E. du Perron
aan
Julia Duboux
Brussel, 2 november 1924
Dimanche, 2 Nov.
Merci, Julia-dear, vous-êtes charmante! (sans accent ‘mondain’) Savez-vous que vous avez été la première à me féliciter aujourd'hui? Votre gentil mot est venu vers 10 heures - seule distribution de dimanche - en ce moment il est presque 11 heures et je n'ai vu que - en passant - mon père. Poignée de main simple. ‘Et je passe....’
Je n'ai encore vu ni ma mère, ni ma petite soeur, ni Alice. Les deux dernières sont probablement allées faire une promenade; quant à ma mère elle est quelque part à se ronger le coeur, le foie, d'autres parties de sa constitution fort sensible, peut-être. Je suis fort aise de ne pas la voir, en tout cas. Voilà.
Elle est peut-être la bonté même, au fond, mais il faut la connaître de fond en comble pour l'aimer toujours. Il y a des moments où elle se démène en véritable chipie. Elle peut crier contre les domestisques, at the top of her voice, comme aux Indes le font les parvenues chinoises, à vous en dégoûter pour une semaine à venir. Hier soir, pendant que mon cousin Nour-ed-Din (dit Coco) était notre hôte, elle nous a réjouis avec une de ces représentations; ensuite, comme je faisais une remarque, elle a littéralement débordée: me menaçant de son index à travers un bouquet de je ne sais quelles fleurs tendres, criant deux fois plus fort, les yeux roulant dans sa tête. Personne ne soufflait mot; mon père se tenait la tête entre les mains, Alice était pâle, Coco souriait en me regardant, moi, en face d'elle, je faisais mine de boire à sa santé. Puis elle s'en est allée se réfugier dans la loggia, où Alice seule l'a rejointe. Coco parti, je suis venu lui souhaiter le bonsoir, à quoi elle n'a pas répondu. Je l'ai entendu expliquer à Alice ses projets de s'en aller pour toujours (radotage par trop répété); j'ai bien dormi. Ce matin ses cris m'ont éveillé: remarquez qu'elle se trouvait au rez-de-chaussée, moi dans ma chambre au second étage. Quel crime a été commis? voilà ce que j'ignore et aimerais ignorer. C'est vraîment trop peu civilisé, et trop stupide. Me comprenez-vous maintenant si je dis être heureux de quitter cette
existence?- à part tout ceci, ma mère est bonne, charmante, tendre, sentimentale, charitable, généreuse, etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. Vous l'aimerez peut-être.
Tout à l'heure une bande de gens, que ma mère a invitée, arrivera. On va me serrer la main d'un air ému, en me parlant de mes bons parents. Je penserai, au moment critique, au Kodak dont mon père m'a fait cadeau - et que je dois encore acheter. Pourtant, si je suis un peu en gaité, je leur réserve un petit toast.
Voilà mon anniversaire, dearie-mine, au sein de ma très chère famille. Une petite pensionnaire ne trouverait pas mieux à vous raconter, n'est-ce pas? Ici, il s'agit de Duco Perkens, un jeune homme qui se croit presque génial. Avouez, d'ailleurs, qu'il mérite mieux.
Votre lettre m'a fait le plus grand bien. J'ai été longtemps seul à seule avec vous; et si je vous ai donné ce croquis, point exagéré hélas, de mon entourage, c'était surtout pour vous faire savourer le contraste. You are my only, very, dear. I'm yours in word and deed, My Lady. Et je vous embrasse avec enthousiasme!
Eddy
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum