires amers, l'escalier fut dressé, la cuisine pavée de pierres grossieres, les chambere planchées, & sur tout celle qui au tems que j'écris ceci, nous a déja servi dix-neus ans de Chapelle, le tout enfin se trouvant aussi payé, qui fut fort aise, ce fut moi. Ma nature étoit contente dans l'espoir de se reposer desormais, après avoir ainsi selon ses idées obeï entierement à Dieu.
Ce repos ne dura gueres, car passant sur la place voisine à celle de la Chapelle, & qui n'étoit proprement qu'une étable à cochons, je me sentis si pressée d'y dresser une muraille avec un toit, sans sçavoir à quel dessein, que je ne pûs m'empêcher de m'y jetter à genoux, & de dire à Dieu dans cette nouvelle luite, Seigneur que voulez-vous faire de moi, ou que voulez-vous que je fasse? Car je me trouvois devant Dieu comme une esclave aveugle, qui n'ose pas interroger son Maître pour sçavoir la raison de son propre travail. Ce
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mouvement interieur me reprenoit de même à chaque fois que je passois par cette place. J'en souffrois beaucoup, car d'un côté ne sçachant ce que cela vouloit dire, & de l'autre me trouvant dans l'impuissance & en contradiction avec mon bienfaiteur, je n'osois presque y penser. Mon obscurité me causoit toutes sortes de tristesses & de défiances, jusqu'à ce que m'étant encore une fois prosternée dans mes soûpirs & dans mes larmes, faites, dis-je, Seigneur de votre servante la pierre de rebut de mes Soeurs, comme de tout le reste du monde, si cela plaît à votre divine Majesté. Je m'en ouvris aussi toute tremblante à elles, & au pere Dries, comme du dessein d'un simple abri qui nous étoit necessaire pour rompre le vent dont nous étions fort incommodées. Il y consentit enfin après bien des murmures de sa part, & des combats inte6rieurs de la mienne, car c'étoit le meilleur homme du monde; mais à condition de ne faire donc simplement qu'une muraille & un toit.
A mesure que ce petit ouvrage avançoit, je me sentois toûjours plus pressée d'y ajoûter; je representois au Patron que le toit faisant la plus grande dépense, il coûteroit peu d'élever la muraille pour le placcr plus haut, & quand j'eus des poutres par son aveu, je fus aussi vivement pressée de vouloir des solives & des fenêtres.
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Ce ne fut qu'alors, qu'ayant toûjours marché en aveugle parmi les oppositions du Pere Colombyn, des amis, des Soeurs, & de ma propre nature, la seule partie superieure se soûtenant par la foi, Dieu me fit la grace de penser que cette place seroit destinée au service des pauvres malades. Aussi-tôt je fis paver la chambre de petites pierres vernies, & le dessous des trois couches que j'y dressai à l'honneur de la sainte Trinité, seulement de briques. L'on trouva encore place pour une quatriéme, que l'on y plaça dans la suite avec une petite couche roulante dans un coin. Ce dessein donna bien de la joye au bon Patron, qui d'ailleurs ne m'avoit jamais manqué d'argent au besoin, malgré ses petites oppositions. A ces premiers soins succederent ceux de procurer la sainte Messe dans notre Oratoire, un Autel orné, & des meubles pour la place & les lits des malades. Je differerai de marquer ce qui concerne notre Oratoire, pour écrire qu'en ce tems-là une femme riche de biens, & de vertus, fournit avec une grande foi au mystere de la sainte Trinité, & remplie d'amour pour ceux de la Passion de notre Sauveur, non seulement une garniture de pourpre ornée de representations de la Passion pour le tour des lits, mais tout leur accompagnement complet, & toutes sortes de linges
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en abondance avec des armoires pour la commodité & pour la propreté des malades, jusques à des pantoufles, robes de chambre, & des manteaux de beau drap aussi de pourpre. Elle donna outre tout cela une cuiller d'argent pour chaque malade. Je nommerois cette pieuse Dame, qui nous a causé souvent de l'admiration, si je ne craignois de blesser sa modestie, parce qu'elle vit encore. Une autre femme mariée garnit ensuite de même le quatriéme lit, & dans le même esprit. Après que la providence divine eut si heureusement pourvû les trois premiers lits à l'honneur de la Ste. Trinité, je me trouvai extrêmement pressée de prendre trois pauvres à ce même honneur, pour lesquels, tant que mon ardeur duroit, il sembloit qu'il ne me manqueroit rien; mais lors qu'elle se ralentissoit tant soit peu, je me trouvois auffitôt par le sentiment de ma pauvreté, dans mille inquietudes fondées sur autant de raisons & de considerations humaines. Ne pouvant pas m'en débarrasser seule, je pris la resolution d'en aller conferer avec le Pere Farzyn, qui étoit alors à Herentals.
Je pris cette occasion pour le consulter aussi sur ce que je devois faire au sujet de la Soeur Catherine, & sur plusieurs autres affaires tres-pressantes. Mais lors que j'eus commencé à lui parler du dessein de pren- | |
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dre trois pauvres chez nous; quoi, s'écriat-il, est-ce que votre foi seroit assez grande pour eune telle entrepise? Je lui repliquai aussi vîte, comme si Dieu m'avoit donné cette vive soi dans le moment, oüi, mon Pere, laissez-moi ne confier en Dieu, & s'il veut, j'entreprendrai encore davantage. Mais ce moment étant passé je me trouvai là-même pauvre, craintive, & inquiéte. Lors qu'il m'eut accordé ma demande, & donné amplement consiel sur toutes mes peines, je revins comme troimphante à la maison, où après avoir fait une discussion exacte de nos ressources, je ne trouvai rien, car le peu que l'une ou l'autre de nous avoit eu étoit consumé; quelques-unes n'avoient eu rien du tout, & ce que quelque autre pouvoit esperer, étoit ou peu de chose, ou éloigné par la vie de leurs proches. Je dirai en passant qu'une de nos Soeurs étant sortie faute de courage, nous lui avions même rendu le double de ce qu'elle avoit contribué.
Nous ne laissâmes pas de prendre trois pauvres femmes malades, sans autre ressource que notre confiance en Dieu seul, & le Pere Farzyn nous permit presqu'aussi-tôt d'en prendre encore deux autres. Nous nous épargnions à nous-mêmes tout ce que nous pouvions sur notre propre & pauvre necessaire, & quoi que ces pauvres pûssent bien
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s'en appercevoir, rien ne les contentoit, & graces à Dieu, elles ne nous payerent que d'ingratitude en plusieurs sortes de manieres, qui nous donnerent d'heureuses occasions de nous vaincre, & d'acquerir la patience. Cet exercise de misericorde se continuoit dans la maison pendant que la Soeur Dries s'y occupoit au-dehors accompagnée d'une des Soeurs, & cela avec tant de zele, que lorsque ses petites provisions étoient épuisées, elle alloit victorieuse de la vanité & de la honte, mendier auprès de son pere & de ses soeurs comme la moindre des pauvres qu'elle servoit.
Notre heritage qui consistoit en ce que j'ai marqué, & contentoit en tout, outre la maison de Mr. Dries & la petite achetée, environ six verges, etoit ouvert & tellement exposé, que bien loin d'être en sureté, il n'y avoit rien dans notre jardin, qui fût à l'abri des voleurs. Le fond cependant étoit trop petit, par rapport au dessein, pour l'entourer déja de murailles. Dans la deliberation que nous eûmes ensemble d'acquerir de quoi étendre le fond, la Soeur Dries conclut de demander au Bourguemaître son pere sa portion filiale, & de le prier de renoncer, comme l'on dit, à ses humieres, animée qu'elle étoit & armée des prieres de la petite Communauté. Elle le fit de si bonne grace, & avec un si grand
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zele, en convainquant son pere que ce lui seriot un moyen d'avoir dès ici bas tout le merite de la bonne oeuvre, puis qu'aussibien elle avoit dès à present fait à Dieu un don sans reserve de tout ce qui lui échoiroit un jour en part. Elle toucha, dis-je, si bien la tendresse & la pieté du coeur de son pere, qu'il l'embrassa & lui accorda sur le champ tout ce qu'elle voulut.
La joye de cette fille fut si grande, qu'elle accourut incessamment nous en feliciter, & nous prier d'en remercier vivement la divine Majesté. Nous la fîmes de notre mieux; mais la peine qui survint bientôt à Mr. Dries de s'être comme dépoüillé trop legerement, se communiqua jusques à nous, & changea notre joye en tristesse. Il avoit conferé avec une personne Ecclesiastique & de confiance, qui pour l'appaiser lui avoit même representé qu'il avoit assez fait pour nous, & qu'il pouvoit laisser à d'autres le soin d'en faire autant. Heureux l'homme, dont le Conseiller se donne le loisir avant d'entrer dans ses peines, d'en connoître la source par la priere, & par la meditation des voyes de Dieu, afin de ne point s'écarter de sa volonté par des condescendances humaines.
Le pieux Mr. Dries appuyé dans son changement de l'approbation de cet homme de caractere, le vint dire à sa fille, qui
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me le communiqua aussi-tót avec une grande amertume de coeur. Dieu m'éclaira dans le moment, & son esprit (je tremble de devoir écrire ceci) me dit interieurement que ce que cette fille avoit demandé ne laisseroit pas d'arriver, & que son pere mourroit. Peu de jours après il tomba en effet malade & mourut. Sa fille & moi le servîmes dans sa maladie avec tout le soin possible pour le corps & pour l'ame; mais il m'est également impossible d'écrire ou de comprendre la ferveur & le zele avec lesquels cette chere fille travailla pendant les derniers jours de la vie de son pere pour assurer son salut. Comme il avoit été Syndic des Recollets, il fut revêtu de leur habit, & enterré avec pompe dans leur Eglise.
Lors que le tems du partage fut venu, Soeur Dries trouva dans ses soeurs, & dans ses beaufreres des sentimens de generosité bien autres que les personnes de pieté ne rencontrent communément dans les partages de biens. Car la voyant toute portée pour Dieu & pour les pauvres, ils lui donnerent non seulement au-dessus de sa part, tout ce qui ne pouvoit pas bonnement se partager, mais ils renoncerent si genereusement au retour de certains biens de fond, dans lesquels ils étoient substituez après sa mort sans hoirs, qu'ils ne nous ont jamais
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demandé ni son Testament, ni ce qu'elle avoit fait de ces biens. Même encore actuellement que j'écris ceci quinze ans après cette mort, ils continuent, comme ils ont toûjours fait, de nous donner la part de Soeur Dries dans les dettes de leur pere à mesure qu'elles rentrent, ce qui nous oblige certainement de beaucoup prier pour cette charitable Famille.
J'écris sans ordre & avec de grandes interuptions de tems, à cause de la violence qu'il m'en coûte toûjours de devoir par obeïssance reprendre si souvent la plume. Pendant que je luitois continuellement tantôt pour l'agrandissement du fond, tantôt pour son accommodement du vivant du pere Dries, je fis ce que je pûs aussi pour procurer sous main le plus necessaire, afin que la Chapelle fût en état d'y pouvoir dire la sainte Messe. Il mourut neamoins avant que nous eussions ce bonheur. La premiere Messe y fut donc chantée solemnellement l'an 1629 au mois d'Octobre par Mr. le Doven de St. Servais Geldria, assisté de Diacre & Soudiacre, avec une affluence de monde plus grande que le lieu n'en pouvoit contenir. Que le soit à la plus grande gloire de Dieu
L'an 1630 je me senti fort pressée de demander la permission de conserver dans notre pauvre Bethléem ou Calvaire, le tressaint & adorable Sacrement de l'Autel. Je
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me trouvois en même tems si honteuse de ma présomption, que je dûs en être de nouveau sollicitée interieurement avac bien de la repugnance, avant de m'en ouvrir à mon Confesseur. Celui-ci me dit aussi-tôt que jamais je n'obtiendrois cette grace, tandis que notre maison n'étoit pas un Monastere, & quand elle le deviendroit, que dans les commencemens au moins on ne nous l'accorderiot pas. Il ajoûta qu'il venoit même d'être envoyé dans devirs petits Cloîtres de filles pour en retirer le saint Sacrement. Après donc que je lui eus fait differentes demandes sur mes mouvemens interieurs d'obtenir un tel bonheur, & qu'il m'eut assuré que Dieu seroit content de ma préparation de coeur, je me remis & me tins en paix dans l'attente de la manifestation de la volonté de Dieu.
Trois jours après Mr. le Pasteur Happart me vint trouver, & me demanda si je serois contente d'une permission qu'il avoit obtenuë pour nous sans ma patricipation. J'en fus troublée, & comme il me dit que c'étoit de placer le saint Sacrement dans notre Chapelle, je lui demandai si mon Confesseur lui avoit parlé; mais m'ayant assuré que non, j'en fus d'autant plus saisie & interdite, que celui-ci se trouvant hors de la Ville, je ne pouvois pas courir au conseil. Mr. Happart fut aise de tout ce
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que je lui dis, & exécuta sur le champ cette consolante commission, par laquelle depuis ce jour-là le tres-saint Sacrement est adoré dans notre pauvre Chapelle. J'écris ceci en l'an 1648. Mon Confesseur au retour fut tres-ravi en me disant, reonnoissez ici la force de l'obeïssance. Je laisse le reste.
Nous travaillâmes beaucoup après la mort de Mr. le Bourguemaître Dries pour acquerir avec le bien de sa fille plusieurs petites places & jardins, par la jonction desquels le nôtre se trouva alors assez grand. Nous fimes ces achats l'an 1630. Nous fîmes ensuite cuire des briques pour fermer le tout, & Dieu benit tellement l'ouvrage, qu'yant commencé vers la Pentecôte à les préparer, toute notre enceinte fut achevée le jour de St. Michel de la même année. Ce bonheur ne manqua pas d'être enveloppé de mille obscuritez & incertitudes interieures de sçavoir si cela arrivoit par illusion, ou si c'étoit la volonté de Dieu; mais il me fit la grace de ne pas m'y arrêter, & de poursuivre jusques à la fin.
Pendant l'ouvrage il s'agit d'acquerir douze verges de terre, pour lesquelles j'étois peu inquiéte, parce qu'elles appartenoient à des personnes de Liege, avec lesquelles j'étois intime. Il fallut neanmoins m'y rendre, à cause que les Ouvriers étoient
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déja arrivés à cette piece avant que le marché n'en fût fini. Il étoit autant qu'achevé, lors que Mr. de la Montagne, Greffier des Vingt-deux, qui m'assistoit dans cet achat, m'obligea de revenir à Maestricht, afin que le travail ne s'interrompît point, m'assurant qu'il acheveroit le reste du marché. Je lui laissai donc l'argent, je m'en revins, & j'ordonnai que l'on jettât les fondemens sur la piéce dont je me tenois assurée. Mais comme je tombai en même tems malade, quelques jours après l'on m'apporta au lit une lettre de Mr. la Montagne, par laquelle il me donnoit avis que le marché étoit rompu, que les proprietaires ne le reprendoient plus, & qu'ainsi je ne devois point laisser toucher à cet heritage.
L'on peut juger de ma surprise: car les fondemens étoient déja fort avancez. L'état où j'étois, donnoit une entiere liberté à mes agitations & à mes nuées ordinaires; mais comme je m'en servis aussi pour m'entretenir avec Dieu de cet étrange incident, m'affligeant & m'humiliant beaucoup sous sa main & sous sa volonté toute-puissante, dès la premiére nuit après cette triste nouvelle, je me sentis rassurée, & j'appris qu'il n'y auroit plus aucune difficulté, que je n'avois qu'à me lever pour partir à porte ouvrante, afin d'en traiter moi-même, &
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qu'avant que je ne revinsse de Liege, le marché des douze verges seroit conclu. Je ne pûs comprendre comment aussi malade que j'étois, je pourrois me mettre seulement en chemin; mes Soeurs en furent encore plus suprises que moi, lors que m'étant trouvée mieux vers les cinq heures du matin, j'en avois appellé une, afin qu'elle se préparât pour m'accompagner à pied. Je m'etois offerte à Dieu au sortir de mes tenebres, persuadée que si cette lumiere interieure venoit de lui, il sçauroit me donner aussi les forces de la suivre. Il le fit en effet d'une maniere si singuliere, qu'étant sortie de Maestricht entre les six & sept heures nous arrivâmes à Liege avant dix heures dans l'Eglise des Carmelites, où après avoir entendu la sainte Messe & communié, nous nous rendîmes auprès de nos Vendeurs, & le marché avec toutes les précautions necessaires contre le retrait, fut entierement fini avant que les douze heures sonnassent, de sorte que nous nous mîmes sur le bateau & fûmes de retour chez nous le soir du même jour que nous en étions parties. J'écris ceci dans les sentimens d'une humble reconnoissance envers la divine Majesté, qui voulvut bien avoir un tel égard à la simplicité de ma foi, qu'il me fit si legerement traverser les campagnes & arriver à Liege presque sans le sçavoir, que je ne
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sentis ni peine, ni lassitude, ni aucune suite de ma maladie, jusqu'à ce que nous rentrâmes dans Maestricht, tandis que ma Consoeur, qui étoit d'une tres-forte complexion, avoit beaucoup souffert en chemin. Cette bonté de Dieu me porta à vivre desormais plus que je n'avois fait par la pure soi, & à le prier plus assiduëment de m'en accorder la grace en augmentant en moi cette foi.
Quad l'ouvrage fut achevé, nous comptâmes avec le Sr. Martin Gillis, que le contour des murailles & le fond nous revenoient environ à dix-neuf mille frans. J'avois en tout ceci dequoi certainement admirer & adorer avec étonnement l'admirable providence de Dieu, qui après ne m'avoir presque pas laissée un jour sans partage entre ses lumieres & mes obscuritez, avoit conduit l'oevure si avant. Il est vrai qu'il me faisoit aussi cette grace de vivre, comme l'on dit, au jour la journée, car j'etois toûjours également soûmise à sa volonté pour désister comme pour poursuivre à chaque heure & à chaque moment, sans sçavoir ce qu'il en arriveroit, & cette situation d'esprit ne m'a jamais abandonnée, pas même à l'heure que j'écris l'an 1648 le 14 de Mars. Il falloit après cela procurer de Rome l'approbation de l'oeuvre & de notre nouvel Institut, où selon
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l'homme inferieur j'aurois, dans l'indifference que je sentois pour le succés, j'aurois dis-je desiré qu'il eût été rejetté, si neanmoins telle eût été la volonté de Dieu, qui m'étoit toûjours presente dans la partie superieure, & me soûtenoit contre toutes les raisons humaines. Tout ce que d'ailleurs l'on me consioit soit de bouche, soit par lettres, de la part des Superieurs, ou des inferieurs, de ce qui se passoit dans les Monasteres, m'épouvantoit de telle sorte, que je m'imaginois que tout ce que je faisois n'étoit qu'illusion, & que si le Pere Farzin, qui étoit mort, & le Pere Colombyn n'avoient pas été des trompeurs, au moins avoient-ils été, comme je l'étois, trompez du demon.
Je souffris donc un si étrange combat avant de consentir que notre demande fût portée à Rome, que sans une assistance particuliere de Dieu je ne puis pas encore à present croire que j'eusse pû le soûtenir, je ne dis pas des jours, comme je le soûtins, mais seulement quelques heures: car il me causa des aversions si furieuses & si peu naturelles contre toutes les personnes Ecclesiastiques, qu'il m'étoit insupportable d'entendre seulement leur nom, ou celui d'un Cloître. Leur vûë me dennoit plus d'horreur, quoi que j'eusse toûjours aimé lés serviteurs & les servantes de Dieu,
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que jamais heretique, ni le demon même ne m'en auroit sçû causer; en un mot, je ne pouvois plus penser ni à Monastere, ni à Rome.
Je vins enfin neanmoins à me défier de cette fâcheuse situation où je me trouvois. Il me parut que l'on ne gagnoit rien, soit en combattant toûjours, soit en abandonnant le combat, si l'on ne terrassoit l'ennemi, & si l'on n'en remportoit la victoire. Je me prosternai donc de corps contre terre, d'où me levant en esprit vers mon Dieu, sans oser proferer son saint Nom, je lui dis dans mon inconcevable & honteuse détresse: Vous qui m'avez créée, ayez pitié de moi; je le repetois sans cesse, surnagée que j'étois d'un torrent d'afflictions: Vous qui m'avez créée, ayez pitié de moi, jusqu'à ce qu'insensiblement devenant plus hardie, après tout, Seigneur, lui dis - je, n'êtes-vous donc pas mon Créateur, mon Redempteur & mon Juge? n'est-ce pas par votre grace que je ne veux point d'autre consolation que vous, & que maintenant comme auparavant je suis prête de vivre & de mourir dans cet abîme de trouble, j'ose presque dire pendant toute l'Eternité, si cela pouvoit être agréable à votre souveraine Majesté? Faites-moi de nouveau la fable & le rebut de tout le monde, j'en serai parfaitement contente; mais fai- | |
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tes aussi seulement, Seigneur, que je ne laisse ou que je ne fasse rien que selon votre sainte & adorable volonté.
Après m'être de cette sorte, & avec plusieurs autres expressions d'une tendre & humble soûmission, répanduë dans le sein de mon Dieu jusques à douze heures de la nuit, il me parut que n'ayant point de meilleur moien pour m'assurer ici-bas, sinon de soûmettre le tout au Vicaire de son Fils en terte, je pris par maniere d'entousiasme la resolution d'envoyer incessamment à Rome. Tout ce qui pouvoit m'y fortifier, & tout ce qui m'avoit portée à commencer cet oeuvre, me revint alors en l'esprit, de sorte que cette nuit même la chose fut arrêtée sans plus aucune variation, mais aussi avec une entiere indifference & une parfaite soûmission à la disposition de celui, auquel le Seigneur a dit dans la personne de saint Pierre, Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au Ciel, & tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le Ciel. Je m'apperçois de m'être écartée en écrivant ceci: tout cela s'est passé dans les années 1646, 47, & 48, & l'affaire n'est pas encore finie à Rome. Ainsi, ayant sauté le tems de dix-huit ans, je reviens maintenant à l'an 1630, & à ce qui s'est passé entre ces deux termes, si j'ai le tems & la liberté, & que l'obeïssance m'oblige toûjours à l'écrire.
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Notre Communauté s'augmenta fort en 1630 & les suivantes, plusieurs filles de bonne Famille & de bonne volonté se joignirent à nous, & apporterent du secours temporel, les unes plus, les autres moins, quelques-une point du tout, mais differentes occasions de nous rendre agréables à Dieu par l'exercice de plusieurs vertus.
Le pere de deux de ces filles, dont l'une étoit venuë chez nous l'an 1632 malade de la peste, & y a resté, & l'autre qui y vint l'an 1633 n'y persevera pas; ce Pere, dis-je, voulut aussi demeurer dans une petite chambre de la maison qui est proche de notre porte, & nous abandonner tous ses biens pour son entretien sa vie durant seulement, & après sa même condition. Le tout pouvoit monter à sept mille frans ou environ. Nous crûmes en recevoir un grand soulagement, parce que cet argent nous servit d'abord à nous décharger de quelques dettes; mais quoique la plus grande partie se consumât dans les aumônes, & pour le soulagement des pauvres, cette negociation rarement à conseiller, & peutêtre alors des deboires bien aigres & bien amers. Je laisse maintenant leur vie & leur mort de même que celle de Mr. Dries, parce que d'ailleurs j'aurois dû commen- | |
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cer l'année 1630 par l'histoire de Mr. la Montagne, laquelle j'écrirai ici de suite sans interruption.
Il arriva donc cette année 1630 que Mr. de la Montagne, Greffier du Conseil des Vingt-deux à Liege, étant devenu veuf, fut touché du desir de quitter le monde & de s'engager au service de Dieu par les saints Ordres. Son âge lui fit obtenir dispense pour les recevoir de suite, car entre le Soudiaconat & la Prêtrise, il n'y eut point d'autres interstices, sinon le tems qui s'écoula entre la Pentecôte & la fête de S. Barthelemi. Mais ce qui m'a paru de plus particulier, c'est qu'il n'allegua point d'autre raison pour obtenir sa dispense, que le desir qu'il avoit de se donner pour l'amour de Dieu au service d'une petite Communauté de filles, qui venoit de s'établir à Maestricht, aussi-tôt qu'il seroit Prêtre. Il m'y vint trouver avant sa derniere Ordination, me demanda place, & me pria de vouloir le prendre sous ma conduite. Je fus fort étourdie d'une telle démarche, car je la regardois comme un piége que l'on me vouloit tendre, ou une bouffonnerie que l'on me vouloit faire. Cependant après s'être jetté plusieurs fois à genoux, les mains jointes, & m'avoir conjuré par l'amour de celui qui lui avoit inspiré un desir sincere de changer ses moeurs,
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& de le servir dans une vie cachée & méprisée avec un grand repentir de n'avoir pas, disoit-il, suivi sa premiere vocation, je crûs bien qu'il le pensoit tout de bon, mais je ne laissai pas de lui dire fort serieusement qu'il se moquoit de moi, que n'étant qu'une fille je ne presumerois jamais de me rendre à sa priere, & qu'il y avoit, graces à Dieu, assez d'hommes éclairez dans l'Eglise pour le servir dans sa penitence.
Je ne vis de ma vie une humiliation, ou démonstration d'humilité pareille à celle que cet homme fit paroître dans cette occasion. Il fit aussi dans cet état avec une grande rapidité un détail entier de toute sa vie, comme s'il avoit été aux pieds d'un Confesseur, ou condamné à une Confession publique, de sorte que ma surprise redoublant je ne sçavois où donner de la tête, car il ne vouloit ni se retirer ni se relever, que je ne lui eusse accordé sa demande. J'ai peché, ajoûtoit - il, en me mariant par presomption de ma propre sagesse, contre la volonté de Dieu, toute vertueuse qu'ait été ma femme; il m'envoie donc à vous, afin qu'une fille m'en humilie, & m'en fasse faire penitence. Je me jettai alors de mon côté à genoux, afin de prier Dieu & de l'obliger à se relever. Mon refus dura aussi long-tems que toutes ses raisons,
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après lesquelles ne m'ayant sçû abattre, il fut trouver le Conducteur de mon ame, qui demeuroit à Herentals. Mr. la Montagne l'ayant engagé de venir à sa maison qu'il avoit à Housselt, ce Pere m'y appella, mais sans me rien dire le premier soir. Le lendemain matin m'étant mise à la fenêtre, je vis avec un grand étonnement Mr. la Montagne dans le jardin prosterné aux pieds dudit Pere. Celui-ci m'avertit par une de nos Soeurs de m'y rendre; j'obeïs pleine de crainte & d'un triste soupçon de ce qui alloit suivre. En effet le Sr. la Montagne me voyant, recommença toute la scene qui s'étoit passée à Maestricht, & le P. Farzyn la regardoit fort tranquillement, pendant que je n'en pouvois plus d'effroi. Il ne me dit d'abord autre chose sinon, Voici un homme qui dit que Dieu l'a envoyé vers vous. Je me jettai aussi-tôt aux genoux du Pere, pour le conjurer de ne point l'écouter; je lui exposai à cet effet tout ce que je pûs de plus fort: mais je n'en reçûs que ce commandement fort sec, Je vous ordonne d'obeïr à Dieu, de recevoir son serviteur & de le servir, afin qu'il le devienne parfaitement par un renoncement entier à sa propre volonté, en obeïssant aveuglément en tout & par tout à la seule aimable & adorable volonté de Dieu. Il nous releva après nous avoir don- | |
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né sa benediction, & nous dit de retourner à Maestricht.
Les sentimens du Sr. la Montagne étoient bien differens des miens: car il parut dans une grande joye, pendant que je me perdois dans une profonde tristesse. Cela fit que le P. Farzyn, avant que je ne partisse, me prit en particulier, me consola, & m'interrogea d'où venoit cet étrange combat en moi, & cette aversion que j'avois de recevoir ce Prêtre? Lors qu'il m'eut entenduë, il crût reconnoître que tout ce que je lui avois dit, n'étoit que l'effet d'une vaine honte, & d'une fausse humilité; passions, desoit - il, qu'il faut combattre & vaincre aussi-bien que les autres, en ajoûtant que je n'avois qu'à conduire le Sr. la Montagne par le chemin de l'aneantissement & d'une entiere desappropriation, selon que Dieu me l'inspireroit; avec cette subordination neanmoins, que je le consultasse par lettres dans les rencontres obscures. Mais comme je ne me rendois pas, il voulut me faire retirer en me reprochant toutes les marques que j'avois données de soûmission, de resignation & d'obeïssance, ce qu'helas je ne reconnoissois pas en moi. Prête au reste, à ce que je m'échapai de lui repliquer, de m'y employer en tout sans reserve, hormis de conduire ce Prêtre penitent. Cependant la chose m'étant com- | |
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mandée d'une maniere si forte sous peine de desobeïssance, je lui dis que je ferois simplement de mon mieux, m'en dût-il coûter la vie. Le P. Farzyn, après m'avoir donné plusieurs belles instructions, s'en retourna à Herentals, & me laissa pleine de craintes & d'apprehensions. Je m'en revins à Maestricht, resoluë d'obeir à la divine Majesté dans le Conducteur de mon ame, comme j'ai tâché de faire dans la suite, malgré toutes mes plus apparentes raisons du contraire. J'ai observé seulement
de n'avoir à la fois jamais plus d'un Directeur, & de m'y tenir, tant que Dieu me le laissoit, persuadée que j'ai toûjours été de la parole de mon Sauveur qui dit: Celui qui vous écoute, m'écoute moi-même.
Peu de jours après comme Mr. la Montagne, étant aussi arrivé, me demanda d'abord, je me mis en priere avant de lui parler, & m'étant prosternée en la presence de Dieu, je lui ouvris mon coeur, à peu près en ces termes: Vous sçavez, Seigneur, ma triste situation, soûtenez-moi, & si donc je dois me vaincre, assistez-moi & ne m'abandonnez pas, c'est par votre grace que je veux être obeïssante jusques à la mort, votre souveraine Majesté peut faire de sa plus vile servante l'instrument de ses oeuvres, je suis entre ses mains, employez-la à tout ce que votre Providence l'a destinée,
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soit de doux, soit d'amer; que votre misericorde paternelle empêche seulement que je ne serve d'obstacle à rien par ma resistance, ou par ma propre volonté. Je vins dans cette disposition trouver le Sr. de la Montagne, lequel se jetta à genoux aussi-tôt qu'il me vit, & me pria de lui accorder pour Dieu la moindre place dans la maison, fût-ce le coin d'une étable. Je le relevai de même, & parce qu'il ne faisoit que d'arriver, je lui demandai s'il avoit mangé? A quoi m'ayant répondu que non, & qu'il me demandoit aussi un morceau pour Dieu, je lui dis que j'en allois chercher. Je le fis de nouveau attendre sur la place, parce que je fus me remettre en priere, ne sçachant quoi donner à un homme accoûtumé d'avoir une table délicate, car nous n'avions eu autre chose ce jour-là pour notre midi, sinon une portion de fêves de rome sans beurre. Il me vint en pensée de lui presenter une portion semblable sur un petit plat de terre, & que j'y ajoûterois un peu de pain brisé avec de la bierre dans une écuelle de bois, sans lui faire ni compliment, ni excuse. J'aurois bien voulu assaisonner l'un de succre, l'autre de beurre; mais quoi que j'en témoignasse à genoux plusieurs fois à Dieu mon desir, je m'en sentis toûjours détournée. Je lui mis donc simplement le tout
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avec une serviette & un petit pot de bierre, en lui disant cruëment, mangez Monsieur, pentant que je vais chercher où vous loger
J'avois une grande compassion interieure, parce que je pensois bien que cette humiliante manoeuvre ne coûtoit pas peu à ube telle ame. Après avoir prié encore le Seigneur pour sçavoir la place que je lui destinerois, je ne pûs, malgré ma secrete tendresse, penser à autre qu'à un pauvre trou, pire cent fois qu'une écurie, où un Soldat avoit demeuré auparavant. Elle étoit contiguë à notre maison, elle n'avoit pour recevoir le jour qu'une chetive lucarne, & ne servoit plus que de décharge du marché. Je vins retrouver le Sr. la Montagne, qui avoit achevé ses mortifiantes portions, sur tout celle pain brisé avec de la bierre, dont l'aversion naturelle, comme il me l'a confié dans la suite, lui avoit coûté bien des coups dans sa jeunesse, qu'il se seroit laissé donner plûtôt jusques à la mort, que de se resoudre à manger un tel ragoût. Si je l'avois sçû auparavant, je me serois certainement bien gardée de commencer par une si violente épreuve; cependant il me dit, qu'après avoir élevé son ame vers Dieu, & s'être convaincu que l'heure étoit venuë de se vaincre & d'obeïr, jamais ragoût ne lui avoit mieux
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goûté, ni n'avoit fait un meilleur repas, de quoi il s'étoit trouvé indiciblement surpris. Lors que je lui eus demandé s'il vouloit voir son appartement, il se jetta derechef à genoux, & le demanda avec sa premiére humilité. Je l'y menai le coeur plein d'amertume, par le retour aue je faisois sur ce que cet homme avoit été dans le siecle, mais sans lui en rien témoigner, non plus qu'en arrivant. Quand il le vit, il s'y proiterna pour remercier Dieu de la grace qu'il lui faisoit d'avoir obtenu une place qui lui paraissoit, disoit-il, plus charmante que le plus précieux Palais de la terre. Nous y avions fait dresser un petit lit. Je le quittai ainsi, & le laissai jusques au lendemain.
Il vint le matin me parler, & me demander la permission d'aller à Liege, pour y donner ses derniers adieux, y recevoir le saint Ordre de Prêtrise, & rester quelques jours dans sa maison, afin de disposer de sa charge & de ses Domestiques, & de pouvoir revenir aussi-tôt servir Dieu seul & sans partage. J'eus peine à lui répondre sur le sujet de sa charge, car le Pere Farzyn avoit décidé touchant sa Prêtrise: de sorte que je lui dis, que pendant qu'il se feroit ordonner & se prépareroit à sa premiére Messe, nous aurions le loisir de penser à sa charge. Dans son sejour à Liege il prépara le tout pour être en état de dire sa
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premiére Messe à Montaigu le jour de St. Barthelemi. Il m'envoya ses habits Ecclesiastiques fort propres, quoi que modestes. Il m'écrivit son dessein, & celui qu'il avoit de mener des Musiciens de Liege, d'en amener aussi des amis, & d'en inviter encore quelques autres en passant par Maestricht: mais parce qu'il avoit disposé tout ceci sans aveu, & qu'il m'y paroissoit trop d'éclat & de faste, je consultai Dieu pour recommander le tout à sa divine disposition, lors que je me sentis aussi-tôt, quoi qu'avec une insupportable contradiction de ma nature, forcée de lui écrire & de le reprendre sur tous les points de sa lettre, comme si ce n'étoit que la production de sa vanité & de son grand orgueil; si c'étoit donc ainsi qu'il pensoit satisfaire à Dieu, & imiter l'humilité & la pauvreté de la sainte Vierge, qui en offrant à Dieu son propre Fils au Temple, ne l'accompagna que de l'offrande des plus pauvres. Ma lettre étoit tres-peu ménagée envers un homme de sa sorte, & telle que tout autre en auroit été dérangé; mais abois dû obeïr, & elle étoit déja partie lorsque je vins à y refléchir & à m'en troubler, comme si elle avoit été ou l'effet d'une présomption que le tentateur m'avoit inspirée, ou la production de mon propre orgueil. Neanmoins aussi-tôt qu'il arriva le lendemain, il se
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prosterna par terre sans la moindre explication, quoi que je fusse persuadée de la simplicité de ses intentions, & ne cessa de s'accuser de sa vanité, de son esprit propre, & de sa fausse sagesse.
Quelle confusion ne fut-ce pas pour moi de voir un tel homme dans un état si humiliant, auprès d'une miserable soüillonne telle que j'étois, prêt à tout, & à ne vouloir, disoit-il, que ce que je voudrois, fûtce de se revêtir d'un sac? Je ne lui donnai en effet point ses habits, & je lui dis qu'il iroit à Montaigu avec ceux qu'on lui ordonneroit de prendre. Il se prosterna de nouveau, me priant de ne lui laisser en rien suivre sa propre volonté. J'ai, ajoûtoit-il, encore un vieil habit de deüil, qui de puis a servi à des Ouvriers, je me revêtirai de celui-là pour aller à Montaigu, si vous le trouvez bon. J'y consentis. Il prit donc une charette pour ceux de sa suite qui ne pouvoient pas marcher, car il fit voyage à pied avec son habit plein de taches, sans autre compagnie que celle de sa fille avec une vertueuse veuve, Soeur Dries & moi. Il trouva neanmoins à Montaigu son frere, Gardien des Recollets, & un Prêtre de Louvain, duquel il étoit Parrain, & qui avoit servi ensuite de Précepteur à son fils. Il ne voulut faire aucune démarche, soit d'hospitalité, soit de presens sans ma per- | |
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mission. Je permis l'une, & je reglai l'autre de cettte sorte, après l'avoir repris d'orgueil dans les dons qu'il vouloit faire à l'Eglise & aux Peres de l'Oratoire. Je voulus qu'il achetât deux petits cierges, & que dans le souvenir du Mystere de la Présentaion de notre Seigneur, il se mît ainsi en chemin, comme il fit le lendemain, pour se rendre à la Sacristie. Alors le rappellant, je lui fis prendre ses habits neufs que j'avois apportez secretement avec moi. Il celebra donc sa premiére Messe, & la lût basse, quoi qu'il eût desiré aussi aussi d'être assisté de
son frere & du Prêtre son ami.
Le détail de tous les actes d'humilité & d'obeïssance que ce nouveau Prêtre pratiqua dans ce voyage, seroit trop long à décrire. Nous revînmes tous ensemble à Maestricht, & comme ce bon Prêtre, nommé Martin Ghillis, étoit de Liege, il prit cette occasion pour y aller voir sa mere. Mr. la Montagne me pria de le laisser loger avec lui. J'en eus honte; cependant j'y consentis, après avoir fait mettre une seconde couche dans son cachot, où aussi on leur envoya à manger. Ce qui me fit une autre peine dans cette hospitalité si affligeante à ma nature immortifiée, fut de voir qu'à chaque pas, pour ainsi dire, Mr. la Montagne, qui étoit de l'âge de soixante ans, se jettoit à genoux afin d'ob- | |
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tenir mon aveu, & cela en presence de ce jeune Prêtre, qui n'avoit encore que trente ans. Celui-ci voyoit tout cet exercice sans rien dire, peut-être aussi s'apperçût-il bien de ma peine; mais il n'étoit point permis à mon amour propre d'échaper une seule parol pour m'excuser ou pour me justifier
Ils partirent le lendemain pour Liege, d'où après y avoir resté quelques jours, ils revinrent & logerent dans le même cachot, quoi que je l'eusse bien desiré autrement, sans oser le dire. Entre-tems Mr. la Montagne continuant dans toutes ses manieres & en toutes sortes d'abjections & de mortifications, gagna un si mauvais genou, qu'il fut en danger d'en mourir, de sorte que son ami & filieul, que j'avois crû devoir retourner aussi-tôt à Louvain, dût rester auprès de lui tout le tems de cette infirmité, après laquelle Mr. Ghillis, avant de partir, me livra à son tour un nouveau & étrange combat qui me causa un effroi inexprimable: car s'étant aussi prosterné devant moi, il me demanda si venant à quitter Louvain, je ne voudrois pas bien le recevoir pour l'amopur de Dien sur le pied de son parrain. La peine que j'avois déja de penser qu'un Prêtre demeuroit avec nous, se redoubla par la pensée d'en voir un deuxiéme. Je demeurai quelque tems
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sans répondre; mais pendant qu'il continuoit ses pressantes instances, refléchissant d'une part que rien ne le pouvoit porter à une telle démarche sinon l'idée qu'il se faisoit que Dieu la vouloit de lui, & de l'autre n'y voyant pour moi qu'une épreuve que Dieu faisoit de la preparartion de mon coeur, je lui répondis que quand la volonté du souverian Maître seroit telle, ce que je ne croyois pas, il faudroit bien y obeïr. Il partit content, & j'allai me renouveller par la priere dans toutes mes précedentes dispositions de soûmission & d'abandon à la Sagesse éternelle, car j'avois assez à faire avec le continuel anéantissement de Mr. de la Montagne, dans lequel il avançoit chaque jour.
Comme le Sr. Ghillis fut quelques jours sans m'écrire, je fus fort contente de ce que Dieu paroissoit être satisfait de mes peines, lorsque je reçûs une lettre de ce Prêtre, dans laquelle il m'exposoit en détail sa resolution & ses motifs. Il fuivit aussi-tôt en personne, & s'étant d'abord abattu chez nous, il s'y jetta le front contre terre, en disant que Dieu l'y avoit envoyé, afin d'aprendre à y devenir enfant sur le modele qu'il exposa fort au long des instructions qu'il avoit données à ses écoliers pour profiter des études. Je voyois bien où ce discours aboutissoit; mais me tenant serieuse,
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je le fis relever, & je le traitai comme un homme qui se moquoit de moi; je lui dis qu'il eût à parler ouvertement, & dire ce qu'il prétendoit par ses grimaces, quoi que je visse aussi que de son côté il se faisoit violence pour obeïr à l'inspiration de Dieu. Il ne laissa pas de poursuivre & de dire qu'ayant assez long-tems instruit les enfans, Dieu l'avoit envoyé vers moi à l'école, afin d'apprendre à devenir enfant lui-même, & que pour cet effet il me promettoit dès ce moment-la, une obeissance entiere & sans reserve dansune parfaite pauvreté & renoncement total à sa propre volonté, pour ne suivre que celle de Dieu.
Je continuois à le traiter de mon côté comme j'avois commencé, qu'au reste tout ce que je pouvois lui accorder, étoit de le laisser quelques jours dans le cachot avec Mr. la Montagne, jusu'à ce que je sçûsse les intentions du P. Farzyn; mais que de sa vie il n'obtiendroit de moi que j'entreprisse de le conduire, tandis qu'il y avoit dans la ville tant de grands Directeurs de divers Ordres, dont je lui en nommai quelques-uns. Il ne manqua pas de repliquer à tout ceci, & de dire qu'il l'avoit assez discuté aupartavant, me conjurant qu'au moins je voulusse marquer à mon Confesseur cette seconde demande aussi-bien que la premiere. Persuadée que j'étois que le P. Far- | |
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zyn n'y consentiroit jamais, je le lui promis afin de me débarrasser, & que j'en écrirois. Je le fis, mais en conjurant le Pere de toutes mes forces qu'il voulût me délivrer de ces deux Prêtres.
Il en arriva tout le contraire, & il me répondit que je devois assister mon prochain, comme j'avois tant souhaité d'être assistée moi-même, & l'avois été en effet, & que si je ne voulois pas faire peu d'honneur au divin Epoux des ames, je devois prendre courage & servir avec soin celles de ces deux Prêtres, afin qu'ils devinssent de veritables adorateurs de Dieu en esprit & en verité, accorder enfin encore au Sr. Ghillis tout ce qu'il me demandoit. Quoi que je disse d'abord peu de chose de la réponse du Pere, celui-ci reconnut bientôt qu'elle lui étoit favorable, & qu'au moins il pourroit rester & demeurer chez nous; mais il ne s'arrêta pas jusqu'à ce qu'il eut remarqué que je m'abandonnois & me soûmettois toute à Dieu. C'est lui qui seul aussi connoît les peines que j'ai euës à ce sujet, & la pesanteur du travail que m'ont coûté ces duex Prêtres, parce que je fus toûjours remplie de ma fausse humilité, qui combattoit sans cesse ma soûmission. Dieu veuille me secourir, car je n'en suis pas guerie encore au tems que j'écris ceci.
Ayant donc dû me resoudre à servir Mr.
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Ghillis, il m'ouvrit entierement son interieur par rapport à ses vûës selon l'esprit, car selon le monde il n'avoit rien, & nous payâmes pour lui deux cens frans qu'il devoit à Louvain. Il avoit à la verité obtenu une Chanoinie d'Arschot; mais outre qu'il en disposa comme je pourrai l'écrire ci-après, si j'en ai le tems, il n'en avoit jamais rien reçû. Son ouverture de coeur étant faite, voilà, dit-il, que je dis adieu pour toûjours à tout ce qui n'est point Dieu, vous n'avez qu'à m'envoyer à telle école qu'il vous plaira. Sa premiére école fut le Mystere de l'Enfance de Jesus-Christ, dans laquelle il demeura pendant trois mois par la medistation ou Oraison mentale. Il s'y tenoit souvent sept heures de suite sans faire aucun mouvement de corps, & il l'auroit poussée plus loin, si l'obeïssance ne l'en avoit retiré. Son ordinaire étoit d'aller trois fois par jour à cette aimable école de la priere interieure, & il y demeuroit de même chaque fois trois heures quand on le lui permettoit, & jamais il n'en sortoit, qu'il ne donnât des preuves réelles de ce qu'il y avoit appris, par des actions de la plus parfaite humilité, douceur, modestie, obeïssance, & de défiance contunuelle de soi-même: de sorte qu'il devint selon l'un l'autre homme comme une table de cire sous la main de Dieu,
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propre à y imprimer tous les traits & tous les caracteres qu'il plaisot à la Sagesse éternelle d'y graver selon ses promesses Ainsi prêt à tout, soit pour l'interieur, soit pour l'exterieur, tout lui étoit indifferent, & rien ne lui paroissoit ni trop dur, ni trop pesant, jeûnes, mortifications, penitences, travail, faim & soif, tout lui étoit égal.
Comme il avoit été à Louvain presque toûjours entre les mains des Medecins à cause de la foiblesse de sa complexion, & qu'ils lui avoient défendu entre autres choses toute viande grossiere, de même que le pain de seigle, cela nous inquiéta un peu au commencement, à cause de notre propre & grossiere nourriture selon notre état, & notre pauvreté. Un jour sortant de son école, il vont se jetter à mes genoux, ce qu'il faisoit pour tout ce qu'il souhaitoit d'obtenir, & me pria de lui laisser suivre une leçon qu'il lui sembloit d'avoir apprise. C'étoit, qu'afin de vaincre tout retour sur sa nature, & se guerir de toute reflexion sur sa santé corporelle, puis qu'il avoit par la grace du Maître déja surmonté toute application à sa volonté & à son esprit propre; c'étoit, dis-je, de pouvoir desormais venir demander sa nourriture à genoux avec une écuelle de bois, & alors de se contenter de ce que l'on trouveroit bon
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d'y mettre. Cette vûë est de celles que la raison humaine aura toûjors peine à comprendre. Cependant n'ayant pas osé y entrer sans avoir écrit, selon ma propre leçon, au Pere Farzyn, j'en reçûs ordre de n'avoir point d'égard aux craintes que me donnoit la foible complexion du Sr. Ghillis; que j'avois voulu en son tems qu'il n'eût point d'égard à la mienne; que je n'avois donc qu'à obeïr à Dieu, le laisser faire, & voir ce qui en arriveroit.
Ce bon Prêtre avança par cette voye de telle sorte, que devenant visiblement mort à tout, il ne fit plus aucun retour sur quoi que ce fût qui concernoit son corps, ni pour sa nourriture, ni pour son repos, ni pour ses vêtemens, content de tout ce qu'on lui donnoit, jusques-là que je dûs reprendre comme une indolence sordide, l'indifference avec laquelle il portoit quelquefois des haillons que son corps alloit perçant, sans qu'il y parût sensible, si je ne lui avois ordonné de les changer. Il obeïssoit alors avec une veritable joye & simplicité d'enfant, tandis que mon coeur paroissoit se fendre de compassion, comme de honte, à la vûë d'un tel exemple & de ma dure commisson. Je priois entre-tems la divine Majesté de me délivrer de cette charge, s'il vouloit me soûtenir contre l'imagination que j'avois que toit ceci n'é- | |
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toit qu'une illusion du Diable; mais plus j'en écrivois au Conducteur de ma propre ame, plus il s'opiniâtroit à m'obliger de continuer. L'obeïssance aveugle m'a à la fin fait plus de bien que tous mes mouvemens.
Mr. Ghillis après avoir été trois mois dans l'école de l'Enfance, soit qu'il prévît sa fin, soit qu'il connût que Dieu ne le destinoit plus à ce qu'il auroit pû apprendre dans la vie active Maître, se sentit inspiré de faire sa seconde classe dans le Cenacle & au Jardin des Oliviers, & il y demeura jusques aux trois derniers jours de sa vie qu'il en sortit pour achever son sacrifice sur le Calvaire auprès de son aimable Sauveur. Aussi-tôt qu'il fut dans cette seconde école, Dieu parut me délivrer sensiblement de tout soin ulterieur, soit pour le corporel, soit pour le spirituel concernant ce bon Prêtre, car il prit luimême ce soin d'une maniere si manifeste, que je n'avois plus qu'à adorer, qu'à admirer & qu'à m'humilier, dans l'étonnement où j'étois des voyes diverses & inconnuës aux hommes, par lesquelles la Sagesse éternelle trouve bon de conduire ses Elûs, comme s'ils étoient seuls au monde.
Quoique, comme je viens de dire, Mr. Ghillis fût desormais conduit interieurement de l'esprit de Dieu, il continua à
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vouloir que j'avoüasse ce qu'il apprenoit dans sa seconde école. J'en souffrois donc encore, mais moins, parce que je me souvenois que Dieu ne m'avoit peut-être honorée autrefois de quelques voyes semblables, qu'afin d'y servir ce digne Prêtre. Entende qui pourra ce que j'écris, & ce que je broüille ici. Il suivit aussi toûjors sa maniere de demander sa nourriture; mais ce n'étoit plus que du pain en si petite quantité par jour, qu'un enfant en auroit mangé davantage à un seul souper. Il le trempoit ensuite dans la bierre de son écuelle, & le mangeoit à genoux, le plus souvent vers le seüil de la Chapelle. Il y entroit même quelquefois avec simplicité sans rien ni remarquer, ni observer de ce qui se passoit à l'entour de lui.
Un jour que des personnes de grande consideration, amis de la maison, descendoient du rempart & voulurent voir notre Chapelle, ils y surprirent le Sr. Ghillis à genoux mangeant sa portion, & n'ayant que la terre pour table. Ils y demanderent part, car ils le connoissoient; mais ses réponses les charmerent de telle sorte, qu'ils en furent si attendris qu'ils ne pûrent y rester. Cette rencontre devint fort utile à ces hommes au tems du Siege, car quelques-uns d'entre eux, aussi-bien que plusieurs autres, lui firent avec un grand pro- | |
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fit spirituel des Confessions generales, & le prirent pour Conducteur dans leur nouvelle vie. La Soeur qui avoit ouvert la porte à ces Messieurs, voulut s'excuser envers le Sr. Ghillis de la surpise qu'ils lui avoient faite d'entrer ainsi brusquement dans la Chapelle; mais elle n'en reçût point d'autre réponse, sinon que n'ayant à faire qu'avec Dieu seul, elle ne devoit se faire aucune peine, parce qu'il n'avoit pas seuelement vû ces hommes. En effet il n'ouvroit jamais les yeux sans necessité, & il a pratiqué ceci jusques à sa mort, à moins que l'obëissance ne l'obligeât au contraire, ce qu'il faisoit alors avec beaucoup de gayeté.
Il y avoit plusieurs années, avant même de venir chez nous, qu'il étoit tourmenté de la soif; cependant un jour au sortir de son école, il vint demander mon aveu pour rester neuf jours sans boire, & pour ne manger que son pain sec. Je le refusai, il fut content. Mais comme de mon côté je me sentis interieurement pressée, selon l'ordre aussi du P. Farzyn, de le laisser essayer, persuadée enfin que Dieu donne les forces à qui veritablement est inspiré de lui, je le lui accordai, ce que j'aurois bien mieux aimé faire moi-même, tant j'en étois touchée. Cette penitence lui reüssit si bien, par la grace de celui pour qui il la faisoit, qu'au bout de ces neuf jours il se trouva
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non seulement en parfaite santé, & reprit gayement son pain avec la bierre, mais qu'il fut entierement gueri de sa soif habituelle, & en état, comme il fit, de continuer tous ses autres exercices de penitence. Son amour pour le silence étoit tel, que jamais il ne parloit s'il n'étoit interrogé, encore ne le faisoit-il qu'après s'être recueilli quelques momens avec modestie & humilité. Jamais aussi ne l'avons-nous vû sans occupation, car le reste du tems qu'il ne donnoit pas à la priere, dans laquelle il passoit quelquefois des jours entiers, il travailloit pour les pauvres, & nous étoit ainsi un continuel miroir qui nous reprenoit en nous édifiant. Tout ce qu'il avoit de loisir, il l'employoit à visiter & à consoler les pauvres & les malades; il les nettoyoit, il les changeoit de linges, & lors qu'il rapportoit leurs hardes sales au logis, il se prosternoit pour obtenir la permission de les laver lui-même. Mais quand après l'en avoir raillé, on le lui permettoit, il s'en acquittoit aussibien que la plus parfaite Lavandiere, pendant que son esprit ne s'occupoit que du service qu'il croyoit rendre par-là à Jesus-Christ même dans ses membres.
Voilà le train que ce bon Prêtre mena dès la premiére année qu'il fut chez nous. Comme il alloit souvent quêtant avec cru- | |
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che & corbeille sous son manteau, soit bierre, soit pain, & tout de dont il avoit besoin pour ses pauvres, il observoit d'aller particulierement aux maisons où il esperoit d'être le plus humilié, & là se prosternant à sa maniere ordinaire, sans dire que ce qu'il demandoit étoit pour d'autres que pour soi-même, il trouvoit souvent avec l'aumône les humiliations qu'il cherchoit. Un jour ayant sonné à la porte d'un Monastere de filles, la Portiere surprise de voir un Prêtre se jetter à ses pieds & lui demander l'aumône, crût que c'étoit un passant, & le pria d'entrer, disant qu'on lui donneroit du potage; mais lui ne voulant qu'un morceau de pain, pour le donner comme il fit au premier pauvre, la remercia & s'en alla à l'Eglise. Il y reçût bientót dans son école un vif reproche du peu d'humilité qu'il avoit témoigné dans cette recontre, au lieu qu'il auroit dû recevoir & manger avec simplicité le potage qu'on lui presentoit: de sorte qu'il fut sonner une seconde fois à la porte, où s'étant prosterné de nouveau devant la Soeur, il s'accusa amerement de son orgueil, & la pria de vouloir prier Dieu, afin qu'il lui fît la grace de mieux faire & de se corriger.
Il n'y avoit sorte de mortification dans laquelle il ne s'exerçât; mais il est impossible de les décrire toutes. Croyant que
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notre Maître dans ce monde avoit toûjors marché tête nuë & pieds nuds, il voulut l'imiter; mais cela ne lui fut permis que dans la maison seulement, où en effet il ne se couvrit jamais la têtê. Souvent après la meditation de ce qui s'étoit passé dans le jardin à la prise du Sauveur, il se garottoit de cordes au col & aux mains, & faisant ainsi la ronde de la maison, il se jettoit aux pieds de tout ce qu'il recontroit, demandant à chacun qu'il voulût bien le maltraiter, lui cracher au visage, & prier pour un miserable pecheur qui étoit cause par ses pechez, que son aimable Maître avoit été traité de la sorte. Cela alloit quelquefois jusques à l'importunité, ce qui nous obligea de lui défendre enfin de tels exercices. Alors il les ômettoit par obeïssance avec autant de douceur, qu'il les avoit entrepris avec ferveur. Un jour de Vendredi saint, il me troubla sur tout extrêmement par la proposition qu'il me vint faire au sortir de son école, où il avoit passé la nuit entiere. C'étoit d'aller par la Ville d'Eglise en Eglise pieds nuds, avec une couronne d'épines sur la tête, la corde au col, les mains & les bras liez, & de s'arrêter ensuite dans cette posture devant la Maison de Ville depuis midi jusques à trois heures.
Comme je ne pûs entrer dans une telle
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proposition, à cause de diverses considerations humaines, & parce que la Ville alors étant au pouvoir des Etats d'Hollande, elle se trouvoit remplie de Religionnaires; ma priere d'ailleurs ne me fournissant aucune lumiere, & mon Directeur n'étant pas à portée, je lui demandai qui lui fourniroit un tel équipage? Sur quoi m'ayant dit qu'il l'avoit déja tout préparé lui-même, je le lui fis apporter, & lui ordonnai de jetter couronne & cordes sans rien reserver. Il le fit aussi-tôt avec une obeïssance également prompte & tranquille; cependant quelques momens après étant revenu dans la compagnie de Mr. la Montagne qui l'imitoit presque en tout dans une parfaite conformité de vûës & de penitence, je crûs devoir relâcher d'un refus aussi absolu qu'étoit celui que j'avois fait à Mr. Ghillis. Car me demandant ensemble avec leurs humiliations ordinaires, qu'au moins je voulusse leur permettre d'aller visiter les neuf Eglises tête nuë, & pieds nuds, avec les mains seulement liées, j'écartai tout ce que le tentateur me suggeroit pour n'y pas condescendre, & loin que mon aveu & cette démarche produisissent ce qu'il m'en faisoit craindre, il m'est impossible de dire les changemens de vie & les biens que Dieu opera par cet exemple, jusques dans le coeur des Religionnaires. J'eus après cela
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presque une peine égale de mon premier refus à celle que j'avois de mon consentement, & Dieu sçait seul l'amertume de coeur que me causoit la part que l'on vouloit que j'eusse dans ces voyes singulieres, jusqu'à ce qu'ayant eu occasion d'en conferer avec le Pere Farzyn, il avoüa l'une & l'autre de mes démarches & m'appaisa.
Il n'y a sorte de choses que le Sr. Ghillis ne sembloit inventer pour arriver à un entier & total aneantissement de soi-même, tant qu'il crût voir ou sentir en soi le moindre mouvement de quelque passion, telle qu'elle fût, soit de honte, soit de crainte. ou la moindre ombre d'orgueil & de respect humain, afin aussi de parvenir à cet heureux état, dans lequel il se trouva ensuite, comme seul dans ce monde avec Dieu seul en Jesus-Christ, sans avoir aucun égard ni retour sur les circonstances des lieux, des places, ou des personnes, sinon de se vaincre d'une maniere encore plus declarée quand il se trouvoit dans quelque endroit où il se souvenoit d'avoir offensé Dieu. C'est ainsi, par exemple, que se trouvant un jour sur le Pont de Liege, que l'on nomme des Jesuites, & se souvenant des petulances qu'il y avoit commises dans sa jeunesse, il se jetta aux pieds du Crucifix qui y est placé, défit son manteau, & mit bas son chapeau, après quoi étendant ses bras
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en croix, il y fit avec effusion de larmes sa prieres aussi long-tems que tous les Ecoilers fussent passez, sans que ni les railleries de la plûpart, ni la compassion de quelquesuns, le fissent changer de contenance. Il en faisoit tant de semblables, que je ne puis faute de tems les écrire toutes, quoi que ma memoire en soit remplie. Un jour que des personnes de distinction le surprivent lavant les linges des pauvres, comme on lui demanda s'il n'étoit point honteux de faire un si sale ouvrage devant des hommes de ce caractere, il répondit sans lever les yeux, car il ne les levoit jamais, que tant qu'il lui resteroit seulement la pensée d'unne telle honte, il ne cesseroit pas de la combattre, & de s'aneantir jusqu'à ce qu'il fût parvenu à la fin dont je viens de parler. Il m'avoüa dans la suite, & nous le reconnûmes, que Dieu lui avoit fait la grace d'y arriver, & en effet si constamment, que l'on n'en pouvit plus douter; mais que nous n'aurions certainement pas pû croire, si nous ne l'avions vû de nos yeux; car tout retour ou toute consolation qu'il paroissoit quelquefois trouver dans les créatures, n'étoit que lors qu'elles le faisoient souffrir. C'est ce qui faisoit en mêmetems son unique soif. Aussi n'ai-je de ma vie trouvé personne si avide des souffrances & des humiliations que ce bon
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Prêtre, & notre chere Soeur Dries, dont les exmples nous ont aussi charmées.
Il n'interrompit jamais les manieres dont je viens de parler. Il fut d'ici à Bruxelles dans la voiture publique, sans avoir ni dit un mot, ni levé les yeux; il en agit de même sur le bateau public d'ici â Liege. Dieu s'en servit pour le salut de ceux qui voyageoient avec lui, & des personnes m'ont avoüé de devoir, après Dieu, leurs saintes inspirations & leur changement de vie, bien plus au recueillement avec lequel Mr. Ghillis prioit dans les Eglises, & aux larmes qu'ils lui avoient vû verser une fois entre autres dans un Sermon de la Passion, qu'à tous les mouvemens & à toute l'éloquence des Prédicateurs.
Un jour qu'il étoit dans son école, sa mere survint de Liege sans se faire connoître; elle demanda après Mr. Martin Ghillis, qu'on lui dit être dans la Chapelle. Elle y entra, & se mit à genoux auprès de lui, d'abord sans rien dire; mais voyant qu'il demeuroit aussi immobile qu'une statuë, elle lui dit enfin en versant un torrent de larmes: Quoi, mon fils, ne jetterezvous pas un regard sur votre affligée mere? ne la suis-je donc plus, & avez-vous oublié le sein qui vous a allaité avec tant de travail? &c. Pendant que par tout ce qu'elle avoit encore ajoûté de plus tendre, elle
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n'eut sçû obtenir le mondre signe de son fils, la Portiere qui avoit entendu cette femme par la fente de la porte, & en avoit été émûë sans deviner que c'étoit sa mere, m'en vint avertir. Je la renvoyai aussi-tôt pour la prendre & me l'amener, car je sçavois bien que l'huere ou les heures de sa priere n'étant point finies, ni le monde, ni l'enfer, ni l'embrasement de la maison, que rien, dis-je, ne l'en pouvoit arracher sinon la seule obeïssance.
Je consolai cette bonne femme le mieux que je pûs, quand elle se fut ouverte à moi, en attendant que son fils vint. Mais lors qu'il fut venu, elle recomença avec un torrent de larmes tout le discours de la Chappelle, pendant que celui-ci l'accueilloit avec toute la joye & toute la tendresse d'un veritable enfant, lui répondant à tout & l'assurant sur tout ce qu'elle desiroit, avec la seule reserve de soûmission à la volonté de Dieu son Créateur. Nous l'avons de notre côté secouruë non seulement pendant la vie de sons fils, mais aussi après sa mort jusques à la sienne propre, quoi que pas sans quelque petite peine à cause de notre propre besoin.
Ces deux Messieurs me causoient continuellement bien d'autres peines par leurs humiliations indiscretes aux yeux des hommes & à ceux de mon amour propre, que
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n'étoit celle de la diminution de notre temporel; car sans avoir égard ni à la qualité des personnes, ni aux affaires pour lesquelles ils étoient envoyez, ou nous accompagnoient, ni au nombre des conviez, lors que comme à des Prêtres de Jesus-Christ on leur vouloit donner le haut bout aux tables où l'on nous retenoit pour manger, ils ne faisoient aucune démarche sans avoir en presence de tous demandé la permission à genoux, particulierment le Sr. Ghillis, qui à chaque morceau qu'on le forçoit, même avec menaces, de manger au-delà de son peu de pain, vouloit toûjours un nouvel aveu. C'étoit un spectacle de folie, dont j'étois moi-même une des Actrices; mais qui interieurement m'auroit ou étouffée, ou fait tout abandonner, si je ne m'étois remise de tems en tems par l'obeissance, & parce que je sçavois que ces hommes ne pratiquoient toutes ces apparentes sottises, qu'afin de perdre & d'aneantir en eux tout ce qui s'y opposoit au regne de Dieu seul par Jesus-Christ. Je ne laissois pas pour cela de craindre souvent fort serieusement & le scandale qu'il me paroissoit que je donnois avec ces deux Prêtres, & qu'à la fin l'on ne nous enfermât au moins tous trois comme de veritables insensez; mais je m'abandonnois alors pour cela, comme pour toute autre chose, à la
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juste volonté de Dieu, dans le souvenirs de l'état oú mon Sauveur fut mis devant Herode & sa Cour.
Il seroit au reste à souhaiter que d'autres après cinquante & soixante ans de vraies ou de bien composées pratiques de devotion, fussent parvenus à une vertu & à une sainteté aussi constante que fut celle que ces deux Prêtres acquirent en tres-peu de mois (au jugement de ceux qui les ont connus) par leurs pretenduës folies. Je ne dis pas ceci, mes Seours, pour engager personne dans des voyes extraordinaires; mais pours mous animer à suivre plus exactement, puisque nous sommes hors des yeux du monde, nos pratiques communes prescrites par nos Constitutions, & quelquefois en secret les inspirations interieures, lors qu'elles sont avoüées par le Conducteur de notre ame, après que Dieu nous a fait la grace d'en recontrer un selon son coeur; car enfin n'est-il pas juste de se soûmettre à Dieu, & de le laisser agir en nous, & faire de nous tout ce qu'il lui plaît selon sa sage toute-puissance, sans nous rendre juges de ce qui paroît d'ailleurs d'extraordinaire dans les austres. Nous sommes trop aveugles, & le mieux pour nous est de laisser le tout à Dieu, sans en vouloir rien penetrer, quand nous n'en avons ni la charge ni la commision par des ordres superieurs.
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Mais où est-ce que j'ai couru ici? Je re viens à nos deux Messieurs. Dieu fit particulierement au Sr. Martin des graces extraordinaires & secretes, dont il se servoit heureusement pour le salut & la sanctifications de plusieurs. Notre Communauté s'en ressentoit beaucoup, car la serveur pour la pratique de toutes sortes de mortifications & de vertus, y gagnoit tellement le dessus, que toute ma peine étoit de l'arrêter & de la moderer. Nos Soeurs couroient toutes à l'envi, comme si elles eussent été au bout de leur terme, afin de remporter la couronne, que plusieurs en effet obtinrent en peu d'années. Il y en avoit alors qui auroient demeuré un an entier sans se coucher, si l'obeïssance ne l'avoit pas empêché; d'autres passoient des nuits entieres prosternées contre terre devant le S. Sacrement; d'autres prodiguoient nuit & jour leur santé, sans rien penser ni rien faire pour elles-mêmes, dans le service des pauvres & des malades; tout ne respiroit enfin ici que la priere, que mortifications, qu'humilité, qu'obeïssance, que charitez, & au lieu qu'aujourd'hui il faut pousser les ames vers ces vertus, il falloit alors les arrêter. Dieu soit beni, qui m'a fait gouter la peine qu'il y a dans l'un & l'autre de ces exercices.
Je m'interromprai ici moi-même pour écrire ce qui arriva en 1631. La maladie
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contagieuse infecta cette année-là la Bourgeoisie, comme la Milice. L'on bâtit pour les Bourgeois des Casernes hors d'une des portes de la ville; mais les Soldats étoient couchez épars dans la Campagne hors d'une autre porte. Un mouvement de charité pour cez affligez, anima en même tems si ardemment toute la Communauté, qu'après nous être mises en priere, nous dûmes tirer le sort pour la contenter. Celles donc sur lesquelles il tomba pour le servir, eurent une grande joye, hormis la Soeur Dries, laquelle, quioque de ce nombre, nous dûmes retenir par differentes considerations, & Soeur Agnés prit sa place. Elles se partagerent ensuite. Les unes allerent servir les Bourgeois, les autres furent ramasser tous les Soldats dispersez, & les mirent dans une Eglise de Lépreux peu frequentée, afin de les mieux servir selon le corps & selon l'ame. Le Pere qui assistoit les infectez, a rendu de grands témoignages de ce dernier service. Nous prîmes encore un pauvre Prêtre de bonne volonté à nos fraix & dépens, qui ne vêcut pas long-terms dans le service des pestiferez. Toutes nos Soeurs tomberent aussi malades; mais il n'en mourut pas une seule, & aussi-tôt qu'elles pûrent seulement se traîner avec des bequilles, elles reprirent leurs fonctions avec le même definteressement & la même ferveur. Je
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dis desinteressement, parce qu'à l'heure qu'il est, le vingt-deux de Mars 1648, nonobstant toutes les belles promesses de la Ville, nous n'avons pas reçû un liard pour tous les services rendus pendant cette peste: aussi les avions-nous entrepris par pur amour pour Dieu, notre seule & surabondante recompense, laquelle nous ne souhaitions nullement de voir partager. Ma plus grande mortification dans ce tems-là étoit de ne pas pouvir servir mes Soeurs par moi-même, & de devoir m'épargner pour le reste de la Communauté & pour nos deux Prêtres. Cependant la Soeur Dries, que nous avions retenuë, fut attaquée d'une fort grosse fiévre, & ne manqua pas de nous reprocher avec amertume & avec un grand amour, notre soin trop humain envers elle. Dieu se servit de cette maladie pour la guerir d'une quantité de peines ou d'infirmitez, que l'on n'avoit pas sçû bien discerner, & dont elle avoit été étrangement tourmentée pendant quelques années.
Nos deux Prêtres continuoient cependant ensemble leur oeurvre dans leur cabane, que j'avois neanmoins fait reparer à leur insçû pendant une absence. Dès le commencement qu'ils furent chez nous, je m'apperçûs que l'on sonnoit souvent à la porte pour le Sr. la Montagne. Il m'en ca- | |
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choit les sujets, quoi qu'il m'eût découvert son interieur. Soeur Dries, qui m'en avoit asussi avertie, en ajoûtant qu'elle remarquoit dans cet homme une grande tristesse & abattement, me pria une sois de l'appeller, & de lui en demander la raison en sa presence. Je le fis, & il ne nous déguisa rien. Il nous conta ses malheurs, & nous avoüa que c'étoient ses Créanciers qui accouroient ainsi continuellement. Nous en eûmes compassion, & nous vendîmes aussitôt tout ce que nous pumes, afin d'avoir dequoi tirer d'affaire un homme si vertueux. Nous en fîmes une somme assez considerable, avec laquelle m'étant transportée à Liege, je l'employai à trois livres près, à satisfaire plusieurs Créanciers, comme il paroît encore par le billet qu'il nous en a donné. Il vendit aussi sa charge, & acheva par là de payer une Eglise qu'il avoit fait bâtir, & une grande maison qu'il avoit destinée pour un Monastere, dans la pensée que ses efans quitteroient le monde. Cependant sa fille se maria bientôt après.
Nous avions ignoré ses dettes, & nous portions au contraire le nom d'avoir reçû avec lui de grands resors. Un coffre de livres qu'il amena de Liege, en occasionna le bruit; mais lors que les uns & les autres nous en venoient feliciter, je devois me
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contenter de répondre, Dieu en soit loüé, parce que mon amour propre me pressoit de dire les choses comme elles étoient, tandis que nous avions vendu jusques à nos habits & même le saint Ciboire, que nous avions fait des argenteries du partage de Soeur Dries, afin de payer les Créanciers de cet homme de bien. Car quelque peine qu'il en eût, il ne changea jamais de conduite, toûjours également humble, mortifié, patient, & charitable envers les pauvres & les prisonniers, pour lesquels il se seroit souvent reduit en chemise, si je ne l'en avois pas empêché, tant il étoit enyvré de l'amour du prochain. Aussi parce qu'il n'avoit rien, lui refusois-je souvent les douceurs qu'il me demandoit à genoux pour eux, lesquelles je ne laissois pas de leurs envoyer sous main, & sans qu'il le sçût, afin de ne satisfaire en rien sa propre volonté, par laquelle, comme par ses excessives aumônes, il avoit si souvent exercé la patience de feu sa femme, quoique celle-ci en eût fait, à ce qu'il m'a dit, un usage tout-à-fait exemplaire, n'en murmurant & ne s'en plaignant jamais.
Je ne puis ici ômettre l'étrange histoire qui arriva dans une Ville du Païs à l'occasion d'une visite qu'il y rendit à un prisonnier étranger pendant le cours de celles qu'il faisoit assiduëment dans les prisons,
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lors qu'il n'étoit encore que seculier. Il lui parut que ce prisonnier étoit digne de compassion, & l'obligea de lui découvrir l'état de ses affaires. Celui-ci lui conta comment par l'injustice être condamné à la mort, parce qu'il lui manquoit une personne qui voulût prendre la peine d'aller dans sa Ville lever les preuves de son innocence. Il n'en fallut pas davantage au charitable Secretaire Mr. la Montagne. Il court chez lui, prend argent, provisions, & compagnie, après avoir dit un mot à sa docile épouse, & se transporte tant par eau que par terre au lieu marqué, qui étoit à plusieurs journées de la Ville. Il y trouve en effet des preuves claires de l'innocence de son prisonnier, il les leve, & parce qu'il sçavoit le danger du moindre retardement, il prend la poste, & court nuit & jour: mais étant arrivé une heure avnt celle des exécutions ordinaires, il trouva que fon prisonnier par le credit de sa partie avoit été, contre toute coûtume, exécuté dès les neuf heures du matin. Le zele alors de Mr. la Montagne ne pût se contenir. Il force la chambre des Juges, auxquels il décharge son coeur avec des repoches & des imprécations; il y trouve ledit Seigneur, & se prend avec lui si violemment de paroles, & même de coups, que cette recontre a
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produit un procés qui a coûté plus de trente mille frans à Mr. la Montagne, & pour lequel, outre des argents d'emprunt, il a dû mettre, avec l'aveu de sa semme qui n'en murmura jamais, ses joyaux & ses bijoux plusieurs fois à la table de prêt. Jamais même elle n'ouvrit la bouche, pour dire seulement à son mari, cessez, puis que l'innocent est mort, quoi qu'elle connût les dangers que son mari couroit dans ses voyages & autrement.
La chofe alla si loin, que le Seigneur susdit entreprit & gagna par argent, de quoi le faire empoisonner. Il le fut en effet par une lettre, qu'un de ses amis qui voyageoit avec lui vers la Ville de l'innocent, trompé par l'adresse ouvrit le premier, car il étoit aussi Secretaire, & qu'il lui remit aussi-tôt voyant le nom de la Montagne. Mais comme celui-ci ne respira que le reste du poison, les remedes le tirerent d'affaire, pendant que son ami, qui avoit avalé le plus subtil, mourut sur le champ. Ce Seigneur ne s'arrêta point là, il aposta par tout des gens pour assassiner Mr. la Montagne, de sorte qu'il dût marcher toûjours cuirassé, armé, & accompagné. Enfin l'affaire se conduisit si avant, que non seulement il alloit perdre son procés, mais que l'on étoit sur le point de porter decret de bannissement contre lui, à quoi déja sa
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femme & lui se disposoient, resolus d'aller tenir école dans quelque Village, lors que Mgr. le Nonce en ayant entendu parler, voulut en entretenir Mr. de la Montagne, qui ne lui demanda autre chose, sinon qu'il lui plût de prendre la personne de Daniel, & qu'il découvritroit bientôt l'innocence de Susanne. C'étoit donc d'entendre separément les témoins qui avoient déposé contre lui, par où sa Grandeur veroit ce qu'il lui avoit dit, que l'un avoit été suborné par une coupe d'argent, l'autre par une chaîne d'or, ainsi du reste. Le Nonce le fit, & trouva la verité. La Sentence se porta par ses soins en faveur de Mr. la Montagne; mais il ne manqua pas de prédire les malheurs de la Ville & des Juges.
De l'autre côté le puissant Seigneur ne manqua pas, nonobstant tout cela, d'appeller de la Sentence, lors que Dieu y mit fin: car s'étant retiré dans son Château, un soir qu'après avoir bien soupé, il se fut mis au lit en parfaite santé, on le trouva le lendemain subitement mort, & dans une situation si affreuse, que je n'ose pas la décrire. Il se sit un si grand bruit au Château, parce que l'on n'avoit pas sçû ouvrir la porte de la chambre, que chacun y accourut. L'on dût mettre des échelles dans le fossé, afin de regarder & d'entrer par
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les fenêtres. Parmi ceux qui entrerent, & qui tous furent saisis d'effroi à la vûë du cadavre de ce Seigneur, il y en avoit un, qui sçachant peindre, s'en retourna d'abord chez soi, & en traça le tableau. Il envoya aussi-tôt ce portrait au Sr. la Montagne, en ajoûtant que c'étoit celui du Seigneur qui l'avoit depuis si long-tems cherché à mort. Le fils qui apprit l'étrange catastrophe de son pere, ne tarda pas de rechercher la paix, & de demander pardon pour lui, ce que Mr. de la Montagne n'eut aucune peine de lui accorder en vrai Chrétien dès sa premiére demande, pardonnant le tout & lui abandonnant l'hideux portrait de ce pere, qui faifoit la principale inquiétude de ce fils. Ils devinrent ensuite bons amis; mais soit impuissance dans le jeune Seigneur, soit la moderation du Sr. la Montagne & de sa patiente épouse, ceux-ci n'eurent pour tour leurs fraix immenses, que l somme de quinze mille frans une sois.
Nous avions, comme j'ai déja dit, la reputation d'avoir reçû de grands trefors avec ce bon Prêtre; mais c'étoient des tresors en effet de grande vertu & de grande édification; car outre les memoires & les quittances qui nous restent des grosses somes que nous avons fournies en argent comptant, nous avons continué après sa
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mort d'entretenir à nos frix sa maison & les enfans de sa fille.
Cependant le siége de la Ville, qui survint l'an 1632, m'occasionna bien des allarmes par les commissions hardies dont le zele de Mr. la Montagne se chargea. La premiere concernoit l'interêt de la Religion Catholique, qu'il enterprit d'aller representer fortement à Liege. Avec le seul titre de Bourgeois de cette Ville il passa toute l'Armée des Assiegeans, fut conduit & bien reçû du Prince d'Orange, qui même après l'avoir entretenu long-tems le fit manger à sa table. Il en revint, & apporta réponse à ses instructions, sans avoir eu aucune fâcheuse rencontre. Le Baron de Leede, qui défendoit la Place, lui proposa ensuite le voyage de Bruxelles, pour y representer l'état où elle se trouvoit, & le besoin d'un prompt secours. Il fut aussi-tôt prêt; mais il n'y eut que le souvenir de la Passion du Sauveur qui fit, qu'en passant cette seconde sois l'Armée, il se soûtint contre la crainte qu'il avoit à chaque pas d'être saisi. Quand il l'eut traversée, il prit la poste, & courut toute nuit à Bruxelles. Ce que le Prince d'Orange ayant sçû, il donna des ordres si rigoureux, que Mr. la Montagne n'osa plus rentrer dans Maestricht. Il se tint quelque tems à Bruxelles, puis à Liege, & enfin secretement
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à sa maison de Campagne, où il est mort assisté de deux de nos Soeurs, après que neanmoins une fois il eut fait un tour secret chez nous de quelques semaines avec une permission expresse du Gouverneur.
La Ville étant donc prise, nous n'attendions plus qu'à en être chassées, parce que ce bon Prêtre avoit demeuré chez nous. Mais Dieu qui avoit trouvé bon de nous exercer en cette rencontre par diverses craintes humaines, ayant vû la preparation de nos coeurs, a permis que personne ne nous ait rien dit, & que jusques à present il ne nous en soit arrivé encore aucun mal.
Avant que Mr. la Montagne quittât Liege, où sa plus grosse peine paroissoit celle de ne plus pouvoir revenir dans sa chere Cellule avec son saint ami Mr. Martin Ghillis, je conferai avec Soeur Dries à l'occasion de notre reputation que j'ai touchée plus haut, pour sçavoir s'il ne sereoit pas convenable de ramener à Liege le Coffre, les livres, & tout ce qui appartenoit chez nous à Mr. la Montagne. Elle en convint, & nous nous y rendîmes avec tout ce qui étoit à lui. Il en fut aussi triste que surpris; mais il goûta nos raisons & nos prévoyances, parce que sa fille vivoit encore, & avoit trois petits enfans. Il fit aussi-tôt venir un Notaire, & comme il tardoit à venir, il
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coucha de sa propre main un acte de reconnoissance, avec ordre de nous compter avant tous. tout ce qui restoit encore de la vente de sa charge, ce que nous avos aussi reçû en differens termes. Pendant notre sejour, & que nous voyions Mr. la Montagne dans une disposition extraordinairement triste, le jour de S. François Soeur Dries & moi voulûmes celebrer la fête de notre Patron dans l'Eglise des Capucins. Nous y fûmes, lors que pendant le Salut nous nous sentîmes separément pressées interieurement de sçavoir le sujet de sa grande melancolie, afin de l'assister de toutes nos forces avec cette difference neanmoins que tandis que la grace nous avoit également portées à consentir à l'inspiration & à la volonté de Dieu, j'avois présenti, ce qu'il ne fit pas prévoir à Soeur Dries, les etranges peines que nous causeroit dans la suite cette assistance presente, sans neanmoins que ce présentiment en moi arrêtât un moment mon aveu & ma soûmission à l'ordre de la souveraine Majesté.
Nous nous en entretînmes au sortir de l'Eglise, & de ce pas nous étant transportées chez Mr. la Montagne, nous le presisâmes si bien, qu'il nous avoüa qu'ayant crû vendre sa maison de Housselt au profit de ses enfans, & pour payer entre autres dettes, un capital de plus de huit mille
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frans dû à l'Abbé de Postel & realisé sur ce bien-là, mais que cela ayant manqué, il ne sçavoit plus où donner de la tête. Je fis d'abord si bien, que ledit Abbé se trouvant molesté dans sa maison, à l'occasion des Religionnaires qui l'environnoient, goûta le projet d'acquerir le bien de Housselt pour s'y établir avec des Religieux; mais cet Abbé ayant changé de sentiment, voulut absolument avoir de l'argent comptant, & employa le vert & le sec pour en venir à bout, de sorte que Mr. la Montagne ne pouvoit plus ni vendre, ni trouver Marchand avant que celui-ci ne fût remboursé. Il n'avoit d'ailleurs plus de credit dans la ville de Liege pour en trouver; que fallut-il donc faire dans l'accablement mortel de ce Serviteur de Dieu? Sans lui rien dire des semonces interieures que nous avions euës, nous le consolâmes en lui promettant de faire de notre mieux à notre retour à Maestricht pour y trouver credit & argent. Je sentois toute la pensanteur de cetr engagement, & l'ai senti long-tems, Dieu veuille m'aider, je ne puis poursuivre. Etant donc revenuë à Maestricht, je me rendis le lendemain de bon matin à l'Eglise des Recollets, j'y fis dire toutes les Messes de ce jour-là à mon intention, c'étoit afin que Dieu voulût m'inspirer & me conduire dans cette hardie entreprise: car
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la premiere personne, au sortir de la Barque, à laquelle je m'adressai pour m'informer, m'avoit extrêmement surprise en me répondant sur le champ qu'elle pourroit nous aider pour la somme. Mon exercice interieur se passa donc alors dans l'Eglise en interrogations & en réponses conformes à tout ce qu'il avoit plû à Dieu de m'apprendre & de me commander touchant l'amour du prochain, dont l'excés avoit paru dans la mort de son Fils. Tout ce que j'avois présenti dans l'Eglise des Capucins, & tout ce qui nous est arrivé depuis, me fut aussi de nouveau representé; mais il falloit obeïr avec reconnoissance.
Cependant les personnes qui devoient nous fournir l'argent, sçachant que c'étoit pour Mr. la Montagne, s'en étoient excusées, à moins que nous ne le prissions sur notre nom & à notre propre charge. Le plus que nous avions venoit de Soeur Dries: ainsi ne voulant pas faire ce que j'aurois d'ailleurs bien desiré, sçachant même que Soeur Dries étoit toûjours soûmise & contente de tout, j'attendis qu'elle me dît d'elle-méme au sortir de l'Eglise: Toûjours, ma chere, devons-nous coûte qui coûte assister cet homme de bien, dûssionsnous manquer & perdre tout ce que nous avons au monde. Cette resolution me parut grande & me plût, quoi qu'elle & mei
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fussions en défiance de ce qu'en diroient ses parens, comme il est arrivé dans suite, au moins en quelque sorte. Nous levâmes donc l'argent sur notre nomm & le portâmes à Liege le lendemain sur la même Barque qui nous en avoit amenées la veille. La joye qui parut dans la Famille du Sr. la Montagne, lors que l'on y vit arriver les porteurs, fut proportionnée à la piene inexprimable où elle s'étoit trovée; il n'y eut ni larmes, ni prosternemens, ni embrassemens d'épargnez, parmi des expressions qui nous confondoient.
L'argent fut ainsi compté à l'Abbé de Postel dans la maison de la table de prêt; mais comme il vouloit encore certains interêts, à cause du retardement, je dûs employer toute ma foible Rhetorique pour l'appaiser, & il ne le fut qu'après que je lui eus promis un ornement complet d'Autel & pour le saint sacrifice, lequel nous avons fidelement fait tres-beau d'un satin blanc avec des broderies d'or & de soye, & nous a coûté au-dessus de notre travail plus de deux cens frans. Nous violà donc subrogées dans le droit de l'Abbé l'an 1632; mais en même tems chargées de huit milles frans, outre plus de trois autres mille, qui ensemble faisoient bien douze mille frans, dont nous devions payer presque tout l'interêt. Ce n'est pas que Mr. de la Mon- | |
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tagne n'ait fait tout ce qu'il a pû pour nous dégager; mais la mort l'ayant surpris au milieu du succés le plus apparent de la vente de ses terres, nous sommes, selon que Dieu avoit bien voulu me le faire prévoir, tombées dans des embarras insurmontables. Sa sainte volonté soit adorée en tout. Je reviens à l'interieur de notre maison.
Il y avoit, comme j'ai déja dit, des ames d'une intention parfaite & d'une grande ferveur pour parvenir à une entiere union à Dieu par Jesus-Christ, à quoi elles ne s'épargnoient ni nuit ni jour, au hazard toutes de passer pour folles aux yeux du monde. Mr. Martin continuoit son train de la maniere du monde la plus exemplaire. Il nous étoit aussi venu une femme veuve avec sa fille, laquelle excelloit sur tout dans une charité presque inimitable pour les pauvres. Le tentateur qui ne la pouvoit souffrir, parut se servir de differens moyens ou occasions, pour l'en détourner. Elle tomboit & elle se renversoit souvent avec ses pots & ses marmites, sans que pourtant rien se cassât ni se répandît de ce qu'elle portoit aux pauvres; elle souffroit quelquefois pendant la meditation, lorsque communément l'on auroit entendu voler une mouche, des especes de convulsions si bruyantes, que l'ayant une fois appellée pour sçavoir d'où venoit tout ce tintamarre
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& tout ce tracas, & elle de son côté m'ayant répondu avec naïveté qu étant à Dieu sans reserve, elle n'en sçavoit rien, & qu'elle n'y faisoit aucune reflexion ni attention, j'en fis de même. Le tout cessa, & l'envie du tentateur ne troubla plus ni l'exercice exterieur de sa charité, ni la paix interieure de sa priere. Cette fille & sa mere, qui étoit aussi fort vertueuse, moururent peu de jours après Soeur Dries pendant l'eté de 1633. Il m'est impossible de faire le détail de tout ce que celle-ci souffrit & me fit souffrir avant ce tems-là. J'en ai déja touché un mot. Mais comme Dieu par sa grace m'avoit assurée que je ne devois rien craindre, & que cette vertueuse Soeur Dries par cette même grace, dans tout ce qui arriveroit, ne l'offenseroit jamais mortellement, je me ramenois sans cesse par cette confiance. Voyant la multitude d'offenses de Dieu qui se commettoient dans toutes les conditions & dans tous les états de la vie, tantôt elle vouloit courir comme une écervellée auprès des grands & des petits, tantôt elle vouloit aller crier à chacun dans les marchez publics qu'ils eussent à quitter leur état ou leur profession, afin de faire cesser le peché. Rien cependant de tout ceci ne parut ouvertement, parce que soûmise au Pere Farzyn & à moi, l'obeïssance l'arrêtoit malgré ses plus extravagans & ses plus tristes transports.
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Il n'y eut qu'une fois que soit par une violente tentation contre la Foi, soit parce qu'on l'avoit trop arrêtée dans ses ferveurs mal entenduës, je ne pûs venir entierement à bout d'elle. Elle voulut cette fois-là à toute force se faire tailler des habits seculiers, & chercher parmi les Ecclesiastiques de St. Servais un Compagnon qui voulût bien se rendre avec elle en Hollande. Après que je lui eus donc fait toutes les remontrances imaginables, & après m'être servie de tous les détours possibles pour obtenir seulement d'elle un délai de trois jours, elle m'échappa avec un mouvement vers Dieu de détestation sur ce qu'elle se sentoit, disoit-elle, forcée de faire contre son devoir & contre l'honneur des siens. Elle courut dans ce transport jusques à l'Eglise de St. Servais, & au lieu que naturellement j'eusse dû la suivre, j'eus recours à la priere, par la confiance dont je viens de parler. Je pris la liberté de m'en entretenir amerement avec Dieu, lors que n'étant pas encore sortie de la priere, la pauvre Soeur Dries raccourut fondant en larmes, me demandant mille pardons, & avoüant qu'elle ne s'étoit reconnuë qu'au moment qu'elle étoit entrée dans l'Eglise. Heureuses certainement les ames, à qui Dieu a donné un bon & sage Conducteur! dût-on marcher aveuglément au milieu des
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ombres de la mort, dût-on presque étouffer par les contradictions de son amour propre, & de ses passions, il n'y a rien à craindre, si Dieu est avec le Conducteur, il sera avec nous. Mais pour moi je me suis souvent crû veritablement malheureuse, de devoir par la soûmission à mon propre Conducteur devenir la Conductrice des autres. Vous sçavez, ô mon Seigneur & mon Dieu! combien j'en ai souffert, & quelles douceurs j'aurois reçûës de vous avec reconnoissance, si vous m'aviez bien voulu laisser, selon que je l'ai demandé si souvent avec larmes, dans une vie cachée aux yeux de tous, sous une obeïssance inconnuë. Où est-ce que je cours ici?
Autant que j'ai eu de peine de faire quelque détail des épreuves de Soeur Dries, autant en aurois-je, à moins que Dieu ne m'en donne plus tard le loisir, de décrire la perfection à laquelle cette vertueuse fille arriva aussi en peu de tems, & y persevera jusques à sa mort. Son humilité, sa douceur, sa patience, sa pauvreté en esprit, ne souffrirent jamais d'atteinte; mais sa compassion & sa charité pour les pauvres éclaterent sur tout avec un mépris total de soi-même, jusques à une espece de haine. Ses obscuritez furent changées en lumieres veritablement celestes, & parurent sensiblement un an avant sa mort; sa conversa- | |
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tion n'étoit plus qu'au Ciel, & elle ne sortoit jamais de la presence de Dieu. Sa demeure n'étoit plus qu'au pied du Tabernacle devant le St. Sacrement, à moins que l'obeissance, à laquelle elle ne manqua que cette seule fois, que n'étant pas libre elle courut à St. Servais, ne la rappellât de l'Oratoire pour lui ordonner du repos ou d'autres occupations. Elle voloit alors plûtôt qu'elle ne marchoit. Il nous auroit en ce tems-là été plus aisé & plus libre de faire mille commandemens divers à cette Soeur & à plusieurs de la Communauté naissante, qu'il ne nous est permis d'en faire un seul aujourd'hui: tant l'orgueil, qui n'est point vaincu, nous fait craindre ses murmures & ses opposition à l'ordre.
La susdite année 1633 que la peste commença, sans que l'on s'en apperçût d'abord, dans la maison d'un de nos bons amis, par la mort de deux personnes, une fille devote qui y demeuroit étant aussi tombée malade, l'on y regarda de plus près, & l'on reconnut cette triste maladie. C'étoit une maison pleine d'une grande Famille toute vertueuse. La deuxiéme des Fêtes de Pâques, jour de la grande Procession des Recollets, Soeur Dries & moi qui la suivions, entendîmes en passant devant ladite maison, que la femme nous appelloit, & nous dit, quand nous eûmes approché, d'une voix fort la- | |
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mentable, qu'elle croyoit que Dieu les étoit venu visiter par la maladie contagieuse. Nous la consolions de la ruë le mieux que nous pouvions, lors qu'elle nous pria de souffrir que sa fille passât la nuit chez nous, d'où un Censier la viendroit prendre le lendemain, & que ses deux fils pûssent loger de même une seule nuit auprès de Mr. Martin. Nous nous sentîmes obligées de lui dire que nous ne pouvions rien répondre là-dessus, sans avoir consulté Mr. Ghillis & nos Soeurs. Aun retour je commençai par celui-là, qui me prévint & me dit, qu'il jugeoit par ce qu'il avoit appris dans son école, de ce que je lui venois proposer; qu'il y avoit reçû ordre d'aller servir & administrer une sille malade dans une certaine maison, c'étoit la même de laquelle il s'agissoit, & que les enfans de cette maison viendroient demeurer avec nous. C'étoit la seule chose sur laquelle je voulois sçavoir son sentiment; mais lui ayant demandé s'il sçavoit bien aussi que cette maison passoit pour infectée, il me répondit simplement, qu'il le sçavoit bien; & comme, croyant le devoir
prévenir contre la crainte qu'il en pourroit avoir, je lui eus dit, qu'ils ne logeroient chez nous qu'une nuit, & marque même les précautions qu'il pourroit prendre contre le danger, il me repliqua avec la même simpli- | |
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cité qu'il sçavoit bien que ces enfans viendroient chez nous, mais qu'il n'avoit rien appris du tems de leur départ.
Saisie que j'étois d'un grand étonnement, je me rendis auprès de mes Soeurs; je les trouvai unanimes pour accepter la fille auprès d'elles, & sans aucune apparence de crainte. Elle y vint donc, & ses deux freres vinrent auprès de Mr. Ghillis, qui pratiqua envers eux tout ce qu'il avoit appris dans son école. Je ne m'attendois à autre chose, sinon qu'ils partiroient à trois le lendemain, lors que s'étant tous trois levés fort matin, un d'eux courut à la porte de leur mere, afin d'obtenir son consentement pour nous faire toutes les instances possibles de pouvoir rester tous chez nous. La mere y consentit avec joye, & joignit les prieres qu'elle nous fit faire par diverses personnes, à l'humilité & au zele de ses enfans. Il nous étoit ainsi presque impossible d'y resister; nous consultions ensemble, & nous priïons Mr. Ghillis de nous conseiller; mais nous n'en eûmes autre réponse, sinon que nous pouvions faire ce que nous voulions, qu'il n'avoit rien à dire ici, enfin qu'il avoit appris que ces enfans viendroient, mais qu'il n'avoit point appris qu'ils partiroient. Je ne compris tout ceci que dans la suite.
La fille devote que Mr. Martin avoit
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administrée, mourut peu de jours après; la mere des enfans, qu'une de nos Soeurs fut servir par charité, la suivit de près. Cependant les trois enfans restoient chez nous, & faisoient un progrés incroyable dans la vie Chrétienne. Ils firent tous trois une Confession generale à Mr. Ghillis, & dès-lors renoncerent au siécle pour toûjours, quoi que deux dûssent se marier d'abord après Pâques. Je puis dire qu'ayant pris ce digne Confesseur pour leur Conducteur, ils avancerent plus que mille autres qui ont paru travailler des cinquante & soixante ans à acquerir la perfection, principalement la fille & l'aîné des garçons. Le cadet n'avoit pas l'intelligence si parfaite; mais il suivoit en tout son frere, & acquiesçoit à tout ce qu'il trouvoit bon de dire ou de faire, sans avoir aucune volonté propre ni pour le temporel, ni pour le spirituel. J'ai fait un détail de ceci après la mort de ces enfans, à l'occasion d'un démêlé que l'on eut avec leurs parens, & je l'ai confié à un ami; s'il me le rend, je pourrai le joindre ici.
La fille tomba la premiére malade chez nous peu de jours après son entrée. Elle craignit aussi-tôt d'être renvoyée; nous l'assurâmes que s'étant si fervemment déclarée étant en santé de vouloir vivre parmi nous, nous ne l'abandonnerions pas jus- | |
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ques à la mort. Les graces que Dieu lui avoit faites en si peu de tems, éclaterent d'une maniere étonnante pendant sa maladie. Elle étoit seule dans une chambre, mais servie avec amour de toutes les Soeurs, hormis de la Soeur Dries, qu'encore cette fois-là nous ne voulions pas exposer. Je ne sçaurois mieux dépeindre l'état de cette malade pendant le cours de sa maladie, que par le tableau même de Madelaine dans les differens mouvemens de sa penitence, de son mépris du monde, & de son amour pour Jesus-Christ: de sorte que Soeur Dries disoit sur tout ce qu'on lui en rapportoit, que le Commel (c'est ainsi que l'on appelloit alors notre maison) ne sembloit être fait que pour le salut de cette fille, & que quand il auroit coûté plus de peine & de travail, qu'il ne nous avoit déja coûté, nous en étions bien dédommagées par l'éclatante sanctification de cette ame. Je l'empêchai de faire son Testament en notre faveur, & je voulus qu'elle abandonnât ce soin temporel à ses freres, lesquels étoient d'ailleurs dans une pareille disposition, parce que comme elle, si elle survivoit, se seroit jointe à nous, eux de leur côté étoient resolus de quitter le monde. Elle mourut donc dans des transports de reconnoissance & d'amour pour Dieu, dont je ne puis pas faire le détail. Elle prédit en
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mourant que nos services ne seroient recompensez ici-bas que par bien des amertumes, & que nous perdrions bientôt nos meilleurs & nos plus necessaires amis.
Pendant qu'une joye tranquille nous occupoit de l'heureuse mort de cette fille, & que Soeur Dries continuoit ses adorations du St. Sacrement, il lui parut voir une nuit à la fenêtre de la Chapelle, une ombre semblable à la défunte, qui l'appelloit pour la suivre. Elle me le vint dire aussi-tôt. Je n'en tins compte, & je lui défendis d'y faire aucune attention; elle obeït. Cependant dès le lendemain au soir elle fut attaquée de la maladie contagieuse. Je ne pûs d'abord m'imaginer que nous perdrions ce miroir de vertu, & je crûz que Dieu ne permettoit sa maladie, qu'afin de nous éprouver. Elle ne dura que trois jours, pendant lesquels elle nous donna l'exemple de la plus parfaite resignation, en nous disant qu'il y avoit un an qu'elle étoit avertie de la fin de son sacrifice, &c. ce que je ne puis poursuivre. Il arriva en effet au bout de ces trois jours. Peu de tems avant de mourir elle se leva, comme si elle n'eût pas été malade, se jetta à genoux, fit une Profession publique de Foi, de regret d'avoir mal répondu aux inspirations divines, & de reconnoissance pour toutes les bontez que Dieu avoit euës
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pour elle en la créant, & lui ayant fait embrasser l'état regulier, &c. Nous nous en souvenons mieux que nous ne pouvons le décrire. Ramassant alors comme de nouvelles forces, & se tournant vers moi, elle voulut aussi me remercier; mais comme je la priois d'obtenir de Dieu que je pûsse la suivre, elle m'en reprit, & m'exhorta de poursuivre courageusement l'oeuvre commencé, me marquant même certains points en particulier. Elle parut encore sensible sur le danger d'une de ses niéces qui nous avoit quittées, & repeta plusieurs fois son nom avec de tristes élans. Je n'ai point sçû la cause de cette desertion; mais s'étant ensuite abandonnée à un Religionnaire, elle a causé bien de la douleur à ses parens. Soeur Dries se tournant encore une fois vers moi pour me prier de l'aider à offrir son sacrifice, comme je voyois qu'il alloit finir, je lui mis en main le Cierge beni, symbole de notre Foi, pendant que Mr. Ghillis faisoit les prieres. Mais les violentes convulsions qui survinrent à la lourante, m'obligerent à le faire sortir de la Chambre. Elle avoit paru long-tems tranquille, parlant bien, pleine de sens & avee presence d'esprit, lorsque tout d'un coup se jettant sur son côté gauche & brisant le Cierge, elle soûtint la plus effoyable sorte d'agonie que j'aye vûë, avec toutes les marques d'un
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veritable, mais courageux combat contre le tentateur, après lequel elle reparut ainsi qu'un Ange avec un visage enflammé d'amour, les bras étendus, & les yeux ouverts & élevez avec douceur, comme si elle voyoit Jesus-Christ & sa sainte Mere; ce que je n'ai point de peine à croire. Elle nous d onna après cela à toutes sans parler le dernier adieu avrc une agréable & reglée inclination de tête, & mourut ainsi le jour de sainte Monique l'an 1633. Malgré notre commune douleur, sa sainte vie nous consoloit, & sa mort m'avoit tellement charmée, que je voudrois par bien du travail acquerir le bien d'en voir encore une semblable. Mr. Martin ous consoloit à sa mainiere, en nous exhortant sur tout de ne point envier à la défunte la gloire dont elle joüissoit.
Lui-même deux jours après, jour de l'Ascension de Notre Seigneur, tomba malade de la contagion. Je l'étois devenuë aussi dès le moment que j'eus fini avec Soeur Dries; mais d'une autre sorte de maladie. Toute la maison se trouva par-là dérangée, parce que l'on ne doutoit pas que je n'en mourusse, car en une même heure de tems Mr. Martin & moi fûmes administrez de derniers Sacremens. Le premier jour de ma maladie, après que Mr. Martin, qui n'étoit pas encore malade, eut fait l'enterre- | |
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ment de Soeur Dries, auquel je ne pûs assister, je me trouvai pendant plusieurs heures dans un accablement de corps & d'esprit par diverses idées aussi tristes qu'inconcevables, lorsque je fus surprise à trois heaures après minuit d'une si subite joye, que he sentant ni peine, ni douleur, je me jettai du lit avec la force d'un homme robuste, & je me sentis transportée de l'amour de Dieu, comme si l'esprit d'un Saint m'eût reanimée. Le Pere Farzyn & le Pere Recteur des Jesuites, auxquels j'ai crû devoir communiquer cette situation d'une joye inexprimable, ont pensé avec moi que Dieu, afin de me préparer à souffrir, m'avoit fait part pour quelques heures de l'esprit de la défunte, dont nous ne plaignions si amerement la perte, que parce que nous avions perdu un tresor & un parfait miroir de toutes sortes de vertus. Cette joye dura en moi & m'entretint devant le saint Sacrement depuis environ minuit jusques à trois heures après midi. Pendant que j'étois donc assise dans l'Oratoire baignant dans la joye & surnagée d'une consolation presque insoûtenable, il me parut qu'interieurement l'on me demandoit, si dans le souvenir de la grande tristess de la sainte Vierge à la mort infame de son Fils, je pourrois bien souffrir celle d'un fils,
que l'obeïssance m'avoit donné. Rien ne me
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coûtoit alors de répondre, & d'y consentir avec jubilation & avec action de graces: mais je compris que Mr. Martin Ghillis mourroit bientót.
J'appris en effet au sortir de la Chapelle, d'où aussi-tôt je retombai dans mon premier état d'infirmité, qu'il étoit, comme je l'ai dit, devenu aussi malade. Le souvenir de ce qui venoit de se passer en moi, ne permit pas à ma tristesse de me surprendre contre ma soûmission sans reserve & la parole que j'avois donnée à la souveraine Majeste. Je ne laissois pas de craindre que par la perte de Mr. Ghillis notre oeuvre n'allât être renversé, parce que nous serions privées du patron & du modele le plus parfait de la vie Jesu, & en Jesus humilié & crucifié. Aussi notre oeuvre se relâcha-t-il beaucoup après sa mort. Le Pasteur après avoir administré Mr. Martin, entra dans ma chambre avec l'aîné des garçons qui tenoit un papier à la main, me priant tendrement de permettre qu'il fît son Testament en notre faveur. J'y resistai à cause du démêlé, dont j'ai touché un mot, que noua avions avec ses proches. Il ne pût donc m'abattre, quoi qu'il me découvrît à la fin qu'il se sentoit frappé de la maladie contagieuse, en ajoûtant avec tristesse, pourquoi je voulois ainsi l'empêcher de travailler par cette disposition à
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son salut & à celui de ses parens. Il sortit, & ne laissa pas d'aller dans le jardin pour ne point être traversé, & d'y faire avec le Pasteur un Testament en faveur des pauvres que nous servions. Le cadet vint quelques momens après me demander la même chose comme une grace, disant qu'il se sentoit aussi incommodé; mais je le refusai également, & je défendis même d'appeller personne pour les assister dans leur Testament. Dieu veuille me pardonner, si en ceci des raisons humaines ont obscurci peut-être en moi la connoissance de sa volonté: car ils étoient seuls maîtres de leur bien; leur frere Prêtre étoit mort avant eux de la maladie courante dans un Château, où parce qu'il étoit délaissé de chacun, à cause qu'il y sut le premier attaqué, nous avions envoyé une de nos Soeurs qui le servit & assista jusques à sa sin.
Voilà donc ces deux garçons mourans, Mr. Martin & moi malades avec quatre de nos Soeurs tombées aussi tout d'un coup, de sorte que je croyois que tout alloit finir avec la seule préparation de nos coeurs pour tout ce que Dieu en disposeroit. Mr. Martin mourut le premier de tous; mais avant de mourir, il me fit demander s'il ne pourroit pas me parler encore une fois. Je me fis porter auprès de lui dans une chaise à bras, & comme je vis qu'il desiroit de
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m'entretenir sans témoins, je priai chacun de sortir. Il me conjura alors de ne point m'affliger de ce qu'il alloit me dire. Je le lui promis, en lui disant qu'il s'agissoit assurément de sa mort. C'est cela, me repliqua-t-il, & elle arrivera dans trois jours; mais parce qu'il me reste peu de tems pour pouvoir être monté dans l'école du Calvaire à ma derniere heure, tandis que je ne suis encore qu'à la trahison de Judas, je dois bien me dépêcher & me recommander a vos prieres. Je faisois tout ce que je pouvois pour ne faire paroître ni tristesse ni soiblesse, pendant qu'il ne cessoit de loüer & de remercier Dieu, & de m'inviter à en faire de même. Il me confia qu'il n'y avoit pas la moindre partie de son corps qu'il nen sentît tirer & tendre comme la corde d'un arc; mais il ne prononçoit, avec toutes les marques de la joye de son coeur, que des élans de remercimens pour la liberalité de Dieu. O Dieu liberal! s'ecrioit-il, ô liberalité de mon Dieu! ô mere, ajoûtoit-il quelquefois, connoissez bien cette liberalité dans les souffrances, remerciez-l'en bien pour moi. Puissiez-vous bien aussi le prier, que pour tout ce que vous faites envers le prochain, il ne vous donne ici-bas que croix sur croix, & martyre sur martyre. Il parut peu de jours après sa mort que la Souveraine Majesté avoit exaucé pour nous son serviteur.
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Il continua donc ses trois derniers jours d'école, & lors qu'il fut arrivé à la derniere heure, il me fit prier de me faire porter encore une fois dans sa chambre. C'est alors qu'il voulut de nouveau me remercier, en me demandant ce que je souhaitois maintenant de lui. Rien, lui dis-je, sinon que vous priïez Dieu que je puisse bientôt vous suivre; car j'étois abîmée dans un déluge de douleur, sans l'oser faire paroître, & je puis assurer que toutes les tristesse de ma vie reünies ensemble, n'égaleroient pas celle que je soussrois en ces momens-là. Il n'est pas tems, me repliqua-t-il, il faut avoir patience, il faut encore souffrir; cependant telles & tels me suivront, & vous dévanceront, comme il arriva. Il prit ensuite congé de tous ceux de la maison avec des expressions & des instructions charmantes, que je souhaite avoir un jour le loisir d'écrire.
J'allois oublier une circonstance du jour que Mr. Martin déceda. L'aîné des jeunes hommes dont j'ai parlé, mourut à midi en parlant & priant fort exemplairement assis dans sa chaise, & son cadet rendit l'ame à neuf heures du soir: de sorte qu'en un seul demi jour, nous eûmes trois morts dans la maison. Mr. Martin donc, auprès duquel je restois étouffant ma douleur de mon mieux, demanda vers le soir que chacun sortît de sa
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chambre, que l'on éteignît le feu & toute lumiere, occupé qu'il étoit sans doute ndans ce moment-là des affreuses tenebres qui survinrent à la mort de son divin Maître. Je m'écartai sans sortir, afin de l'observer: il étoit étendu en croix, les yeux ouverts & élevez vers le Ciel, s'entretenant intelligiblement des sept divines paroles que Jesus-Christ prononça en mourant, & il acheva son sacrifice en recitant la derniere d'une maniere si touchante, qu'il m'est impossible de l'exprimer, non plus que d'écrire ma douleur. Je dois neanmoins bien remercier le Seigneur pour la grande part qu'il me donna à celle de sa sainte Mere, selon que je l'en avois prié. Aussi-tôt que Mr. martin fut mort, on l'ensevelit en le revêtant des habits Sacerdotaux; mais ce qui parut d'étonnant, c'est que cet homme qui n'avoit jamais ouvert les yeuz que par obeïssance pendant tout son sejour chez nous, les eut alors si ouverts, que personne ne les lui sçût fermer ou en abaisser les paupieres.
A piene Mr. Martin & les deux freres furent-ils enterrez, que ce que j'avois craint à l'occasion de ceux-ci commença à se saire sentir. Leurs parens vinrent à la porte de notre maison, car ils n'osoient pas y entrer, crier & se déchaîner contre nous, comme si nous étions non seulement les
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créatures du monde les plus interessées, mais méme les plus dissoluës & les plus débordées, & cela à l'occsion de ce Testament secret que l'aîné avoit fait sans mon aveu, & contre mon gré, & dans lequel il n'y avoit après tout rien pour nous. Il n'y eut terme deshonnête, ni injurieux, que ces gens ne vomissent à haute, voix; il ne m'en échapa aucun, parce que la chambre où j'étois malade à la mort, donnoit sur la ruë. J'étois dans toutes sortes d'accablemens de corps & d'esprit; ce bruit ne les diminua pas, quoi que je fusse en même tems toute occupée de la derniere priere & insruction de Mr. Ghillis. Je me tenois la plus recueille interieurement que je pouvois dans une profonde meditation des mysteres de la Passion, & dans le souvenir de mes desirs passez d'y avoir part: mais comme personne de nous ne s'est remué ni n;a poursuivi ce Testament, ces parens ont herité du bien temporel, & nous par la grace de Dieu, & avec reconnoissance, de tout ce qu'ils ont trouvé bon de nous faire souffrir.
Aussi-tôt que l'enterrement des trois personne susdites fut fait, quatre de nos Soeurs tomberent malades; mais il n'en mourut qu'une. Elle avoit été nommée par feu Mr. Ghillis.
Lorsque la maldie eut un peu cessé dans
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la maison, le Pere Farzyn qui demeuroit alos à Hasselt, se rendit à Hoesselt, & m'y appella afin de me consoler. Je m'y rendis accompagnée de notre tres-digne Pasteur Mr. Happarts, qui desiroit fort de parler aussi audit Pere. Celui-ci me dit en effet tout ce qu'il pût pour me consoler, & comme il voyoit que me tristesse provenoit principalement du sentiment de la perte que l'oeuvre & la maison avoient faite de tant de personnes d'exemple & de vertu: Pourquoi, me dit-il, n'avez-vouz point prié Dieu qu'il vous les conservât encore quelque tems? Hà, mon Pere, lui répondis-je sans reflexion, je n'ai aucun choix, je ne puis pas en avoir dans l'ordre de Dieu, ni je n'ai aucune autre demande à faire, sinon que sa divine volonté se fasse, le Ciel & la terre dûssent-ils se bouleverser. Notre entretion finit par de belles instructions qu'il me donna, & en me disant, si donc telle est par la grace de Dieu votre situation, perseverez-y & préparez-vous à beaucoup d'autres souffrances encore.
Pendant que j'étois à Hoesselt, la maladie contagieuse fit un si grand ravage dans la Ville, que tout y étoit en crainte & en confusion. Le Magistrat en peine de trouver où loger les Prêtres qui devoient servir les malades, nous pria de prêter le quartier externe de notre maison, & donna or- | |
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dre au Secretaire de m'écrire en son nom, la lettre que jai gardée par la même obeïssance qui m'a foncée d'écrire tout ce que j'écris. En voici la Copie.
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VENERABLE ET VERTUEUSE SOEUR,
Comme la maladie contagieuse, que Dieu veuille faire cesser, va chaque jour en augmentant dans la Ville, j'ai ordre de vous écrire, & de vous demander si votre Pieté & vos Soeurs ne voudriez pas bien entreprendre de servir les Bourgeois malades, soit dans leurs maisons, soit dans quelque place propre à leur maladie, en leur procurant le secours & les remedes necessaires, moyennant un honoraire ou gage raisonnable par mois, duquel on conviendra avec vous. Esperant donc de votre Pieté ce service, qui sera tres-agréable à Dieu, & à toute notre Bourgeoisie, nous attendons incessamment votre réponse. Nous sommes & demeurons,
Venerable et Vertueuse Soeur,
Vos sinceres serviteurs les Bourguemaîtres & Conseil de la Ville de Maestricht.
Maestricht le 3. de Juillet 1633. par Ordre.
Grooteclaes.
La suscription est, à la Venerable, Vertueuse & Devote Elizabeth Strouven presentement à Hoesselt.
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Le Pere Farzyn a voulu, comme j'ai dit, que je gardasse cette lettre, afin qu'elle servît en tout tems de preuve que ce que nous faisions, ou ferions encore, se faisoit sans aucune obligation ou engagement envers la Ville & le Public. Aussi ne s'est-il jamais agi ni de l'honoraire, ni d'aucun gage, n'ayant pas jusques au jour que j'écris, reçû la valeur d'un denier du Public pour tous les services que nous lui avons rendus pendant cette terrible & longue maladie, que regna jusques au Noël. Pendant que le Pere Farzyn lisoit cette lettre, je lui dis, si je sçavois, mon Pere, qu'il seroit agréable à Dieu que je me livrasse à une telle oeuvre, & que je remplisse notre maison propre de tous les malades qu'elle pourroit contenir, je m'y presenterois volontiers. Il parut surpris, & me demanda si j'avois un tel courage. Je lui répondis que je m'y sentois portée, mais que la sagesse éternelle de mon Dieu devoit me conduire & me soûtenir. Il y consentit en citant les paroles de l'Evangile sur l'amour de Dieu & du prochain, & me dit qu'il se sentoit aussi poussé d'une sainte envie d'en faire de même, s'il pouvoit en obtenir la permission de ses Superieurs. Je reçûs ensuite sa benediction, & je vins metre la main à l'oeuvre. Nous plaçâmes dans le quartier demandé les Peres qui servoient
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les malades par toute la Ville. Notre maison fut bientôt pleine de ceux-ci jusques à devoir abandonner mon propre lit, de même qu'une grange vis-à-vis. Quoi qu'il en guerît plusieurs, il en mourut bien quatre cens dans notre maison; plusieurs Peres & Religieux moururent aussi, entre autres neuf Recollets qui furent enterrez chez nous, mais 25 Capucins le furent chez eux, où ils avoient aussi été malades. Tout cela ne m'épouvantoit non plus que ce qu'il nous en coûtoit de peine & d'argent. Les Religieux seuls nous coûterent plus de mille frans. L'amour me portoit, & l'esperance de mon propre sacrifice après celui de tant d'autres, sur tout après la mort du saint Conducteur de mon ame le Pere Farzyn, dont la presence devoit être tout mon soûtien ici-bas: car étant venu après la mort de tant de fes Confreres, prendre leur place avec l'aveu de son Provincial, il consomma bein vîte tous ses travaux, n'ayant servi les pestiferez que pendant trois jours. Je l'assistai à la mort, & tous les biens du monde ne sont pas comparable à l'édification que j'en reçûs, ni si chers que le souvenir que j'en conserve en 1648. J'aidai à l'enterrer, afin de remporter sur moi-même une plus difficile victoire encore, que celles que l'obeïssance sous sa conduite ma'avoit fait si souvent gagner. Quoi que la
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maison & la grange fussent toutes remplies, nous me laissions pas de parcourir toutes les maisons infectées de la Ville, & Dieu par sa sagesse & divine providence permit qu'aucune de nos Soeurs, hormis celles dont j'ai écrit avant la recherche du Magistrat, ne mourut pendant le reste de cette peste.
Dieu a permis aussi que quoi que nous ne tinssions aucun compte de dépenser, s'il l'avoit fallu, tous nos petits fonds aussibien que notre necessaire journalier, nous n'ayons jamais manqué de celui-ci pour les malades. Nous ne laissions pas de porter le nom d'avoir acquis de grands tresors par notre travail; grands tresors à la verité comme je l'espere, pour l'éternité, que les voleurs ne nous déroberont pas; mais aucun & moins qu'aucun pour le tems, puis qu'encore aujourd'hui je dois trois cens frans pour un reste du vin seulement que nous avions donné alors aux malades. Je me souviens neanmoins qu'environ quinze personnes, qui s'étoient retirées de la Ville, nous firent quelques aumônes pour garder leurs enfans qu'elles avoient jettez chez nous, sans seulement les accommoder de linge, ni de leurs petites hardes, que nous dûmes suppléer des nôtres. Mais certainement le peu qu'elles donnerent, car jamais nous n'avons rien
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demandé, n'étoit nullement proportionné ni aux peines, ni aux fraix, encore moins à leurs grands moyens, & c'est qui en ce tems-là m'a toûjours le plus surpris, ne soit peut-être que souvent un grand nom n'est pas vraye richesse. Dieu soit beni, il est mort de ces enfans, & il en est gueri chez nous, dont les parens au retour ne nous ont pas seulement dit, Dieu veuille être votre recompense. J'écris tout ceci avec mes premiéres peines, afin que Dieu conserve au augmente dans nos Soeurs l'amour de l'unique & surabondante recompense, qui est lui seul; car sans cela, & sans l'amour qui est plus fort que la mort, tous les biens du monde n'auroient sçû nous soûtenir contre nos craintes, & dans le danger continuel de nos vies. Je n'en dirai pas davantage, crainte de donner occasion de mal penser du prochain.
Après la mort du Pere Farzyn, une de nos plus vertueuses Soeurs tomba si dangereusement malade, que déja toute couverte de taches, les yeux moribonds, j'attendois à chaque moment son dernier soûpir; mais Dieu pendant que je ne la quittois pas, ne se servit de la crainte que j'avois de la perdre, que pour me faire rechercher avec soin ce qu'il vouloit que je purifiasse & sacrifiasse encore en moi, afin de parvenir au bonheur d'être entierement unie à lui
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seul, sans plus penser à d'autre consolation, qu'à soussrir en lui & pour lui avec Jesus-Christ & sa sainte Mere. Notre Soeur se releva après avoir beaucoup souffert, & n'en servit ensuite que plus fervemment, plus purement & plus saintement les autres malades. Je sors de cette peste de l'an 1633, qui commença peu de jours après Pâques. Quelques années après il en survint encore une qui fut moins violente, & enfin un an après celle-ci une troisiéme qui fut encore moindre. Nous servîmes dans ces deux dernieres de même que dans la premiére, avec les même soins & le même desir desinteressé de ne plaire qu'à Dieu seul.
Après que tous les malades restans furent gueris & retournez chez eux, hormis une Soeur des Annonciades, qui se releva aussi d'une grande maladie, & une autre de Ste. Gertrude, qui en mourut, ce fut alors que repassant tous nos fraix, & nos dettes, le soin du temporel me résaifit avec beaucoup de violence. Je dûs donc me renouveller, reprendre les armes & combattre. Nous devions encore cinq mille frans de l'achat de notre fonsds & des murailles, nous étions chargées de hiut mille & quatre cens frans pour Mr. la Montagne, de sorte que nous devions payer tous les ans l'interêt de treize mille quatre cens frans & plus. Con- | |
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tre cela nous n'avions pour tout revenu que celui de quelques terres, qui ne furent dans la suite venduës que cinq mille frans, encore étoient-elles chargées de quinze mesures de seugle. Nous avions avec cela douze mesures de seigle libres & environ quarante frans de rente sur la Ville, le tout ensemble enfin ne portoit an par an que deux cens quarante frans. C'étoit certainement de quoi se troubler sans le secours tout-puissant de Dieu. Cette balance si inégale m'a exercé dix avant que les capitaux ayent été remboursez. Entre-tems je devois fournir au moins ordinairement le tout à treize Soeurs, à deux Prêtres & à leurs dettes avant quils ne fussent morts, de même qu'à quelques enfans abandonnez, outre nos trois pauvres de notre premiére devotion, & tout cela sans compter les aumônes que l'on faisoit hors de la maison à des personnes d'Eglise ou Religieuses aussibien qu'à des seculieres. Si je considere ceci selon les yeux du monde, je dois dire avec lui que ç'a été en nous une sotte présomption; mais toute étonnée que j'en suis en me retournant vers Dieu, je dois me taire &
adorer sa divine Providence.
L'on veut neamoins que je donne la gloire à Dieu, & que je retranche pas trop de preuves de sa grace toute-puissante. Or donc combien de fois ne me fuis-je
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pas trouvée au milieu de tant de charges, comme forcée d'envoyer des secours à divers pauvres Monasteres, soit d'hommes, soit de filles, particulierement à deux, l'un de Clarisses, l'autre de Carmelites déchaussées, tantôt trois piéces d'or à la fois, tantôt trois, quatre, ou cinq sacs se grain, des linges, des fruits & d'autres provisions, selon que Dieu sembloit interieurement me le dicter. J'en souffois, il est vrai, selon l'homme; mais j'étois contente & tranquille quand je m'étois conformée à l'inspiration. D'autres Monasteres ont reçû encore plus que ceux-ci. Il y avoit aussi de pauvres Ménages secrets dans la Ville, dont il falloit couvrir l'honneur selon le monde, afin d'y conserver la vertu & la foi. Les uns étoient honteux, les autres étoient déchûs, comme l'on dit, de leur fortune C'est là que nous devions envoyer des sommes considerables veu notre paivreté, chez les uns cent frans à la fois, chez d'autres trente-trois, selon l'inspiration toûjours; dans une famille du linge, dans d'autres des étoffes, ou du grain; quelquefois pourvoir du necessaire de jeunes mariez, afin de les mettre en état de s'occuper & de gagner leur vie. Je faisois tout cela avec telle précaution & d'une maniére si dégagée, que personne ne s'appercevoit du combat interieur que j'en souffrois, car
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l'obeïssance primoit sur tout. J'ai pourtant à m'accuser d'avoir negligé plusieurs inspirations, & par là d'assister diverses honneêtes personnes, selon qu'elles me l'ont fait connoître dans la suite. Il est vrai que les voyant en ce tems-là si bien accommodées de tout en apparence, je pensois que les mouvemens de les assister étoient des illusions du tentateur. Quelques-unes étoient d'ailleurs assez éloignée de la Ville, & je ne pouvois pas être informée au juste de leur besoin, qui étoit quelquesois tel, parmi diverses autres tentations peut-être, qu'elle auroient reçû un morceau de pain comme s'il étoit venu du Ciel, selon l'aveu encore qu'elles m'en ont fait, à ma grande confusion, tandis qu'à leur tour étant rétablies, elles auroient pû nous rendre aumône pour aumône.
Tant il est vrai qu'il semble que l'on ne puisse jamais manquer en suivant les inspirations qui concernent l'aumône & la charité. Je voudrois m'étendre sur cette matiere; mais je me sens si affoiblie, que je me sçai si je pourrai poursuivre d'écrire, quoi qu'il y ait des années que mon Confesseur m'a repris de n'avoir pas à tems & asseztôt obeï. Aussi tout ce que je pourrai écrire desormais selon qu'il me viendra en esprit, ne sera que l'effort d'une obeïssance aveugle, où il y aura encore moins
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d'ordre, que dans tout ce que j'ai déja écrit jusques ici. Je crains d'ailleurs à chaque heure d'être surprise de la mort.
Après que la peste de l'an 1633 eut cessé, & que je me trouvois, comme j'ai dit, accablée & surmontée de peines sur mon indiscrete conduite dans i'impuissance où je me sentois par rapport au temporel, & que j'aurois mieux aimé alors, selon ma nature, courir au bout du monde, que de suivre toutes mes inspirations, qui dans ces momens-là m'étoient representées comme toutes illusions du demon; il arriva que ne me regardant devant Dieu & le monde pas autrement que la fable publique, & ne sçachant où me tourner, privée que j'étois du Conducteur de mon ame, je m'avisai enfin d'aller traînant & tremblant de crainte & de foiblesse, repasser les Stations des Mysteres de la Passion de Notre Seigneur, que j'avois fait marquer dans notre jardin, après néanmoins que prosternée devant Dieu j'a-avois bien soûpiré de mon indignité, sans oser prononcer son saint Nom, ni lever les yeux, lors même que je lui redisois: Vous quin m'avez créée, ayez pitié de moi. Quand je fus arrivée à l'endroit où le Sauveur étoit exprimé renversé sous le poids de sa Croix, je m'y mis à genoux, & j'entendis qu'il me fut dit interieurement, C'est moi, ne craignez point, je ne vous aban- | |
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donnerai pas, & por preuve dès ce jour même vous recevrez trois differens presens. J'en fus épouvantée, & je m'armai aussi-tôt que ces paroles finirent contre ce que cela pouvoit signifier, comme si c'étoit encore un piége & une tromperie du tentateur. J'achevai donc le chemin des Stations sans y vouloir faire aucune reflexion, lors qu'en étant de retour, une jeune fille demanda à me parler, mais dans la Chapelle. Nous nous y mîmes à genoux, & aussi-tôt
elle tira de son doigt une bague d'or, en me priant de l'agréer, parce qu'elle s'étoit sentie, disoit-elle, comme enlevée afin de me l'apporter incessamment, & que je voulusse lui pardonner son empressement. Je ne repliquai rien, sinon, Dieu soit votre recompense. Mais à peine commençois-je à refléchir sur ce qui m'étoit arrivé dans le jardin, que voici qu'il survint un jeune-homme fort pieux que je n'attendois nullement, parce qu'étant un jour de Dimanche, je le supposois à sa Paroisse, où il ne manquoit jamais. Je lui témoignai d'abord ma surprise de sa visite; mais il me répondit qu'il avoit été forcé, sans sçavoir comment, de sortir de l'Eglise, & du service, pour m'apporter deux piéces, qu'il me conjuroit d'accepter, l'une d'or, l'autre d'argent. Je reçûs donc trois presens presque en un moment; mais
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mon incertitude sur cet évenement, s'il venoit de Dieu, ou du tentateur, ne laissa pas de m'inquiéter. Je ne pûs alors faire autre chose dans mon trouble, que de m'humilier, & de protester à la souveraine Majesté de Dieu, dans le plus profond abaissement, que si c'étoit sa bonté paternelle qui vouloit honorer ainsi sa vile servante des preuves de sa divine providence, que de nouveau & plus que jamais de son côté elle vouloit aussi s'y abandonner aveuglément & obeïr san reserve. Je proposai pour cet effet de me procurer un nouveau Conducteur, auquel je pûsse me découvrir entierement & me soûmettre dans toutes mes incetitudes & mes combats, car depuis la mort du Pere Farzyn je n'en avois point de fixe, & je me confessois selon les occasions, à quiconque étoit à portée de m'entendre.
Je priai donc la Sagesse éternelle de vouloir me conduire dans cette recherche, & j'y employai bien trois mois. Je m'adressai pendant ce tems-là pour me confesser à un Recollet, nommé le Pere Vynck; mais comme il étoit fort jeune, je ne pouvois me resoudre, malgré les semonces interieures, à le prendre pour Conducteur. La pensée seule de lui devoir consier la vie exterieure & interieure que j'avois menée jusques alors, m'effrayoit plus que la mort
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qu'il m'en coûta presque, & que j'aurois volontiers preferée à une telle ouverture. Enfin la semonce de m'adresser à lui devint si intelligible, qu'il devoit me suffire d'y être envoyée, sans sçavoir ni comment, ni pourquoi, & que je n'avois qu'à ne lui rien cacher. Je dûs donc obeïr.
Pressée qu'il me voyoit par des coups secrets de Dieu, & par des marques que je ne puis pas décrire, de lui confier tout le détail de ma vie depuis mon enfance, il m'en pressoit de son côté, sans que je sçûsse l'usage qu'il vouloit faire. J'y employai plusieurs jours, parmi mille troubles indicibles, & je ne sçûs que peu de mois avant sa mort, qu'il avoit mis par écrit en latin tout ce que je lui avois consi: car comme un jour il fut envoyé en Brabant par le Gouverneur, pour chercher quelques Passe-ports, il a apporta chez nous tous ses papiers, m'ordonnant sur tout de ne jamais brûler, comme il sçavoit, disoit-il, que j'en avois brûlé d'autres, ceux qui en latin contenoient tout ce que je lui avois confié. J'en fus extrêmement frappée, sur-tout lors qu'après m'avoir reproché de n'avoir pas obeï au Pere Farzyn, il me commanda sous peine de desobeïssance de ne point brûler ces derniers écrits, & de les lui rendre fidelement. Cependant après la découverte d'une trahison tramée contre la Ville,
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& que ce Pere qui s'y trouva enveloppé fut mis en prison, l'obeïssance plia sous la crainte humaine, dont la précaution nous servit. Je brûlai aussi-tôt tous ces papiers déposez chez nous; mais nous ne laissâmes pas après cela d'être dans bien des apprehensions par les frequentes recherches que l'on vint en faire en foüillant par toute la maison, de sorte que chaque jour & chaque nuit je craignis d'être enlevée & jettée à mon tour dans un cul de fosse. Dieu & une autre personne sçavoient l'innocence de ce bon Pere; mais les loix & la justice du monde suivent leurs maximes propres. J'abrege ici, parce que je dois malgré moi marquer ce que ce Pre avant sa détention ne cessoit de dire à toutes sortes de personnes seculieres ou Ecclesiastiques quil'approchoient, à sçavoir la grace que Dieu lui avoit faite à l'occasion des services qu'il me rendoit; qu'il n'avoit point sçû, disoit-il, jusques alors ce que c'étoit de servir Dieu, ni connu le mystre de l'adoration en esprit & en verité que Jesus-Christ a enseigné ici-bas. J'en eus de la confusion, & j'en souffre encore de devoir le dire; car il me prit à son tour avec un excés de soûmission, pour conduire son ame. Ma fausse humilité est actuellement trop vive pour poursuivre.
Après avoir été quelques mois encore sans écrire, il faut reprendre la plume, fût- | |
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ce tour en broüillant & en tremblant, car il m'en coûte plus je n'ose dire, d'avoir manqué d'obeïr à la Sagesse divine par ma fausse humilité, sur cette matiere même qui m'a toûjours été celle de mes plus penibles exercices de l'obeïssance, soit en m'y appliquant, soit devant en écrite. Il est donc vrai à la gloire de Dieu, que ce jeune Pere pendant sa soûmission & par la grace de Dieu arriva en peu de tems à un si haut degré de perfection dans toutes sortes de vertus, que j'en fus étourdie, & qu'il m'auroit éte impossible de le croire, si je n'en avois pas été témoin. O que de bon coeur je conseille l'obeïssance à toute ame qui veut s'avancer, sans trop discerner à qui l'on obeït pour Dieu dans l'oeuvre de sa perfection, c'est le plus seur moyen de devenir bientôt ses enfans parfaits & bien-aimez.
Je me souviens ici que pendant que je me confessois à ce Pere, je fus souvent pressée de donner des avis secrets à differentes personnes de diverses conditions, afin de les retirer du mal, ou de prévenir les dangers de leur perte, dans laquelle quelques-unes sont tombées. Que ce fût ma timidité naturelle qui me les fît ômettre, toûjours a-ce été en moi une fausse humilité, & qui a peut-être contribué à les perdre; car, pour ne point mentir, le Pere
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Farzyn m'avoit engagée par l'obeïssance à servir sans aucune préference toutes, sortes de personnes dans leurs besoins spirituels, Ecclesiastiques, & seculieres, hommes, femmes mariées, veuves, & jeunes filles. Il me les adressoit souvent de son propre mouvement, souvent aussi en étant recherché, par le pouvoir que l'on sçavoit qu'il avoit sur moi. Combien de fois, mon Dieu, en ce tems-là n'ai-je pas été tentée de tout abandonner, & de courir au bout du monde, afin de m'y cacher! L'Histoire de St. Alexis paroissoit m'autoriser, & elle me charmoit.
Ce combat dans le service des ames m'a duré bien dix-huit ans, & jusqu'à ce que Dieu m'ait fait vaincre non seulement ma timidité naturelle, qui me faisoit trembler toutes les fois que je devois seulement parler à la moindre personne d'entre les mediocres, mais aussi la fausse humilité que mon amout propre cachoit de même que les graces, & les ordres de Dieu, sous le manteau de mon incapacité & de mon sexe. Il me servit beaucoup dans ce combat de m'interroger avec St. Bernard, pourqui es-tu venu ici? n'est-ce pas por obeir à Dieu? Mais ces sentimens s'obscurcissoient aussi souvent, jusqu'à me faire penser que tout n'étoit qu'illusion dans ma conduite. Il falloit alors, pour ainsi dire, sauter par- | |
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dessus toute réflexion, & au hazard de tout évenement, continuer l'ouvrage. D'autres fois je sentois, à ce qu'il me paroissoit, toute la douceur dont joüit une ame retirée & chargée d'elle seule. Mais Dieu m'a encore fait vaincre cette douceure comme les peines. J'avois au reste une particuliere compassion, lors que certaines ames, que la providence de Dieu m'avoit adressées, se trouvoient exercées par des obscuritez & des peiness semblables à celles que j'avois souffertes. J'aurois certainement mieux aimé, si mon choix en avoit pü décider, les souffrir de nouveau avec redoublement, que de les y voir exposées. Il y eut parmi celles-là une jeune veuve chargée de quatre enfans, qui venoit de perde un homme, lequel l'ayant tenuë en honneur, y auroit continué, & avancé jusques au comble par sa sagesse & par sa pieté. Elle de son côté avoit passé por la femme de la Ville, la plus propre dans sa personne, & la plus rangée dans son ménage, & dans les meubles.
Dieu la toucha, & lui inspira de mourir au monde & à elle-même, afin de suivre Jesus-Christ & de vivre toute à lui. Le Pere Farzyn, auquel elle s'étoit adressée, me l'envoya, & je dû m'en charger. Elle reüssit par la grace de Dieu, & sa ferveur devint tres-grande & sincere. Cependant
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elle fut attaquée une sois d'une tentation si violente, qu'il lui parut impossible de se refuser davantage au monde & à la chair. La tentation se déchargea avec furie, dans des emportemens contre le Pere Farzyn & contre moi. Je ne cessois pas pour cela d'être pressée de courir après elle, quand il paroissoit qu'elle vouloit s'écarter. Elle revenoit alors quelquefois contre vent & marée, en se faisant violence. Enfin après qu'elle eut fois passé aussi-bien que moi plusieurs jours & nuits tres-penibles, elle parut dans un vrai desespoir, maudissant son entreprise, & prédisant la perte de son ame, & de l'honneur de sa parenté, par ce qu'elle alloit faire. Elle courut en effet pour se précipiter dans la riviere, car je n'avois plus rien sçû gagner sur elle. Dieu seul sçût ma frayeur. Je courus aussi-tôt après ell; mais come je ne pûs pas l'atteindre, & que je fus arrivée toute hors d'haleine auprès d'une Eglise située sur la Meuse, j'élevai mon coeure à Dieu pleine d'amertume, & répandant un torrent de larmes, je lui dis; Seigneur, pourquoi ne m'avez-vous pas déchargée, aussi incapable que vous sçavez que je suis, du soin de cette ame? souffrirez-vous donc, ô Sagesse éternelle! qu'elle vienne à se perdre?
Pendant que je priois sans ordre, & que la foi, l'esperance & toute lumiere paroissoient
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éteintes en moi, il me revint une petite étincelle de la premiére, qui m'arrêta dans ma course & me fit entree dans l'Englise, pensant que je ne devois pas faire tant d'honneur au tentateur, que de courir davantage après lui. C'est là que me recueillant je me prosternai en esprit avec un abandon sans reserve sur l'evenement, mais aussi avec une confiance sans mêlange, que Dieu ne laisseroit pas agir le tentateur plus que sa grace, & ne permettroit pas la perte de cette ame, pour laquelle je lui disois tout ce que sa charité m'avoit appris. Je tins donc ferme, & surmontant ma crainte & mes frayeurs, je restau fort long-tems dans cette Eglise. Je la cherchai après cela neanmoins en vain pendant le reste du jour; mais le lendemain au matin elle revint avec un renouvellement de courage, de resignation, & d'humilité, confuse seulement de l'humiliation qu'elle avoit sousferte, & de la peine qu'elle m'avoit faite. Elle reprit aussi l'oeuvre de sa sanctification avec toutes ses croix & ses tribulations, desquelles je laisse le détail.
Le Pere Frazyn crût pouvoir la décharger de quelques-unes; mais elle, voyant que j'avois peine ày condescendre, ne voulut jamais en rejetter aucune. Le souvenir de son état passé & la compagnie de sa mere aussi veuve lui étoient un exercice con- | |
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tinuel & tres-penible. Celle-ci la traitoit comme une miserable, de sorte qu'elle étoit souvent obligée de prendre son refuge, & de passer la nuit chez leur pauvre Lavandiere. La nature souffrit long-tems en elle; mais à la fin les plus mauvais traitemens lui devinrent agréables; ce qui peut-être ne seroit pas arrivé, si, selon l'aveu du Pere Farzyn, elle eût quitté sa mere. Qu'il est dangereux souvent de nous décharger des croix que Dieu nous envoye, non seulement parce que nous en perdons la couronne dès ici-bas, mais aussi à cause qu'il nous en survient presque toûjours dans la suite de plus insupportables, & qu par-là nous nous trouvons exposées à les souffrir sans fruit, parce que nous les rejettons à leur tour comme les premiéres.
Le Pere Farzyn voulut bien entrer dans mon sentiment. Aussi arriva-t-il que cette Dame veuve parvint à mettre toute sa gloire desormais dans la croix & dans les souffrances, jusques à me protester que quand Dieu lui laisseroit le choix, & qu'il lui seroit également agréable, au de joüir de tous les honneurs & de tous les avantages du monde, & même de lui rendre son époux, ou de continuer dans les peines & dans les tribulations qui l'avoient accablée jusques alors, elle préfereroit mille fois celles-ci. Une telle perseverance gagna tel- | |
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lement sa mere, qu'elle lui demeura depuis comme collée, sans pouvoir se détacher d'elle, jusques à sa mort qui fut tres-chrétienne, après qu'elle eut passé le reste de sa vie sous la direction sa fille en exercices de pieté. La jeune veuve continua tranquillement une vie exemplaire, & deux de ses enfans qui survêcurent aux deux autres qui moururent jeunes, devinrent des serviteurs de Dieu dans l'Eglise.
Comme je ne puis écrire que dans des momens, pour ainsi dire, dérobez aux occupations qui surviennent sans relâche, je passerai une quantité d'exemples de semblables épreuves. J'en toucherai cependant encore un, par lequel on pourra juger de la nature d'autres. Une personne mariée fut touchée de Dieu, & desira de se conformer à notre Seigneur autant que son état le permettoit. Son zele fut d'abord aussi grand qu'il étoit droit; sa soûmission étoit simpli & generale, elle ne vouloit rien que selon le bon plaisir & la volonté de la souveraine Majesté. Tout alloit bien avec elle: mais elle ignoroit les combats que je souffrois, & mon aversion naturelle de la servir, quoi que je ne lui refusasse rien de ce que de mon côté je croyois que Dieu vouloit.
La nature en elle venant à se lasser, elle s'adressa à differens serviteurs de Dieu, les- | |
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quels ne l'ayant pas connuë auparavant, ni les garces singulieres que le Seigneur lui avoit faites, adoucissoient & moderoient tout, en contradiction aux regles qu'elle avoüoit d'avoir reçûës de moi, & comme c'étoit une personne de consideration, ces differens Directeurs, tous gens de merite & de divers Ordres, étoient tour-à-tour assidus chez elle, mais parce qu'elle étoit dans de continuelles inquiétudes sur ses variations, le Superieur de l'un de ces Ordres, tres-brave homme aussi, se chargea de me parler en sa présence. Il le fit, & aprés differens détours, sur lesquels je lui dis, voyant où il alloit, de vouloir parler ouvertement, il parla en effet en me menaçant hautement qu'il me feroit défendre par l'Evêque, de ne me plus mêler de conseiller, ou de conduire aucune ame. O mon Pere! m'écriaije aussi-tôt, que cette défense me seroit agréable! car je sentois une joye naturelle tres-grande dans cette menace; mais, ajoûtai-je, il n'est pas besoin ni d'aller si loin, ni de tarder mon Confesseur, sous l'obeïssance duquel je vis, n'a qu'à me le dire, comme je l'en prie de même que votre Reverence, & de ma vie je ne me chargerai plus de personne. Et de vrai il en coûtoit terriblement à mon amour propre, d'obeïr en ceci à Dieu.
Lors que ce Pere fut parti après beau- | |
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coup de discours, elle qui n'avoit presque point parlé, resta moi, & voulut me rassurer, croyant de m'avoir occasionné quelque peine; elle me dit que ce n'étoit point à ce dessein qu'elle étoit venuë, & que si aujourd'hui elle se trouvoit foible, elle esperoit dans la suite d'obtenir plus de forces. J'en fus touchée, je la consolai le mieux que je pûs; mais depuis ce tems-là je tombai, sur son sujet, dans une grande obscurité, & je ne reçûs plus ni inspiration ni lumiere. Après trois jours Dieu me rendit pour moi-même la lueur de ses graces & de sa divine face. Dès le lendemain de l'entretien je fus trouver le Pere Farzyn, dans l'esperance d'obtenir ma délivrance; mais il me parla bien d'un autre ton. Cependant cette Dame s'écarta de moi, continua quelque tems auprès du susdit Superieur, changea souvent sans être jamais en repos, & courut de grands risques de perdre son ame; ce que Dieu voulut bien me faire connoître; jusqu'à ce qu'après neuf ans d'éloignement, elle me vint prier de nouveau, de vouloir l'aider à redresser le tout par une humble Confession, & une vraye penitence. Je n'en dirai rien davantage, non plus que de tant d'autres personnes de toutes sortes de conditions, comme je l'ai touché ci-dessus.
Je suis tombée ici dans une interruption
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de plusieurs mois, sans sçavoir, ni avoir seulement relû ce que j'ai écrit. Or puisque l'on me force de nouveau à reprendre la plume, j'écrirai le premier qui me vient à l'esprit, au hazard de l'avoir encore marqué. O mon Dieu! n'obeïrai-je donc jamais en ceci avec goût? L'an 1635 il se donna dans le voisinage un sanglant combat avec le Prince Thomas qui commandoit les Troupes d'Espagne. Il y demeura bien du monde, & l'on y fit sept cens prisonniers, lesquels après avoir resté plusieurs jours sur le champ de bataille, où ils souffrirent une si cruelle faim, qu'ils cherchoient l'herbe pur la brouter, & s'en nourrir, furent enfin amenez dans une grange vis-à-vis de notre maison. Il y en avoit parmi eux bien deux cens qui étoient blessez. Tous étoient dépoüillez de leurs habits, & plusieurs nuds comme la main. Entre les blessez, il s'en trouvoit qui avoient huit blessures mortelles, d'autres quinze moindres blessures; mais tous étoient également miserables & abondonnez. C'est ici que toutes les raisons humaines s'armoient en foule contre tout ce que la compassion, l'amour du prochain, & ma grande regle me dictoient en faveur de ces pauvres dénuez. Ils étoient Catholiques & Soldats du Roi, avec lequel les Etats étoient si avant en guerre, que toute leur
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Armée traversant en ce même tems la Ville, marchoit comme assurée de la victoire & de la conquéte entiere du reste des Païs-Bas: de sorte que cela ne pouvant neanmoins arriver sans de rudes combats, nous craignions tout au moins que les services volontaires que nous rendrions à ces prisonniers, ne nous fussent dans ces évenemens, imposez comme une obligation envers les Soldats blessez de l'Etat.
Ce fut le soir de la veille de la fête de la sainte Trinité que ces prisonniers furent amenez dans la grange. J'avois proposé de passer cette fête entiere en adoration dans l'Eglise; mais un ordre interieur m'obligea, aussi-tôt que j'aurois assisté à une seule Messe basse, de courir rendre visite à tous ces pauvres membres de Jesus-Christ. Leur terrible faim fut la premiere misere qui me frappa, car à la vûë d'un morceau de pain, ils s'élançoient comme pour sauver leur vie. Les raisons humaines dont je viens de parler, trouvoient place dans tous ceux qui auroient dû m'aider, leurs reflexions & leurs discours pleins de crainte, & d'effroi, augmentoient indiciblement mes peines secretes. J'étois reduite à prier, à gemir & à soûpirer en silence devant Dieu, qui ne cessoit pas de me presser d'obeïr à le regle, par laquelle il m'avoit conduite jusques alors, contre toutes les raisons de la prudence humaine.
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Je passai enfin outre, & je fis un premier achat d'autant de pain & de fromage, que chacun des sept cens en eût une portion. Tous sautoient après, & les blessez rampoient contre terre pour y arriver, pendant que mon coeur se partageoit de compassion, comme le pain que nuos leur distribuions. Lorsque les Catholiques tremblans de la Ville entendirent notre premiera démarche, ils accoururent l'un après l'autre, pour nous en reprendre avec toutes sortes de raisons, comme si nous allions être cause de leur perte, ou au moins de celle de notre maison & de nos personnes. Dieu sçait seul comment tout ceci troubloit l'homme & la nature en moi, lorsqu'une de nos Soeurs s'étant jettée à mes genoux, me pria pour l'amour de Dieu de souffrir qu'elle allât chercher des medicamens & des Chirurgiens, afin de panser les blessez, ajoûtant que ce n'étoit rien faire de guerir leur faim, si on laissoit pourrir leurs playes. J'eus beau lui representer notre impuissance, & déduire toutes les raisons qui devoient nous faire craindre une telle entreprise; elle ne désistoit pas. Je dûs lui dire enfin, que j'envoyerois une personne au Gouverneur pour sçavoir son sentiment; c'étoit l'expedient que me fournit mon amour proper contre le panchant de la grace: car, disois-je en moi-même,
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si le Gouverneur me refuse, j'espere que Dieu sera content, & s'il me l'accorde, je pourrai me disculper au besoin auprès des Souverains. Si peu avoit encore fait d'impression en moi la parole du Maître, bienheureux ceux qui souffrent pour la justice, & si aveugle étois-je encore dans l'exercice même de la charité & de ma vocation.
J'envoyai deux de nos Soeurs à Madame la Gouvernante, laquelle d'abord eut peine d'avoir audience, prace que l'Armée traversant la Ville, le Gouverneur étoit embarrassé d'affaires & entouré d'Officiers. Il fallut ainsi que Madame lui parlât haut, quoi refuserez-vous à la Mere du Commel le demande qu'elle vous fait d'assister les prisonniers & les blessez? Aussi réponditil briévement, si elle a dequoi les assister, qu'elle les assiste. C'en fut assez pour m'assurer; mais le moyen de venir à bout de panser deux cens blessez à la fois, & comment les separer, ou les introduire dans notre maison, tandis qu'il y avoit une garde de trente soldats devant la porte de la grange? Cependant après m'être bien prosternée devant Dieu, tandis que l'on cherchoit des Chirurgiens, j'obtins que l'on les laissa venir l'un devant, l'autre après, dans une vieille maison contiguë à la nôtre, où les sentinelles pouvoient avoir inspection.
C'est alors que nous vîmes bien des tri- | |
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stes tableaux de la misere humaine, & ce que coûte la gloire & l'honneur du monde à ses victimes. Il y eut parmi ces blessez un dont il fallut ouvrir la poitrine & le dos à l'endroit du coeur, pour trouver la balle qui l'avoit fait enfler comme un tonneau. La puanteur qui sortit par cette incision, se communiqua dans toute l'étenduë de notre jardin; son coeur fut par cette operation tellement découvert, que l'on en voyoit distinctement les palpitations. Une foiblesse le fit glisser hors de sa chaise. Tombant ainsi par terre, le Chirurgien nous cria qu'il le falloit coucher sur un lit, parce qu'il alloit mourir. Je lui objectai, malgré notre pitié, la crainte de la consequence dont j'ai fait mention; cependant tous deux également touchez, je fis apporter un lit dans la place où l'operation s'étoit faite, & en même tems appeller un Pere de la Societé qui sçavoit sa langue, car la plûpart de ces prisonniers étoient Espagnols. Je plaçai aussi un Crucifix à sa vûë. Lorsque le Pere fut venu, cet homme qui avoit paru plus mort que mourant, ouvrit les veux comme s'il sortoit d'un profond sommeil, & envisageant l'Image de Notre Seigneur, il s'écria: ô Pere Eternel! envisagez les playes de votre cher Fils, & ayez pitié de moi. J'offre de tout mon coeur à votre divine misericorde ces petites blessu- | |
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res, que j'ai reçûës, comme vous le sçavez, uniquement pour votre honneur & gloire, sans m'être en rien recherché moi-même. Plût à votre bonté que je pûsse porter seul toutes les playes & blessures de mes Compagnons, afin de les offrir à votre souveraine Majesté en reconnoissance des playes cruelles que votre Fils
a reçûës pour mes pechez.
J'étois saisie de l'entendre; mais comme je comprenois peu ce qu'il disoit, le Pere m'ayant d'abord seulement dit clairement que cet hoomme n'avoit en tout recherché que la gloire de Dieu, sans se rechercher en rien soi-même, j'en fus si frappée & si confuse, qu'aussi-tôt j'ordonnai de préparer le plus beau de nos lits. Quoi donc disois-je, un pauvre Soldat aura tout sacrifié & donné sa vie avec uneintention si pure, & nous craindrions? Non, dûssionsnous toutes être dès demain mises à mort, ou chassées de la Ville, que l'on ouvre les portes, & que l'on remplisse la maison d'autant de blessez, qu'elle en pourra contenir. Pouvons-nous moins faire, que de servir pour Dieu, ceux qui ont exposé leur vie pour lui? La maison seule se trouva trop petite, & nous en dûmes mettre quelquesuns dans une autre grange qui étoit à nous. Nous les avons tous servis par la Providence de Dieu. Aux cinq cens qui n'étoient
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que prisonniers, nous donnions tous les jours le pain & potage, souvent de la viande avec, ou autre chose. Le soin de cuire & de préparer tout ceci, occupoit nos Soeurs pendant la nuit. Mais aux deux cens blessez, on leur donnoit generalement tous leurs besoins, & tout ce que leur état pouvoit demande. Ce n'étoit pas le tout, la plûpart de ces gens étoient nuds comme des lutins, il falloit au moins leur donner à chacun une chemise, & nous avions déja coupé & déchiré jusques à nos propres linges pour panser & nettoyer les blessez.
Dieu neanmoins fit, qu'avec le secours de quelques bonnes filles de dehors, nous eûmes en peu de tems fait cinq cens chemises. L'impression qu'avoit fait sur nous la pieté de ce Soldat mourant, fit que pour ce tems-là je ne me sentois pas: car quoi que j'y fusse bien portée auparavant, les raisons humaines m'avoient surmontée. Mais quand tout cela fur fait & reglé, & que le bruit de ce que l'on faisoit chez nous se fut répandu en Ville, c'est alors que la crainte, qui avoit aussi abbatu les amis de la maison, me mit comme entre le marteau & l'enclume, frappée au dehors, & au dedans, par toutes sortes de reproches, & de menaces, tant par rapport aux dettes que nous contractions, & qui faisoient déja que l'on me traitoit de voleur du bien d'au- | |
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trui, que par rapport aux dangers immanquables où nous nous exposions, d'être perduës & anéanties avec toutes nos entreprises. Je dois declarer, à la glorie de Dieu, que le tentateur m'enleva tellement en ce tems-là toute consolation interieure, que tout ce que je faisois ne me paroissoit plus que l'effet de sa seduction & de sa fureur conter moi; je m'en sentis même une fois réellement renversée par terre, & saisie avec une telle violence de toutes ces prévoyances, & de toutes ces idées affreuses, que sans neanmoins perdre la presence d'esprit, je fus attqué de si étranges convulsions dans tous les membres de mon corps, que trois personnes ne pûrent ni les arrêter, ni me soûlever. Le tremblement cessa; mais je demeurai hors d'état de rien faire, ce qui m'affligea beaucoup à cause du grand travail qu'il y avoit dans la maison, & de la peine que la mienne ajoûtoit à celles que mes Soeurs avoient déja assez de leurs propres épreuves.
Il n'y eut pas jusques aux parens de Soeur Dries, dont nous venoient nos principaux moyens, qui dans cet état d'impuissance ne me vinssent traiter de folle avec des paroles peu supportables à une nature déja accablée; un reste de lumiere tranquille me soûtint un peu, & me fit dire dans moi-même: si j'ai mal fait, j'espere que Dieu
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me le pardonnera; mais si j'ai eu le bonheur d'obeïr à sa divine volonté, in en fera ou en permettra tel usage qu'il lui plaira. Je me sentis alors comme interrogée, Fille où est ta foi? & crains-tu plus d'infidelité en Dieu & dans ses promesses, qut tous les Négocians du monde n'en craignent dans leurs semblables, quand ils se fient si facilement les uns aux autres, & se transmettent des millions sur de simples billets infiniment inferieurs en assurance aux paroles de l'Evangile de Jesus-Christ?
Ce reproche interieur me rendit mes premiéres forces, je me levai du lit comme si je n'avois pas été incommodée, & me remis à l'ouvrage. Mon premier soin fut de trouver de l'argent, lors que dans le moment que je descendois, la soeur de notre Consoeur Dries, dont le mari m'avoit fort maltraitée de paroles, vint me demander ce que je faisois en pensant si profondément. Je le lui dis, & je l'entretins sur la comparaison des Marchands qui m'avoit été reprochée. Elle s'en retourna au logis toute émûë, & après qu'elle eut conté de son mieux à son mari comment lui & qu'ils avoient neanmoins si peu de confiance en Dieu, duquel ils recevroient un payement éternel, jusques à trouver mauvais que la Mere du Commel s'y confiât; elle
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fit si bien sentir tout cela à cet homme, qu'il fut lui - même émû par la grace de Dieu, & si subitement changé, qu'il renvoya sur le champ sa femme me demander, si provisionnellement je voulois me servir d'une centaine de patacons qui étoient attendant une occasion d'être employez; à condition pourtant de les lui rendre en especes. Je les reçûs avec reconnoissance; mais comme aussi-tôt que les prisonniers furent sortis on vint me les redemander, & que n'ayant pas pour les rendre j'eus obtenu quelques heures de tems, Dieu fit par son adorable providence, qu'avant que le terme fût fini, des gens qui nous devoient, & dont je ne croyois plus être payée, m'apporterent assez d'argent & d'especes pour satisfaire à mon engagement. Dieu soit éternellement beni, il ne nous manque jamais, mais nous manquons d'une constante & vive foi. Aussi avons-nous vû qu'à mesure que nous avons eu une telle foi, toutes nos dettes contractées pour ses oeuvres, se sont trouvé payées par des ressources auxquelles nous nous attendions le moins, particulierement dans cette occasion de charité envers ces prisonniers, laquelle dura depuis la fête de la sainte Trinité jusques en Octobre: de sorte que par le soin aussi de quelques honnêtes Bourgeois qui avoient racheté plusieurs de leurs habits, il n'y en
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eut pas un, qui ne se trouvât à la sortie, après que leur rançon fut payée, de même que les médicamens & les Chirurgiens par ordre du Roi, bien revêtu & équipé. Dieu seul paya notre travail, nos linges, & les fraix de leur nourriture. Depuis que j'ai écrit ceci, il m'est survenu encore une grande interruption; mais puis que je dois toûjours obeïr & écrire, il faudra que je dérobe desormais une heure de tems en tems, avant le jour, pour le pouvoir faire, selon que je me souviendrai de quelque évenement passé.
Il me souvient donc qu'en l'an 1633, le bon vieillard dont j'ai déja écrit, nommé Artus Ghielen, tant par ses propres instances, que par celles de ses deux filles qui s'étoient mises avec nous, fut reçû dans la maison contiguë à la nôtre. Il n'avoit point d'autre vûë que celle de son salut, & de faire penitence. Aussi y avança-t-il si bien, que Dieu parut lui avoir donné le don des larmes. Je n'en ai jamais ou que tres-rarement goûté la douceur; mais outre que j'ai reconnu dans suite, que sans elles l'on peut être vrai penitent, elles sont un don que Dieu accorde & refuse comme il lui plaît. Cet homme de bien perdit quelques mille frans à l'occasion d'une certaine trahison tramée contre la Ville, quoi qu'il n'y eût ni de loin ni de près eu
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ombre de part. Ses filles l'ayant induit à quitter le négoce & à tout vendre, il se rendit, comme je viens de dire, auprès de nous avec quelques meubles, & une somme capitale de sept mille frans, dont il nous obligea d'accepter le reste à fonds perdu pour son entretien sa vie durant, après en avoir reglé pour chaque fille 1600 frans par forme de dote ou d'aumône. Ses filles l'ont si bien reconne, qu'elles n'auroient pas voulu sans aveu disposer d'un fil pendant que la plus jeune resta chez nous, redisant souvent que tout étoit à Dieu & à la maison. Cet argent nous servit, partie à décharger un peu notre fonds, partie à rétablir & à consever des familles secretement indigentes, & le reste a été employé au tems de nos grands besoins pour les prisonniers dont j'ai parlé.
Il n'y eut rien de si fervent que ces filles au commencement, la cadette sur tout me faisoit une vraye honte de ma lâcheté; mais notre Confesseur avoit d'autres lumieres, & des défiances qu'il ne nous étoit pas permis de penetrer: car toute éclairée qu'elle avoit été dans les voyes de Dieu, elle reprit l'esprit du monde, & nous ayant quittées fit bien des échappées. Elle fit aussi quelques maladies, pendant lesquelles nous la serîmes même chez nous dans l'esperance de la ramener. Enfin elle se maria &
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fut malheureuse, après m'avoir causé des peines & un travail presque plus pesant que a mort, de laquelle je ne sçai pas aussi comment je suis échappée. Le détail en est trop long, le moindre de tous les desagrémens a été de lui avoir dû fournir, quoi qu'elle eût aidé à l'emploi de l'argent de son pere, que j'ai marqué, partie devant, partie après son mariage, les seize cens frans & differens meubles qu'il nous aovit donnez pour elle. Ces filles sçûrent encore l'engager par leurs importunitez, malgré la disposition absoluë qu'il avoit faite de tout son bien, & la sincerité de son bon coeur, à faire un Testament en leur faveur, dans lequel il leur laissoit encore à chacune seize cens frans. Il me le fit à la verité voir; mais Dieu ne voulut pas que j'y contredisse un mot.
Cependant quelques combats que m'eût faut soûtenir la cadette, l'aînée qui est restée avec nous, m'en a livré & à toute la Communauté de personnel, & de plus continuels, par l'humeur furieuse & agitée qu'elle a gagnée après s'être relâchée de ses premiéres ferveurs. Elle paroît actuellement plûtôt une possedée qu'une fille raisonnable, & il n'y a aucune de nos Soeurs qui ne préferât, si elles n'aimoient pas Dieu & sa sainte volonté, de quitter plûtôt & de tout abandonner, que d'être con- | |
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tinuellement aux prises avec elle par ses soupçons, ses ombrages, ses jalousies, & ses emportemens, qui quelquefois vont à des hurlemens si bruyans, que je crains que le voisinage n'en soit effrayé: car elle les fait éclater jusques dans la jardin, où elle se tient souvent des demis jours sans qu'on puisse l'en retirer. D'autres fois & tres-souvent encore l'on ne peut pas la resoudre, ni forceer par aucun moyen, à prendre de la nourriture, quelque délicate & chere qu'on la lui prépare. Je ne sçai si tout ceci pourra servir à mes Soeurs; mais je n'y trouve pour moi en l'écrivant qu'une séche & penible obeïssance, laquelle, comme j'espere, me fera enfin tout trouver en Dieu seul. Leur pere, après avoir demeuré douze ans à nos charges, est mort tres-chrétiennement, & voilà seize ans que l'aînée est avec nous. Ses furies qui avoient un peu paru se relâcher, reparoissent avec redoublement. Dieu veuille nous aider, qui ne nous a point permis de nous décharger de cette croix, nonobstant les occasion & les tentations que nous en avons euës souvent.
Je dois maintennant toucher quelque chose de ce qui arriva dans notre oeuvre, quoi que naissant encore, après la mort de Mr. Ghillis, du Reverend Pere Farzyn, de la chere Soeur Dries, & de quelques autres filles d'une vertu éminente, qui moururent tous de la
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centagion ou environ ces tems-là. Le démon voyant notre Communauté privée de ces grands soûtiens, commença le jeu dont il m'avoit menacée, en introduisant le relâchement dans petites choses; au lieu qu'auparavant il n'y avoit presque pas une des Soeurs que l'on ne dût arrêter, ou moderer dans sa course vers Dieu, & vers l'aneantissement de soi-même, également dans les petites comme dans les grandes oeuvres de pieté & de charité. Heureux travail qui m'occupoit la nuit comme le jour! Il parut alors parmi nous comme une langueur, & une lassitude qu'il falloit réveiller avec peine. D'abord ce ne furent que quelques petites diversitez de sentimens parmi quelques-unes, la douceur & l'amour commun en souffrirent peu, mais en souffrirent; les paroles & les mines devinrent ensuite plus fieres, & plus rudes, quoi qu'encore rarement. Par là le desir & la faim des humiliations commencerent à disparoître, la paresse succeda, & l'amour propre reprit son domaine, lequel à la fin l'on soûtenoit par plusieurs specieux prétextes, & raisons humaines, dont on se procuroit l'aveu & la confirmation, soit auprès de ses anciens Confesseurs, soit auprès d'autres hommes de réputation, que l'on se donnoit la liberté d'aller consulter de son propre mouvement. La piere après cela devint une charge, & sa longueur retardoit prétenduë- | |
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ment trop les occupations de son choix & de sa propre volonté. Ce fut enfin presque un murmure universel, que ceux, dont on en frappoit si souvent les oreilles, épouserent jusques à en devenir eux-mêmes les promoteurs.
Rien de tout cela au commencement ne m'avoit cependant pour objet ni cause; mais comme j'avois avec moi cette fille Catherine Tonna, dont Dieu m'avoit chargée si manifestement depuis 20 ans, & qui étoit de tems en tems encore agitée de ses violens & horribles syncopes, dont je laisse le jugement à Dieu même, quoi que des hommes de grande science & de lumiere en ayent jugé, ainsi que je l'ai écrit ailleurs. J'avois toûjours fait mon possible pour couvrir ses syncopes, l'assister & la servir seule dans ses tristes égaremens; mais parce que tantôt pour des affaires qui survenoient, tantôt par d'autres recontres elle devoit être secouruë promptement, ce que quelques-unes seulement faisoient, son état ne pût pas être si peu connu de toutes, qu'il ne servit au moins de prétexte aux murmures, quoi que bien moins que l'imagination qu'elles avoient de la prétenduë dépendance où j'étois de ses conseils en tout ce que je faisois ou disois. Je veux bien croire qu'elle y donna quelque occasion par quelques inégalitez dans ses maniers, dont elle n'étoit pas maîtresse: tant il est yrai que le
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Superieur aussi-bien que l'inferieur sont heureux, lors que possedant une parfaite uniformité de manieres, leurs corrections les plus justes, comme leurs avis les plus charitables, ne portent jamais la ressemblance des passions.
Cette fille avertissoit d'abord celles qu'elle croyoit susceptibles de conseil, avec beaucoup de douceur; mais lors qu'on lui resistoit, & qu'elle voyoit que l'on ne profitoit pas, elle prenoit à la verité une voix plus haute, & un ton plus rude; défaut peut-être de sa premiere éducation, ou de l'alteration de son temperament par tant de souffrances & d'épreuves, peut-être aussi selon le dessein de Dieu, qui content de l'interieur avec lequel nous exhortons, permet que l'homme incorrigible n'en juge que par l'exterieur: car dans le fonds combien d'heures après cela de la nuit & du jour, cette fille ne passoit-elle pas en gemissemens, & en larmes devant Dieu, pour obtenir de lui l'amendement de celles, sur lesquelles elle n'avoit rien sçû gagner? J'avois cependant beau dire ceci & d'autres choses à des Religieux de grand merite, qui me venoient tour-à-tour representer les murmures de la Communauté, & me conjurer de me détacher de cette créature; me reprocher la sottise de mon prétendu attachement, & m'avertir que l'on ne cesseroit pas de me considerer comme une folle, si je ne la ren- | |
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voyois, ou bien que toutes les filles deserteroient. Car quand de mon côté je leur répondois tranquillement, que je sçavois mieux qu'eux la situation de la Communauté; que cette Soeur affligée n'étoit qu'un manteau que le tentateur fournissoit à leur relâchement; que celles qui par la grace de Dieu perseveroient dans la ferveur, conservoient autant d'estime que moi pour la vertu constante de cette fille, quoi que j'en eusse des preuves plus fortes, mais plus secretes qu'elles; qu'ensuite je priois ces Peres de ne point donner tant d'écoute aux plaintes de nos Soeurs; qu'elles n'étoient que des preuves de leur amour propre, de leur
immortification, & de leur dégoût de Dieu, sur tout lors que j'ajoûtois quelques traits des vrais & des troits sentimens de compassion, & de charité qu'elle avoit pour son prochain: c'est alors que ces grands hommes me condamnoient plus hautement, & jugeoient presque mon attache criminelle, parce qu'ils croyoient que rien au monde ni aucune autorité ne me feroit separer de cette créature.
O mon Dieu! vous sçavez comment ils se trompoient, & que si votre grand commandement de faire à autrui ce que je voudrois que l'on me fît à moi-même, ne m'avoit pas été si vivement imprimé & renouvellé par votre grace & par l'autorité qu'avoit sur moi votre serviteur, auquel vous aviez scûmis &
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confié mon am; vous sçavez, dis-je, ô mon Dieu! que je n'aurois sçû souffrir un seul jour cette préntenduë attache. En effet encore maintenant jamais elle ne m'approche, dans ses momens même les plus tranquilles, que le souvenir habituel de ce qu'il a plû à Dieu de me faire souffrir à son occasion, ne me cause une émotion de frayeur. Si quelques-uns des syncopes que j'ai touchés dans mes écrits peuvent être de quelque utilité à mes Soeurs, elles pourront les lire avec la permission des Superieures, comme je les leur ai soûmis en les écrivant: car si j'avois dû écrire tout ce que j'ai souffert de puis les vingt ans que je l'ai avec moi, dans tous les differens états où je l'ai aidée, soit d'emportemens, soit de délicatesses insatiables, soit de vilainies à faire mourir, soit de furies à me donner & à elle-même la mort, avec mille dangers de me perdre, de perdre la maison, d'y attirer des maladies, & sa ruine totale; vingt mains de papier n'auroient pas suffi; mais mes Soeurs connoîtroient clairement que ce n'a été que par la grace toute-puissante de Dieu, & nullement par goût ou par inclination, que je me suis heureusement trouvée comme forcée d'obeïr & de vaincre.
Je me souviens, que n'en ayant fait confidence que d'une petite partie à un homme de grand merite, Gardien des Capucins, il s'écria avec étonnement: quoi, & vous vivez
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encore, en m'assurant que peu de semblables ou moindres épreuves avoient coûté la vie à plusieurs de leurs plus forts Religieux. J'ai au reste reconnu de mon côté que nous n'avons de peine dans les plus difficiles rencontres de la vie, qu'autant que nous avons beaucoup d'amour pour nous-mêmes & peu pour Dieu. Il m'a à la verité coûté biens des combats pour l'apprendre, lors que sur tout souvent il me falloit, pour ainsi dire, souffler en moi une petite éntincelle de foi, dont à peine je m'appercevois sous la cendre, & m'interroger sur tout ce qui pouvoit de loin ou de près contribuer à me faire perseverer dans la garde de cette fille.
En voilà, ce me semble, assez sur ce sujet. Dieu disposera donc de sa servante & de moi comme il lui plaira; mais qu'heureuse seroit l'ame qui se trouveroit bien établie dans le sentiment de ce gran Roi, qui dit: J'ai choisi d'être le rebut dans la maison de mon Dieu, plûtôt que d'avoir ma demeure dans les Pavillons des pecheurs. O que l'home a de passages à faire avant qu'il parvienne à suivre purement Dieu, sans rien avoir, ni vouloir que lui seul, & sans aucun retour pour trouver la moindre consolation ailleurs que dans ses ordres, quelque penibles qu'ils soient. Ses voyes sont diverses, mais c'est un même amour paternel qui en est la source. Je le redis, quiconque s'y laisse conduire aveuglément, dût-il
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être en bute au monde entier & à tout l'enfer, il est heureux. Mais helas! tant de miserables regards vers les créatures & vers le faux honneur des hommes, & de leurs raisons mondaines, nous arrêtent, ou nous détournent. Cependant s'est-il jamais trouvé une ame qui à la fin de sa vie se soit ou réjoüie, ou felicitée d'y avoir eu égard, & d'avoir suivi les regles du monde, même les plus generales & les plus en usage; au lieu qu'il n'y en a presque pas une, lors qu'en mourant elle a la liberté de se faire entendre, qui ne s'en repente jusques à les détester avec horreur. J'en ai vû beaucoup pour ma part, & j'en ai tiré de grandes leçons, Dieu veuile me faire la grace d'en bien faire mon profit, & qu'il soit vrai ce que je dis, en finissant, à la divine Majesté: Je commence aujourd'hui, & c.
Voilà tout ce que l'on a trouvé rangé avec quelque ordre concernant la vie de la Mere Strouven, le tout écrit de sa main. L'on a ensuite trouvé deux feuilles volantes, dont la premiere commence ainsi:
L'an 1656 le 19 de Mars, jour de St. Joseph, dans le dessein de recommencer avec la grace de Dieu à me surmonter en écrivant encore quelque chose par obeïssance, après avoir cessé l'an 1649 au mois de Juin: il me paroît d'abord de n'avoir plus de memoire de ce qui est arrivé depuis, non plus que de ce que j'ai écrit auparavant, peut-être même
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plusieur sois une même chose. Il est vrai aussi que nous avons été quelques années sans faire des charitez éclatantes, ou extraordinaires dans la maison envers les pauvres & les malades. Nous étions obligées de faire connoître par cette reserve, que ce que nous avions fait ou ferions encore avec la grace de Dieu, n'étoit nullement par charge, & que personne que lui ne pouvoit nous y engager ou forcer; car nous avions déja eu diverses attaques de la part de la nouvelle Regence, suivant que nous l'avions apprehendé, comme je crois l'avoir écrit quelque part.
Les peines interieures & exterieures qui m'avoient presque renversée, en furent aussi la cause. Les interieures que j'avois essuyées par le seul dessein que l'on m'avoit inspiré de bâtir un Monastere avec l'emploi d'assister les pauvres, n'étoient pas encore finies, & l'oeuvre me paroissoit presque toûjours également présomption, & illusion du démon. Les exterieures s'augmentoient en foule de tout côté, il n'y eut presque pas un seul Ordre de la Ville, dont les plus habiles hommes ne me fussent envoyez, ou ne me vinssent trouver, pour me détourner de poursuivre. L'un voulvoit que je cedasse le fond & le tout pour y établir des Clarisses, un autre le demandoit avec instance afin d'y placer des Carmelites déchaussées, pour lesquelles j'avois moi-même une si forte inclination,
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qu'il ma'a bien fallu renoncere à mes panchans, & à la raison humaine, pour y resister pendant tant d'années, me souvenant sur tout de l'aveu qu'y avoit donné le Pere Farzyn avant sa mort, au cas que la premiere intention vînt à être renversée. Deux autres Ordres me solliciterent aussi fort d'en faire un Beguinage, pour lequel j'avois le même aveu, en cas que notre fond ne pût pas parvenir aux Carmelites. Enfin l'on me pressa encore vivement pour y commencer l'Hôpital des Orphelins, & san ce qui me retenoit interieurement, j'y aurois acquiscé d'autant plus facilement, que c'étoit l'oeuvre le plus desiré par les parens de Soeur Dries, dont les moyens plus que tous autres, avoient commencé & mis la maison dans l'état où elle se trouvoit.
J'ai toûjours eu un grand panchant à faire plaisir à chacun, sur tout par reconnoissance. Je n'avois donc gueres de repos, pendant que nous ne sçavions ce que l'on disposeroit de nous à Rome. L'on m'attaquoit même souvent pour me faire naître des scrupules, en me reprochant que je mettois la maison & le fond par mon irresolution en danger de retourner dans des mains seculieres. Si quelque chose avoit pû éteindre en moi un reste de lumiere dont je m'appercevois dans la partie superieure de mon esprit, ç'auroit certainement été cette crainte; mais n'ounbliant pas ce que je devois à Dieu, je
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souffrois tout ce qui se disoit sans répondre, ce que l'on ne manqua pas de traiter aussi d'entêtement & d'opiniâtreté, quoi que je ne desirasse rien plus fortement selon l'homme, sinon d'être déchargée. Dieu soit beni, il y a vingt-huit ans que je roule entre la lumiere & les tenebres, sans sçavoir encore où aboutira enfin notre entreprise commencée. Il y a une seule chose dont je suis assurée, c'est que dans toutes ces incertitudes presentes & passées je n'ai eu autre vûë que d'obeir aveuglément à Dieu & à sa sainte volonté, qu'il m'a montrée quelquefois par luimêne, mais toûjours par le Conducteur de mon ame. Aussi m'y tiens-je si invariablement engagée, qu'il n'y a sur la terre aucune autre puissance qui puisse m'en dégager, que son Vicaire notre St. Pere le Pape, dont je suis resoluë d'attendre avec une entiere resignation, l'approbation, la disposition, le changement, le renversement même total de tous nos projets. Certaines lettres que j'ai reçûë de Rome me donnent actuellement un peu plus de tranquillité; mais comme elles me laissent aussi quelques arrierepensées, craignant d'être surprise de la mort, & ne sçachant rien de plus conforme maintenant à la volonté de Dieu.....
S'ensuit ce qui se trouve dans la seconde feuille.
JESUS.
SI donc il plaît à la bonté de Dieu de me retirer de ce monde avant que l'on ne sça- | |
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che ce que l'on devra faire de cette place, je donne ici plein pouvoir à mes heritiers d'en disposer avec tous ses petits moyens, premierement selon notre premier projet pour un Monastere fermé avec une place pour le service des pauvres malades selon nos moyens & purement libre, sans que personne nous y puisse obliger; secondement, au cas que ce premier dessein n'ait point son effet, j'en dispose en faveur des Religieuses Carmelites déchaussées, que l'on nomme Theresiennes, & si cette seconde disposition ne peut pas aussi reüssir, je leur laisse & donne la liberté d'en construire un Beguinage; enfin si Dieu permet qu'aucune de ces dispositions ne puisse s'exécuter, après avoir meurement deliberé si l'on ne pourroit pas les transporter, ou en exécuter quelque'un dans une autre Ville, il sera libre à nos Soeurs ou de demeurer comme elles sont, ou de se separer; à condition qu'avant tout, l'on rende à Dieu & aux pauvres tout ce qui leur appartient, ou leur est destiné, & ensuite à chacune des Soeurs tout ce qu'elles ont apporté ou qui a été donné à la maison en leur consideration; & quant à celles-là même qui n'ont rien contributé, que l'on en ait le soin selon le détail & la specification que je laisse ici, & que j'ai encore écrit dans un autre petit livre. Je demande donc ceci pour l'amour de Dieu, au cas que je vinsse à mourir, comme je l'ai dit, recommandant le tout
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à la divine Providence, & priant Dieu qu'il veuille conduire son oeuvre à sa plus grande gloire, tandis que par sa grace je ne reserve rien pour ma part, sinon que soit que je vive, soit que je meure, je n'aye aucun choix ni portion que lui seul. Qu'il soit éternellement beni. Amen.
Soit après cela que la multitude d'ffaires & d'infirmitez, qui ont accablé la venerable Mere Strouven, l'ayent empêché d'écrire davantage, soit qu'elle en ait depuis obtenu dispense de son Confesseur, soit enfin que des tems obscurs & orageux qui sont survenus, ayent fait égarer ou brûler la suite de ce qui pourroit encore avoir été écrit, l'on n'a plus rien trouvé qui ait rapport à la vie de cette vertueuse fille, qui ne soit déja touché ici.
Dieu lui donna neanmoins enfin dans la derniere année de sa vie cette grande consolation, de voir son oeuvre si bien avoüé & affermi, qu'à la recherche de la S. Congregation de Rome, que l'on nomme des Reguliers, où les regles de l'Institut du Mont Calvaire furent hautement loüées, Son Altesse Serenissime Electorale Maximilien Henri de Baviere, en qualité d'Evêque de Liege, lui envoya & prescrivit ces mêmes regles sous le nom de Constitutions, avec un ordre separé en forme de Privilege à la Mere & aux Religieuses, de se choisir un Superieur sous son autorité, & avec son appro- | |
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bation Episcopale. Ces actes sont du 10 du mois de Juin 1661.
La venerable Mere eut encore le loisir avant sa mort de former quelques éclaircissemens par écrit sur sin oeuvre & sur les regles, dans lesquels on découvre, avec sa constante perseverance dans toutes les vertus qu'ell a pratiquées pendant sa vie, une force d'esprit & une prudence consommées. Cet écrit est signé de sa main Soeur M. Eliz. Strouven, & dâté le 2 du mois d'Août de la même année 1661. Ces éclaircissemens, avec un autre petit Traité, qui a pour titre, ses Ecoles, &c. doivent faire regretter la dissipation de plusieurs papiers & écrits, que la simplicité ou l'ignorance de quelques personnes, qui les ont vû épars ou jettez dans des coffres, ont fait brûler trop legerement; car ce peu qui s'en est retrouvé contre toute attente, est un vrai tresor pour la sanctification des filles de cette digne Fondatrice.
Un chancre penible au sein fut le dernier instrument de son sacrifice; elle mourut tranquillement munie des Sacramens de l'Eglise, pleine de Dieu & de souffrances sur le Calvaire de Maestricht, le 23 d'Octobre 1661, assistée de Mr. de Brederode, Prevôt de l'Eglise de saint Servais & Superieur de la maison, & entourée de ses cheres Soeurs, après que quelques heures encore aupravant elle avoit reçû des mains d'un Chanoine de la même Eglise, dans la Ste. Eucharistie,
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le gage de son immortalité & le lien indissoluble de son union avec Dieu par Jesus-Christ.
La venerable Mere Elizabeth Capouns, qui dès sa jeunesse lui avoit été promise, lui succeda dans les soins & dans les travaux que l'etablissement de leur oeuvre a coûté, après lesquels celle-ci, dont le nom de Religion étoit, Soeur Elizabeth de St. Jean-Baptiste, l'a laissé dans la paix & dans la sainte simplicité dont il jüit par la bonté de Dieu sous les noms de Mont Calvaire de Maestricht sur le Commel, & de Vallée de sainte Anne, par l'incorporation d'un ancien Monastere de ce nom en cette Ville, laquelle fut jugée necessaire pour n'y pas multiplier les maisons Religieuses. Cette deuxiéme Mere y mourut l'an 1694 le 27 de Septembre, munie des Sacremens de l'Eglise, laissant à penser, si par les peines immenses qu'elle a essuyées avec une douceur, & avec une patience heroïques, elle ne doit pas, après la venerable Mere Strouven, porter le nom de seconde Fondatrice. L'on pourroit au moins cetainement leur adresser cet éloge commun: Comme elles se sont aimées, & ont également souffert pendant leur vie, elles ne sont point separées par la mort, en attendant leur bienheureuse resurrection.
Cette foible & imparfaite traduction a été achevée le jour de la naissance de la Mere Strouven le 24 de Janvier, fête de St. Timothée, l'an 1720.
FIN.
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