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Georges Eekhoud
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L'Embarquement des émigrants
Laurent lisait l'arrière-pensée de ces braillards. Sa compassion pour les Tilbak s'étendait à leurs compagnons. Entre mille épisodes poignants un surtout l'émut pour la vie et sembla condenser la détresse et le navrement de ce prologue de l'exil.
Au moins une trentaine de ménages de Willeghem, bourgade de l'extrême frontière septentrionale, s'étaient accordés pour quitter ensemble leur misérable pays. Ceux-là n'avaient point pris place sur les camions, mais, un peu après l'arrivée du gros des émigrants flamands, ils se présentèrent en bon ordre, comme dans un cortège de festival. Soucieux de faire bonne figure, de se distinguer de la cohue, désirant qu'on dise après leur départ: ‘Les plus crânes étaient ceux de Willeghem.’
Les jeunes hommes venaient d'abord, puis les femmes avec leurs enfants, puis les jeunes filles et enfin les vieillards. Quelques mères allaitaient encore leur dernier-né. Combien d'aïeules, s'appuyant sur des béquilles et comptant sur un renouveau, sur une mystérieuse jouvence, devaient s'éteindre en route, et, cousues dans un sac lesté de sable, basculées sur une planche, se verraient destinées à nourrir les poissons! Des hommes faits, en nippes de terrassiers, vêtus de gros velours côtelé, avaient la pioche et la houe sur l'épaule et le bissac et la gourde au flanc. Des couvreurs et des briquetiers allaient appareiller pour des pays où l'on ignore la tuile et la brique.
Une jeune fille, l'air d'une innocente, moufflarde et radieuse, emportait un tarin dans une cage.
En tête marchait la fanfare du village, bannière déployée. Fanfare et drapeau émigraient aussi. Les musiciens pouvaient hardiment emporter leurs instruments et leur drapeau, car il ne resterait personne à Willeghem pour faire encore partie de l'orphéon.
Laurent avisa, marchant à côté du porte-drapeau, un ec- | |
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clésiastique à cheveux blancs, le prêtre de la bourgade. Malgré son grand àge, le pasteur avait tenu à conduire ses paroissiens jusqu'à bord, comme il les accompagnait jadis chaque année au pèlerinage de Montaigu. L'avaientils priée et conjurée, la bonne Vierge de Montaigu, depuis des années que durait la crise! Pourquoi, patronne de la Campine et du Hageland, restais-tu sourde à ce cri de détresse? Au lieu de remonter, comme aux temps légendaires, les fleuves limoneux du pays, dans des barques sans pilotes et sans mariniers, pour atterrir aux rivages élus par leur divin caprice et s'y faire édifier de miraculeux sanctuaires, les madones désertaient donc, à présent, leurs séculaires reposoirs et avaient redescendu les premières les mêmes cours d'eau qui les conduisirent autrefois, des continents inconnus, au coeur des Flandres. Pourtant les simples de la plaine flamande t'avaient édifié une basilique sur un des seuls monts de leur pays, autant afin qu'on vît de très loin resplendir la coupole étoilée de ton temple de miséricorde que pour te rapprocher de ton Ciel. Vierge inconstante, donnais-tu toi-même l'exemple de l'émigration à tous ces nostalgiques des pauvres landes de l'Escaut?... Mais, ce soir, après avoir vu disparaître le navire au tournant du fleuve et se confondre les spirales de fumée avec les brumes du polder, lui, le bon pasteur, regagnerait à pas lents le bercail, triste comme un berger qui vient de livrer lui-même au redoutable inconnu la moitié du troupeau marqué d'une croix rouge par le toucheur.
Si, pourtant, les hauts et nobles propriétaires, hobereaux et baronnets, avaient consenti à diminuer un peu les fermages, ces fanatiques du terroir n'auraient pas dû s'en aller! Ils seraient bien avancés, les beaux sires, le jour où il n'y aurait plus de bras pour défricher leurs onéreux domaines!
Quelques-uns des émigrants de Willeghem portaient à la
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casquette une brindille de bruyère; d'autres avaient attaché une brassée de la fleur symbolique au bout de leurs bâtons, au manche de leur outils, et les plus fervents emportaient, puérilité touchante! tassée dans une cassette ou cousue dans des sachets, en manière de scapulaire, une poignée du sable natal.
Ingénument, non pour récriminer contre la patrie mauvaise nourricière, mais pour lui témoigner une dernière et filiale attention, ces pacants arboraient leur costume national, leurs nippes les plus locales et les plus caractéristiques; les hommes, leurs bouffantes et hautes casquettes de moire, leurs bragues de pilou et de dimitte, leurs sarreaux d'une coupe et d'une teinte si spéciales, de ce bleu foncé tirant sur le gris ardoisé de leur ciel et qui permet de distinguer à leur blaude les paysans du Nord de ceux du Midi; - les femmes: leurs coiffes de dentelles à larges ailes qu'un ruban à ramages attache au chignon, et ces chapeaux bizarres, en cône tronqué, qui n'ont d'équivalent en aucune autre contrée de la terre.
Au moment de délaisser la terre natale, c'était comme s'ils songeaient à la célébrer et à s'en oindre d'une manière indélébile. Même ils parlaient à haute voix, mettant une certaine ostentation à faire rouler les syllabes grasses et empâtées de leur dialecte; ils tenaient à en faire répercuter les diphtongues dans l'atmosphère d'origine.
Mais ils trouvèrent encore moyen d'accentuer l'inconsciente et tendre ironie de leurs démonstrations.
Arrivés sous le hangar, avant de s'engager sur la passerelle du navire chauffant pour le départ, les gars de la tête firent halte et volte-face, tournés vers la tour d'Anvers, et, embouchant leurs cuivres, drapeau levé, attaquèrent - et non sans couacs et sans détonations, comme si leurs instruments s'étranglaient de sanglots - l'air national, par excellence, l'Où peut-on être mieux du Lié- | |
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geois Grétry, la douce et simple mélodie qui rapproche par les accents du plus noble langage, les Flamands et les Wallons, fils de la même Belgique, tempéraments dissemblabes, mais non ennemis, quoi qu'en puissent penser les politiques. Aussi les houilleurs borains massés sur le pont se portèrent mains tendues au-devant des Flamins.
Tels se réconcilient et s'embrassent deux orphelins au lit de mort de leur mère.
Les conjectures vraiment pathétiques de cette dernière aubade au pays déterminèrent chez Laurent un afflux de pensées. Il entendait rauquer dans cet hymne attendri, scandé et modulé d'une façon si bellement barbare, par ces bannis si affectifs, toutes les expansions refoulées et tous les désenchantements de sa vie. Cette scène devait lui rendre plus cher que jamais le monde des opprimés et des méconnus.
Qu'il était loin déjà le jour d'insouciance de l'excursion à Hemixem et loin aussi le jour de son retour à Anvers et de sa longue contemplation des rives du fleuve bien-aimé! Par ce dimanche ensoleillé, l'air vibrait aussi de fanfares, mais aucune de ces phalanges rurales n'avait quitté la rive pour ne plus la revoir!
L'arivée des Tilbak et de Jan Vinger hout porta l'exaltation de Laurent à son paroxysme. Il tressaillit comme un somnambule lorsque le maître débardeur lui toucha l'épaule. Il avait la poitrine trop gonflée pour parler, mais sa contenance, sa physionomie convulsée, leur exprimaient mieux que des protestations le monde d'angoisses qu'il ressentait. Il embrassa Siska et Vincent, hésita un moment, puis, consultant du regard le brave Jan Vingerhout, il appliqua un long et fraternel baiser au front d'Henriette, serra contre sa poitrine l'ancien baes de la Nation d'Amérique, et, prenant les mains d'Henriette, il les mit dans celles de son mari, et les tint pressées entre les siennes, comme
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pour s'unir à eux dans cette étreinte quasi sacramentelle. Puis sentant l'émotion lui nouer la gorge, il n'eut que le temps de se tourner vers Lusse et Pierket qui lui tendaient leurs mains et leurs lèvres. Et, sous les larmes que Laurent ne parvenait plus à retenir, Pierket, qui adorait son grand ami, éclata en sanglots et se suspendit à son cou comme s'il voulait l'entraîner avec eux par delà les mers.
Aussi cette lugubre et ironique coïncidence qui faisait s'embarquer Henriette et les siens à bord de la Gina, avait par trop étreint le coeur dé Paridael. Il reconnaissait le mauvais génie de Béjard et de sa femme. Cette Gina lui ravissait Henriette et tous ceux qu'il aimait!
D'autres corrélations bizarres et inattendues se présentèrent encore. Ce village de Willeghem qui émigrait en masse, était précisément celui de Vincent et de Siska. Comme ils l'avaient quitté enfants, ils ne reconnaissaient personne. Mais en interrogeant ce monde ils retrouvèrent quelques noms, démêlèrent des traits de famille dans les physionomies, finirent par se découvrir des cousins. Ces reconnaissances eurent ceci de bon qu'elles étourdirent et dissipèrent un peu les partants. Jan Vingerhout dit en riant: ‘Willeghem sera donc au complet, là-bas! Et nous fonderons une nouvelle colonie à laquelle nous donnerons le nom du cher village! Vive le Nouveau-Willeghem!’
Et tous de faire chorus.
Mais d'autres camarades que les paysans accaparaient l'attention des Tilbak. La Nation d'Amérique au grand complet: doyens, baes, compagnons, voituriers, mesureurs, arrimeurs, gardes-écuries, chargeurs, rouleurs, et même nombre de chefs des autres corporations avaient fait escorte au digne Jan, au-mieux-voulu de leurs chefs et de leurs compères. Que d'efforts dépensés par ces braves gens pour le retenir! Car, s'il prétextait le dégoùt du métier, l'envie de voir du pays, la dureté des temps, au fond, les plus perspi- | |
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caces savaient que le digne garçon, compromis comme principal meneur dans les derniers troubles, craignait, en demeurant à leur tête, d'attirer sur ses amis le mauvais gré des riches et de nuire aux intérêts de leur gilde.
Dans la masse des dockers se trouvaient jusqu'aux musards du ‘Coin des Paresseux’ de ces cogne-fêtu taillés en athlètes, aussi rogues qu'indolents, au demeurant les meilleurs bougres, qui avaient si souvent désarmé Jan Vingerhout par leur flegme superbe, lorsqu'ils ne le faisaient pas endêver par leur inertie et leur désertion devant le labeur. Ces baguenaudiers se bousculaient pour broyer affectueusement les mains du partant dans leurs crocs énormes; et, dérogeant à leurs habitudes de pure représentation, ils aidaient même à transborder les colis.
Les détaillants voisins de la Noix de Coco se pressaient, de leur côté, autour des Tilbak. La population maritime et ouvrière du port et des bassins s'associait toute entière à cette manifestation de regret et de sympathie. Dans la cohue, Laurent crut même reconnaître quelques jeunes runners valant peut-être, mieux que leur réputation et tenant, eux aussi, à témoigner de leur sympathie pour ces braves gens.
Ces démonstrations apportèrent une heureuse diversion aux adieux, en étourdissant ceux qui en étaient l'objet. Les ouvriers des quais, sains et joyeux gaillards, ne mâchant de noir que leur chique de tabac, affectaient bien une gaîté un peu forcée, ou exagéraient leur humeur drolatique, se mettaient l'esprit à la torture pour trouver des saillies de haute graisse, mais plus d'un se mouchait avec trop de fracas ou se frottait le visage du revers de sa manche, alors qu'il n'y avait pourtant point la moindre sueur à essuyer.
Jan Vingerhout ne se laissait pas démonter non plus; ferré sur la réplique, il parvenait encore à gonfler les plus gros- | |
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ses bourdes, et, fidèle jusqu'au bout à sa réputation de boute-en-train des ‘Nations’, se livrait à une débauche d'aphorismes et de monostiques stupéfiants, où pantalonnait et pétardait l'esprit du père Cats et d'Uilenspiegel. A toute force il lui fallut prendre encore quelques verres avec les copains, à l'estaminet le plus proche. Paridael n'avait pas pu refuser non plus les politesses de ses dignes patrons et camarades. Et, devant le comptoir, où les tournées se succédaient, au feu roulant des gaillardises, aux bordées de jurons, aux francs coups de poing sur les tables, Laurent aurait encore pu se croire au ‘local’, après le travail, les soirs de reddition de comptes. Quelques-uns de ces débardeurs apportaient des souvenirs à leur Jan, celui-ci une pipe, celui-là une blague à tabac, qui une rémige de frégate. Un de ces braves avait même eu l'idée de remettre du papier à lettres de trois couleurs, à Vingerhout. Il s'agissait de dérouter les interceptions et le cabinet noir des facenderos. Lorsque Jan écrirait sur du papier blanc, ce serait signe que les choses allaient bien, le rose signifierait condition précaire, mais supportable, enfin le vert indiquerait une profonde détresse. Et cela en dépit de ce que la lettre contiendrait d'optimiste et de rassurant.
L'heure pressait.
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