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Chant deuxième.
La chute de l'Empire romain.
Manducemus et bibamus, cras enim moriemur.
S. Paul, ad Corinth. 1, cap. 15.
Puisque à toute clarté, puisque à toute lumière
Les Romains obstinés ont fermé leur paupière.
Qu'ils écoutent du moins, fils d'un siècle maudit,
Ce que le ciel m'inspire et que ma voix leur dit!
Un jour le Maître avait, selon son habitude,
Du pain de vérité nourri la multitude.
Le soir, il descendit de la montagne, et prit,
Avec ses compagnons, ses frères en esprit,
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Le sentier qui conduit au lac de Galilée.
La foule cependant ne s'est point écoulée.
Infirmes, possédés, malades et lépreux
Attendent que la main du Christ, s'ouvre sur eux.
Il dit: - ‘Marche!’ à l'infirme étendu sur la pierre.
Des aveugles obscurs il rouvre la paupière,
Chasse des possédés le démon, en passant.
Et corrige la chair des lépreux et leur sang.
Puis, ayant à chacun, comme dit le prophète,
Pris le mal dont il souffre, et sa tâche étant faite,
Il veut, se dirigeant vers le rivage amer,
Gagner avec les siens l'autre bord de la mer.
Il entre dans la barque et s'assied. Les apôtres
Y montent lentement les uns après les autres,
Pendant que Pierre, ayant disposé les agrès.
Ouvre la voile au vent qui souffle doux et frais.
Et la nef prend le large et la brise l'emméne.
Or le Christ, fatigué selon la force humaine.
S'endort. - Bientôt la mer commence à s'agiter,
La tempète à bruire et les flots a monter.
Leur tumulte fièvreux à chaque instant augmonte.
Le fouet de l'ouragan les bat et les tourmente.
Le lac semble mugir de l'un à l'autre bout,
Et l'on dirait un grand cuvier qui fume et bout.
Un cirque où, secouant leurs crinières d'écume,
Tous les monstves de l'eau s'acharnent dans la brume
Et se cabrent les uns sur les autres. Dans l'air,
Se brisent par moments les angles d'un éclair.
Tout le ciel est rempli de bruits et de huées.
Le tourbillon des vents tord les sombres nuées
Comme une main tordrait une épongo. - Pourtant
Le Maître continue à dormir, n'écoutant
Ni les rumeurs que font les tonnerres dans l'ombre.
Ni les rugissements du lac bruyant et sombre.
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Pendant ce temps la barque, errante au gré des flots,
Refuse d'obéir aux bras des matelots.
Elle est comme un aveugle et marche à l'aventure,
Et chaque coup de vent fait craquer sa mature.
Les flots amoncelés, qui hurlent à l'entour,
L'assaillent comme font les béliers une tour.
Du gouvernail rompu la force est épuisée.
Comme une aile d'oiseau qu'une flèche a brisée,
La voile est en lambeaux, et l'on voit par moment
Une lame envahir le pont en écumant
Et rouler sa fureur de la poupe à la proue.
Le navire parfois tourne comme une roue
Dans un tourbillon noir, ou plonge au plus profond
Du gouffre obscur des eaux dont nul ne sait le fond.
Cependant l'epouvante a saisi les apôtres.
Tremblants et se serrant les uns contre les autres,
Ils réveillent le Christ qui dort, qui dort toujours.
- ‘O Maître, nous allons périr sans ton secours!’
- ‘Hommes de peu de foi,’ leur répond le doux Maître,
‘La crainte, aucun de vous ne devraitla connaître.’
Puis, levant les deux mains, il gourmande les vents,
Et les flots ameutés, et leurs gouffres mouvants,
Et les éclairs, ces fouets flamboyants des orages,
Qu'agitent dans les cieux les chasseurs des images.
Et la tempête cesse, et, comme elle, dompté,
Le lac reprend son calme et sa sérénité.
Une tempête eucor plus effrayante et pire
Soulève en ce moment l'océan de l'Empire,
Et le vaisseau romain, battu de toutes parts,
Sent trembler, sous l'assaut des vagues, ses remparts.
Sans chef ni gouvernail, sans voile ni pilote,
Comme une algue marine, au gré de l'onde il flotte.
Le hasard soul le mène et lui fait son chemin,
Sans savoir quel écueil il heurtara demain,
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Comme on voit quelquefois, dans le cirque, un quadrige
Qui bondit, n'ayant plus de main qui le dirige,
Et va rompre, emporté par des coursiers sans frein,
Aux bornes ses essieux et son timon d'airain.
Le flot des nations, plein de rumeurs sauvages,
Grossit toujours et monte à fleur de ses rivages;
Et, d'instant en instant plus obsour, l'horizon
Voit les foudres tracer sur sa vaste cloison
Leurs énigmes de flamme, effrayants caractères
Dont les Daniels seuls comprendraient les mystères.
De tous les points du ciel, lugubre et plein de bruit,
Un souffle d'ouragan gronde à travers la nuit;
Car il est, ô Romains, fait de toutes les haines
Des peuples réveillés qui vont briser leurs chaînes,
Et fait, le savez-vous? des malédictions
Que vous lance la voix des générations.
Mais vous n'entendez pas ces cris ni ces insultes,
Ni les vagues battant, comme des catapultes,
Les flancs du vieux navire où vous êtes montés.
Et vous ne voyez pas vos mâts décapités,
Ni l'abîme hurlant et sinistre qui râle,
Comme pour vous chanter son ode sépulcrale.
Ni, dans l'obscurité du ciel toujours plus noir.
S'éteindre par degrés tous les astres du soir,
Ni votre nef, qui sent l'eau sourdre en ses entrailles,
Livrer à chaque lame un pan de ses muraillos,
Si bien que l'univers sur l'océan romain
Ne verra plus flottor qu'une épave demain.
Et rien ne vous émeut, aveugles que vous êtes!
Et vous demeurez sourds au grand cri des tempêtes!
Vous dormez par le coeur, vous dormez par l'esprit!
Pourtant qui d'entre vous s'appeile Jésus-Christ?
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Non, ils ne dorment pas. Car la vio, ô poëte,
Est pour eux un banquet, une orgie, une fête;
Ne croyant pas à l'autre, ils prennent celle-ci
Comme un vase rempli de cécube choisi,
Où tous boivent l'ivresse avec leur lèvre avide
Et qu'on les voit jeter loin d'eux quand il est vide.
Mais le moment est proche où les sourds entendront;
Car leurs lits de festin sous eux s'écrouleront,
Et déjà sur les murs de leur salle joyeuse
Se montre vaguement la main mystérieuse
Dont le doigt y fera briller ces mots de Dieu:
Mané, Thécel, Pharès, écrits en traits de feu.
La réalité sort des langes des figures,
Et les siècles qu'à Rome assignaient les augures
Pour les douze vautours comptés par Romulus,
O poëte, demain ils seront révolus.
Vieillard, qui donc es-tu pour parler de la sorte?
De quel nom l'on me nomme et d'où je suis venu,
Moi qui vois l'invisible et qui sais l'inconnu?
Je suis l'homme des temps. Les siècles sont mes frères.
Avec eux j'ai fouillé les stèles funéraires
Et sondé les débris de ces vastes cités
Dont l'Orient peuplait ses États mal voûtés.
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Sachant de quoi sont faits ces toits qu'on nomrae empires
Ou royaumes, les uns mauvais, les autres pires,
Je sais les jours que prend et ce que fait de bruit
La chute d'un pouvoir lorsque Dieu le détruit.
Des quatre royautés, maîtresses du tonnerre,
Que rêva Daniel, le grand visionnaire,
Trois ont cessé de vivre, et leur orgueil jaloux
Au monde n'a laissé rien que ces trois cailloux.
Regarde, je les ai ramassés dans le sable.
L'un est Assur, qui se croyant impérissable,
Vouait un éternel encens à ses trépieds
Et s'écroula, brisant Babylone à ses pieds.
L'autré est l'Égypte, Isis a jamais disparue,
Dont le désert, ainsi qu'un lac en temps de crue,
A couvert les citês de ses grands flots dormants
Et submergé l'histoire avec ses monuments.
Le troisième est la Perse aux vieilles satrapies.
Le hibou hante seul leurs ruines impies.
Et le chacal nocturne achéve ses festins
Sur l'autel de Mitlira dont les feux sont éteints.
Voici venir le temps où doit s'écrouler Rome.
Car le néant se met dans tout ce que fait l'homme,
Et l'on ne bâtit rien, État ni monument,
Sans qu'il se mêle un péu de ruine au ciment.
Sur ses grands murs construits par la main des Cyclopes,
Ninive en larmes voit brouter les antilopes,
Et le Nil de ses flots sortir le nénuphar
Pour regardor où fut le toit de Putiphar.
Dans le palais détruit où régnait Cléopâtre,
L'obscur silence entend hurler les chiens du pâtre
Et les oiseaux de nuit, dans leur vol anguleux,
Heurter leur aile grise à ses pilastres bleus.
Bactres, Persépolis, Ecbatane, Palmyre,
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Suse dont l'ombre au flot du Choaspe se mire,
Babylone, berceau du monde assyrien,
De votre éternité que nous veste-t-il? Rien.
Et seuls les habitants des antres troglodytes
Et les spectres cachés sous les villes maudites
Que Siddim engloutit dans ses flots sulfureux,
De votre passé mort s'entretiennent entre eux.
Hier vous étiez encor les grandes et les fortes;
La guerre en vain frappait de ses béliers vos portes;
Et, vidant contre vous ses sombres arsenaux,
La catapulte usait ses dards sur vos créneaux.
Et voici que parmi vos murailles tombées
Le lézard rampe auprès des mornes scarabées,
Et la ronce à l'assaut monte de toutes parts
Sur les blocs de granit qui formaient vos remparts.
J'en ai tant vu briller et s'éteindre - ô mystère! -
D'ètoiles dans le ciel, de peuples sur la terre,
De cités qu'autrefois hantaient les fiers esprits
Et dont le temps lui-même ignore les débris,
De conquérants tombés de leur char de victoire
Pour devenir fumier dans le champ de l'histoire, -
Que j'ai, témoin obscur des grands événements,
L'oreille faite au bruit de ces ecroulements.
Mon pied, sans s'arrêter, traverse les royaumes,
Et les jours devant moi sont comme des fantômes.
Les semaines, les mois, les ans, les siècles vont
Roulant, roulant toujours vers ce gouffre sans fond
Que creuse dans le temps l'éternité farouche.
Mais je vais écoutant ce que dit chaque bouche,
Regardant ce que fait chaque main, peuple ou roi,
Demandant le comment de tout et le pourquoi,
M'expliquant tour à tour, contemplateur des choses,
Les causes par l'effet et l'effet par les causes,
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Et partout je rencontre, en haut ainsi qu'on bas,
La forte main de Dieu que l'homme ne voit pas.
Quatre cents ans j'ai vu, dans ce laboratoire,
Atelier ténébreux où travaille l'histoire,
Ce que sa main écrit de drames effrayants
Et de combien d'orgueils elle fait nos néants.
O poëte, je sais par quel détour oblique
Rome empire sortit de Rome république,
Et comment, le bandit complétant le larron,
Un Auguste toujours finit dans un Néron
Après avoir passé par Tibère et par Claude:
Car le premier chaînon du crime c'est la fraude.
J'ai suivi pas à pas tous ces monstres divers
Que Rome, l'éternel effroi de l'univers,
Vit, sinistre témoin de leurs ignominies,
Du trône des Césars tomber aux gémonies,
Spectres imperiaux dont les temps à venir,
Recueilleront avec horreur le souvenir,
Etonnés qu'au berceau de ces loups sanguinaires
Le Seigneur n'ait pas fait éclater ses tonnerres.
J'ai, vieux contemporain des générations,
Tour à tour parcouru toutes les nations
Que la terre nourvit et que le ciel éclaire.
J'ai vu partout la haine et partout la colère,
Et partout s'indigner les peuples frémissants
Du joug que leur épaule a porté six cents ans.
L'Afrique, du milieu de ses ruines mornes,
Crie au simoun errant dans ses déserts sans bornes:
- ‘Qu'as-tu fait du linceul de sables meurtriers
Où tu couchas hier Cambyse et ses guerriers?’
Et l'Asie à son tour, l'Asie aux dieux difformes,
Jour et nuit crie: - ‘Allons, mes élephants énormes,
Mes tigres, mes chacals, mes lions dévorants,
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Levez-vous et mettez en lambeaux mes tyrans!’
Et par l'Europe entière une clameur funébre,
Du Rhin à la Vistule et de la Seine à l'Ébre,
Se prolonge, apprenant au monde conjuré
Que souvent la révolte est un devoir sacré.
Quatre siècles entiers, moi qui marche et qui sue
Dans mon rade chemin sans terme et sans issue.
J'ai recueilli ces cris, j'ai commenté ces voix.
Dans le passé profond, l'avenir, je le vois;
Et, de quelque côte que je tourne l'oreille
J'entends gronder un flot humain qui se réveille,
Et sur ses fondements tout l'empire trembler
Comme un vieux pan de mur qui s'apprête à crouler.
Mais encore qui donc, voyageur séculaire,
Je suis celui que l'ombre éclaire.
Quoi! cet Ahasvérus dout le Seigneur maudit
Je suis l'homme marqué du sceau de l'anathéme,
Mais aujourd hui lavé par les eaux du baptême.
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Puis encor dans le flot clu Jourdain des douleurs;
Car nous ne souffrons pas sans devenir meilleurs.
Dans le chrétien nouveau plus rien du Juif impie
Ne reste. Mon passé sinistre, je l'expie,
Et, presque résigné, je suis mou long chemin
Pour m'arrêter peut-être en mille ans, ou demain
Or, dans le monde entier, je sais ce qui se passe.
Écoute tous ces bruits qui vibrent dans l'espace:
C'est le chant du réveil des peuples qu'on entend,
Diane du grand jour que l'avenir attend.
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Les voix du monde Romain.
Mes plaines ont besoin de sanglantes rosées.
O larmes sur Varus par Auguste versées,
Cinq siècles ont-ils pu vous dessécher enfin?
Car mes sillons ont soif et mes corbeaux ont faim.
Dans le silence obscur des nuits mornes et brunes,
O ma mère, j'ai lu tous les secrets des runes.
Des flots de sang, des flots et des flots couleront,
Tes sillons altérés à pleins bords en boiront.
Cinq siècles de combats ne m'ont point émoussée.
Nos champs vont s'abreuver de leur rouge rosée.
Sous mon tranchant fatal que de morts toraberont!
Nos corbeaux affamés longtemps s'en repaîtront.
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Moi, le Nord qu'une brume éternelle enveloppe,
Ventre d'où sont sortis les peuples de l'Europe.
J'ai mes Cimbres encor, les fils vaillants de ceux
Que Marius frappa de son glaive chanceux.
Et moi, mes Huns montés sur leurs grandes cavales,
Dont le souffle orageux a le bruit des rafales
Que les bouches du Nord font, gronder à travers
Les branches des sapins tordus par les hivers.
Debout, mes Alamans, fils des hordes alaines!
Levez-vous plus nombreux que les épis des plaines,
Et qu'on croie, à vous voir, une immense forêt
De piques et de dards aigus qui marcherait!
Cyules des Saxons que l'Océan polaire
Voit de ses ouragans affronter la colère,
En mer vos nefs d'osier qui portent sur les flots
Mon peuple aventureux de soldats matelots!
Rochers, entassements de lave, pics sauvages,
Dont la chaîne s'étend le long de mes rivages,
Remplissez tout mon lit de vos blocs. Je veux voir
Sur ce pont tous mes Francs passer avant ce soir.
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Allumez votre lampe ô mes blondes veilleuses,
Et videz jusqu'au bout vos quenouilles joyenses;
Car voici les guerriers aux boueliers d'airain
Et leurs cornes d'aurochs qui vont franchir le Rhin.
Honte aux coeurs paresseux! Honte aux âmes rétives!
Pressez, mes tisserands, vos navettes actives.
Restez sur vos métiers courbés jusqu'à demain.
Nous tissons le linceul du cadavre romain.
Hâtez-vous; car mon coq, héraut au cri sonore.
Annonce le réveil de cette grande aurore
Que ma haine depuis bien des siècles attend.
Mes bagaudes armés s'assemblent en chantant.
L'ongle de mes coursiers bat l'aive des étables,
Et mes clairons sont pleins de souffles redoutables.
Mes aigles ce matin sont sortis de leur nid.
Où vont-ils, effleurant leurs rochers de granit,
Mes aigles dont la joie allume la paupière?
Je les vois aiguiser leurs serres sur la pierre,
Je les vois aiguiser leur bec d'acier aussi.
A quel combat sanglant s'apprètent-ils ainsi
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L'aigle de Rome est las de porter le tonnerre,
Nous allons installer nos aiglons dans son aire;
Car son vol ne sait plus s'élever dans les cieux,
Et l'avenir du monde est fermé pour ses yeux.
Moi, pour brùler son nid de rapine et de honte,
J'allumerai ma torche aux flammes de Sagonte,
Et j'ai pourtant, - l'histoire a de pareils hasards, -
Prêté trois empereurs au trône des Césars...
Spectres perdus parmi tous ces monstres infâmes,
Pour qui rien n'est sacré, vieillards, enfants ni femmes,
Et pour qui l'univers est comme une forêt
Où dans l'ombre le crime armé s'embusquerait.
Mais leur règne s'écroule et leur force est passée.
C'est pourquoi sur ton char monte, ô Boadicée,
Et bats des mains à voir dans leur obscur charnier
Ces bandits empourprés tomber jusqu'au dernier.
Nous sommes l'Helvétie, et nos épaules blanches
Ont porté, cinq mille ans, leurs manteaux d'avalanches.
N'est-ce pas trop déjà de ce fardeau, mes soeurs,
Pour que nous subissions encor nos oppresseurs?
Sur nos glaciers d'argent le vent libre circule.
Libre est l'aigle qui monte, avec le crépuscule.
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Sur nos pics, frére ailé des nuages errants.
Soyons libres comme eux et brisons nos tyrans!
Quels sont ces bruits d'épée et quels ces bruits de lance
Qui troublent mon sépulcre et son obscur silence?
Car voilà déjà plus de six siècles entiers
Que l'oubli, cette ronce, envahit mes sentiers.
Or, est-ce Salamine, ou Mycale, ou Platée,
Qui, filles de ma gloire illustre et redoutée,
Viennent me réveiller dans mon cercueil glacé,
Comme si l'avenir refaisait le passé?
Remplissez vos carquois, mes fauves sagittaires,
Et lancez vers le Nord vos coursiers militaires,
Noirs griffons du désert qui vont sans mors ni frein
Au bruit de vos tambours aux sonnettes d'airain.
Car l'Euphrate vous vit, ó mes Parthes, naguère
Broyer toute une armee avec ses chars de guerre.
Des succès glorieux vous savez le chemin,
Comme au temps de Crassus, dont je garde la main.
Cigognes que, du haut de ses crêtes chenues,
L'Atlas voit traverser l'océan bleu des nues,
Cigognes qui venez du Midi, regardez!
Où s'en vont ces courants de peuples débordés?
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Quoi! tu ne vois donc pas à quel but Dieu nous mêne?
Nous préparons à Rome un nouveau Trasiméne.
Da glaive d'Annibal j'ai retrempé l'acier,
Et de sa housse d'or revêtu mon coursier.
Mes lions accroupis dans les oasis vertes,
Vos gueules vers le Nord toutes larges ouvertes,
La prunelle farouche et la narine au vent,
Pourquoi regardez-vous vos ongles si souvent?
Depuis l'aube jusqu'à, la nuit livide et terne,
Sans tremper votre lèvre à l'eau de la citerne,
Roulant sous vos longs cils votre oeil fauve et hagard,
Que sondez-vous ainsi l'horizon du regard?
Memphis a vu monter sur ses trois pyramides
Trois ibis, habitants du Nil aux bords humides;
Six licornes de Thèbe et six griffons ont pris
Le chemin du Delta par les grands sables gris.
Qu'est-ce donc que l'ibis regarde et qu'il écoute?
La licorne qu'a-t-elle entrevu sur sa route?
Au bout de son sentier le griffon éperdu
Quel bruit mystérieus a-t-il donc entendu?
Que disént tes cadrans, que disent tes clepsydres,
O Rome? Car voici l'heure où viennent les hydres,
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Les serres des vautours et les dents des lions.
Voici vers toi le cri des races qui s'elève.
Voici venir les fils de la lance et du glaive
Pour te briser, fléau des générations.
Car la paix avec toi n'est que la servitude.
Douze siècles ta louve a, dans sa solitude,
Ta louve a bu le sang des peuples opprimés.
Mais leur tour est venu de monter dans l'histoire,
Et tes pieds descendront l'escalier de ta gloire,
Et tes fastes vont être à tout jamais fermés.
Hier le coeur, aujourd'hui l'anévrisme du monde.
On entend battre, au fond de ta poitrine immonde,
Les palpitations de tout le genre humain.
Toute corruption fait du sang dans tes veines.
Tu ris des nations et de leurs larmes vaines;
Mais à ta pourpre on va les essuyer demain.
Sous ses porches béants ton arche triomphale
Verra passer demain la vivante rafale
Des vengeurs suscités par les siècles qui font, -
Des droits sacrés de l'homme austères sentinelles.
Lorsque enfin luit le jour des luttes solennelles, -
Aux orgueils les plus hauts un néant plus profond.
Maudits soient par le ciel et maudits par la terre
L'amphore où, chaque jour, ta soif se désaltére,
Le sceptre et le manteau que souillent tes Césars,
La voie où leur pied marche et l'escalier qu'il monte.
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Le trône où leur grandeur siége moins que leur honte,
Le tranchant de leur glaive et l'essieu de leurs chars!
Nous, les Francs et les Huns, les Goths et les Vandales,
De tes palais on nous verra fouler les dalles.
Nous boirons l'hydromel aux coupes de tes dieux.
Nous briserons la clé de tes arcs de victoire;
Et, dans nos boucliers ayant pesé ta gloire,
Nous jetterons ta cendre aux vents de tous les cieux.
Nous seuls savons le sens des mots et des figures
Dont l'avenir remplit la bouche des augures.
Mais toi, tu n'entends rien aux signes du passé.
Voilà qu'à chaque instant ta splendeur diminue,
Et chaque soir ajoute un peu d'ombre à la nue
Où doit s'ensevelir ton soleil éclipsé.
C'en est fait, c'en est fait, Rome, de ton prestige.
Ton vieux laurier n'a plus de séve dans sa tige.
Parmi les nations tu cesses de compter.
Et le monde va voir, dans la cité latine,
Entourant de ses cris la roche palatine.
Jupiter en descendre et le Christ y monter!
Mais Rome, tout entiére au bruit joyeux des fêtes,
O peuples, n'entend pas la rumeur que vous faîtes,
Ni retentir vos pas, cavaliers, fantassins,
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Ni mugir vos clairons, ni raler vos buccins,
Ni vos béliers briser les portes de l'empire,
Ni l'effroi palpiter dans tout coeur qui respire.
Car Rome chante aussi, la bacchante, laissant
Se mêler par endroits quelque strophe de sang,
Apre assaisonnement de sa gaîté farouche,
A l'hymne des festins que fredonne sa bouche.
Pendant qu'à flots vermeils on fait coulor le vin
Des amphores d'Anxur dans les coupes d'or fin.
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Dans un triclinium.
- ‘Nous aimons à voir, brunes filles des Gaules,
Nous aimons à voir, blondes filles du Rhin,
Vos cheveux flotter sur vos Manches épaules
Et vos coeurs s'ouvrir à l'amour souverain.
Nous aimons à voir, quand les coupes cyniques
Ont versé les flots du falerne écumant,
Frissonner vos seins sous vos blanches tuniques
Et vos corps se tordre aux baisers d'un amant.
Nous aimons sontir, ô suprêmes délices!
Se pânier nos yeux pris d'un charme vainqueur;
Car vos bouches sont, ô beautés, les calices
Où l'on boit l'amour, ce falerne du coeur.
Par les dieux, laissons aux chrétiennes moroses
Les refus glacés, le dédain des amours.
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C'est pour nous qu'ils font, en avril, tant de roses,
C'est pour nous qu'ils font tant de femmes, tonjours.
L'avenir est noir, nous ont dit les augures.
Votre rire est doux, leur grimoire est peu clair.
Laissons-les fouiller leurs énigmes obscures.
Chantez-nous, beaux corps, vos beaux hymnes de chair.
Aux baisers mêlons le sang rouge des treilles
Et noyons au vin les stupides remords.
Puis rendons notre âme à doux lèvres vermeilles,
Si Pluton nous veut dans l'empire des morts.’
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Dans le cirque.
En tes tricliniums parfumés de verveine,
Laisse la volupté, Rome, te mettre en veine,
Les femmes et l'amour illustrer tes festins,
Et sonner les chansons aux doux rhythmes latins.
Mais toute nuit, helas! d'une aube se complique.
Le paganisme chante et le cirque réplique.
L'amphithéâtre est plein. Cent mille spectateurs
Des gradins étagés occupent les hauteurs.
Sous le velum, qui fait un charmant crépuscule,
On voit au premier rang Maximien Hercule,
Tigre humain dont le sort dut faire nn empereur,
Et le peuple l'acclame avec joie et terreur.
Non loin des sénateurs accoudés sur leurs stalles,
Le front calme et serein, se placent les vestales,
Et l'on entend hurler, comme dans un enfer,
Tous les bourreaux du cirque en leurs cages de fer;
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Les lions de Barca, les tigres de Nubie,
Les buffles mugissants qu'enfante la Libye
Ou dont le Taurus, plein de sinistres secrets,
Voit, la nuit, flamboyer les yeux dans ses forêts.
Les panthères que l'Inde abrite aux bords du Gange
Et dont le grincement simule un rire étrange,
Los chacals de Pétra, les hyènes de Sur,
Les loups, fauves rôdeurs des montagnes d'Assur.
Les ours que le Liban nourrit sous ses vieux ormes,
Et jusqu'aux éléphants, blocs rugueux et difformes,
Dont le pied, en marchant de son pas coutumier,
Broie un cadavre humain ou le tronc d'un palmier.
Tous ces monstres, les yeux remplis d'éclairs, attendent.
Ayant tous soif de sang et faim de chair, ils tendent
A travers les barreaux leur mufle aux cris stridents
Et les grattent avec leurs griffes et leurs dents.
Mais le sang et la chair descendent dans l'arène,
Trois chrétiens, un vieillard, une vierge sereine,
Puis un jeune homme fort et calme, tous portant
Au front une auréole invisible et chantant:
- ‘Devant vous, Seigneur, nous courbons nos têtes
Notre espoir au ciel, ô Seigneur, vous êtes
Et le peuple en fureur, que l'instinct du sang pousse,
Vers les trois condamnés hurle en levant le pouce,
Tandis que l'empereur sur son trône sourit.
Mais l'hymne recommence au nom de Jésus-Christ:
- ‘Des païens obscurs nul de nous n'envie
Car la mort, Seigneur, c'est pour nous la vie,
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Les sénateurs muets trépignent dans leurs stalles,
Et l'on voit s'empourprer le front blanc des vestales;
Mais le chant des martyrs, bestiaires de Dieu,
Continue à monter vers le ciel large et bleu:
- ‘Nous avons marché, coeurs croyants et calmes,
Ouvre-nous, Seigneur, la cité des palmes,
Et l'on entend, avec la foule impatiente,
O tigres, ô lions, votre meute effrayante
Dans vos cages de fer rugir et s'agiter.
Mais la voix des chrétiens achève de chanter:
- ‘Nous allons mourir; mais, mon Dieu, qu'impoite?
Si la tombe doit nous ouvrir la porte
Trois tigres aussitôt bondissent dans l'arene,
Le premier pris à Zin, le second à Cyrène,
Le troisieme tiré d'un ravin du Nébo
Où Moïse oublie n'eut pas même un tombeau,
Tous effrayants, mêlant encor dans leur crinière
Au sable du désert l'odeur de la tanière.
Le des arqué, tous trois s'arrêtent un moment,
Et, faisant éclater un long rugissement,
Promènent autour d'eux leur regard qui foudroie.
Des ongles et des dents ils choisissent leur proie;
Et, comme si des yeux ils se fussent compris,
Ils poussent à la fois trois formidables cris.
Un bond, et chacun d'eux (ô moment d'épouvante!)
De ses griffes saisit sa victime vivante,
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Et chacun des martyrs, comme un suprême adieu,
Adresse à l'empereur ces mots: - ‘Gloire au seul Dieu!’
Et meurt, ayant trouvé, comme Christ, son Calvaire.
Votre royaume est donc bien difficile à faire,
Qu'il faille tant de sang, mon Dieu, pour affirmer
La vérité qui doit dans les âmes germer?
Mais votre nom, Seigneur, maître de tout mystère.
Soit béni dans le ciel et béni sur la terre,
Et votre volonté se fasse en tous les temps!
Or, la foule applaudit pendant quelques instants,
Ayant vu, sans qu'un cri soit sorti de leurs bouches,
Les martyrs déchirés par les monstres farouches.
Sur le sable tomber, les bras ouverts en croix,
Comme pour dire encore après la mort: - ‘Te crois.’
En ce moment au bord de l'aréne se penche
Un vieillard secouant sa chevelure blanche,
Puis se dresse, les yeux fixés sur Maximien,
Et s'écrie: - ‘Empereur, que leur sort soît le mien!
Car tes dieux ne sont tous que des dieux d'imposture,
Fabriqués de mensonge et faits de pourriture,
Symboles creux, mais pleins des vices des humains.
Il n'est qu'un seul Dieu vrai, c'est le Christ, ô Romains!’
Pareil au noir Caurus qui souffle les tempêtes,
Ce nom va soulevant la multitude. - ‘Aux bêtes!’
Ce cri dans tous les coeurs, ce cri dans tous les yeux.
D'un bout du cirque à l'autre, éclate furieux.
- ‘Aux bêtes!’ On dirait le tonnerre qui roule
A travers tous les rangs ameutés de la foule,
Et cent mille regards fixés sur l'emporeur
Attendent ce que va décider sa fureur.
Un signe de sa main, - et, l'oeil plein de lumière,
Le vieillard, qui tout bas murmure une prière,
Dans l'arène s'élance. On voit en même temps
De leurs cages bondir trois lions haletants,
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Formidables, ayant, sur l'Euphrate qui gronde,
Bravè, cinq ans, les dards et la fleche et la fronde.
Tout frissonne à l'aspect de ces monstres hideux,
Tout, hormis le vieillard qui marche au-devant d'eux.
Leur faim rugit. Leurs dents et leurs griffes s'apprêtent.
Mais tout à coup voilà que tous trois ils s'arrêtent
Et devant l'inconnu se prennent à frémir.
D'épouvante à ses pieds on les entend gémir.
Cet être surhumain quel est-il? Est-ce Hercule,
Pour que tout le désert devant lui seul recule?
Pour que sous son regard, plein d'étranges rayons,
On voie ainsi trembler la fureur des lions?
Car tous les spectateurs, le front sinistre el blême,
Regardent l'empereur qui tressaille lui-même,
Disant: - ‘Si c'est un dieu, le ciel est contre nous.’
Cependant le vieillard, se jetant à genoux
Et croisant les deux mains sur sa poitrine nue,
S'écrie (et Rome entend cette voix inconnue):
- ‘Grâce! grâce, Seigneur! Quatre siècles entiers
J'ai marché sans trouver le bout de mes sentiers.
Comme dans un sépulcre enfermé dans la vie,
Au fond de leurs tombeaux, les morts je les envie;
Car ils ont le repos du moins, que je n'ai pas.
La terre incessamment s'allonge sous mes pas.
Les lions de l'Atlas et les tigres des jongles
Refusent d'entamer ma chair avec leurs ongles.
L'hyrène à mon aspect recule avec effroi.
Les flammes des volcans ne voulent pas de moi.
Les déserts africains n'ont pas assez de sables,
Ni dans ses bassins verts, gouffres inépuisables,
La mer assez de flots pour me faire un linceul.
De pays en pays je marche triste et seul,
Moi qui n'ai plus, hélas! de toit ni de familie
Et que n'accueillent plus, l'été, sous la charmille,
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Ou, l'hiver, à côté du foyer babillard,
Le baiser d'un enfant ni la main d'un vieillard.
C'est en vain que je frappe auxportes de la tombe,
Voulant dormir, pareil a tout mortel qui tombe,
Dormir, dormir enfin de ce sommeil profond
Que les chevets glacés des sépulcres nous font.
Mais il faut que je marche, hélas! et que je vive,
Car - bien que le Seigneur, de ses sourees d'eau vive
Ait ouvert à ma soif le généreux trésor -
La révolte parfois dans mon âme entre encor.
L'ouragan dans mon coeur, l'ouragan dans ma tête,
Je suis comme un oiseau qu'emporte la tempête.
L'Himalaya, sublime escalier de l'azur,
Où l'aigle voyageur trouve un asile sùr,
Que de fois, ô mon Dieu, dans ses brises neigeuses,
Il m'a vu rafraîchir mes tempes orageuses!
Dans les eaux de ses lacs, tout frémissants d'horreur,
Que de fois, ô mon Dieu, j'ai miré ma terreur
Jusqu'à l'heure où la nuit, vers l'orient plus sombre,
Roulait dans les ravins ses avalanches d'ombre,
Et que les astres d'or s'allumaient dans les cieux,
Afin que l'infini me vît de tous ses yeux!
Je donne des frissons à toute âme vivante.
Je suis le condamné sinistre, l'épouvante,
Le speetre de la vie et l'ombre de la mort,
L'éternité du crime et celle du remord.
Mon nom, l'aigle des pics le redit à l'espace.
Les chiens avec effroi le hurlent quand je passe;
Et, me voyant venir de loin, la mère dit:
Silence, mes enfants; voilà l'homme maudit!
A mes pieds fatigués toute porte se ferme.
Et l'avenir encor, qui sait ce qu'il renferme
D'angoisse, de souffrance et d'épreuves enfin,
Mystérieux anneaux de ma chaîne sans fin?
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O Seigneur, qui savez le nombre des étoiles,
Perles d'or dont la nuit brode ses sombres voiles,
Et comptez chaque jour dans leurs gouffres béants
Les sables des déserts, les flots des océans,
Vous savez tous les pleurs sortis de mes paupières,
Vous avez entendu mes cris et mes prières,
Vu les froides sueurs de mon front ruisseler
Et senti sous vos mains tous mes membres trembler.
Seigneur, j'ai tour à tour visité tous vos temples,
De tous vos confesseurs médité les exemples,
Interrogé vos saints dans les déserts discrets
Où leur esprit entend votre voix de plus près.
Dans toutes les douleurs j'ai marqué mes étapes.
Les catacombes m'ont admis a leurs agapes,
Et souvent, dans le cirque où tombaient vos martyrs,
J'ai prosterné devant la mort mes repentirs.
Mais elle ne veut pas se faire ma complice.
Le glaive à mes remords refuse le supplice.
Les haches des bourreaux, les tenailles de fer,
Comme sur du granit, s'émoussent sur ma chair.
Les bùchers flamboyants s'éteignent quand j'y touche.
Le plomb fondu se change en glace dans ma bouche,
Et voici les lions, à ma vue effrayés,
Comme des chiens soumis se coucher à mes pieds.
Quand aurez-vous pitié de votre créature?
Oh! laissez-moi rentrer du moins dans la nature;
Et, mesurant le crime, ô Dieu juste, au remord,
Laissez tomber sur moi le pardon de la mort!
Seulement, ô Seigneur, laissez-moi voir encore
Sur la Rome chrétienne éclater votre aurore,
Et monter votre croix, ce soleil radieux,
Sur l'Olympe, déjà trop étroit pour ses dieux!’
Puis sa main quatre fois ramasse un peu du sable
Qu'a rougi des martyrs le sang ineffaçable,
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Et, le jetant dans l'air aux quatre points du vent:
- ‘Regardez, reprend-il, ô Fils du Dieu vivant!’
Ensuite, sans qu'un tigre ou qu'un lion proteste,
Il étend son manteau pieux sur ce qui reste
Des trois morts. Après quoi, pareil à Daniel,
Du cirque morne il sort en regardant le ciel.
Allons, vengeurs que Dieu suscite pour les races,
Prenez vos javelots, vos dards et vos cuirasses!
La justice du ciel par vous doit s'accomplir,
Et l'urne du destin déborde à se remplir.
Car le droit désormais de la force relève,
Et si Dieu c'est la main, n'ètes-vous pas le glaive?
Daces, dont les aïeux se souviennent encor
Du vieux Persépolis, la ville aux dômes d'or;
Cimbres, que Marius vit unir sur vos casques
Les mufles des dragons aux ailes de tarasques;
Hérules, qui buvez l'Oder aux flots glacés
Et changez en désert le sol où vous passez;
Saxons, qui, vous berçant sur les mers boréales,
Mêlez au bruit du vent vos chansons martiales;
Angles, qui, baptisés dans l'océan Breton,
Portez dans les combats vos targes de laiton;
Goths, que l'Espagne attend; Vandales, dont l'Afrique
Doit voir rouler les chars sur sa terre historique.;
Lombards, dont on verra le belliqueux essaim
Abreuver ses coursiers aux flots verts du Tessin;
Quades aux cheveux roux; Frisons aux larges braies;
Teutons à l'oeil luisant comme l'oeil des orfraies;
Sicambres, qui, jamais à nul joug asservis,
Aiguisez sur vos rocs la hache de Clovis;
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Alains, qui, fiers du sang des anciens Massagètes,
Enduisez de poison le fer de vos sagettes;
Burgondes, qui portez, en guise d'étendard,
Une tête d'aurochs sur la hampe d'un dard;
Sarmates voyageurs, Suèves et Gépides;
Huns, qui, lançant au vent vos cavales rapides,
Mêlez à l'ouragan votre ouragan de bruit,
Vous que l'horreur devance et que la terreur suit,
Vous tous, peuples épars dans l'Europe rebelle,
Réveillés par la voix de Dieu qui vous appelle,
De l'avenir obscur, vous, ouvriers secrets,
Descendez de vos monts, sortez de vos forêts!
Accourez tous, torrent humain qui roule et gronde,
Accourez avec l'arc et la lance et la fronde,
Avec vos chars de guerre et vos chevaux ailés
Dont la tempête tord les crins échevelés!
Vengeurs inattendus de tout ce qui respire,
Ébranlez les remparts du formidable empire,
Déracinez du sol la tour de son orgueil,
Et de son grand néant faites-lui son cercueil!
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Les hymnes des barbares.
La neige a fait tomber ses plumes blanches
L'obscur sapin a fait pleurer ses branches
Le rauque corbeau dans l'ombre s'élance.
Le loup des forêts bondit sur nos pas.
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Ils savent où vont les fils de la lance.
Ils savent où vont les fils des combats.
Les nornes ont filé, des nuits entières,
Chantant vos runes sombres, ô sorcières,
Sous leurs toits de erin.
Leurs yeux ont-ils lu la grande épopée
Qu'écrit l'avenir du monde lá-bas?
Ils savent où vont les fils de l'épée.
Ils savent où vont les fils des combats,
Odin fait, jour et nuit, gémir l'enclume,
De notre gloire enfin l'éclair s'allume,
Nos noirs étalons au bruit de l'orage
Hennissent de joie et doublent le pas.
Ils savent où vont les fils du carnage.
Ils savent où vont les fils des combats.
L'épervier des bois dans son nid se lamente.
Le vautour des monts a gémi tout le soir.
Vous boirez, oiseaux, si la soif vous tourmente,
Vous boirez demain au sanglant abreuvoir,
Epervier des bois et vautour des monts!
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Le coursier du roi, secouant sa crinière,
Va frappant le sol et demande son mors.
Du matin au soir il redit sa prière:
- ‘Donne-moi, Seigneur, ma litière de morts.’
Le coursier du roi va frappant le sol!
Le clairon bruit dans l'armée aguerrie,
Et les loups ont faim dans leurs sombres halliers,
Et la lance est prête, et le glaive nous crie:
- ‘Je me rouille ici près des noirs boucliers.’
Le clairon bruit et les loups ont faim!
Nous voici venir, nous les fils des Alrunes,
Nations, tremblez dans vos mornes vallons.
Nos coursiers sont noirs, leurs crinières sont brunes.
Nos carquois sont pleins et nos glaives sont longs,
Nous voici venir, nations, tremblez!
Tempêtes du nord, rugissez dans l'espace!
La foudre conduit votre meute qui passe,
Courez dans les cieux, aboyez sur nos têtes
Plus vite que vous, nous marchons, ô tempêtes,
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Rafales neigeuses du pôle accourues,
Dans l'air autoninal, ò triangles des grues.
Voici s'avancer nos cavales sans nombre
- ‘Où va, se dit-on, cet orage dans l'ombre
Ravines des monts par la neige gonflées.
Broyez, ô torrents, dans les creux des vallées,
Ainsi nous broyons les cités, les royaumes,
Et, morne linceul, sur les peuples fantômes
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Les trois derniers jours de rome.
Le premier jour.
Esclaves, écoutez comme on frappe à ma porte.
On frappe, on frappe encor.
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Mes veilleurs endormis, ma foi, qu'est-ce qu'ils font?
Tes veilleurs sont plongés dans un sommeil profond.
Sous leur chevet, ce soir, une main invisible
A dérobé la clé de ta force invincible.
Ce sont des Juifs peut-être, ou, qui sait? des chrétiens.
La clé de ta puissance, ô Rome, je la tiens;
Car c'est, regarde ici, la pointe de mon glaive.
Ton étoile décline et la mienne se léve.
Descends ton escalier de porphyre vermeil,
Et laisse tes veilleurs dormir leur lourd sommeil.
Mais hâte-toi d'ouvrir, car je suis las d'attendre,
Et je suis Alaric, puisque tu dois l'entendre.
Comme autrefois Brennus, Rome, tu t'en souviens,
Je suis un messager du destin, et je viens,
Quand tu te fais exprès complice des révoltes
Pour mieux ravir au champ des peuples ses récoltes,
O Rome, je viens voir ce qu'il te reste encor
Des rapines du monde au fond de ton trésor.
Nous en ferons deux parts, à moi l'une, à toi l'autre
Sinon, je prends le tout; car ce droit est le nôtre.
Mais je suis généreux, tel que tu me vois là,
Et j'en veux seulement la moitié.
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Le deuxième jour.
Cette nuit, écoutant le chant des tibicines,
J'ai senti mon palais trembler dans ses racines.
Mes augures, ouvrez le livre des destins,
Et dites-moi qui trouble ainsi mes doux festins.
Ma coupe de cristal a frémi sous ma lèvre,
Et mon lit chancelé comme pris de la fièvre.
C'est étrange. Les dieux sont capables de tout.
Hélas! les dieux sont morts. Un seul reste debout,
Un seul, un seul encore, et ce n'est pas le nôtre.
Qui sait (car aussi bien l'un ne vaut-il pas l'autre?),
Qui sait si ce n'est pas le dieu nazareen,
Dont le pied reste empreint au désert syrien?
Celui-là, j'en réponds, est mort aussi. Pilate
A vu jeter au sort son manteau d'écarlate,
Et lui-même l'a vu coucher dans le tombeau.
Or donc quel pourrait bien être ce dieu nouveau
Qui commande aux terreurs de s'asseoir à ma table?
C'est le Dieu des chrétiens, le maître redoutable,
L'esprit le plus nouveau, l'esprit le plus ancien.
De l'avenir du monde il compose le sien,
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Et ne veut plus que rien par le hasard se fasse.
C'est pourquoi tous les deux il nous niet face à face.
Je suis la terreur et l'effroi.
Les Huns ont ciselé ma couronne de roi.
J'ai broyé sous mes pieds tes légions serviles.
J'ai laissé sur le Rhin dix cadavres de villes.
J'ai balayé du sol Aquilee, et Milan,
Et Pavie et ses tours. Puis j'ai pris mon élan
Vers le Tibre, pour voir ce qu'il roule en son ond
De débris de Césars, immondices du monde.
J'ai vu ce que le temps fait de ces choses-là,
Et j'en ai le dégout au coeur, foi d'Attila.
Or, puisqu'il faut mourir et que ton heure approche,
Puisqu'on creuse déjà ton caveau dans la roche,
Que de ta pourpre on garde encor quelque lambeau
Pour coudre ton linceul et te mettre au tombeau,
Donne-moi ton trésor, et que ta main soit preste.
Alaric m'eu a pris la moitié. Prends le reste.
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Le troisiême jour.
Quel brouillard de terreur passé devant mes yeux?
Ils n'aperçoivent plus un coin d'azur aux cieux,
De sombres visions toutes mes nuits sont pleines.
Qu'entend-on sur les monts? Que voit-on dans les plaines?
Mes féciaux, tenant la verveine à la main,
Depuis soixante jours se sont mis en chemin.
Aux quatre points du vent que chacum d'eux explore,
Quels spectres ont-ils vus? Je n'en sais rien encore;
Mais je me sens trembler depuis qu'ils sont partis,
Et je me dis souvent: - ‘Quand donc reviendront-ils?’
Je viens de l'Occident. Un vieux gardeur de chèvres
M'a dit, en ébauchant un rire sur ses lèvres:
- ‘Eh quoi! l'astre romain n'a donc plus un rayon?
C'est ma lampe, le soir, sous mon toit de clayon.’
Je viens du Nord. J'ai vu sous leurs manteaux de neige
Les Alpes se disant l'une à l'autre: - ‘Que n'ai-je
Un souffle d'ouragan qui transporte mes rocs?
Car j'irais lapider Rome avec tous mes blocs.’
Je viens de l'Orient. La foudre le sillonne.
L'empire a vu crouler sa dernière colonne.
Aétius tombé fut le dernier Romain.
Les barbares seront peut-être ici demain.
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Je viens du Sud. L'Etna du fond de son cratère,
Augure souterrain, prophétise à la terre.
Le Vésuve aussi gronde et jette à tous les vents
Son râle de terreur au milieu des wants.
Dans quel coin de l'empire, hélas! trouver un gite?
Nombreux comme les flots que la tempète agite,
Nombreux comme au désert les sables voyageurs
Qui noyèrent Cambyse en leurs gouffres vengeurs,
Hier Ostie a vu de leurs barques fatales
Sur ses bords étonnés descendre les Vandales.
Toute l'Afrique est la. Dans leurs marais bourbeux
Les pâtres de Frégène ont abrité leurs boeufs.
Ils disent qu'Annibal revient, et qu'il ramène
Ses lances pour nous faire un second Trasiméne.
Pourtant ce n'est pas lui; c'est un autre, et l'on dit
Qu'un griffon lui forgea le glaive qu'il brandit.
C'est moi, c'est Genséric, et je viens de Carthage.
Entre elle et toi le sort ne veut plus de partage.
Du coursier d'Annibal j'ai mis à mon coursier
La bride aux clous d'airain et les sabots d'acier.
Le soleil de l'Atlas a brillé sur mes piques.
Mes chevaux ont brouté dans tous les lieux épiques,
Et, plus fortes encor que les mains d'Attila,
Mes mains ont muselé les lions de Thala.
Or, je veux faire voir aux peuples que j'amène
Ce qu'il reste de dents à la louve romaine.
Fais comparaître ici ton dieu Férétrien.
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Hélas! je n'ai plus rien.
Hélas! ma couronne est brisée.
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Hélas! mon trône est un simple escabeau.
Ils sont partis emportant leur flambeau.
La nuit, au lieu d'encens, les remplit de bruines.
Je n'en sais plus que faire. O Genséric, prend-les!
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