E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Brussel, 20 december 1922
Bruxelles, 20 Décembre 1922
Ma chère Clairette,
Je ne sais pas trop bien pourquoi j'étais tellement sûr de recevoir aujourd'hui une lettre de vous. Elle n'y est pas! Tant pis; je vous écris sans trop attendre, me disant que vous étiez sans doute très préoccupée par cent mille choses artistiques et mondaines; avalant tout reproche amical.
J'ai à vous communiquer un nouvel échec: le Peppermint-Cure de Wood est aussi inconnu que l'Expectorant. On ne connaît ici que les remèdes courants pour les toux paisibles, pour ne pas parler du célèbre sirop Rami. Je suis indigné, j'ai maudit plusieurs fois les pharmacies belges; je m'étais mis en tête de vous procurer un bon remède et me voilà au bout de mon latin et de ma science de pharmacopae. Comment va votre toux? - Ceci est une question lancée dans le bleu (ou plûtot dans le gris, par ce temps). Je suis sûr que les premières paroles qui m'arriveront de vous seront des paroles parlées.
Hier j'ai boxé. Schönberg n'était pas là; mais il y avait là un vieux monsieur à cheveux gris, à l'air assez distingué, qui cognait avec enthousiasme; ensuite le gros lieutenant Dehont avec ses 97 kilos et sa jambe trouée; puis un aviateur long comme une anguille qui aurait des vers pour jambes, sa boxe était si pitoyable que cela en devenait intéressant. Quant à Dehont, il était hors d'entraînement, mais toujours redoutable, quand cette masse de chair se projète ce sont de véritables coups de massue; c'est lui d'ailleurs qui a knock-outé pour deux minutes l'adjudant Pétri, le poids mi-lourd qui m'a flanqué par terre avec une si belle grâce! - Hier je me suis remis à l'oeuvre avec brio, me suggérant que je n'avais rien perdu et la suggestion y étant toujours pour quelque chose. Hélas; au 2me round je vaccillais sur mes jambes, mes coups étaient ou trop courts ou trop loins, il y avait un brouillard devant mes yeux et les commandements de Dupont m'arrivaient à travers un bourdonnement dans mes oreilles, mon souffle était fini, fini. Dupont, comme pour m'humilier, me faisait faire des séries; je ne voulais pas dire que je n'en pouvais plus, je continuais mes moulinets de vieillard et tout d'un coup il arrêtait mes poings et m'envoyait dans le coin avec un petit rire et un mot de mépris: - Vidé!
Et aujourd'hui j'ai des maux dans les bras, les reins et le dos, comme un novice qui aurait fait ce ‘travail’ pour la première fois. C'est honteux!
Aujourd'hui j'ai fait une promenade au bois, jusqu'au lac, il faisait un temps livide, pluvieux, tout était fermé (excepté ‘Trianon’ où j'ai trouvé une tasse de café), l'île de Robinson était aussi déserte que les allées et le mac-adam. Derrière les vitres de ‘Trianon’ j'ai lu d'un trait les lettres de jeunesse de Léon Bloy; un volume que j'ai abordé en préparation d'une lecture prochaine de ses lettres à sa fiancée, chose extrêmement intéressante pour moi, comme vous pourriez peut-être vous imaginer. Seulement, je suis sûr que chez l'honnête Bloy l'amour terrestre doit être pour une trop grande partie supprimé par l'amour Divin. Et cela m'ennuie. Je ne comprends pas cela; ça ne me laisse même plus froid, comme devant les longues phrases qu'il adressait à son ami, et où les sentiments sont étouffés par l'abondance des termes catholiques; devant sa fiancée, ce talent de sermonneur serait d'un mauvais goût complet (selon moi, en tout cas!) - Aussi je garde les ‘lettres’ pour votre bibliothèque; c'est une jolie édition (avec des bois de Ch. Bisson) qui doit vous intéresser. Et puis, ma chère amie, quoi que vous dites de votre ‘athéisme’, vous êtes plus religieuse que moi.
Bloy m'est surtoût sympathique pour sa querelle avec le Sar Péladan, qu'il traîte de vantard et d'imbécile; vous connaissez, je crois, mon dégoût pour ce Mage, que je ne veux plus lire, quoi qu'on prétende! Il y a ici de Péladan encore 4 ou 5 livres tout à fait épuisés (dont Le Vice Suprême) que vous pouvez emporter dès que vous en aurez l'envie. Cet Assyrien de vaudeville m'est devenu plus antipathique que Cocteau, ce qui est dire beaucoup!
Et vous? avez-vous assisté avec joie et admiration au massacre d'Antigone? Je le crains. Evidemment cette demoiselle avait peu d'attraits, je l'avoue, mais trouvez-vous qu'elle méritait une deuxième mort par les mains de Cocteau? Soyez clémente et juste (comme vous en avez l'apparence.) Etait-elle au moins jolie, la jeune fille grecque? En écrivant ceci je me rappelle notre dernière discussion sur l'ami Cocteau, c'était un jour que vous m'intéressiez particulièrement plus que lui. Alors j'étais tout content de pouvoir m'en débarasser en vous donnant raison!!! Et vous disiez (comme dernier trait empoisonné:) - Savez-vous pourquoi vous n'aimez pas Cocteau? c'est parce que je l'aime! - Eh bien oui, puisque étant persuadé que Boileau avait pressenti son apparence quand il écrivait ces lignes:
Et pour finir ainsi par une satyre,
Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire, -
j'enrage, Clairette chérie, à la seule suggestion que vous puissiez le croire digne de votre admiration!
Vous faites beaucoup mieux de m'admirer, croyez-moi, et malgré les apparences, qui sont pour le moment si désespérément contre moi. Car sur la moustache de mon père je vous jure que si à 35 ans, je n'ai pas fait plus et mieux que lui, je brûlerai mon stylo et me ferai marchand de journaux. Oui, comme punition, je m'engage même à vendre du Cocteau!
Sur ce, je vous quitte. Veuillez faire mes respects à votre maman; souriez-moi en pensée puisque je n'ai pas pleurniché (cette fois-ci) et souffrez, Madame, que quand ils ne sont pas trop pointus, je vous baise les bouts des ongles.
Votre Eddy
Origineel: particuliere collectie