E. du Perron
aan
Evelyn Blackett
Gistoux, [oktober 1929]
Gistoux, mercredi.
Ma chère Eveline,
J'ai dévoré le Requiem de M. Wolfe. C'est très fort, et très ‘clever’ aussi, mais dans l'ensemble c'est trop combiné, à mon goût. Il y a de très belles choses, il y a des choses que je ne comprends pas (des mots comme ‘unassuageable’; que je n'arriverais même pas à prononcer), et je suis convaincu que M. Wolfe ‘forgets about the gutter and seeks the stars’ (même trop continuellement), mais enfin, l'homme qu'est M. Wolfe me laisse assez froid. C'est toujours très dangereux de faire des poèmes comme celui-ci, avec un plan, probablement fait d'avance; une construction poétique avant tout; - et je veux bien admirer les moyens qui lui ont permis de réussir cette construction, et d'y mettre pas mal d'accents émouvants; bref, je peux croire facilement qu'il est dans ‘the great tradition’. Mais encore une fois, pour que j'aime un poète, il faut que l'homme me touche, et je devrais lire autre chose de M. Wolfe avant de pouvoir juger de l'homme. Après tout il a raison peut-être, quand il dit dans la dédicace (qui est très belle): ‘I only know this poem is not mine’...
Il y a aussi, dans la poésie anglaise - et souvent dans la poésie hollandaise d'ailleurs (celle de Holst par example) - cette tendance de faire des images abstraites, si je peux dire, qui glissent toujours sur moi. Ainsi, dans ce livre p. 64, à un moment assez direct et même assez poignant, je me sens ‘jeté dehors’ par cette image: ‘the dark horizons of surrender’. Pour votre esprit c'est peut-être très clair; pour moi c'est un puzzle. Je peux faire ce que je veux, je n'arrive pas à me représenter the dark horizons of surrender. C'est la seconde partie de l'image qui me rend stupide. Et ceci n'est qu'un (petit) example.
Quand à l'oreille de M. Wolfe, elle est parfaite. Là surtout je ne peux que saluer le maître! (et le mètre). Je vais relire ce Requiem; de temps en temps un petit peu, pour voir s'il gagne à être lu ainsi. Ce serait bon signe!
Dites-moi pourquoi vous avez l'air de tant détester M. Aldous Huxley. Son cynisme est-il si terrible? et n'est-il donc pas, comme presque tout cynisme, l'expression d'une sensibilité un peu trop grande? Je n'ai jamais rien lu de lui; mais Holst m'a dit qu'il existe de lui un recueil, où se trouve un conte qu'il trouve très bien et qui s'intitule: Two of three Graces. - Dans une des deux revues que vs m'avez envoyées, j'ai vu qu'on reprochait à M. Beverley Nichols d'avoir écrit une autobiographie à 25 ans. C'est un genre de reproches que je trouve idiot. Si cette autobiographie est sans intérêt, tant pis, - mais elle n'est certes pas parce que l'auteur a 25 ans! Croire cela, serait croire que l'autobiographie d'un imbécile a des chances d'être intéressante, pourvu qu'il l'écrive à 70 ans. Mais les ‘reviewers’ sont 9 fois sur 10 de bien pauvres créatures. Dites-moi ce que vous reprochez à M. Beverley Nichols. En général ces pauvres cyniques sont - à les considérer de près - ceux qui répondraient le plus spontanément à votre besoin de vous dévouer. Go and try! (my dearest child...)
Je vous transcris ici deux strophes d'un tout jeune homme, Jean de la Ville de Mirmont, tombé à la guerre à 24 ans et qui n'a laissé qu'un tout petit volume de faibles vers et un recueil de contes. Les vers sont en général très faibles et souvent à la manière de quelqu'un, mais ces deux strophes-ci sont à mon sens tout à fait charmantes. (J'aimerais les mettre en epigraphe dans de mes livres.)
‘Insouciant, bien qu'obstiné,
Je suis doux comme Robespierre,
Et je voudrais guillotiner
Ceux dont la tête m'exaspère.
Car dans le monde j'ai souffert,
Plus que la chose n'est permise,
Des gens grossiers, des mots amers,
Et de l'éternelle Bêtise.’
Comment trouvez-vous cela, Eveline? - Cela ne vat pas Rotrou?
* * *
Jeudi.
Aujourd'hui pas de lettre de vous. Vous avez eu tort de me gâter; maintenant, un jour qui ne m'apporte pas une lettre de vous, me paraît cruel et vide. Pour trompez l'attente, je vous traduirai aujourd'hui Le Bien Meuble; petit ouvrage de mes 23 ans.
* * *
Jeudi, soir.
Erreur: voilà votre lettre venue ‘par avion’ - et qui m'arrive cet après-midi. Je vous dois une réponse immédiate à celle-là, sans attendre les réponses que vous m'annoncez.
Il m'est pourtant assez difficile de vous répondre bien. Oui, si vous étiez là, cela simplifierait les choses. Maintenant ... J'ai un peu l'impression de devoir choisir entre deux rôles: celui de fat, et celui de ‘traître’.
D'abord, oui, je suis marié. Si ma femme m'aime? - Oui, beaucoup. D'un amour simple, trop simple peut-être, restreint même, si l'on veut - mais certainement très vrai. Ma femme: puisque vous ne voulez pas me la décrire - est grande, blonde a 22 ans, comme vous, et sait à peine écrire. C'est une fille de mineurs; du ‘pays noir’, Charleroi. - Si moi je l'aime? Cela dépend. Dans un certain sens: beaucoup; l'affection qu'on peut avoir pour quelqu'un sans défense dans la vie: myope, malhabile et certainement très bon. Dans un autre sens: celui de l'Amour - elle n'existe pas pour moi. C'est pénible de l'écrire comme ça; mais puisque vous voulez que je sois vrai ... Au point de vue Amour - ce que je consens à appeler ainsi - il n'y a eu hélas qu'une femme dans ma vie: ‘la Muse et la Madone’; non pas, parce qu'elle était bien, - Dieux, non!, - mais parce que moi, en ce moment, j'avais 22 ans, je ne demandais qu'à me dévouer. - J'aime votre spontanéité, Eveline, toute ‘British’ que vous soyez; vous êtes d'une jeunesse magnifique. Laissez mes 30 ans vous consoler.
Alors, vraiment, vous avez l'impression de m'aimer? (Vous me pardonnez d'appeler les choses par leur nom.) Attendez jusqu'à ce que vous m'ayez vu. Vous vous laissez emballer par vos pensées, par une image qui doit 8/9 à votre invention. Je vous assure que je ne suis pas le genre d'homme qu'une femme aime. Je suis peut-être sympathique, mais je suis vraiment, avant tout un enfant un peu vite vieilli, gros, assez mou, un peu ... un peu ‘pacha’.
Mon mariage? j'avais à le faire. Je vous dirai plus tard pourquoi. Mais je l'ai fait aussi parce que je ne croyais plus au véritable Amour. Après ‘la Muse et la Madone’, j'ai ‘aimé’ encore quelques femmes; c'était piteux. A un certain moment - il y a un peu plus qu'un an - je me faisais pitié à attendre l'Amie, la Vraie - et parce que je trouvais qu'en somme je la méritais bien peu et qu'il y avait 9 chances sur 10 que je ne la rencontre jamais, j'ai épousé cette fille à un moment affreux de sa vie, parce que ce mariage, pour elle, pouvait changer 1000 choses. Pour moi, il n'a rien changé.
Je suis toujours le même petit bonhomme de jadis - (au fond on ne change jamais!)- seulement un peu plus gros et plus résigné. Je vis avec ma mère comme jadis, et comme jadis, quand je veux, je voyage. Avec ma femme tout ceci est loyalement arrangé. - Si nous repartons de ceci, je vous donnerai quelques détails et tout vous sera clair comme - peut-être pas comme un beau matin de printemps mais comme certains soirs d'automne, quand le soleil vient de se retirer! (On fait de belles images quand on arrive à expliquer sa vie mariée!) - Que ceci vous suffise pour le moment: j'ai épousé ma femme 1o parce que, dans toute sa simplicité, elle se croyait ‘une chose finie’; 2o. parce que j'étais, fatigé de me cacher derrière quelques rêves et quelques ‘possibilités’.
A part cela, Eveline, dear, à l'encontre de la conception du British lover, j'aurais une peur immense, moi, d'épouser la femme que j'aime. Et même, je crois, d'être toujours avec elle. - Après y avoir beaucoup pensé, je crois que l'Amour idéal, pour moi, serait celui entre Tourguéniev et Pauline Viardot: deux personnes indépendantes, se retrouvant quelque temps par an, pour être, pendant ce temps-là, parfaitement heureux ensemble, ensuite retournant chacun vers ses occupations et sa vie. Il y avait là un dosage merveilleux du ‘désir’. Seul, le désir est infini, a dit quelqu'un, je ne sais plus qui; mais je crois que c'est tragiquement vrai, - Je ne rejette pas votre conception du bonheur conjugal - à 22 ans j'avais trouvé cette formule: ‘ma femme sera mon meilleur frère d'armes’ - mais, être heureux sur ce plan-là, c'est déjà, ne vous y trompez pas, renoncer à une certaine grandeur. L'Amour - ce qui mérite nom - est une chose infiniment délicate et difficile; on dirait que c'est une chose causée par certains microbes extrêmement fragiles qui ne peuvent vivre que dans une température tout spéciale. (Ne dites pas que je suis cynique parce que je vous envoie cette ‘image’.) - Tourguéniev est arrivé bien loin à maintenir cette température; il a fait tout ce qu'il pouvait parce qu'il tenait à cette seule femme, chez qui d'ailleurs il est mort, dans une petite villa, je crois, à Bougival, quand il était passablement vieux. J'ai trouvé cela toujours
un exemple encourageant, parce - étant 30 ans, dear, et plus 22 - je ne crois plus du tout à Tristan et Isolde.
Voilà. Maintenant, permettez-moi de regarde ‘froidement’ - comme disent les grands capitaines - ‘la “situation”. Vous êtes malheureuse, par ce que je suis marié? parce que, étant marié, je ne pourrais jamais vous prendre dans mes bras? Secouez votre savante tête et riez. D'abord, quand vous m'aurez vu: en chair et en os (et plus en chair qu'en os!) je pense que ce désir, qui vient entièrement de votre imagination, vous aura quitté pour une grande partie - sinon tout à fait; et puis ... Mon Dieu, si ça continue: vous me direz ce que vous voudriez que je fasse. Si votre désir est le plus fort, nous verrons bien ce que nous ferons; si votre conception brittanique exige que je disparaisse, je disparaitrai, sinon, je resterai, pour vous consoler, pour être aussi vrai et autant votre ami que vous le voudriez vous-même.
Je vous aime beaucoup, moi aussi, et pour rien au monde je ne voudrais vous faire souffrir.
Je me sens bête à vous parler ainsi, je laisse à vous le soin de prendre de cette lettre seul ce qui est bien et de me pardonner tout ce qui a pu vous déplaire. Croyez que je vous respecte, que je vous trouve charmante, et vraie, et délicieusement spontanée et jeune. Vous êtes - je me le disais un de ces jours - tout à fait le contraire, il me semble, de la ‘Muse et la Madone’ - qui en ces temps-là avait 22 ans comme vous, mais qui, avec tout son charme italien (elle était florentine) n'avait pas l'ombre de spontanéité.
Vous m'avez dit dans cette lettre-ci une chose qui m'a fait un réel plaisir: votre attitude, de blasphème dans les moments durs, votre envie de prier dans les grands moments clairs. Je suis, en ceci, absolument comme vous; du moins là nous blasphémerions et priererons comme un seul coeur! Quand j'ai fait la Prière de Male-Mort j'avais depuis 2 ou 3 mois l'impression de marcher dans un sac; - quand la vie est douce et chaude, j'ai comme vous l'impression que tout cela nous doit venir de quelque bon Saint-Nicolas très-supérieur, qui pourrait être, après tout, Dieu.
Voilà, ma chère, pour ce soir. - C'est tout de même dommage que vous ne soyez pas là. Vous n'auriez-pas voule que je vous ‘lisse’ les cheveux: je n'aurais pas envike de les lisser. p1utôt de les mélanger ... - Vous m'avez rendu très fier en m'écrivant si spontanément. J'aurai besoin de me regarder dans la glace pour me faire revenir à un sens exact des proportions.
Vous êtes très, très bien, Eveline. Cheer up! et si vous ne voulez pas des caresses, des ‘hugs’ et ma main sur vos cheveux, serrez-moi la main bien fort.
Et croyez-moi de tout coeur votre ami.
Ed.
P.S. ‘Hug’ Peter pour moi!
TOURNEZ.
P.P.S. - Je vous enverrai Le Bien Meuble demain. Vous allez voir à quel point j'ai su être ridicule!
Plus tard
Avant de fermer l'enveloppe j'ai regardé tout cela. Ce qui m'étonne, c'est la facilité remarquable avec laquelle je vous écris - et dans une langue qui n'est pas la mienne. Que je vous parle de choses littéraires, vaguement philosophiques, de la vie, de nous, ou de l'amour - ma plume court. Savez-vous que j'écris très-vite, Eveline? il y a des gens qui s'imaginent que je soigne mon écriture et que je m'applique. - Et ce soir, après vous avoir écrit, il me fallait écrire à un écrivain hollandais que je n'ai jamais vu, mais dont j'apprécie beaucoup les oeuvres et qui m'apprécie - et pourtant, en lui écrivant une page j'avais toutes les peines du monde; ma plume s'arrêtait après chaque phrase. C'est que - malgré tout ce que j'ai lu de lui - je ne le connais pas, et que vous, j'ai l'impression de vous connaître très bien. Je sais que ce ne peut pas être vrai, but I feel like that, et c'est le principal.
J'ai l'impression que quoi qu'il arrive - et en dépit de toutes les littératures - il y a au monde un être qui est vous, et un être qui est moi, et qu'entre ces deux êtres il y a un lien, qq. chose de net, de chaleureux, de réel. - Et dire que j'avais une assez drôle idée de vous, après votre première lettre concernant ces historiettes. Mais j'aimais deux choses: l'humour personnel de votre traduction (la concierge criant: ‘Hawk-a-daisy!’) et votre nom: Eveline.
Si vs vs étiez appelée Esther par ex., je pense que je
n'aurais pas - dès ma 1ere réponse - tâché d'établir ce que je maintenant j'appelle ‘le lien’.
[krantenknipsel]
Treason and Tragedy by George Adam (10 sh, 6d.)
Est ce votre George Adam?
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum