E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci
Brussel, 28 oktober 1923
Dimanche
- jour en larmes -
Chère Clairette,
On s'est un peu inquiété hier parce que vous étiez souffrante jeudi; alors, si votre santé est bonne - tant mieux! Je puis venir vous voir quand cela vous plaira, à partir de lundi après-midi; mettons: de mardi. C'est le 30; je pars probablement le 7 Novembre.
Puis, si vous êtes encore libre, j'aimerais vous demander la soirée du 2 Novembre (en cadeau d'anniversaire; vous voyez que je me gène peu!) Je travaille ferme à mes ‘cahiers’, mais quand on a vécu 24 ans sans rien faire qui soit (déjà) on pourrait passer seul une triste soirée et j'aimerais vous avoir auprès de ma tristesse! Le matin j'aurai ici M. v. Lennep, ma tante, mon cousin Coco. Enfin, je soumets mon indiscrétion à votre critique, Clairetty; si cela ne va pas, ne craignez pas de refuser.
Je lirai Isabelle Eberhardt. Quant à Armance je vous le rapporterai. Je me suis heurté dès la première page à un jouvenceau vraiment trop romantique - ‘beaucoup d'esprit, une taille élevée, des manières nobles, des grands yeux noirs les plus beaux du monde’ - et le type s'appelle Octave! c'est trop indigeste pour moi! Tout courage me manque d'aborder les complications amoureuses de ces enfants de leur siècle. Du moment que je ne vous ai pas, vous, il me faut des Fierce, des Torral, tout au moins des Putouarey, ou... des Duboux! Je sais que Stendhal n'est pas Musset, mais il ne peut pas être exempt du sentimentalisme de son temps.
Je crois que c'est tout ce que j'ai à vous dire, - pour le moment, sinon que je doute à la réussite de vos projets de réclusion. Vous n'y arriverez pas ici à Bruxelles, chère Clairette. Ni à Paris d'ailleurs. Vous y avez trop d'‘amis’, ce qui veut dire: trop de gens à froisser, blesser, etc. Quand une jeune fille charmante change tout d'un coups de goûts, ses ‘amis’ croient qu'elle changé de caractère - et leur egoïsme y ajoute: - A notre égard! Pour un genre de recueillement l'Italie eut été l'endroit propice. Pauvre Quinto! - mais il y a toujours Florence!.... Ne cassez rien, même aucune amitié. Déliez vous lentement, habilement et sûrement de toutes les personnes très gentilles, très charmantes, très aimables que vous aimez ‘bien’, mais qui vous donnent (ni ne vous donneront jamais) rien; qui au contraire vous font perdre, vous banalisent, vous font descendre - très aimablement bien entendu - à leur niveau. Je me permets de vous dire ceci, puisque j'en ai l'expérience. C'est d'ailleurs un conseil de Creixams qui, lui, a matériellement plus besoin de beaucoup de gens que, vous et moi, nous pouvons ignorer. Ce que vous faites est triste parce que c'est un suicide par trop d'amabilité. Ce serait déjà triste si vous étiez la jolie fille stupide, creuse, archi-superficielle qui ne demande qu'à être choyée, dorlotée, gobée partout et presque par qui que ce soit; c'est triste davantage puisque'il s'agit d'une jeune fille qui a un fond. Si vous étiez genre 1, je vous conseillerais de faire la cuisine, le ménage, de devenir une bonne femme biblique; comme vous êtes ce que vous êtes je vous conseille, sérieusement, de cultiver votre talent. Même si cela n'aboutissait à rien; ce serait toujours cultiver le meilleur en vous. Faire des tableaux qui - à défaut d'être géniaux - seraient jolis, sentis, indubitablement artistes (et ceci est un résultat où vous devez arriver) vaut mieux, croyez-moi, que de collectionner des éloges, des opinions aussi bêtes que favorables. Le premier imbécile peut trouver que vous êtes ‘charmante’, sans vous comprendre pour un milligramme.
Et de votre côté il vous faudrait plus que de l'intelligence, du Génie, vous devriez être vous aussi (aucune proportion gardée) ‘un type dans le genre de Napoléon’ pour trouver votre ‘bien’ dans tous les gens que vous connaissez. On peut tirer profit d'un zéro autant que d'un héros, mais il faut l'étudier davantage alors! - puisque ce serait une étude à rebours qui donnerait des résultats négatifs que vous devriez retraduire en vérités positives. Vous pensez peut-être que je charrie et au fond vous auriez raison. Je voulais terminer en haut de l'autre page; me voici. C'est que j'ai été indigné un peu de votre.... sort. Et de vous, de votre faiblesse dans votre ambiance. Si je pouvais croire que, malgré tout, vous vous y plaisez! Mais j'ai la conviction que tôt ou tard et infailliblement vous, avec votre caractère, vous devez vous révolter contre cette vie... de surface.
Allons - au revoir, la bella marchesa! Vous n'abandonnez pas mon - notre - projet, n'est-ce pas? Je peux toujours compter sur vous? Sinon, embrassons-nous tendrement, la soirée du 2 Novembre, et disons nous, comme des héros de Stendhal, ‘Adieu’!.............
Une ferme poignée de main.
Eddy
Dernière remarque:
J'ai envie de laisser pousser ma barbe.
Remarquez la série des points.
Origineel: particuliere collectie