E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Pisa, 19 mei 1923
Pisa, 19 Mai.
Ma chère Clairette,
Depuis hier soir nous sommes à Pise; nous y avons trouvé un charmant hôtel au bord de l'Arno, Albergo Il Dado (qu'est-ce que cela veut dire: il dado?), Lung'Arno Regio 5. Maintenant je suis sûr que vous aimeriez savoir sous quelles conditions nous y sommes, comment nous y mangeons, etc. - mais pour vous punir du trop grand intérêt (selon moi) que vous témoignez pour les choses extérieures, je ne vous en parle pas! Je sais, j'ai parfaitement bien retenu qu'il y a un ‘côté superficiel’ de la vie que vous aimez, mais je le déteste, moi, surtout dans une conversation avec vous. Si s'écrire = se parler, se sentir un peu, il faut que les pensées, les sentiments des correspondants se recherchent et se répondent; or, j'ai grande envie de vous faire un discours sur l'art de s'écrire intimément. Dans un moment où j'avais besoin de votre pensée (pour vous citer) vous m'avez envoyée une lettre comme vous en auriez écrite à la vieille Adèle; j'ai envie de ne vous le pardonner jamais. En général, quand je vous dis: ‘Je suis un peu enrhumé’, vous êtes capable de m'écrire deux pages pleines de conseils, escortées par un paquet de mouchoirs; mais quand je vous dis: ‘Clairette, êtes vous triste parce que etc. etc., c'est peut-être parce que etc. etc. et ne croyez-vous pas qu'il faut mieux etc. etc.?’ - vous me répondez: ‘Il fait beau ici.’ - C'est un replongement perpétuel dans votre ‘jardin secret’. Je trouve cela, pour céder à la franchise,
quite détestable!
Maintenant, il est vrai, vous aviez certaines excuses. Mais pourquoi diable escamoter une lettre que vous m'aviez écrite vous-même? Que voudriez-vous savoir avant de me l'envoyer? et s'il y a quelque chose à savoir, mais par tous les Dieux à la fois, demandez-le!
J'avais prévu que vous auriez ces scrupules de m'.... égratigner, je vous en ai parlé ds ma lettre. Vous m'écriviez: ‘Ne devenons pas des amis du 3me ordre; j'ai trop besoin de votre amitié et de votre pensée’ -; j'en suis tout ravi, je me précipite au-devant de vous et vous me...... comment diras-je - souffletez? avec une toute petite lettre bien extérieure et mondaine. Ah, vous êtes jolie femme, Clairette, hélas! on ne l'est pas impunément. Et puis, vous voyez trop de gens pour ne pas confondre parfois votre ami Eddy avec Edgar de Bodt ou un autre sire dans ce genre. Je devais me résigner peut-être. Mais je sens que je ne pourrais jamais ou plutôt - vive encore la franchise! - que je ne voudrais jamais. Et si vous trouvez ceci rude, je dis comme cet Américain dans ‘l'Epervier’ (que j'ai vu à Paris): - Pardonnez-moi, Madame, si je vous parais grossier, mais en France, quand on parle de volonté, on a toujours l'air d'être impoli. - Alors, parlons de ‘volonté’ et laissez-moi vous dire que jamais je ne voudrais vous contempler sous votre angle superficiel.
Querellons-nous plutôt; voulez-vous? Faites-moi un bon sermon, comme je suis en train - Dieu me pardonne!!! - de vous en faire un.
Passons à autre chose. Connaissez-vous ici la petite chapelle de la Santa Maria de Respine? - si la Santa Maria Novella est votre église, celle-ci est ma chapelle. Quelle boîte à amour que cette boîte à bijoux; suffit de remplacer les saints de pierre dehors par des images lubriques, - ne demandons pas des Cupidons; je vote pour les portraits de toutes les grandes courtisanes du Monde; ce serait parfait: on entre, et la première chose qu'on voit est la Madonne qui regarde son fils avec le sourire de la reine Ysabeau, regardant son page préféré: un sourire cruel et sensuel. C'est plus intriguant que celui de la Gioconda, dont (me semble-t-il) un pharmacien italien a sondé le secret; il a fait imprimer son portrait sur l'étiquette d'une eau fabriquée pour donner aux pauvres const....ernés un peu de bonne humeur. Avouez que c'est une trouvaille! c'est mieux que la poésie de Marcel Angenot: ‘Je sais le rire de la Joconde’.
A propos de secrets, à vous d'en éclaircir un: Duboux se demande pourquoi vous lui avez montré au moment critique du départ votre cuisine et garde-manger. Il me l'a demandé, je n'ai pas su jouer au Sherlock Holmes.
Est-ce, je vous en soupçonne, parce que encore une fois vous m'avez confondu avec un autre et que vous avez voulu terminer de montrer le rez-de-chaussée - en montrant à moi les 3 pièces principales et à Duboux le reste?
Je regarde mes ongles, ils sont terriblement sâles et longs. Voulez-vous jouer à la manucure, Clairette? vous le faites si bien.... Ecrivez-moi si cela vous tente; je vous les garderai. Sinon je me verrai obligé de les manger. Ce serait si peu digestif. Dites, Clairette, que l'idée vous charme! Ce serait si pittoresque; vous me couperez les ongles dans le jardin; en les coupant vous laisserez tomber sur eux ‘the sunshine of your smile’ et je vous dirai des compliments. Duboux en fera la photo. J'aurai pour l'occasion un pantalon qui ne me tombe pas en harmonica sur les souliers et vous votre robe rouge et blanc. N'oubliez pas de me dire si vous êtes d'accord et de m'expliquer ce que c'est qu'un dado. - Ensuite, si vous avez d'autres choses à me dire, dites-les.
Oh, Clairette, écoutez, je vais vous donner la recette. Ce soir quand vous aurez souhaité la bonne nuit à la compagnie, vous vous déshabillerez dans votre chambre, comme Pépa, seulement vous ne serez pas assez romantique pour regarder sous votre lit, mais alors - vous n'éteindrez pas, mais, bras nus devant le papier blanc - quatre larges feuilles! - que vous allez remplir, vous m' écrirez. Vous entr'ouvrez votre fenêtre, juste assez pour voir dans la nuit bleue, qui doit être tiède, un coin de la plaine toscane, et puis, et puis vous imaginerez que vous êtes Francesca (da Rimini naturellement) et que vous avez à communiquer von pensées, vos sentiments, à Paolo. Bien sûr la comparaison sera trop flatteuse pour moi, mais puisqu'elle ira si bien à vous et qu'elle ne durera que quelques instants.... Oh, Clairette, que je serai content, plus tard, en vous voyant tromper, aussi ingénument que Francesca, votre époux. Car vraîment les maris du 20e siècle méritent tous d'être trompés, puisqu'ils sont si contents de devenir mari comme on devient chef de gare, huissier, sous-secrétaire d'Etat, etc.
Mes respects à votre Maman, mes salutations très polies à la Compagnie, toute mon amitié à vous. Je reste Votre
Eddy.
Oh, et dites, Clairette, vous serez tout à fait gentille en m'envoyant votre lettre escamotée.
Origineel: particuliere collectie