E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Parijs, 25 mei 1922
Paris, 25 mai '22.
Ma chère Clairette,
Ce matin j'ai reçu votre ‘mot hatif’ et les deux pellicules. Je les ferai renforcer bientôt et vous enverrai des épreuves; vous verrez la différence! Vous ne savez pas comme j'attends votre lettre de ‘demain, qui, j'en suis sûr, ne m'arrivera que lundi prochain. Ce même lundi je quitte cet hôtel,- enfin! quel bonheur!!
Mon adresse est, à partir de ce jour, ‘chez Bouscarat’, 2, Place du Tertre, butte Montmartre, Paris (18e) -, mettez, si vous voulez: ‘hôtel du Tertre’ au lieu de ‘chez Bouscarat’, c'est plus chic peut-être!
J'espère que vous serez contente, quoique vous ferez la moue, je le vois d'ici! Ce Montmartre qui n'existe plus! Figurez-vous que Max Jacob vient d'écrire une lettre concernant Montmartre dans un numéro des ‘Images de Paris’ consacré à la butte, et qu'il y écrit e.a. le suivant; non, je vous la copie entièrement, parce que vous devez tant l'aimer!:
Monastère de Saint-Benoit sur Loire (Loiret)
Cher M.
Les rares lecteurs qui veulent bien se souvenir de mon nom l'entourent d'une légende montmartroise aussi fausse qu'une légende. Je reconnais avoir des amis à Montmartre mais j'ignore, ai ignoré et ignorerai toujours ‘Montmartre’. J'ai habité vingt ans les environs du Sacré-Coeur, d'abord par hasard puis par fréquentations de la chère basilique élevée au culte du Sacré-Coeur de N.S. mais je ne suis pas de ce qu'on appelle Montmartre, je n'en aime pas l'esprit je n'en aime pas les moeurs et la plupart de ses habitants me répugnent immensément. Je n'ai aucune qualité pour parler au nom de mes amis, mais je ne trouve pas trace d'esprit montmartrois, Dieu merci, ni dans le caractère, ni dans l'oeuvre de Salmon, l'humour de Mac-Orlan est plus rabelaisien que montmartrois et les héros de Carco sont de toutes les fortifs et pas spécialement de celles de Saint-Ouen à la Chapelle. Pour le moment je suis de la campagne, je suis des bords de la Loire et j'espère y rester longtemps. Ceci dit, je vous remercie de penser à moi mais je vous assure bien sincèrement que je serais enchanté de ne pas voir mon pauvre nom cité quand il s'agira de Montmartre.
Croyez-moi sympathiquement à vous, Max Jacob.
Il me semble qu'après ce reniement de la vie vulgaire, digne de Saint-Maturel lui même, Creixams pourra faire le portrait primitif du nouveau frère de ce monastère de Saint-Benoit sur-Loire, avec un sourire bénin, et absolument rien qui rappelle le nom biblique qui - une fois! - était bien le sien..... Demain, nous irons (Creixams et moi) au Louvre. Quand le saint de Cosimo Tura ne pourra pas lui suggérer l'idée, peut-être qu'un dessin de moi dans ce genre-ci le pourra!
[tekening]
J'aimerais bien savoir combien de bénédictions Max a gagné avec la lettre que vous venez de lire.....
Vous avez raison: au fond c'est un triste type de fumiste!
J'ai beaucoup lu de lui les derniers jours. D'abord beaucoup de poésies dans Le Laboratoire central, puis des poèmes en prose, dans Le Cornet à Dés, enfin Cinématoma et son dernier oeuvre Art poétique. Je pourrai vous écrire tout un volume plein de mes impressions et idées la-dessus et aussi concernant les oeuvres d'autres génies modernes. Mais j'en ai ‘marre’!- comme le trio Maurice Yvain-Willemetz-Mistinguett. Dès que je serai à Montmartre je recommencerai sérieusement à travailler et ne m'occuperai plus de tout ces gens comme je l'ai fait; je les considérerai comme passe-temps et c'est tout.
Hier soir j'ai rendu visite à Tristan Rémy, qui est poète moderne, car tout les poètes de nos jours doivent être ‘moderne’. C'est un garçon sympathique, assez doux, qui parle difficilement et qui a une magnifique barbe blonde que je lui envie de tout mon coeur. J'ai fait son portrait qu'on trouvait fort ressemblant; même sa femme le trouvait à son goût!! Sa femme est une très charmante petite blonde, 19 ans peut-être, docile, souriante et très fatiguée à la fin de notre discussion à laquelle elle a assisté jusqu'à 11½ heures du soir. Il m'a fait lire de ses poésies et comme je ne les ai pas compris je les ai regardé avec l'air d'un orang-outan qui doit soigner un enfant. Il disait: - Je vois bien que vous ne les aimez pas.
Puis il a conclu que mon éducation littéraire était en retard de (au moins) 50 ans. C'était très triste.....
Je vous épargne tout les mots inutiles que nous avons parlé. J'ai pris congé à minuit en oubliant mon stylo. C'était donc avec un conté que j'ai écrit tant bien que mal ce matin la poésie moderne que j'ai dédié à Tristan Rémy. Ensuite j'ai cherché le stylo et je lui ai fait lire ma ‘poésie’. C'était en français, cette fois-ci! - et figurez-vous, Clairette, il ne m'a corrigé qu'un mot: j'avais écrit la dictionnaire au lieu de: le dictionnaire. Alors j'ai copié la sottise et je la lui ai envoyé.
Je vous la copie ici:
à Tristan Rémy
Ecrit
avec le stylo
qu'une nuit
j'ai oublié
chez lui,
écrit avec plaisir,
en souvenir, -
et merci!
Donne-moi le dictionnaire
donne-moi le jeu hagard des mots inattendus
qui se rangent dans une farandole
donne-moi le trentième mot du a
et maintenant le premier mot du z
au diable au diable le rhytme
donne-moi le vingtième mot compté en sens inverse du r
idée mystique dans une mystique farandole
j'ai passé le mot rustre donne vite le mot rustre
et plein d'idées est rutacées
saisi sans intention quelquepart
compôte l'accord qui meurt
accord assassiné sanglant
accord guillotiné sans tête
abbatiale cabane zymologie zacinthe rune rustre rut rutabaja rutacées compôte
comme scintillation d'étoiles épuisés la mystique farandole danse
Ça y est! - n'est-ce pas que c'est joli, charmant, original, sensible? Rémy déclarait, avec un sourire: - C'est très correct; je ne pourrais faire mieux!... Je répondais, avec un sourire plus doux peut-être: - Eh bien, je vous la dédie. - Je vous la prends, - dit-il. Mais j'ai préféré de la copier avec le stylo en question! - Je vais publier cela, - il m'a dit. J'ai dit: - Vous pouvez en faire ce que vous voulez; ça vous appartient. - Puis nous nous sommes quittés.
Je voudrais bien savoir ce qu'il pense de moi! Comme ça m'amuserait! Hier, il m'a fait l'honneur de m'appeler ‘rossé’; aujourd'hui - ‘fou’? C'est une folie assez facile pourtant, la folie de la poésie moderne.
J'ai écrit un long poème dédié à Walt Whitman, le vrai créateur du genre, puis une poésie à Jean Cocteau, une à Blaise Cendrars, une à Max Jacob; j'écrirai tout à l'heure une à Pascal Pia. Vous ne le connaissez pas par hasard? Il paraît que c'est un des plus grands entre les ‘modernes’, une espèce d'Arthur Rimbaud, il a 19 ans et doit être extrêmement sensible. Je tâcherai de mieux le connaître. Et maintenant, encore une histoire, à propos de Pascal Pia.
Hier, place du Tertre, nous étions trois: Creixams, Cois (un littérateur trop modeste, trop chétif et trop bon pour jamais être remarqué, même quand il aurait un grand talent), puis votre humble serviteur; donc un homme primitif et moderne, un homme trop primitif pour être moderne et l'homme 50 ans en retard pour être soit primitif soit moderne. Cois ne connaissait pas Creixams et Creixams ne connaissait pas Cois. J'expliquais donc l'un à l'autre; et pour cela peut-être Creixams donnait tout d'un coup l'explication de moi! Ce primitif étudie les gens selon la méthode de Dostoïevski, qu'il lit avec une vraie passion. Donc, parlant de Pascal Pia, il disait: - C'est un type doué, très doué..... Ensuite, me regardant, tres fixement: ..... comme toi. T'es doué aussi, je t'ai étudié, si tu restais à Montmartre, ou à Paris, - quoi, tu feras quelquechose. Seulement, tu ne dureras pas longtemps. Tu mourras avant ta trentième année, toi.
- Diable! tu en es bien sûr?
- Je pense. Tu feras quelque chose, vraiment bien, mais la fin.... écoute, mon vieux, tu finiras avec la camisole de force.
N'est-ce pas que Montmartre devient intéressant?
Amusant- tout au moins.
Voilà le brave Creixams qui veut voir Rimbaud en Pascal Pia et en moi.....? Gaston Couté?
J'ai encore beaucoup à vous raconter; j'ai fait la connaissance de beaucoup de types plus ou moins intéressants, soit vus de loin ou vus de près. Il faut que je travaille. Du reste, j'ai travaillé, je peux vous l'affirmer, sans mentir.
Voulez-vous m'écrire bien vite à Montmartre, ma chère Clairette? Mais pas de ‘mots hatifs’ alors, si c'est possible. J'aimerais recevoir une lettre écrite à l'aise, quand vous êtes sans bas dans votre jardin et les moustiques vous piquent.
Je sais très bien qu'il y a toujours beaucoup que je dois vous répondre, mais je n'y arrive pas pour le moment, et votre ‘mot hatif’ était extrêmement réussi, dans son genre. Je vous envoie ci-joint 2 photos qui vous intéresseront, peut-être. Vous y trouverez quelques personnages dont je vous ai parlé. - Et les photos de Quinto?
A demain peut-être, Clairette. Ne croyez jamais quand je vous n'écris pas que je vous oublie plus ou moins!!!! Je pense à vous, toujours, mais, franchement, il m'est difficile d'éviter, quand je parle à la personne à qui je confierai tout, la chose la plus importante pour moi et dont je me préoccupe avant tout. Peut-être que dans quelque temps, je serai plus maître de mes sentiments; quand je serai devenu plus moderne peut-être, plus de nos jours, moins ‘temps de Musset’! Ce pauvre Alfred, que j'aime toujours assez et qui, de nos temps, m'assurait Rémy, n'est goûté que des écoliers amoureux quand ils n'ont pas encore 14 ans!
Mes respects à madame Petrucci; quand à vous - je me servirai cette fois de l'expression élastique et hypocrite
je vous aime bien.
Votre Eddy
Il fait chaud, ici - chaud!! A devenir imbécile. Ça me facilite beaucoup mes poésies modernes.
P.S. - Vous ne me parlez plus de la reproduction que vous avez fait faire de mon dessin de vous. Vous m'en ferez un grand plaisir; pas parce que c'est moi qui l'ai fait, mais parce que je vous aime assez la-dessus, malgré votre air faché! Votre opinion sur le portrait par Jeffay est mot pour mot juste. Pourtant, quand on voit l'original, on dirait que ce n'est pas mal. La reproduction est très mauvaise.
Origineel: particuliere collectie