E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci
Brussel, 12 december 1922
Mon écriture ressemble à la vôtre!! mais je vous écris sur un édredon et avec un nouveau stylo peu traîtable.
Bruxelles, 12 Dec. '22
Ma chère Clairette,
Vous ne savez pas combien votre lettre m'a fait plaisir. Aussi je m'empresse de vous répondre... du lit! Non, ma chère amie, ça ne va pas bien du tout, s'il faut être franc. Je ne tousse presque plus, ma gorge va beaucoup mieux grâce a des inhalations le soir et le matin, mais le dr Pauporté a constaté chez moi un ‘état de faiblesse générale’ (ça sonne beau!) et il m'a défendu tout sport violent (ça c'est érudit comme son mais c'est pas gai comme signification!). Du reste je ne m'en ficherai pas mal si mon état physique me le tolérait, mais hélas, mon corps m'oblige à obéir. J'ai voulu faire des promenades (au bois p. ex.) de 2 heures; eh bien, je suis complètement fatigué après ¾ d'heure, et je rentre comme un vieillard en tramway!!! Où sont mes six rounds de boxe assidue sans trop_de fatigue? Le docteur a trouvé une excellente raison: j'ai une maladie de croissance!! J'ai failli éclater de rire en entendant ce verdict de sagesse. Ou bien (peut-être....) est ce la croissance qui fait de l'Homme un Génie??
Soit; pour comble de malheur et comme note ironique un molaire de sagesse fait son entrée dans ma bouche et me fait un mal atroce; je ne ris donc plus (que sous cap) et j'ai, ma chère Clairette chérie (ne lisez pas ce qui est rayé je vous en prie) un visage gros et rond - (surtout vu d'un côté.) Pour être sage aussi il faut souffrir!....
Je pense beaucoup à vous et je n'y puis rien je vous aime de plus en plus, et j'espère que vous allez bien vite perdre votre toux méchante qui vous empêchera peut-être d'entendre mes amis-à-moi Frédé, Paulot et Vaco, qui ‘aboapplaudit’. Allez-y, mais sous sauvegarde sécure, je vous en prie, et n'oubliez pas un mouchoir et un petit flacon d'eau-de-cologne, car la vapeur de tabac y est terrible. Comme boisson prenez une ‘cerise’; le vin blanc est mauvais. Ensuite si vous attirez trop l'attention de quelque farceur de la butte (on n'y est pas accoutumé à un ‘extérieur’ comme le vôtre!) n'oubliez pas de vous informer du nom de ce monsieur et de me le donner comme petit cadeau d'Etrennes. Dès qu'il s'agit de vous mon sens bohème devient beaucoup plus restreint et moins tolérant.
Continuez à travailler; songez que vous ne faites que recommencer, ce qui est (au début) souvent plus difficile que commencer. Et surtout, Clairette, ne vous faites pas décourager par des ‘amis artistes’ qui ont, selon vous, plus de talent (comme dans le cas Mme Godard). Je sens que vous êtes encline à ce sentiment. Dites-vous bien qu'il y a à peu près autant de talents que de personnalités, que très-souvent les influences des talents jugés plus ‘forts’ (et qui le sont peut-être) peuvent être de très-mauvaises influences. Barbey d'Aurevilly n'est pas Goethe, Vincent van Gogh pas Rembrandt, ce qui n'empêche pas que, quoique moins grands, ils sont pour le moins aussi intéressants.
J'ai maintenant toute confiance en moi, je le dis sans orgueil déplacé. J'ai travaillé beaucoup les derniers temps, sinon en écrit, en pensée, j'ai trouvé ce qu'il me faut pour le moment (car on change toujours) je vois distinctement le chemin à suivre et je compte continuer sans trop butter. Vers le 10 janvier j'irai à Paris et y resterai jusqu'à mi-février peut-être; c'est pour y chercher des détails. Puis je rentre ici (mes parents seront alors dans leur nouvelle maison que j'ai acheté, paraît-il!!!) et je ferai de mon mieux pour terminer tout le roman avant le 15 mars; puis je pars en voyage pour 4 mois. Où? Nous verrons. Le trop nuit; et il faut que je publie, ne fût-ce que comme soutien moral. J'espère que je ne serai pas de ceux (Vermeylen) qui mettent 11 ans à écrire un volume de 200 pages! N'étant pas un génie universel je ne vois qu'un tout petit cercle autour de moi (je suis assez égoiste pour me prendre comme point-de-milieu) mais c'est assez pour en faire un livre, je crois, quand on connaît à fond ce tout petit cercle à soi. Je vous reparlerai de cela quand vous voulez; quand vous serez ici.
Vous me souhaitez bon courage au point-de-vue ‘travail’; merci. Que me souhaitez-vous au point-de-vue ‘Clairette’? Répondez!
Je n'aime pas du tout que vous croyez que je vous ‘bouscule’, - d'ailleurs cela me rappelle M. Wolfers! - mais je vous aime tellement, Clairette chérie, (je ne raye plus!) et j'ai besoin de savoir de temps en temps que vous m'aimez aussi et je n'en ai jamais assez d'entendre cela, jamais, car vous êtes tout pour moi, étant la seule personne que j'aime tout à fait, avec une confiance illimitée. Vous entendez? Vous ne savez pas ce que c'est que de ne voir qu'une personne à qui vous pouvez vous fier complètement, avec qui on se sent fort et sans qui on se sent faible. Vous êtes trop entourée d'amis pour cela. C'est pour cela que je déteste vos amis presque autant que je vous aime! Voilà, vous voyez que je me fie à vous car je sais que vous allez me trouver maintenant un jaloux ridicule. Eh bien, soit!
Je termine maintenant en vous donnant, pour vos ‘pensées (!!!?)’ - et que vous le voulez ou non - les plus chauds, les plus impétueux baisers que vous pouvez vous imaginer.
Eddy
J'ajoute à ma lettre les morceaux d'une lettre que je vous ai écrite dimanche et que j'ai déchirée songeant que puisque vous ne m'écriviez-pas vous seriez dérangée par mes écrits, peut-être. Pardonnez-moi, Clairette, et songez à votre tour que si vous savez que je suis à vous, je n'ai jamais pu penser la même chose de vous, depuis Quinto. Toujours, toujours il y avait entre nous quelque chose!
Origineel: particuliere collectie