E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci
Parijs, 12 oktober 1923
Vendredi soir
Chère Clairette,
Ce matin j'ai reçu un mot de votre maman m'informant que vous m'auriez écrit hier - jeudi - et que vous croyez me revoir à Bruxelles samedi. Votre lettre n'est pas encore arrivée, mais je vous écris ce soir, ne sachant pas si j'aurai le temps de le faire demain. C'est pour vous informer que (si Mme v.d. Eeckhoudt ne me réclame pas plus tôt) nous ne rentrerons à Brux. que mardi; je passerai chez vous, si vous voulez, mercredi matin vers 10h.½. Ça va?
Votre Maman doit avoir écrit les ‘mésaventures’ de ma mère; cruelle réception à l'hôtel, chambres méprisables, etc. Elle sort beaucoup avec mes parents, elle leur est un guide précieux, un sauve-garde. Quant à moi je ne l'ai pas vu depuis avant-hier, quand j'ai pris à Rennes le métro pour Abbesses. J'ai passé une soirée intime, charmante, pleine de petits détails spontanés avec Creixams et une bande de ses amis: j'avais à côté de moi Pia, tout disposé à m'‘instruire’, sceptique et intelligent, prêt à renoncer à la littérature - comme Rimbaud!! Je n'y crois pas; après les 18 mois de service militaire qui l'attendent, ce sera un homme transformé; l'ancien piou-piou voudrait être de nouveau chevalier de la plume. C'est un garçon assez ‘représentatif’ - je vous en reparlerai. A mon côté gauche j'avais d'abord ‘ma tante’ (femme de Creixams), ensuite la femme d'un sculpteur présent, assis en face d'elle, femme charmante au corps de jeune fille, possédant une bouche tentante. Je ne lui ai pas dit deux mots. Un côté sympathique dans ces réunions bohèmes c'est qu'on ne perd pas son temps en vaine parlote avec des femmes.... très sûres. Celle-ci avait son dragon tout près tout près, dragon souriant d'ailleurs, aimé peut-être (?) - On a dansé - à la musique d'un accordéon - on, c.à.d. tous, excepté la jeunesse: le sculpteur mari de la femme, Pia et moi. On a chanté: excepté à peu près les mêmes exceptions. Aucune contrainte, beaucoup de spontanéïté, c'est beaucoup pour quelques heures. Hier soir, dans un loge infâme ou l'on était plié, courbé, où il faisait chaud à en perdre haleine, nous avons vu une pièce vraiment amusante qui nous était ‘recommandée’ par votre maman, - je vous dirai le titre plus tard, - scrupule bourgeoise!
Comment va, mon amie jolie? Bruxelles reste grise? Vous continuez à sacrifier votre temps au profit de vos 1001 connaissances? Vous avez revu M. Wolfers? il vous a décrit notre rencontre, il vous a dit combien nous avons été charmants, aimables, l'un vers l'autre? Oui, j'ai été assez lâche, ‘mondain’; il m'a même invité de venir voir son atelier, avec Creixams, ou avant, si j'en avais l'envie; j'ai accepté (en principe), je lui ai invité à mon tour de venir voir chez moi le portrait de Cendrars qu'il désirait voir, mais c'était, ma chère Clairette, un contre-piège, voyez-vous, car ‘là-d'dans ça s'disait’: Tu n'y penses pas, chameau! Cela a été plein de tact: cela ne doit pas être sans vous plaire! Mais franchement - je me sens d'une franchise féroce, ce soir - je trouve ces attitudes déplorables, indignes d'hommes libres, se disant artistes. Je ne l'aime pas, c'est ce que j'ai senti pendant tout le temps qu'il était là, qu'il critiquait, souriait, parlait; l'homme m'inspire une aversion; je ne crois pas à ces ‘amitiés’ - j'ai perdu une certaine candeur et en même temps un certain sens chevaleresque, ridicule - je me méfie, et quant à moi, je n'aurai pour lui jamais ni de l'amitié, ni du respect, ni de l'intérêt. C'est pour moi le proto-type de l'artiste-bourgeois (genre détestable). Il y a dans cette histoire des ‘amitiés’ (dont notre rencontre était la suite) quelque chose d'immensément naïf, qui me déplaît. C'est que ou vous, ou lui, ou moi - un de nous trois doit jouer dans cette affaire le rôle de l'ahuri; il n'y a
Moi si je croyais à sa sympathie pour moi; vous si vous croyiez à une sympathie entre lui et moi; lui s'il croit à ma bonne foi (ou à la vôtre). Vous verrez: c'est lui qui jouera le rôle. En tout cas moi, j'y renonce. Et vous, après ces mots, - qui vous paraissent inspirés peut-être par la plus basse des jalousies, des rivalités peu nobles, mais cela importe peu - vous refuserez aussi, j'espère! Ne soyez pas candide à votre tour, Clairette, maintenant que moi je ne veux plus l'être. ‘Se croire plus fin que l'adversaire est moyen infaillible de perdre le jeu’ a dit, si je ne me trompe pas, Pascal, mais croyez-moi, c'est votre ami Wolfers qui se croit le plus fin, et non pas votre humble Eddy - un gamin, du reste, plein de prétention. Maintenant soyez très fachée, si vous voulez, traitez-moi de peu généreux, si vous parvenez à le croire vous-même; mais soyez persuadée aussi de ma franchise. M. Wolfers m'a paru un ‘type chic’ autrefois, avant que je n'ai eu l'occasion de l'étudier de plus près - ou peut-être parce que moi, je voyais à travers d'autres lunettes (plus gentiment coloriées, si vous voulez) mais en ce moment voilà ou j'en suis. Nous sommes, malgré tout, trop amis pour que je ne vous dise pas rondement mes impressions. Même si vous deviez mal me juger - ce que je ne veux pas croire.
Jusqu'ici. La fin est mauvaise mais on s'écrira d'autres lettres. Mon père m'envoie Ina pour me dire qu'il est descendu pour le diner. Une volonté, opposée à la mienne, Madame, va me clouer à table. Au revoir, Clairette! Tâchez d'imiter un peu Proust: ‘à la recherche du temps perdu’. Pensez à moi avec un peu d'affection, voulez-vous? Au fond, vous savez, je suis tellement sympathique! Je vous serre la main. A vous
Eddy
Origineel: particuliere collectie