Volledige werken. Deel 12. Brieven en dokumenten uit de jaren 1867-1868
(1979)– Multatuli– Auteursrechtelijk beschermd[1 augustus 1867
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Politique coloniale.
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Havelaar ou les Ventes de café de la Compagnie Hollandaise des Indes orientales. Ce titre, original, si l'on veut, n'avait rien de bien attrayant, et nous allions refermer le volume quand notre attention fut attirée par une épigraphe, soi-disant empruntée à une tragédie manuscrite, et que nous reproduisons tout au long:
L'officier de justice. Milord, voici le meurtrier de la petite Barbe. Le juge. Au gibet! Et comment s'y est-il pris? L'officier. Il a coupé la femme en morceaux et en a fait un salé. Le juge. Quelle horreur! Au gibet! Lothario. Milord, je n'ai jamais assassiné la petite Barbe. Je l'ai nourrie, vêtue et entretenue. J'ai des témoins à citer qui prouveront que je suis un honnête homme et point un meurtrier. Le juge. Je vais vous faire pendre. Vous ajoutez l'impudence au crime. Il n'est pas convenable à un accusé de se donner pour un homme vertueux. Lothario. Mais, milord, j'ai des témoins à décharge et, accusé d'un meurtre, comme je le suis... Le juge. Vous allez être pendu. Vous avez coupé en morceaux la petite Barbe; vous avez mis ses restes en saumure, vous affichez une fort bonne opinion de vous-même: ce sont trois cas pendables. Et vous, femme, qui êtes-vous? La femme. Je suis la petite Barbe. Lothario. Le ciel soit loué! Vous voyez, milord, que je ne l'ai point assassinée. Le juge. A savoir. En tout cas vous l'avez mise au poivre et au sel. Barbe. Non, milord, il ne m'a point salée. Au contraire, il m'a fait beaucoup de bien. C'est le meilleur des hommes. Lothario. Milord, vous l'entendez: elle reconnaît et déclare que je suis homme de bien. Le juge. Possible; mais le troisième et dernier cas n'admet point de circonstances atténuantes. Officier, emmenez-moi pendre ce gaillard! Il est atteint et convaincu d'avoir de lui-même une trop bonne opinion. Et vous, monsieur le greffier, n'oubliez pas de motiver l'arrêt sur les règles de la jurisprudence patriarcale d'après Lessing.
Cette épigraphe paraissait promettre une certaine indépendance | |
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d'appréciation, un peu de nouveauté, peut-être des allusions au système colonial de la Hollande, c'est-à-dire à la grosse question qui agite la métropole depuis bien des années, et qui sert de levier à tous les partis politiques pour s'ébranler et se renverser tour à tour. Nous étions décidé à lire l'ouvrage. Pour juger sainement de la question, telle qu'elle se présente aujourd'hui, il est bon d'avoir un aperçu de la situation générale des colonies hollandaises. Un simple coup d'oeil va mettre en lumière toutes les épines du problème. On conçoit aisément que les bons Hollandais en aient la tête rompue et le cerveau brouillé. Qui peut se flatter de fabriquer en Europe, à cinq mille lieues de distance, des lois bonnes pour l'Océanie? Soit dit sans manquer de respect aux chambres hollandaises, elles ne sont point encombrées de législateurs qui, par étude ou par expérience personnelle, soient parfaitement versés dans les affaires coloniales. La principale île de l'archipel de la Sonde, Java, est quatre fois plus grande que le royaume des Pays-Bas. La population de la métropole ne dépasse point trois millions et demi d'habitants. Java en compte plus de treize millions et en nourrirait bien davantage. Sur ce total, douze millions (en nombre rond) sont des Javanais qui cultivent le sol. C'est une race paisible et inoffensive, très-attachée à ses champs, à ses coutumes et à ses traditions. Les hautes classes, qui professent le mahométisme, ne sont point dépourvues d'intelligence et paraissent même assez lettrées; mais elles sont adonnées à tous les vices du tempérament asiatique, passionnées pour le jeu et le plaisir, vaniteuses, légères, trop portées à n'emprunter à l'Européen qu'un vernis de civilisation, incapables de s'élever à la ténacité et à l'énergie propres aux climats du Nord. Les classes inférieures se composent de paysans aisés à contenter, pourvu qu'ils soient bien nourris, plongés sur tout ce qui ne les touche pas de très-près dans la plus profonde ignorance, serfs de leurs seigneurs et maîtres dont la parole fait loi, ayant si peu d'individualité que les noms de famille sont presque inconnus parmi eux. Après les indigènes viennent, par ordre d'importance, les émigrants chinois, au nombre d'environ cent cinquante mille, tous activement occupés de commerce, écorchant les gens du pays, dupant les Européens, prospérant par leur habileté que n'entrave aucun principe de morale. Le gouvernement hollandais redoute à tel point leur | |
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influence sur les Javanais qu'il ne leur permet point de s'établir dans l'intérieur de l'île, et les relègue rigoureusement dans les villes de la côte. Dans chacune de ces villes, le camp chinois (c'est la dénomination consacrée) forme un quartier à part, placé sous la juridiction du capitaine ou major chinois, que les autorités hollandaises rendent responsable de tous les faits et gestes de ses compatriotes. Une race croisée de sang arabe et de sang malais forme la population maritime des ports. Les Maduris, les Alfoërs ou Harafoërs des Moluques fournissent des matelots, deviennent pirates à l'occasion, s'enrôlent dans les régiments hollandais, font le métier de coulis ou portefaix. Mêlés à de nombreuses tribus des îles environnantes, ils sont tous méprisés comme des barbares grossiers par les Javanais, fort estimés au contraire par les Européens, qui les emploient aux rudes travaux pour lesquels les indigènes, plus faibles de constitution, ont moins d'aptitude et n'ont jamais de goût. Au point de vue politique, l'île offre des aspects variés. La partie occidentale de Java, comprenant les districts de la Sonde, ne diffère pas moins de la partie orientale que la France de la Suisse. C'est un autre pays, ce sont d'autres institutions. La plupart des Européens sont entassés à Batavia, à Buitenzorg, à Sourabaya et autres grandes villes du nord du littoral. On aurait bientôt fait de compter les rares colons disséminés dans l'intérieur des terres ou dans les baies du sud. Deux petits Etats de l'intérieur conservent une demi-indépendance plus nominale que réelle. Les sultans de Djocjocarta et de Souracarta gouvernent, administrent, légifèrent directement sous le contrôle du résident hollandais qui, dans tous les autres districts, règne en maître et dicte ses ordres despotiques aux princes indigènes. Ceux-ci portent le titre de régents. Ce sont des hommes de haute caste et de vieille noblesse, instruments commodes qui surveillent, de première main, la population et la maintiennent dans la dépendance absolue d'un conquérant étranger avec lequel elle n'a souvent que peu de rapports personnels ou même point du tout. Le régent, salarié par le gouvernement hollandais, impose et distribue la besogne aux habitants des districts, suivant les ordres qu'il reçoit du résident. Le paysan, outre ce qu'il paye entre les mains du régent, en argent, en nature ou en corvées pour le compte du gouvernement étranger, doit pourvoir à l'entretien coûteux de la cour brillante de son prince, qui ferait pauvre mine et maigre chère s'il | |
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était réduit à son traitement. Le travail forcé est l'expédient en usage pour fournir aux réquisitions des deux parties. Supposons, par exemple, que les Hollandais souhaitent de voir cultiver du café dans un ou plusieurs districts. Peu importe que ce soit pour le compte du gouvernement ou de tenanciers européens, plus ou moins autorisés par lui. Le résident fait savoir son désir au régent, qui transmet ses ordres en conséquence, et bientôt les jardins à café (c'est le nom qu'on donne à ces plantations) couvrent toute la surface du pays. Avec un pareil système, le sort du paysan est forcément ingrat. On ne lui paye qu'un minime salaire. Toutes les richesses qu'il tire du sol et de son travail passent en d'autres mains; sur la récolte qu'il a semée et emmagasinée pour le profit d'autrui, il ne prélève qu'une pauvre pitance. Aussi règne-t-il dans tous ces districts un sentiment général de mécontentement, de résignation contrainte. Le régent ne se fait pas faute de rejeter torts et blâme sur l'étranger. Le serf indigène, en obéissant à son maître, auquel il est souvent attaché, déteste le conquérant du dehors. Ce funeste et monstrueux état de choses ne peut pas durer. Les libéraux en matière de politique coloniale demandent à grands cris une réforme radicale. ‘Donnez, disent-ils, au paysan son lopin de terre. Reconnaissez-lui une individualité et des droits. Substituez le travail libre aux corvées. Nos revenus diminueront pendant quelques années, mais en fin de compte tout le profit sera pour nous. - Très-bien, répondent leurs adversaires; mais si nous donnons à chaque Javanais sa quote-part du sol et sa propre ferme, qu'en adviendra-t-il? Il n'a pas seulement un nom de famille par lequel nous puissions le désigner dans le cadastre. Hors le privilége d'habiter dans le même enclos que son père, il n'a pas l'idée de la propriété et des droits qu'elle confère; à ses yeux, tout terrain non clôturé est la propriété commune et indivise de sa race. Il n'y comprendra rien. Et quel prix voulez-vous qu'il attache à la possession légale de ce qu'il estime posséder déjà suffisamment? Au bout de quelques mois il sera dépouillé et ruiné, dupe et victime du premier spéculateur chinois ou européen qui viendra s'établir dans le voisinage et à qui il plaira d'acquérir pour un prix dérisoire la propriété d'une province entière. Quant à votre travail libre, sachez qu'on ne tire que par la force le | |
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Javanais de sa paresse. Laissez-le libre, il cultivera tout juste le riz nécessaire à sa subsistance et à celle de sa famille. Il passera le reste de sa vie à jouer ou à ne rien faire. Les seuls travailleurs libres que l'on puisse se procurer d'un bout à l'autre de Java sont, la plupart, des vagabonds, des gens sans feu ni lieu, des criminelsGa naar voetnoot* qui, obligés de fuir leur village, mènent une vie nomade, louent leurs bras pour ne pas mourir de faim, dorment la nuit dans le premier coin venu, se dépêchent de perdre au jeu ou de dépenser en opium tous les sous qu'ils raccrochent. Telle est la pénurie de la main-d'oeuvre agricole, que beaucoup de producteurs de sucre ou de planteurs de café ont dû pactiser avec les vices de cette engeance plutôt que de perdre son concours.’ Pour remédier au mal, les réformateurs du parti libéral proposent d'élever le traitement des régents à un taux suffisant pour les faire vivre honorablement de ce seul revenu. Ils augmenteraient le salaire attribué au cultivateur et encourageraient ainsi ses efforts. Ils puniraient avec une extrême rigueur toute tentative de concussion aux dépens du paysan. Ce dernier point serait, dans la pratique, d'une exécution très-difficile. Le prince demande souvent un buffle ou même une femme. Le paysan baisse la tête, soupire, se soumet et livre sans résistance ses biens les plus chers à son seigneur et maître. La grande objection aux réformes est qu'on n'obtiendrait de travail à aucun prix; - qu'à élever le traitement des régents et la paye des ouvriers agricoles, l'archipel Indien, au lieu de rapporter, comme à présent, à la Hollande un bénéfice net d'une vingtaine de millions de florins par an, lui coûterait de grosses sommes; qu'en fin de compte les futurs profits s'en iraient à l'eau et glisseraient entre les mains des princes indigènes, des commerçants étrangers, chinois, malais, arabes, habitués à vivre des dépouilles du peuple. C'est par égard pour des raisonnements semblables que le gouvernement étouffa pendant bien des années toutes les réclamations, tant à La Haye qu'à Java. Les résidents, dans leurs rapports officiels, destinés à la publicité, rendaient un compte favorable de la situation de leurs provinces. Le gouverneur général expédiait en Hollande un résumé flamboyant et par surcroît des sacs d'or. Quiconque avait le | |
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courage ou l'imprudence de se plaindre du système en vigueur était mis à la porte ou, s'il avait l'honneur d'être fonctionnaire, destitué poliment. Mais il y a dans la vérité une force qui la fait à la longue sortir de son puits. On en vint par degrés à s'inquiéter de l'état des colonies, ou plutôt de la situation des affaires à Java; car les autres îles sont trop éloignées et trop peu peuplées de colons pour avoir la même importance. Les murmures, les on-dit se multiplièrent, circulèrent, donnèrent l'alarme. Ces correspondances révélèrent les plus secrètes concussions. Plusieurs personnages, par exemple le baron de Hoevell, n'étaient pas de ceux qu'on met à la porte. Le bruit grandit et trouva partout de l'écho, d'autant plus qu'on ne prenait guère de mesures sérieuses pour examiner et réformer les griefs. La question en était là quand parut l'ouvrage de Multatuli. Jamais livre de ce genre, sorti des presses des Pays-Bas, n'y fit une sensation pareille. Quoique plusieurs années aient passé là-dessus, la question, à prendre les choses en gros, en est restée à peu près au même point, à cause des nombreux changements de ministères et de certaines difficultés spéciales qu'on a déjà pu entrevoir et qui s'éclairciront chemin faisant. Avant de passer à l'analyse du livre, nous avons quelques mots à dire de l'auteur. On ne tarda point à savoir que ce pseudonyme de Multatuli avait été adopté par M. Douwes Dekker, ex-résident-adjoint de Lebac, à Java, homme de talent, mais personnage excentrique, esprit sentimental, fantasque, irritable, plutôt que politique pratique. M. Douwes Dekker avait eu des démêlés avec les autorités coloniales. Prenant le parti de la population du pays avec une chaleur tout à fait déplaisante pour ses supérieurs, il avait vigoureusement attaqué le système des rapports stéréotypés qui retracent constamment le tableau le plus fleuri de la plus haute prospérité possible dans le meilleur des mondes possibles. Vif, violent, irrévérencieux dans son attitude et son langage, il tomba en disgrâce, eut mille dégoûts à essuyer, fut réduit à donner sa démission et à s'en retourner en Hollande. Le gouvernement colonial avait éprouvé de bonne heure le désir de se défaire d'un fonctionnaire importun qui ne savait pas tenir sa langue, qui prétendait ne pas céder un pouce du terrain sur lequel il s'était placé, qui lui aurait causé ennui sur ennui et suscité des discussions embarrassantes. A moins de réduire M.D. Dekker au silence et | |
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d'étouffer son influence au berceau, il n'était plus possible de maintenir le vieux et vicieux système que le temps et l'habitude avaient consacré. Au lieu de prêter une oreille attentive à des plaintes aussi sérieuses que bruyantes, on aima mieux chasser le fâcheux qui les faisait entendre. C'était une faute. Si le gouvernement colonial avait daigné consentir à quelques menues réformes parmi les plus nécessaires, M. Dekker et ses amis se seraient sans doute tenus pour satisfaits et tout le monde y aurait trouvé son compte. Ainsi rebuté, M. Dekker perdit patience à son tour. Au lieu de soumettre ses idées au gouvernement de la métropole et d'attendre une décision, il se mit à crier sur les toits et nuisit même à la bonté de sa cause par son impétuosité. Il prit la plume et publia son livre, qui est un roman fort bien fait. Son thème (on le devine) est la barbarie avec laquelle les indigènes de Java sont traités par les autorités européennes. C'est lui qui parle par la bouche du héros du roman, et qui peint les Javanais en beau avec le même entrain que leurs oppresseurs en laid. Il est sans pitié pour ses adversaires personnels. Il les tourne en ridicule, les désigne au mépris et à la haine du public. Des hauteurs d'une généreuse et poétique inspiration, il descend trop souvent aux habiletés et aux brutalités d'un libelle. L'entrée en matière est originale et attrayante. Nous ne voyons rien de mieux à faire que de suivre l'ouvrage pas à pas, en citant les passages qui ont le plus de rapport à notre sujet, et nous commençons par la première page: ‘Je suis courtier en café et je demeure au numéro 37, quai du canal du Laurier, Amsterdam. Je ne fais point métier d'écrire des romans ou autres frivolités, et j'ai longtemps réfléchi avant de me décider à acheter une rame de papier pour me mettre à l'oeuvre. Loin d'écrire des romans, je n'aime point à en lire, étant un homme sérieux et positif. Je me suis demandé pendant bien des années à quoi un roman peut servir: je suis encore confondu de l'effronterie des romanciers et des poëtes qui ne se lassent point de conter longuement des histoires imaginaires ou impossibles... Je vous ferai d'ailleurs observer que la plupart de ces auteurs ne s'enrichissent point; au contraire. Pour moi, j'ai quarante-cinq ans; j'en ai passé vingt dans les affaires et j'y ai acquis l'expérience qui autorise un homme à exprimer son sentiment. J'ai déjà vu bien des faillites, et c'est mon opinion bien | |
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arrêtée que la plupart de ces désastres ont principalement pour cause les sottes idées qu'on inculque à la jeunesse. Je suis du parti de la vérité et du bon sens, et je ne saurais jurer par autre chose.’ L'exorde continue sur ce ton. La poésie est vraie comme les annonces de la quatrième page des journaux, l'histoire ne vaut guère mieux, et quant à la charmante passion de l'amour: ‘Jeune fille, ô mon ange! Le premier qui a fait ce beau rapprochement n'avait point de soeur, je m'assure. L'amour est le bonheur suprême: avec l'objet adoré, on voudrait fuir au bout du monde! Eh! mon ami, la terre est ronde, elle n'a point de bout et votre amour est de la déraison. Personne ne m'accusera de ne point vivre sur un pied convenable avec ma femme, fille de Last et Ce, négociants en café. Quoique membre souscripteur du Jardin zoologique, je ne suis point une bête; ma femme porte un châle qui a coûté bel et bien quatre-vingt-dix florins, et pourtant nous n'avons jamais échangé entre nous un seul de ces soupirs que célèbrent les poëtes. Après notre mariage, nous fîmes un tour à La Haye, où elle acheta une pièce de flanelle que je porte encore en gilets. L'amour ne nous a jamais entraînés plus loin. ‘En ce qui concerne la poésie et la versification, je ne défends point aux gens d'arranger des syllabes dans un ordre convenu; mais je veux qu'on reste exactement fidèle à la vérité: Huit heures ont sonné; le laitier ne vient pas.
Soit; la formule est irréprochable, si cela ne veut pas dire qu'il n'est que sept heures un quart. ‘Je me défie de la morale du théâtre et du roman qui récompense trop volontiers la vertu. Voyez Luc, notre factotum du magasin, homme de tous points vertueux. Jamais il ne nous a égaré un seul grain de café; il fréquentait assidûment l'église et de sa vie il ne but un coup de trop. Quand mon beau-père allait à la campagne, on lui confiait les clefs de la maison, de l'office, de la cave. Un jour, la banque lui paya dix-sept florins en trop et il ne manqua point de rapporter et de restituer cet argent. Le voilà vieux, goutteux, infirme. Il ne peut plus travailler, il n'a point un sou d'économies et nous ne pouvons rien faire pour lui, car nos frais sont lourds et il faut payer son remplaçant, qui nous vend cher sa jeunesse et sa force. Voilà, disje, notre Luc, homme vertueux, s'il en fut. Où est sa récompense? Je n'ai point vu apparaître de prince pour lui donner une poignée de | |
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diamants, ni de fée pour lui beurrer ses tartines. Il est et demeure pauvre, et ce n'est que justice. Où donc serait le mérite réel et solide de la vertu, si Luc avait dû compter sur une récompense et vivre à l'aise dans sa vieillesse! Sur ce pied-là, tous nos ouvriers s'empresseraient d'être vertueux; tout le monde en ferait autant, et l'ordre établi par la Providence serait bouleversé. A quoi serviraient les récompenses de l'autre vie?’ Cette introduction est d'un M. DroogstoppelGa naar voetnoot*, sorte d'ombre au tableau, destinée à mettre en lumière le héros du roman. M. Droogstoppel et Multatuli ont été camarades d'école. Le courtier rencontre l'autre sur le pavé, en guenilles, fort découragé, et l'homme sage ne se sent point attiré vers le malheureux. Il estime sa respectabilité compromise par la mauvaise mine de son ancien compagnon et prend congé de lui assez brusquement. A quelques jours de là, il reçoit une lettre et une liasse de papiers. Le pauvre diable, qui ne sait où s'adresser, prie son ami de l'aider à trouver un éditeur pour divers ouvrages de sa façon. Le courtier, fort embarrassé de la supplique, parcourt les manuscrits. Au milieu de ce qu'il appelle du fumier et du fatras sentimental, il découvre de nombreuses observations sur la question du café, qu'il serait fâché de laisser perdre. Il se décide, se fait aider par un de ses commis et publie un livre où il consigne ses vues les plus profondes pour dédommager le lecteur du fatras de son pauvre ami. L'ouvrage de Multatuli est donc l'histoire ou le roman de ces propres faits et gestes à Java, assaisonné des réflexions curieuses de M. Droogstoppel. Le fond du sujet est la question du gouvernement colonial. Voyons ce que dit Multatuli de la condition du Javanais par rapport à la métropole, sauf à nous souvenir que ses opinions sont celles du parti ultra-libéral, présentées et soutenues avec tout le coloris d'une vive imagination: ‘Le Javanais est sujet de la Hollande. Il a pour roi le roi des Pays-Bas. Les descendants de ses anciens princes et seigneurs sont des fonctionnaires hollandais, payés ou destitués, nommés ou disgraciés par le gouverneur général, qui règne au nom du roi de Hollande. S'il commet un délit ou un crime, il est jugé et condamné en vertu des lois | |
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promulguées à La Haye. Les impôts que paye le Javanais vont grossir le trésor de la Hollande.’ Ces assertions, que justifient la théorie et la pratique gouvernementales, sont autant de malices quand on se reporte aux faits et au peu de rapports directs entre l'indigène et le conquérant européen. ‘Le gouverneur général est assisté par un conseil qui n'exerce aucune influence décisive. A Batavia, les différentes branches de l'administration sont confiées à des directeurs de département qui servent d'intermédiaires entre le gouverneur général et les résidents provinciaux. Mais, dans toutes les matières politiques, les résidents correspondent de prime abord avec le gouverneur général. Le titre de résident date d'une époque où les Pays-Bas n'étaient que les seigneurs suzerains et les maîtres indirects du pays. Ces agents représentaient le gouvernement hollandais à la cour des princes régnants. Aujourd'hui ces princes ont disparu; les résidents sont devenus des gouverneurs provinciaux, des préfets. Leur pouvoir s'est transformé et le titre seul est resté le même. Aux yeux des indigènes, le résident est la personnification du gouvernement hollandais. La population ignore l'existence du gouverneur général, du conseil et des directeurs de Batavia; elle ne connaît que le résident et ses subalternes. Les résidences, dont plusieurs renferment près d'un million d'habitants, sont subdivisées en trois ou quatre circonscriptions ou régences, administrées par un résident adjoint. Nous trouvons sous les ordres de l'adjoint des contrôleurs, des inspecteurs, des collecteurs d'impôts et autres employés. Au-dessous du résident adjoint, la première autorité est un indigène de grande famille, revêtu du titre de régent. C'est un trait d'habile politique que de s'être appuyé sur l'aristocratie du pays. On a transformé les régents en fonctionnaires salariés de la couronne et constitué ainsi une sorte de hiérarchie à la tête de laquelle est le gouvernement hollandais.’ Multatuli continue à comparer ce régime javanais avec le système féodal du moyen âge européen. Le rapprochement est d'autant plus juste que le gouvernement hollandais reconnaît ou tolère du moins l'hérédité pour ces fonctions de régent. Par rapport au régent, le résident adjoint est dans une situation délicate. La responsabilité est pour lui; il reçoit des instructions auxquelles il est tenu de se conformer. Cela n'empêche point que le régent | |
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ne soit aux yeux du gouvernement colonial un personnage fort supérieur en importance. On révoque, on change un adjoint pour peu de chose. Il est moins aisé de se débarrasser du régent. Une réprimande, une punition infligée à cet éminent personnage excite l'indignation du peuple entier et peut le pousser à une révolte ouverte. C'est affaire à l'adjoint d'unir à la plus grand ténacité les formes les plus douces. On lui recommande expressément (nous citons à la lettre) de traiter son collègue en frère mineur. Pour les raisons exposées plus haut, il est clair que le frère aîné est souvent exposé à de fâcheuses mésaventures si le petit frère s'avise de se plaindre. Outre cette supériorité d'influence, l'indigène a sur l'Européen l'avantage d'être beaucoup plus riche. Le traitement accordé à l'Européen lui permet à peine de tenir son rang. Il épargne le plus qu'il peut, afin de s'en retourner vivre en Hollande de ses économies. S'il est ambitieux, il se ménage des ressources pour s'élever à quelque poste plus lucratif. Pendant ce temps, le prince indigène dépense ses revenus et ses profits de toute espèce avec une extravagante profusion. Tel reçoit par an un million ou un million et demi de francs qui trouve encore moyen d'être fort gêné à cause de sa manie de représentation, de son excessive négligence en affaires, et de l'insouciance avec laquelle il se laisse voler et gruger par toute sorte d'aventuriers européens. Les princes indigènes ont quatre principales sources de revenus, savoir: le traitement que le gouvernement leur paye chaque mois, une somme fixe qui leur est accordée à titre d'indemnité pour certains droits qu'on leur a retranchés, une sorte de commission sur la quantité de sucre, de café, etc., produite dans leur province, enfin la latitude de disposer arbitrairement du travail et de la propriété de leurs sujets. Nous avons dit comment le régent oblige la population à travailler pour le profit des Européens. Ajoutons qu'il se considère lui-même comme le vrai propriétaire de tout ce que possède le paysan. En vertu d'une idée reçue partout comme un axiome dans l'Asie orientale, le sujet, personne et biens, est la propriété légitime du souverain. Le Javanais des classes inférieures ne songe ni à suspecter ni à contester les droits de son seigneur féodal. De plus, il se rendrait coupable à ses propres yeux d'un manque de respect, s'il entrait jamais dans le palais | |
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du prince sans lui apporter un présent ou un tribut. Les voisins du prince cultivent le domaine qui entoure son palais; c'est un acte de respect et de bonne volonté imposé par la coutume. Cela fait, le régent ordonne à des populations entières de quitter leurs villages pour aller cultiver à distance des terres à lui; et, pendant que les pauvres diables travaillent pour leur prince, ils laissent en friche leurs propres champs de riz. Le devoir du résident adjoint serait de remédier à ces abus. Ses instructions le lui enjoignent même; mais il y a des difficultés presque insurmontables. Que, de temps à autre, par exemple en cas de flagrant délit, le gouvernement soit d'humeur à prendre parti pour le résident et à châtier le régent, le fonctionnaire européen aura bien de la peine à trouver des témoins pour soutenir ses accusations. L'indigène ne veut et n'ose point se ranger ouvertement du côté de l'étranger contre le prince de sa race. Il murmurera assez haut ses plaintes à l'oreille du résident, mais au grand jour il niera effrontément qu'il ait jamais été maltraité par le régent. Max Havelaar (c'est le nom que Multatuli donne au héros du roman dans lequel il lui plaît de se peindre) vient d'être nommé résident adjoint de Lebac. Il est aussitôt entouré d'obstacles qui ne proviennent pas tous de la nature des choses. ‘Havelaar avait trente-cinq ans. Il était nerveux et actif, rude comme une lime et doux comme une jeune fille, toujours le premier à souffrir des blessures que causaient des sarcasmes, et plus que sa victime. Il avait l'esprit prompt, saisissait d'un coup d'oeil les questions les plus hautes et les plus compliquées, s'amusait à résoudre les plus obscurs problèmes, et se trouvait souvent embarrassé de comprendre les choses les plus simples qu'un enfant aurait su lui expliquer. La passion de la vérité et de la justice lui faisait souvent négliger ses devoirs immédiats pour remédier à des maux plus cachés vers lesquels l'attirait sans doute le plaisir de la difficulté à vaincre. Nouveau don Quichotte, il prodiguait souvent son courage contre des moulins à vent. Son ambition n'était pas de celles qu'on peut contenter: il considérait toutes les distinctions sociales comme des futilités et il aurait aimé une vie calme et paisible. C'était un poëte dont la vive imagination créait et peuplait des mondes. Il passait des heures entières à rêver, et revenait sans peine aux détails de métier les plus prosaïques. Modeste et affectueux avec ceux qui reconnaissaient sa supériorité intellec- | |
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tuelle, il ne souffrait point d'opposition sur ce chapitre. Timide, presque farouche avec ceux qui n'avaient pas l'air de le comprendre, il devenait éloquent pour peu qu'il se sentît encouragé. Honorable jusqu'à la générosité, il lui arrivait d'oublier les petites dettes pour faire de grandes largesses.’ Tels sont, sous une forme un peu plus concise que dans la prose de l'auteur, les traits caractéristiques du héros. Il a pour pendant ou plutôt pour repoussoir son supérieur hiérarchique, le résident, personnage formaliste et méticuleux, qui fait une longue pause après chaque mot, si lent à parler et à penser que parole et pensée semblent toujours suivies d'une nuée de restrictions, je dirais volontiers de traînards, longtemps après que la question est vidée. Ses familiers l'ont surnommé le père La Glaise. Max Havelaar (accompagné de sa femme et de son enfant qui sont deux beaux portraits) étonne son contrôleur et tous ses subalternes par sa profonde connaissance du pays qu'il est appelé à gouverner et par ses idées excentriques sur la nécessité d'améliorer le sort des indigènes. Les uns le prennent pour un original, les autres lui croient le timbre un peu fêlé. Il les dérange et les épouvante tous dans leurs vieilles habitudes routinières par le système révolutionnaire qu'il prétend inaugurer. On l'accuse d'irréligion parce qu'il ne soutient pas les missionnaires, et désire que la réforme morale précède la conversion, en soutenant qu'un indigène baptisé seulement de nom ne vaut pas mieux qu'un fidèle. Ses raisonnements sur toute sorte de sujets déconcertent à la fois amis et ennemis. Ses rapports officiels, dans lesquels il ne déguise rien, indisposent ses supérieurs; et cela ne doit pas nous étonner, si tout n'est pas trop exagéré dans le tableau suivant de la fabrication en vogue pour ces documents. ‘En général, il est désagréable d'être un porteur de mauvaises nouvelles. Celui qui les communique craint toujours d'avoir à se ressentir de la fâcheuse impression qu'elles produisent. Le gouvernement colonial aime à pouvoir écrire en Hollande que tout va bien. Le résident se complaît à écrire sur le même ton au gouvernement colonial. Les résidents adjoints, qui ne reçoivent guère de leurs contrôleurs que des rapports favorables, ne se soucient point d'envoyer de leur chef de mauvaises nouvelles au résident. De là, dans toute cette correspondance officielle, un optimisme de convention qui est un démenti à la vérité, en contradiction manifeste avec les convictions | |
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que ces optimistes savent fort bien exprimer de vive voix, ou même avec les statistiques et les calculs qui accompagnent leurs rapports. Si le sujet n'était pas si sérieux, on pourrait citer par douzaines des exemples de ce décousu qui prêteraient à rire aux dépens des rédacteurs. Je n'en rapporterai qu'un. J'ai entre les mains le rapport annuel d'une résidence que je désignerai quand on voudra. Le résident se montre heureux et enchanté de la prospérité commerciale du pays, et constate que tout est en progrès. Un peu plus loin, il regrette de ne pas disposer de moyens suffisants pour réprimer le penchant des indigènes à la contrebande. Mais quoi? Si le gouvernement colonial allait prendre cet aveu en mauvaise part, et se fâcher à propos du tort que les contrebandiers font aux recettes de la douane? Et il ajoute gravement: Ces pertes, en tout cas, sont fort peu de chose. La contrebande est presque nulle dans ma résidence, par la raison qu'il n'y a, pour ainsi dire, point de négoce, et que presque personne ne veut risquer ses capitaux dans des entreprises commerciales. Un autre rapport débute littéralement par ces mots: Cette année-ci la tranquillité, dans cette résidence, a été des plus tranquilles. Quand la population ne s'est point accrue, c'est la faute du dernier recensement, qui a été outré. Si les impôts ne produisent point davantage, c'est qu'il est indispensable de ne les point surélever, afin d'encourager la production agricole; mais laissez faire cette production et bientôt (dès que le résident aura pris sa retraite) il sortira de là des millions. Des troubles, des soulèvements ont fait trop de bruit pour être passés sous silence. C'est l'oeuvre d'un petit nombre de mécontents, qui vont être réduits à l'impuissance, car il est aisé de voir qu'on est partout très-satisfait du gouvernement colonial. La famine ravage la population. C'est un accident. C'est que la récolte a manqué par excès de sécheresse ou d'humidité, ou pour une cause quelconque indépendante de la meilleure administration. En un mot, les rapports officiels des agents du gouvernement colonial, et le résumé de ces rapports, à l'adresse de la Hollande, sont un tissu de faussetés.’ Une accusation de cette gravité donna lieu à de violentes discussions tant aux Indes qu'en Hollande. Après enquête, le tableau, quoique trop fort en couleur, se trouva vrai. Max Havelaar reprend: | |
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‘Chaque résident dresse et expédie tous les mois une situation des quantités de riz importées ou exportées dans son ressort. Les statistiques distinguent entre le riz qui croît à Java même et celui qui vient de l'étranger. En comparant, conformément aux tables, les exportations de riz indigène d'une résidence à l'autre, il est aisé de s'assurer qu'elles dépassent de je ne sais combien de milliers de quintaux les importations de ce même riz indigène d'une résidence à l'autre. Pour ne rien dire de l'aveuglement d'une administration qui accueille et publie de pareils rapports, bornons-nous à expliquer le dessous des cartes. Les fonctionnaires européens ou indigènes perçoivent un droit de tant pour cent sur les produits destinés au marché européen. De là, insuffisance de la culture du riz, d'où résultent tantôt dans une province, tantôt dans l'autre, des famines qu'il n'y a pas moyen de dissimuler. Le gouvernement donne des ordres pour parer à l'avenir à de pareilles calamités, et les rapports mensuels en question ont pour but de tenir le gouvernement au fait, par la comparaison des exportations et importations entre les résidences. Naturellement, qui dit exportation dit surabondance; qui dit importation crie famine. Eh bien, nous insistons: en vertu des tables de statistique consacrées exclusivement à la production de l'île, toutes les résidences additionnées exportent plus de riz indigène qu'elles n'en importent de l'une à l'autre. En d'autres termes, Java récolte plus de riz qu'il n'en cultive.’ Ce n'est là qu'un exemple entre cent de la propension du gouvernement colonial à ne voir que le beau côté des choses et à fermer les yeux sur le reste. Max Havelaar, Multatuli, ou, pour le désigner par son vrai nom, M. Douwes Dekker, s'insurge hautement contre ce système. On ne saurait ni révoquer en doute la sincérité de ses bonnes intentions, ni voiler ses imprudences. Après avoir jeté sa gourme à l'université de Leyde, Multatuli part pour les Indes. Il épouse une demoiselle noble, mais aussi pauvre que lui, fait des dettes, s'attire sans cesse de méchantes affaires, et, pour commencer, avec un vieux général qui nous est dépeint comme un despote et un traîneur de sabre de la pire espèce, sur la côte ouest de Sumatra. A Natal (Sumatra), on lui relève des irrégularités dans ses comptes. Il compose des pamphlets contre ses supérieurs, court de duel en duel, et se fait bien vite une réputation d'homme à talent, mais dangereux et endiablé, qui aurait admira- | |
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blement tourné sous un bon guide, mais qui, exposé à toute sorte de tentations et entouré d'hommes ordinaires, avait plus de chance pour être craint à cause de son mauvais caractère que pour être respecté à cause de sa supériorité. Il trouva son district dans un pauvre état. Son prédécesseur avait parlé au résident d'une foule de griefs qu'on avait contre le régent; malheureusement, comme de juste, il n'en avait point fait l'objet d'un rapport écrit. On avait fermé les yeux ou plâtré le mal. Les plaintes faites de vive voix contre un acte d'oppression aboutissaient à un long entretien avec le prince indigène, qui niait tout et demandait qu'on produisît des preuves. Les plaignants, cités à comparaître, tombaient aux pieds du prince et imploraient leur pardon. ‘Non, leur buffle ne leur avait point été dérobé; ils se tenaient pour assurés que l'intention du prince était de le leur payer au double au moins de sa valeur.’ - ‘Non, ils n'avaient point été forcés d'abandonner leur champ et d'aller cultiver pour rien les domaines du régent. Le régent s'était toujours proposé de leur payer un fort salaire: ils en étaient fermement convaincus. Ils avaient perdu le sens quand ils avaient prétendu le contraire, et ils suppliaient le régent de leur pardonner cette abominable offense.’ Dès lors, le résident, qui pourtant n'ignorait de rien, se trouvait dispensé de dénoncer le régent à l'autorité supérieure. Le lendemain, les plaintes recommençaient, et un peu plus tard la même comédie, qui tournait souvent au tragique. Les plaignants, qualifiés de rebelles, n'étaient pas ménagés. Beaucoup s'enfuyaient dans d'autres districts. Il se commettait des meurtres étranges. Nul recours pour les victimes de cet intolérable système. Max Havelaar se mit sérieusement à l'oeuvre pour corriger ces abus. Il a intercalé dans son roman une lettre officielle qu'il écrivait au contrôleur placé sous ses ordres. Il l'engage à ne rien cacher ni dissimuler dans ses rapports, à dire toute la vérité, rien que la vérité, à renoncer franchement et rondement à ces pratiques de prévarications et de subterfuges qui avaient causé tant de malheurs. Jusque-là, Max Havelaar se conduisait en homme courageux et probe; mais il fut cruellement maladroit. Jamais il ne sut maîtriser sa manie de rire aux dépens de ses supérieurs, et, si nous sommes bon juge, il eut le tort de confondre les personnes avec les systèmes. De vieux et respectables fonctionnaires, qui avaient blanchi au service, qui s'étaient distingués en bien des rencontres, nous sont donnés, non | |
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point pour ce qu'ils étaient, c'est-à-dire pour des instruments entre les mains d'un gouvernement qui suit une mauvaise voie, mais pour des créatures foncièrement vicieuses, pour des insensés ou des idiots dignes du mépris et des risées de quiconque a le bonheur de posséder un peu de sens commun. Le roman abonde en portraits, ou plutôt en caricatures, de personnages fort connus dans les îles hollandaises. Les détails qui, pour des lecteurs étrangers, perdent une bonne partie de leur saveur de haut goût, ont un attrait de plus pour le public hollandais. L'auteur tombe dans un autre défaut presque aussi grave. Tandis qu'il ne trouve pas de couleurs assez noires pour peindre les Européens, il prête aux indigènes des vertus idéales qui n'existent que dans son imagination. Le fait est que le Javanais, comme la plupart des Asiatiques, n'est, sous aucun rapport, l'égal de l'Européen et ne le deviendra sans doute jamais. Max Havelaar ne paraît point s'en douter. Ses portraits de paysans, tracés avec une verve merveilleuse, valent ou surpassent comme fictions poétiques l'Atala de Chateaubriand, le paria de la Chaumière indienne, l'Oncle Tom de Mrs. Beecher Stowe. Au fond, ils ne soutiennent pas l'examen, et, pour tout lecteur qui raisonne, ils portent leur condamnation avec eux. Démocrate par tempérament, Max Havelaar nous représente l'indigène des basses classes comme l'homme innocent et vertueux par excellence, vrai type de l'idylle élégiaque, victime de ses oppresseurs, des fonctionnaires de l'Europe et des princes indiens, qui, à peine délivré de ses fers, deviendrait aussitôt le parangon de l'humanité. Le dix-septième chapitre du roman est un parfait échantillon de ce genre de style. C'est le plus populaire peut-être de l'ouvrage entier, et, comme oeuvre d'art, ce morceau de prose poétique n'a pas son pareil en Hollande. Il contient l'histoire de Saïdjah, et nous n'hésitons pas à le reproduire, en l'abrégeant le moins possible. ‘Le père de Saïdjah avait un buffle avec lequel il labourait ses champs. Quand son buffle lui fut enlevé par le chef du district de P...k...ng, il fut atteint au coeur, et pas un mot ne sortit de ses lèvres pendant bien des jours. C'est que l'époque du labour approchait: si la rizière n'était pas bientôt labourée, le moment des semailles passerait, et il n'y aurait pas de riz au grenier. Le père de Saïdjah devenait de plus en plus sombre. Sa femme | |
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n'aurait point de riz, ni Saïdjah, qui était encore un enfant, ni ses petits frères et ses petites soeurs. Il serait dénoncé au résident adjoint comme n'ayant point payé les taxes, et on le châtierait. Alors le père de Saïdjah prit un kriss dont le fourreau et la poignée étaient garnis d'argent. Ce poignard javanais qu'il avait hérité de ses pères, il le vendit à un Chinois pour vingt-deux florins, et s'acheta un autre buffle. Saïdjah, qui avait environ sept ans, eut bientôt gagné l'amitié du nouveau buffle. Je dis gagné l'amitié, car c'est une chose touchante que de voir à quel point le buffle s'attache à l'enfant qui le soigne. La grosse et pesante brute lève et baisse la tête, tourne son cou vigoureux à droite ou à gauche, au plus léger contact du doigt de l'enfant, qu'elle connaît, qu'elle comprend, qui grandit avec elle... Aux champs de Saïdjah confinaient ceux du père d'Adinda, ou de la petite fille qui était destinée à devenir la femme de Saïdjah. Quand les petits frères d'Adinda rencontraient Saïdjah sur la limite commune, les enfants jasaient entre eux et se vantaient les bonnes qualités de leurs buffles. Mais celui de Saïdjah était, je crois, le meilleur, parce qu'il était très-doucement traité: le buffle est très-sensible aux bons traitements. Saïdjah avait neuf ans et Adinda six, quand ce second buffle fut enlevé par le chef du district de P...k...ng. Le père de Saïdjah, qui était très-pauvre, vendit à un Chinois deux bracelets d'argent qui venaient des parents de sa femme, et il acheta un autre buffle pour dix-huit florins. Le petit Saïdjah eut un gros chagrin, car il apprit par les frères d'Adinda que son buffle avait été emmené au chef-lieu du district, et il avait bien peur qu'on ne l'eût livré au boucher, comme on fait de tout le bétail qu'on enlève aux paysans. Et Saïdjah pleura longtemps et en silence, et il refusa de manger, et il regrettait amèrement son buffle, car Saïdjah n'était qu'un enfant. Bientôt le nouveau buffle, moins beau pourtant que le buffle conduit au boucher, gagna l'affection de l'enfant... Un jour, il lui sauva la vie, en attaquant hardiment et en éventrant un tigre qui guettait Saïdjah. Et quand ce troisième buffle fut enlevé et mené à la boucherie (vous ennuyé-je, ô ma lectrice!), Saïdjah avait douze ans, et Adinda se tissa elle-même un sarong de couleur sombre, car elle avait vu la désolation de Saïdjah. La mère était plus désolée encore, car le buffle avait | |
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sauvé la vie de son fils. Aussi avait-il dû comprendre à ses pleurs qu'elle était innocente de son départ, et de la mort qui l'attendait chez le boucher. Le père de Saïdjah s'enfuit du canton, car il n'avait plus de quoi payer ses taxes, et n'avait rien à vendre pour s'acheter un autre buffle... La mère de Saïdjah mourut de misère, et le père de Saïdjah fut arrêté par la police pour avoir quitté sa maison sans passe-port. Il fut rudement bâtonné, jeté en prison, traité comme un fou furieux: on le deviendrait à moins. Il recouvra bientôt sa liberté: il mourut. Ce que devinrent les frères et les soeurs de Saïdjah, je n'en ai jamais rien su. La maison qu'ils avaient habitée resta quelque temps vide, et puis elle s'en alla en ruine, car elle était légèrement bâtie en bambou, avec un toit de longues herbes. Un petit tertre de poussière et de débris marque la place de tant de misères. Il y a beaucoup de tertres de ce genre dans la circonscription de Lebac.’ Saïdjah, dont l'auteur veut achever l'histoire, a quinze ans quand son père meurt. Il part pour chercher fortune. Il prend congé de sa fiancée, et promet de revenir sans faute et sans retard au bout de trois fois douze mois. Les amoureux conviennent de se rencontrer sous un grand arbre à la lisière de la forêt. Saïdjah emporte une fleur qui est un gage d'amour et de constance; il donne en échange un morceau du mouchoir bleu dont il entoure sa tête. L'auteur note en détail toutes les pensées qui lui viennent sur la route de Batavia; et, passant de la prose aux vers, il nous sert une fort belle pièce, mais romantique et sentimentale, qu'il n'est pas aisé de prendre pour la vraie expression de ce qui doit passer par la tête d'un paysan javanais. Les derniers vers supposent que le voyageur s'en reviendra inconnu et mourant: ‘Si je meurs, dit-il, à Badoër, je serai enterré en dehors du village, à l'est, où s'élève la colline, où poussent les longues herbes; Adinda passera quelquefois par là, et le bord de son sarong frôlera doucement les feuilles, et je l'entendrai.’ Tel est le ton de la pièce entière, et cela nous paraît plus germanique que javanais. Cependant Saïdjah, qui n'est point encore mort, arrive dans la capitale de l'Inde hollandaise, trouve un bon maître qu'il sert honnêtement trois ans de suite, économise ses gages, et, fidèle à sa promesse, | |
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part en temps utile pour s'en retourner au village. Il arrive à l'heure dite au lieu du rendez-vous, et chante le bonheur qu'il va devoir à l'amour et à la constance de sa maîtresse. Seconde pièce de vers aussi belle que la première, mais sujette à la même observation. Son désappointement est cruel. Après avoir vainement attendu la jeune fille, il court au village pour la chercher. La maison du père est en ruine. C'est la répétition désolante et monotone du rapt des buffles. Toute la famille est en fuite. L'amant désespéré finit par apprendre qu'Adinda lui est restée fidèle. Il retrouve et suit les traces de la famille jusque sur la côte sud de Sumatra, où elle a rejoint un parti d'insurgés. Nous donnons la conclusion de ce triste récit dans les propres termes de l'auteur: ‘Un jour que les insurgés venaient d'essuyer une nouvelle défaite, Saïdjah errait de ruine en ruine, dans un village emporté et incendié par les troupes hollandaises. Il savait que la bande, dès lors anéantie, était principalement composée de gens de chez lui. En courant comme un fou d'une case en flammes à l'autre, il découvrit le corps du père d'Adinda, avec une baïonnette rompue dans la poitrine. Près du père gisaient assassinés trois frères d'Adinda, dont le dernier était encore un enfant. Un peu plus loin, venait Adinda même, nue et affreusement mutilée. Sur la blessure béante qui avait mis fin à ses souffrances, sa main raidie serrait encore un lambeau de cotonnade bleue. Saïdjah se précipita sur quelques soldats qui repoussaient les derniers insurgés dans les flammes. Il les arrêta un instant, en se jetant sur la pointe des baïonnettes qu'il saisit à pleins bras, et fut assommé à coups de crosse. A quelque temps de là, il y eut de grandes réjouissances à Batavia, pour célébrer la nouvelle victoire qui ajoutait tant de nouveaux lauriers à la vieille gloire de l'armée hollandaise des Indes. Le gouverneur général écrivit en Europe que l'ordre régnait dans les Lampongs, et, sur l'avis de ses ministres, le roi des Pays-Bas récompensa, comme de raison, l'héroïsme de ses soldats par une abondante distribution de croix. Et, dans les temples et les assemblées chrétiennes, les âmes dévotes adressèrent des actions de grâces au Dieu des armées, qui avait bien voulu se ranger encore une fois sous les drapeaux des Pays-Bas.’ Un ton pareil, plus ou moins admissible dans un roman, est tout à | |
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fait condamnable dans une discussion sérieuse. Transformer par une fiction poétique toute victime de l'oppression en un type idéal d'innocence et de vertu, - vouloir que les instruments d'un système vicieux soient de toute nécessité des monstres de cruauté et de perversité, ce sont des théories aussi fausses l'une que l'autre. C'est bien souvent le contraire qui est vrai. On sait que le soldat hollandais, exposé sous le climat des tropiques à d'extrêmes fatigues, est patient, discipliné, nullement indigne des récompenses que la métropole ne lui prodigue point. Qu'il y ait eu des scènes comme celles qui servent de fond aux tableaux de Max Havelaar, personne ne songe à le nier. En généralisant des cas particuliers, en exagérant dans une cause d'ailleurs juste et bonne, Max Havelaar s'est fait lui-même du tort. Au lieu d'une publication calme et pratique sur le sujet qui lui tient à coeur, M. Douwes Dekker, rebuté, il est vrai, sans façon par les autorités coloniales, et malmené au delà de ses démérites, a préféré composer un roman à sensation. Admiré comme romancier, fier à bon droit d'avoir éveillé l'attention publique sur la matière, il a soulevé des tempêtes d'indignation au sein du parti conservateur et parmi ceux dont il ridiculisait sans pitié les amis et les parents. Les dernières lignes de l'ouvrage sont de la plus haute inconvenance: ‘Ce livre, s'écrie-t-il, n'est qu'une préface... Je redoublerai d'efforts, et j'aiguiserai mes armes autant que besoin sera. Plaise au ciel que cette nécessité me soit épargnée!... Non, ce ne sera point nécessaire; car c'est à vous que je dédie mon livre, à vous, Guillaume iii, roi, grand-duc, prince, que dis-je? plus tout cela, empereur de ce bel empire des îles indiennes, qui sont comme une ceinture d'émeraudes autour de l'équateur... C'est à vous que je demande, en toute confiance, si c'est votre volonté imperiale Que les paroles d'Havelaar soient étouffées par des La Glaise et des Droogstoppel, Et que, dans vos Indes, plus de treize millions de vos sujets soient, en votre nom, brutalisés et réduits à la mendicité?’ Naturellement, un pareil appel à la couronne, sous cette forme, et dans un Etat constitutionnel, ne pouvait point recevoir de réponse. Mais, à tort ou à raison, le coup était porté. Ce fut un éclat, un fracas. Pour quelque temps, dans les cabarets comme dans les salons, on ne parla plus que de Max Havelaar. La question coloniale revint sur le | |
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tapis. Le parti conservateur prit l'alarme, et il courut de singuliers propos sur certaines tentatives faites pour acheter à l'avenir le silence de l'auteur. On discutait hautement sa vie publique et sa vie privée. Il réclamait lui-même à grands cris contre la réputation qu'on lui faisait de romancier habile: il n'en voulait pas d'autre que celle de réformateur des Indes. En peu de semaines la première édition de l'ouvrage fut épuisée. La seconde, demandée partout avec impatience, ne parut point. C'est une courte et fâcheuse histoire. M. Dekker avait cédé son droit de propriété à un auteur hollandais qui tient lui-même un rang dans les lettres, et qui s'était chargé de trouver un éditeur pour un confrère encore inconnu. Les récriminations que soulevaient les personnalités dont nous avons parlé et le bruit que faisait le roman déterminèrent le concessionnaire à ne point permettre un nouveau tirage, et les tribunaux lui donnèrent raison. M. Douwes Dekker reprit la plume. A Max Havelaar succédèrent les Idées de Multatuli et un grand nombre de pamphlets concis et vigoureux. Puis cette fertile veine sembla s'épuiser, et on vit disparaître de l'arène l'athlète qui semblait tant promettre. S'il a publié récemment une nouvelle brochure dans le même style original et fort, elle porte sur une question qui n'a aucun rapport avec la nôtre. Et cette question de l'Inde a-t-elle fait quelques progrès dans ces dernières années? Nous n'oserions guère l'affirmer. A un ministère conservateur de courte durée succéda un cabinet libéral. M. Thorbecke, celui dont lord Palmerston disait: ‘C'est un trop grand homme pour un si petit pays,’ devint premier ministre ou président de fait, car le titre n'existe point en Hollande. M. Fransen van der Putte était nommé au département des affaires coloniales. On attendait beaucoup de lui, et on pouvait, en effet, compter sur lui tant qu'il serait appuyé par le président. Mais le parti conservateur, faible en nombre, plus faible encore par l'impopularité de sa cause, puisa des forces dans les dissensions des libéraux. Ceux-ci, en véritables étourdis, traitaient M. Thorbecke de tyran incapable de s'entendre avec ses égaux. Le fait est que les ministres ses collègues, fort au-dessous de lui en capacité politique, détestaient cordialement la présence d'un esprit d'élite dans le cabinet. Ils obligèrent M. Thorbecke à se retirer, et M. van der Putte devint le chef du nouveau cabinet. Comme on l'avait prévu, ce cabinet dura peu. | |
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Le budget des colonies rencontra une si vive opposition, que le nouveau président et ses collègues donnèrent leur démission. Les libéraux, affaiblis et divisés, firent place aux conservateurs, qui prirent les rênes du gouvernement. Le portefeuille des colonies passa aux mains d'un ultra-conservateur, M.P. Myer. Les réformes partielles, ou proposées ou inaugurées, étaient menacées d'être toutes suspendues et, pour un moment, les affaires de l'Inde parurent si compromises, que les libéraux, en guerre entre eux sur toutes les autres questions, songeaient à se rallier contre leur ennemi commun sur le chapitre de la politique coloniale. D'après un bruit fort répandu, M. Myer n'avait accepté son portefeuille que sous condition. Il s'agissait pour lui d'obtenir de la Chambre le vote de cette section du budget et, aussitôt ce succès emporté, il en serait récompensé par le titre de gouverneur général des colonies. M. Myer et ses amis nièrent effrontément, soit en particulier, soit en pleine Chambre. Comme le parti libéral était désorganisé, comme le nouveau ministère se montrait conciliant, faisait entrevoir des concessions, s'engageait même par des promesses, ses premières mesures passèrent sans rencontrer beaucoup d'opposition. A moins d'une semaine de là, les journaux publiaient la nomination de M. Myer aux fonctions de gouverneur général, et il s'embarquait en toute hâte pour les Indes, en laissant son portefeuille entre les mains du ministre actuel, M. Trahraney. On conçoit l'indignation de la Chambre et du public. Un membre du parti conservateur, orateur éloquent, M. Keuchénius, attaqua hardiment le cabinet entier, et le ministère eut à subir un vote d'improbation. A peine au pouvoir depuis quelques semaines, les conservateurs semblaient à la veille d'en être encore exclus. Ils n'étaient pas disposés à se rendre si vite. Aux grands maux les grands remèdes. Ils prirent le parti de dissoudre la seconde Chambre, sous prétexte qu'en blâmant par un vote la nomination de M. Myer, elle avait empiété sur la prérogative royale, qui réserve à la couronne le droit de nommer tous les fonctionnaires. A ce compte, le roi en personne devenait responsable des faits et gestes du cabinet, d'une signature donnée par le ministre des colonies. Nous nous abstenons de tout commentaire, et nous aurions même passé ces incidents sous silence, s'ils ne touchaient point de si près à notre sujet. Qui croirait que le ministère s'avisa de prendre une mesure encore plus extraordinaire dans un Etat constitutionnel? | |
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Les élections ne sont point en Hollande ce qu'elles sont en Angleterre. En général, un tiers au moins des électeurs, de ceux qui appartiennent aux basses classes, restent fort tranquillement chez eux. Ils n'entendent rien à la politique, et ne veulent point s'en mêler. Dans les hautes classes, la conduite des ministres avait provoqué un sentiment de dégoût. Pour s'assurer dans une nouvelle Chambre une majorité conservatrice, le cabinet crut devoir prendre, à l'approche des élections, des précautions inusitées. Il imagina de publier une proclamation royale qui appelait tous les électeurs au scrutin, afin de faire sortir de l'urne des membres qui sauveraient l'existence du cabinet, au lieu de compromettre le bien public par de perpétuels changements de ministres. On expliqua aux électeurs naïfs que le propre désir du roi était de conserver ses conseillers. Les journaux conservateurs développèrent ce thème. Par eux les chefs du parti libéral furent stigmatisés comme des rebelles et des traîtres, comme les plus dangereux ennemis de leur roi et de leur pays, et, grâce à ces manoeuvres, beaucoup de libéraux ne furent point réélus. Les ministres ont ainsi conquis une faible majorité. Encore se soutiennent-ils plutôt par les querelles qui continuent à diviser leurs adversaires, que par leurs propres forces; et la preuve n'est pas loin. Le parti ultraconservateur et orthodoxe brûle de reviser la loi sur l'instruction primaire. Le cabinet a dû lui refuser cette satisfaction, parce qu'il avait besoin de l'appui des libéraux pour se maintenir contre la Chambre. De même, le ministre des colonies, pour faire passer son budget, a fait aux libéraux de nombreuses concessions et vu voter contre lui les chefs du parti qui l'a porté au pouvoir. A l'heure qu'il est, le cabinet est divisé. Ou bien M. Trahraney fera place à un ministre franchement conservateur, ou bien le ministère entier tombera sous les coups des libéraux. Quelque tour que cela prenne, la question des colonies sera sans doute vidée dans un sens ou dans l'autre, et ce sera un triomphe temporaire pour un des deux systèmes dont nous avons à récapituler et à mettre en saillie les points capitaux. Les conservateurs préconisent le travail forcé et veulent maintenir aux princes indigènes le droit d'imposer à leur profit des corvées aux paysans. Ils se prononcent encore pour le vieux système de l'Etat cultivateur, c'est-à-dire qu'il appartient, suivant eux, au gouvernement de désigner tous les ans des emplacements à son choix, et d'y faire cultiver telles quantités que bon lui semble de certains produits du sol. | |
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Les libéraux demandent le travail libre, des impositions fixées à un taux connu, la possession incontestée du sol pour l'indigène affranchi qui ne serait plus tenu envers son prince à aucune prestation en nature, et de vastes concessions de terres en friche à qui les voudrait, avec garantie et promesse du gouvernement de n'autoriser aucun de ses agents à venir entraver les efforts des colons pour développer le travail libre. C'est le système que préférait autrefois sir Stamford Raffles, et qui a eu le malheur d'être mal compris et imparfaitement appliqué par quelques-uns des derniers ministres libéraux de la Hollande. Au lieu de conférer la propriété du sol aux individus, ces ministres l'avaient transportée aux dessas, disons aux communes. Par suite, le paysan demeurerait dans la même dépendance du grand personnage de chaque localité, au lieu d'être élevé, comme on en avait eu l'intention, à la dignité de franc tenancier. Comme les cultures gouvernementales n'ont point cessé d'être en vigueur, il y a en réalité deux théories des plus contradictoires qui luttent depuis longtemps l'une contre l'autre à Java, et qui ont créé une situation à laquelle il n'est point aisé de porter remède. Autre difficulté, plus grave encore, pour le gouvernement des colonies hollandaises: il n'y pas, en nombre rond, dans l'île de Java plus de 25,000 Européens, dont beaucoup ne sont même pas sujets hollandais; et ces 25,000 Européens, soutenus d'une armée d'à peine 20,000 hommes, doivent imposer le joug de la terreur ou de la force à une population indigène de plus de 13 million d'âmes. La rareté des émigrants européens s'explique par plusieurs causes. Autrefois le gouvernement hollandais était jaloux jusqu'à l'excès et à la déraison des étrangers, plus soupçonneux encore, s'il est possible, envers ses propres sujets. Il mettait de terribles bâtons dans les jambes de quiconque aurait voulu s'établir à Java. Les résidents étaient investis des pouvoirs les plus arbitraires, et bien peu de capitalistes osaient tenter une exploitation dans un district, sous la menace d'en être exilés et de voir leur entreprise mise à néant par quelque fonctionnaire subalterne qui s'offensait d'un acte ou d'une parole contraire à son bon plaisir. C'était le bon vieux temps. L'île était considérée comme une mine d'or réservée aux amis du gouvernement. Aventuriers besoigneux, mais bien apparentés, fonctionnaires reconnus incapables ou nuls, mais bien nés, enfants prodigues, fils de veuve, tout cela était expédié aux Indes par d'officieux protecteurs qui leur ménageaient des postes | |
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lucratifs et des occasions de faire fortune. Deux ans en moyenne y suffisaient, après quoi le nouveau riche s'en revenait en Hollande, abandonnant sa place aux Indes à un autre affamé, tout aussi pressé de remplir sa bourse et de revoir l'Europe. C'était un pauvre encouragement pour le commerce et l'esprit d'entreprise. Le gouvernement retenait tout dans ses mains. Les favoris trouvaient bon à garder ce qui est bon à prendre, et quoique cette fâcheuse politique soit tout à fait abandonnée, les suites pèsent encore sur la génération actuelle. ‘Tout comme chez nous,’ dira quelque lecteur. Aujourd'hui tout Hollandais (ou pour mieux dire tout Européen) qui part pour Java avec une bonne santé, une bonne tête et une dose suffisante d'énergie, est sûr de prospérer avec le temps. S'il n'y a plus de fortune à faire en deux ans, l'aisance vient en dix ans, et le million même arrive, si on consent à demeurer sur place et à prendre ce qui s'offre. J'entrevois bien pourquoi si peu de gens restent à Java au delà du temps strictement nécessaire pour amasser de quoi vivre chez eux. Le climat est presque partout énervant. L'esprit ne trouve point de pâture et le corps en a trop. Il faut faire élever ses enfants en Europe. Les maladies de foie, la nostalgie font tous les jours des progrès. Aussi, en dépit de toutes les facilités à présent offertes à l'immigration hollandaise, le nombre des amateurs n'augmente pas vite. On a essayé en dernier lieu d'améliorer les écoles, multiplié les avantages qu'on accorde à tout venant. Cela n'a guère eu de succès: c'étaient des demimesures qui laissent encore le colon sans garanties solides pour sa sécurité et sa prospérité à venir. L'armée des Indes, qui n'a rien de commun avec le service d'Europe, compte dans ses rangs des bandes vaillantes et endurcies qui ont rendu au gouvernement d'inappréciables services. Peut-être y admet-elle trop d'éléments mal choisis pour sauvegarder la supériorité morale de l'Européen. On peut diviser les officiers en deux catégories: ceux qui sont formés avec les cadets destinés à l'armée d'Europe, au collége militaire de Breda, aux frais du gouvernement, et qui sont irréprochables sous tous les rapports; ceux qui sont tirés de la troupe, après avoir débuté aux Indes comme simples soldats, ou qui, étant officiers ou sous-officiers en Europe, permutent pour les Indes. La plupart des hommes qui s'enrôlent en Hollande pour les colonies sont des mauvais sujets de la pire espèce, soit hollandais soit | |
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étrangers, qui n'ont que cette ressource pour ne pas mourir de faim. L'étudiant hollandais qui a mangé ses frais d'examen, le banqueroutier allemand, le dissipateur français, les libérés des diverses légions étrangères, d'anciens zouaves qui ont combattu en Crimée, en Afrique, en Italie, au Mexique, tout cela se coudoie dans les rangs et partage les misères de la campagne. La plupart de ces hommes sont des diable-au-corps, excellents en expédition, détestables en garnison, et on ne peut plus mal faits pour exercer sur la population indienne une influence salutaire. Les libéraux voudraient fondre au profit commun des deux armées le service de la métropole et celui des colonies. Ils demandent, en outre, qu'on prenne un peu plus de soin des travaux de défense de la côte nord, et qu'on arme un certain nombre de ports pour protéger en cas de guerre, la marine marchande. Enfin une réforme vivement réclamée non-seulement par les libéraux, mais encore par les conservateurs modérés, est celle des lois pénales. Tandis que la métropole a depuis longtemps adopté le code français, c'est un vieux code, une compilation indigeste de mille articles, aussi faux de nos jours en pratique qu'en théorie, qui règne encore aux colonies. Sur ce chapitre, l'opinion publique, déçue par des promesses mal tenues, est devenue fort impatiente. Telle est l'esquisse de la situation des colonies hollandaises. On voit qu'il s'agit surtout de la marche politique à suivre dans le gouvernement de l'île de Java. Si nous tenions à terminer, comme nous avons commencé, par une boutade empruntée à l'auteur qui nous a servi de guide, nous dirions avec lui que la question menace de rester longtemps en suspens et d'engendrer encore d'interminables débats, qu'elle s'embrouillera d'autant plus que l'opinion publique, au lieu de remonter aux faits, flotte et change avec les orateurs qui parlent sur la matière, que ces orateurs étant pour l'ordinaire des spécialistes, c'est-à-dire des hommes qui ont occupé quelque haute position aux colonies, leurs erreurs et leurs préjugés font et défont le vote des chambres. Ce n'est pas notre avis. Les systèmes opposés nous paraissent nettement définis; leurs partisans se séparent en deux camps bien tranchés, et nous entrevoyons dans un avenir assez rapproché une lutte et une victoire décisives dans un sens ou dans l'autre.
Th.L. (North British Review.) |