E. du Perron
aan
Evelyn Blackett
Gistoux, [oktober 1929]
Gistoux, mercredi.
Chère Eveline,
Puisque j'ai encore des photos à vs envoyer, je continue. (Je n'ai pas voulu mettre tout dans la même enveloppe, pour qu'on ne l'ouvre pas, croyant y trouver des millions ou des bombes.) J'ai fait imprimer des photos à Wavre, une petite ville à 8 K.M. d'ici, ce qui explique pourquoi les épreuves laissent à désirer. Mais tant pis! - votre imagination suppléerai ce que l'appareil(ou te bain) n'a pas révélé.
Donc:
Photo 10. Prise à Bruge, au Lac d'Amour, fin '21. Je me sentais, en ce moment, très jeune poète (en vérité, j'étais, comme vous voyez, très petit garçon) et j'étais naturellement terriblement amoureux. J'étais en Europe depuis 3 mois tout au plus; j'avais rencontré à Bruxelles une jeune fille semi-italienne qui était devenue pour moi LA FEMME, comme ça; l'Inspiratrice; ‘la Muse et la Madone.’ ‘ Je vous envoie cette photo, surtout pour le décor; mais aussi pour le petit garçon, pour qui je réclame un peu de votre ... attendrissement.
11. Le même petit garçon, mais à Amsterdam. Il n'avait jamais vu sa soi-disante ‘patrie’. Vous le voyez ici sur le ‘Dam’ (la Bourse), payant un des fameux Isaäc qui y font le métier de cireur-de-bottes.
12. Vient le temps des premiers voyages, en Europe. Vous devez connaître cette plage, celle de Nice, avec le Casino de la Jetée. Vous m'y voyez avec un grand chien qui appartenait à un cousin, un garçon qui cessait d'exister, du moment qu'il n'était plus avec son chien. Je ne pensais qu'à Paris - à ‘la Bohème’, aux ‘artistes’! j'étais en pleine période romanesque (ou romantique), tant j'avais lu de de mauvais bouquins.
13. Ceci uniquement pour le décor. C'est La Turbie, près de Monte-Carlo. (Photo prise par le cousin, comme l'autre). Je trouvais tout cele bien beau, mais je m'ennuyais de Montmatre. ‘La Muse et la Madone’ ne m'aimait pas, ou pas assez, - c'était décourageant.
14. Voilà Montmartre; 1922. C'est chez Spielmann, Place du Tertre. Vous m'y voyez avec un juif écossais, un chanteur d'Opéra bordelais et un peintre marseillais. Je croyais que ça, c'était la VIE! - On buvais un petit vin bien mauvais.
15. Suite de la vie de Bohème: quelques mois plus tard. C'est à l'hötel où je demeurais, rue Tholozé (sous le Moulin de la Galette). A gauche ‘Oscar’ (de photo 1), mais non encore civilisé - en ce moment. il est ingénieur-chimiste en Suisse -, au milieu, moi; à droite un peintre grec, genre anarchiste, idiot du reste. -
16. Le petit garçon en amateur-bohème. Il a fait pousser ces cheveux et il fume un pipe. Il écrivait un roman, en ce temps‘là. ‘La Muse et la Madone’ était outragée! le petit garçon croyait toujours que çà, c'était la VIE...
17. Ceci est une des célèbres photos sans faux-col, qui m'ont fait définitivement perdre ‘la Muse et la Madone’. Décidément, elle ne marchait plus: ‘Vous vous faites photographier sans faux-col dans la rue!’ Moi, je tenais bon; je tenais surtout à lui prouver que c'était très sérieux. Dieux, que c'était enfantin! J'avais acheté ce chapeau spécialement chez le brocanteur. - A côté de moi, ‘Oscar’, qui, lui était un bohème veritable, un de ceux qui mangent rarement.
18. Autre photo sans faux-col, mais en bande. Je suis là avec un écossais, un grec, un suisse, un espagnol et un français. Pour cette photo aussi, Eveline, je réclame votre attendrissement. (Ces gens-là aussi, ce sont ‘des autres’!)
19. Avec le peintre Creixams - un Espagnol - et sa femme, dans leur petite chambre tout près du Sacré-Coeur. Là j'avais tout de même déjà un peu abandonné le genre sâle. Avec ‘la Muse et la Madone’ c'était fini, fini; j'ai dû me laver et acheter un chapeau genre américain. - De cette chambre-ci j'ai tout de même de très bons souvenirs; Creixams avait du talent et il savait faire un spaghetti à l'espagnole qui nous enthousiasmait!
20. Retour à Bruges. C'est le même Lac d'Amour de la photo 10. mais presque 2 ans plus tard. Vous voyez: le petit garçon ne rêve plus à la Muse, il ne trouve pas mieux à faire que d'enrager les cygnes. - Connaissez-vous Bruges? sinon, il vous faudrait y aller...
* * *
Mettez tout ça de côté, Eveline; vous en aurez d'autres. Puisque vous m'avez obligé à sortir tous ces souvenirs de leur tiroir, je ne vous épargenerai pas grand ‘chose! - Reprenez courage! mais préparez-vous à subir une nouvelle avalanche. Seulement, écrivez-moi d'abord de quel oeuil vous avez regardé ce petit passé et, si possible, be a martyr et ripostez par des ‘snaps’ de vous!
Je voudrais aussi vous envoyer des livres. Dites-moi si vous connaissez Jean Barois, par Roger Martin du Gard, et A.O. Barnabooth par Valery Larbaud. Voilà deux livres absolument différents entre eux, qui appartiennent à ce que j'ai trouvé de mieux dans la littérature française contemporaine. Il vous faudrait lire aussi Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier.
Je viens de relire vos 4 poésies. Ce qui est bien, là-dedans, avant tout, c'est le ton. Il y a une absence d'attitude, a straightforwardness que vous devriez employer ailleurs; dans des contes - peut-être l'avez-vous fait? Le second poème aurait pu devenir un petit conte assez poignant. Parlez-moi de Here, Sins and Music.
Je tâcherai de me procurer le livre de Mme Gevers. Faut-il demander cela comme ça; ou a-t-elle un nom d'auteur? J'espère que ce n'est pas un livre sur la guerre? - Je vous avouerai aussi que je suis extrêmement peureux quand il s'agit d'aborder des auteurs belges. Y compris Maeterlinck et Verhaeren, qu'on vous sert toujours comme gros canons, la littérature belge d'expression française me laisse absolument indifférent. C'est gras ou c'est terne, et souvent tous les deux. Je ne parle pas des jeunes qui, sans exception, font l'impossible pour ressembler aux jeunes auteurs français. Il est très facile, de nos temps, d'avoir ‘du talent’. Qu'il s'agit de M. Purnal, de M. Norge ou de M. de Leval, je ne vois pas une différence de force ou de valeur, mais tout au plus une différence d'orientation. Les points de repère pour eux sont: M. Paul Valéry, M. Jean Cocteau et les Surréalistes. L'un patauge entre M. Cocteau et les Surréalistes (p. ex. Norge), l'autre entre les surréalistes M. Valêry (p. ex. Purnal, Closson). Quand je lis leurs poésies ou même leur prose, j'ai toujours envie de fouiller de type, de la déshabiller un peu rudement, pour voir si vraiment, il n'a pas autre chose, sous son gilet, que de l'ouate ou du crin. Ils jouent un drôle de jeu, qui consiste toujours à cacher ostentativement ce que personne n'aurait remarqué. Imaginez-vous que vous êtes la Poésie, Eveline, et qu'il arrive un monsieur, se disant poète, qui vient pour vous expliquer qu'il vous aime. - Toute Poésie que vous soyez, vous vous lasseriez bien vite si le
monsieur continuait à vous parler de la chevelure des comètes, de ses maux des dents, de l'atrocité des réveils-matins, de la beauté des poissons et de la musique des sphères? - Ce qu'on a vraiment à dire ne s'exprime jamais comme ça; et que ce soit gentil ou jolie, je le veux bien - mais c'est un peu exaspérant à la fin de rencontrer des gens qui ne savent plus rien dire que des choses gentilles ou jolies, ou passant pour telles.
La poésie française (et belge) d'aujourd'hui est pour la plupart du temps un gigolo un peu détraqué, qui s'est habillé en sibylle et parfumé chez Coty. - Et nous avons encore tant de choses belles et grandes à lire! - Moi, je connais ni Meredith, ni Hardy!
Je vous quitte ici en vous serrant la main.
Votre
EdP.
Jeudi.
Ce matin avant d'envoyer ceci, je reçois les photos d'Oxford (Just Oxford.) Just! - quelle modestie! - Voulez-vous croire que toutes ces universités m'ont fait positivement peur? C'est bien beau aussi, et puis, mon Dieu, il y a la rivière, mais dans l'ensemble ça m'a surtout intimidé. Penser que dans tous ces bâtiments, des jeunes gens sont occupés à martyriser leur cerveau, guidés par des vieux seigneurs (au cerveau victorieux de toutes les tortures)! Et vous faites partie de ces jeunes gens-là, vous vous enfermez dans cette espèce de pudding genre ecclésiastique, qui s'appelle Bodley, et vous usez le marbre de St. Hugh's (qui me fait repenser à hug et à votre ‘philosophie’ là-dessus). J'aimerai infiniment mieux Durham, j'en suis sûr.
Mais vous êtes bien gentille de continuer à rue gâter comme vous le faites, et moi, je continue à dire: merci. Merci, Eveline, you're quite a good girl. Vous êtes savante, sans doute, mais puisque vous êtes femme, vous êtes arrivée à faire s'accorder deux genres opposés. et à être cette contradiction‘en-termes: une charmante femme savante*.
Votre ami de Gistoux.
*Si vous me citez, ne dites pas: une savante femme charmante. C'est autre chose! et pas vous du tout, je pense.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum