E. du Perron
aan
Julia Duboux
Monte Brè, 18-20 augustus 1924
18 Août
Bonjour, Julia, come sta? Moi pas trop mal, - sans lettre toujours, mais pour le reste, ça va. J'ai lu du Ronsard à en perdre haleine; finalement il m'a bien un peu rasé ce bonhomme, avec son coeur toujours prisonnier. Je suis allé au Ceresio avec le docteur et une femme qui d'abord a beaucoup hésité à se montrer là entre deux ‘Männlichkeiten’. C'est une femme non-mariée, demoiselle par conséquentGa naar eind*), qui s'est inquiétée, m'a-t-elle dit, de ma paleur. - Vous devez être très malade, m-a-t-elle dit en allemand. - J'ai nié en anglais; on a eu une fausse conversation d'un balcon à l'autre, en plein soleil; elle est toute rouge déjà; moi je ne change pas de couleur; question d'épiderme. Elle m'a dit que je devais être très prudent avec mes bains de soleil, vraîment, comme toute femme à peu près épouvantable, elle doit avoir un coeur très tendre. Elle s'est d'ailleurs fait couper les cheveux, avant-hier, à Lugano. Je me suis copieusement ennuyé avec elle, hier soir, au Ceresio, et pourtant je n'en étais pas fâché puisque cela m'a rafraîchi quand même, après Ronsard. Le docteur l'a moins appréciée; il voulait me confier un secret. C'est que, depuis qu'un jour, lui et moi, nous avons couru à travers la pluie, du tram au funiculaire, du funiculaire au Kurhaus, il a beaucoup de confiance en moi, ce docteur. Il s'appelle Eberhard et il a 32 ans, - que voulez-vous? - il est depuis cinq ans marié et sa femme ne l'aime pas;
étant assez intelligent il s'est mis à aimer sincèrement (je le cite) une jeune fille malade; il ne demanderait pas mieux que de voir sa femme ravie par un autre. Je me suis dit en écoutant tout cela: Diaminé, voilà un homme qui n'est pas trop mulet! - Et j'ai beaucoup de sympathie pour ce docteur. Le secret qu'il voulait me confier hier soir était celui-ci: Les deux filles ‘mariables’ de l'hôtelier se le disputent pendant leurs repas. Les servantes s'en amusent beaucoup; lui aussi, mais il ne voudrait pas s'occuper d'elles malgré qu'elles croient qu'il est célibataire, car, m'a-t-il expliqué, mon père a été officier. Alors! n'est-ce-pas? vous comprenez....
(Je cesse ce ‘gossip’ pour prendre a sun-bath.)
Le soir.
Eté à Lugano; recommandé les deux Aragon; recontré sur un banc au bord du lac mais plongé moins dangereusement dans Die Frauen des Morgenlands qu'il venait d'acheter et dont il paraissait savourer les plutôt ‘libres’ illustrations, mon docteur (who else?); passé l'après-midi avec lui au Huguenin; en rentrant trouvé non pas une lettre de vous, mais une autre - la seule, peut-être apte à me consoler! - de Pascal Pia himself, vivant par conséquent! Je ne sais plus pourquoi je m'attendais à lire sa mort. Il est bien vivant et plus que jamais décidé à faire ses ‘mystifications’, il a même trouvé un éditeur, mais il se trouve toujours - ou de nouveau - dans l'hôpital militaire à Laveran. J'aimerais que vous soyez amis, vous deux - et sceptiquement je me dis tout bas ‘ce serait cocasse si, alors, et Julia étant ma femme, elle aimait Pia’, mais ce sont là pensées qu'on n'avoue pas à soi-même, pourquoi donc vous les dirais-je? J'ai trouvé pour vous, Ma Méchante Silencieuse Dame, une nouvelle étude de Jacques Rivière, réjouissez-vous: une d'à peu près 90 pages sur son ami - attendez, ce n'est pas tout! - sur son ami mort, et mort en guerre, et - oh, Julia, j'ose à peine le dire! - et que lui seul, au fond, a connu. Hein? N'est-ce pas que c'est intéressant?....
Et j'ai parcouru cela et j'ai failli m'irriter. Surtout en me hasardant dans l'oeuvre de l'ami mort (Alain-Fournier) lui-même. Quand je lis des choses pareilles - remarquez qu'il y a des passages ‘exquises’ - je suis à deux pas de me demander: Franchement, suis-je donc si ignoble; ou cet homme m'est-il si supérieur? - Toutes ces questions, concernant la Vie (ah, la Vie, parleznous en! ‘c'est la Vie!’ vous dirait la moindre midinette ou dactylographe, de préférence dans l'autobus, à Paris), notre Destin, l'Amour, Dieu, et Dieu sait quoi encore - et le sérieux, la sérieuse hystérie cérébrale si j'ose m'exprimer ainsi, avec laquelle elles sont posées! J'ai envie de dire: Pauvres petits, vous en êtes encore là? venez donc prendre un sirop de gomme au Huguenin! - mais alors, n'est-ce pas, comme je n'ai plus mon positivisme d'autrefois, mon bel positivisme d'ahuri restreint, je me dis: Mais non! en somme ils ont raison peut-être, et en ne les comprenant pas, et en ne te posant pas ces questions-là, et avec cette sérieuse hystérie-là, c'est toi, mon petit, qui nous prouve que tu n'es qu'un être grossier, un pied-plat content de lui-même, sans âme, sans élévation, sans scrupules de toute première noblesse! - Et pourtant, Julia, pourtant..... Si vous saviez, comme on peut se purger longuement, complètement, délicieusement de toutes ces fadaises-là, ces exaltations ambigues de potache-paouète, en se jetant head over heels dans quelque opérette bien inepte, bien bruyante et bon marché - et comme c'est
sain et salutaire, en somme! - Bah, ne nous emballons pas. Qui sait si, au fond, ce n'est pas le plus bas mépris qui me fait parler, tout simplement parce que je sais que vous aimez cette tournure d'esprit à la Rivière et Fournier et Guérin etc. et que, si vous les auriez connus, vous les auriez aimés autrement peut-être, et davantage, que moi; - qui sait? ce n'est peut-être que cela.
J'aime Louis Aragon, moi. Et je ne suis pas sûr que vous ne l'aimerez pas. (N'ai-je pas un peu volé son bouquin pour que vous l'aimiez? mais c'est tricher ça) - J'aime Aragon pour sa plus grande intelligence, pour son attitude plus saine, malgré tout, et plus - dirai-je: suprème? malgré que le mot soit ridicule - et plus dédaigneuse, bien vu bien jugé, que le tourment aux yeux révulsés des tant-nobles cocos que je lui oppose. Jetons le masque et disons: lui = moi. Je me sens frère de Louis Aragon, malgré 1001 différences, frère d'armes pour le dire aussi ridiculement que possible, - il ne me déroute pas, je le comprends de A à Z, même, ou surtout, quand il est tout à fait incompréhensible, je comprends ce qui l'horripile, ce qui le dégoûte, ce qui le fait pleurer (oh, tout en cachetteGa naar eind**), ce qui l'attire et ce qui l'amuse, intensément. Si j'aime Valery Larbaud pour tout ce qu'il y a justement de suranné, de sentimental en lui, malgré son attitude ‘moderne’, j'aime Aragon parce qu'il a l'intelligence qui a.... l'intelligence de ne pas vouloir paraître: intelligente. Même pas cela, messieurs et mesdames.
Bref, c'est un type qui s'en f...t. Il se f..t de lui-même, de ses tourments, de tout, et des tourments de son ami le noble coco. Mais son ami, lui, le noble coco ne s'en f..t pas, justement. En quoi justement il a tort. C'est à prouver.
Je me f..s de toi.
Tu ne te f..s pas de moi.
Tu es plus bête que moi.
- Oui! mais! crie le bêta, je suis plus bête, c'est vrai, mais je suis plus noble, tu sais!
(Et comment voulez-vous qu'on lui enlève ça?)
Je vous demande pardon, Julia, je pérore comme un sacristain, sans avancer - vous vous en êtes aperçue - parce que je connais trop les deux camps, et n'arrivant qu'à prouver: ma propre préférence..... actuelle! C'est passablement triste comme résultat d'ergotage. Aussi, Bamboula a dit: N'ergotons-pas!
Julia, j'allais oublier de vous dire que je vous aime. De tout mon coeur, de toutes mes forces, Julia. C'est très ridicule, ça, personne ne le sait si bien que moi, mais c'est. Et vous êtes bien méchante, Julia, de me laisser sans la lettre qui allait arriver ‘peut-etre’....
Bonsoir, ma grande chérie. Je vous copie ceci, en guise de slumber-tune - la meilleure chose peut-être trouvée aujourd'hui chez Ronsard:
Les longues nuicts d'hyver, où la Lune ocieuse
Tourne si lentement son char tout à l'entour,
Où le Coq si tardif nous annonce le jour,
Où la nuict semble un an à l'ame soucieuse:
Je fusse mort d'ennuy sans ta forme douteuse,
Qui vient par une feinte, alleger mon amour,
En faisant, toute nue, entre mes bras sejour,
Me pipe doucement d'une joye menteuse.
Vraye tu es farouche, et fiere en cruauté:
De toi fausse on jouyst en toute privauté.
Près ton mort je m'endors, près de lui je repose:
Rien ne m'est refusé. Le bon sommeil ainsi
Abuse par le faux mon amoureux souci.
S'abuser en amour n'est pas mauvaise chose.
19 Août, 11 heures.
Décidément, elle ne viendra plus, cette lettre. C'est comme si Julia se disait: ‘Faisons attendre les enfants gâtés. Comment? parce qu'il est enfant gâté je le gâterai de lettres? Oh! Que nenni....’ Et l'enfant gâté se dit que, pour avoir repris le goût des longues correspondances; pour avoir oublié que c'était lui, justement, qui n'aimait pas les longues lettres, il n'est que puni comme il le méritait, et que dorénavant (qui est un joli mot) il ne fera plus, lui, que répondre, tant que la possibilité de répondre lui sera encore donnée. Aussi a-t-il décidé que cette lettre-ci ne partira pas, avant l'arrivée de l'autre, et qu'ainsi la suite de cette lettre-ci pourra être une réponse. Amen.
11 h. 10
Comme Guillaume Apollinaire (disiez-vous) vous aimez vous dire: ‘Et mon mal est délicieux.’ Comme Guillaume Apollinaire vous-y ajoutez aussi:
‘Oui, je veux vous aimer mais vous aimer à peine’ -?
(Car c'était ce mal qui fût si delicieux!)
20 Août 9 h. 15, le matin.
Trois quarts d'heure pour vous écrire, avant le bain de soleil, le bain de Heublumen, le massage, avant le déjeuner (voilà mes préoccupations et interruptions); et j'ai bien pour des heures en moi! - pour vous, chérie. Vous avez raison: ces lettres sont si peu simples! Enfin; il faut en faire son parti -et ne plus perdre du temps. (5 minutes déjà, ça va avec une vitesse!) Ecoutez: Trève de plaisanteris, méchantes (peut-être) et gentilles tour à tour; je suis très sérieux, très sincère, ma grande amie chérie. Votre lettre est venue -: vous êtes épatante! Vous êtes magnifique, Julia, délicieuse, charmante, tendre, et tellement trop bonne! Vous avez raison: je suis un méchant enfant gâté qui ne mérite pas tant de bonté. Si je savais comment réparer? En avouant: mea maxima culpa? Ou simplement, en vous attirant contre moi, tout contre moi, et en vous serrant très fort et en vous couvrant de baisers? Si un baiser n'arrange pas tout, tant de baisers feront-ils ‘l'affaire’? Car il me faudrait beaucoup de baisers, pour toutes les Julia qui m'aiment et dont il n'y a pas une seule que je n'aime pas. Julia, dites-moi, savez-vous combien je vous aime? comment je vous aime? ce que vous êtes pour moi? Je suis presque persuadé du contraire. Parce qu'alors, - si vous saviez - vous ne supposeriez (ni n'imagineriez) plus des...... bêtises; et des.... méchancetés comme celle: que je ne vous attendrais peut-être que par esprit chevaleresque. The
horror of it! Je suis parfaitement incapable de tant d'altruïsme, ma chère Julia chérie, tranquillisez-vous. ‘Tout ce que vous voulez mais pas de ça.’ Amis, oui, amis -et le reste, mais pas compagnons. Or, Julia, ce que je sais, ce que j'oserais vous jurer, si jurer n'était pas une si inepte chose, c'est que, sans vous, après vous, je ne désirerais plus de compagnon. Je ne trouverais d'ailleurs plus tant de Julia que j'aime et qui m'aiment. Croyez-moi, je sais de plus en plus ce que c'est: et les femmes charmantes sont si incomplètes. C'est si vite épuisé: un seul côté: la gaîté, le charme (le rien-que-le-charme). Vous êtes autre chose pour moi - et même pas seulement pour moi, pour être franc - mais, mettons, surtout pour moi - parce que M. Duco Perkens ne doit pas tout à fait me quitter: - vous êtes épatante, vous êtes complète. Si vraiment vous croyez que nous sommes faits pour nous aimer, aimons-nous, franchement, largement, ne nous-occupons pas du reste. Il y a si peu de gens qui savent s'aimer. La compréhension? croyez-moi, elle viendra. Croyez-vous que je serais assez bête de ne pas vous ‘comprendre’, du moment que le calme sera entre nous? Pour la compréhension dont vous parlez, il faut le calme: des deux côtés. Avouez que pour le moment nous sommes encore assez éloignés de cela. Si nous arrivons à être calmes, c'est malgré - et non pas par - les circonstances. Nous ne connaîtrons le véritable calme que quand nous serons (et non
pas: serions) ensemble. Que quand nous saurons, avec une conviction solide, bien campé sur ses jambes, quasi inébranlable, que nous, (au moins), nous nous aimons. Et c'est surtout alors, je pense, que le reste, - tant de choses, si vous saviez! - le veritable ‘companion-ship’ pourra commencer. Commencera.
Julia, j'ai été peu gentil peut-être - pas tout à fait méchant, relisez ma lettre! - mais comprenez-moi à votre tour. Croyez-vous vraîment que je ne veuille que vous me disiez ce qui vous préoccupe? Non, n'est-ce pas? en ce cas: que resterait-il du mousquetaire? Avez-vous pensé que c'était peut-être le mousquetaire qui souffre - de l'inaction à laquelle il est condamné? Vous ne savez pas, Julia, combien cela m'ennuie de ne rien pouvoir pour vous. Cela m'ennuyait déjà à Lausanne, quand vous veniez seulement de me prendre pour ‘confident’; comment voulez-vous que je me sente à présent? Inutile; impuissant et inutile. Vous devrez faire tout; tout; moi je resterai les bras croisés. Ou tout au plus: autour de vous - mais en pensées!
Et puis, je sais que dans quelque temps ce n'est que de cela que vous me parlerez, que vous devrez me parler pour me tenir au courant, me tranquilliser. Vous le savez aussi bien que moi. Et alors Julia, ne me parlez que de cela. Je vous suivrai avec ‘toute la commisération voulue’ - comme vous m'écriviez une fois - avec angoisse et avec tout mon amour. Tout mon amour pour vous, pour ma seule grande femme aimée, mon amour qui ne sera en rien diminué. Ne me contredisez pas, ne doutez même pas, car je sais. Mais je ne pourrai plus vous écrire, probablement, je devrai me taire tout à fait, alors, même envers vous; J'attendrai seulement, vous savez: le signe. J'attendrai. Comme un mousquetaire, si vous voulez. Mais comme un mousquetaire, qui adore sa Dame! Pas autrement, soyez-en sûre.
Eddy
Je vous quitte, il est 10 h. je continuerai ce soir. Pour ne pas vous faire attendre j'expédie quand même ceci.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum