E. du Perron
aan
C. Malraux-Goldschmidt (Clara Malraux)
Parijs, maart 1934Ga naar voetnoot1.
Paris, samedi, 11 heures.
Ma chère Clara,Ga naar voetnoot2.
Je tiens à vous dire que Bep et moi nous avons été remplis de ce que vous nous avez dit, jusqu'aujourd'hui, et ce n'est pas du tout fini. Tout ce que je vous ai ditGa naar voetnoot3. hier, je l'ai dit en somme contre ce que je sens; avec le sentiment je suis entièrement à côté de vous. Mais en tâchant de m'expliquer André, ce n'est pas seulement l'amitié qui travaille, c'est un véritable besoin que j'ai de croire qu'André aura toujours raison contre moi-même. C'est vous dire que vous et moi, nous sommes plus dans le même cas que vous ne le croyez peut-être après hier soir; il y a seulement cette différence qu'André est 100 fois plus près de vous que de moi, que là où je peux me permettre de le ‘comprendre’ (par cette intelligence justement, dont je me méfie beaucoup plus que vous), pour vous c'est très simplement et très honnêtement impossible. Votre exemple de la jeune filleGa naar voetnoot4. de 20 ans, admiratrice de la C.H., est trop juste, et par conséquent faux; il est faux par ce qu'il a de trop restreint. Votre cas à vous est complet, et par conséquent compréhensible - et pour des gens comme moi à peu près inattaquable - sur toute la ligne. Je n'ai pas su vous expliquer hier soir ce qu'il y a de pénible, selon moi, dans les justifications par l'intelligence; ce n'est que depuis que je parle de ces choses avec vous (à la MosquéeGa naar voetnoot5. déjà, mais surtout hier soir) que je le sens pourtant de plus en plus nettement; et du reste, vous qui ne voulez pas des ‘vérités du sang’, vous ne refusez pas des ‘vérités animales’; mais vous croyez aux justificationsGa naar voetnoot* par l'intelligence; moi en somme, pas. Cc qu'il y a de terrible dans l'intelligence, c'est qu'on peut toujours l'employer comme avocat pour les instincts, les besoins, les convictions du moment (de telle phase dans notre développement). Il y a des choses que je sens intensément depuis 2 ans, depuis que je vis avec Bep, et alors mon intelligence fonctionne admirablement pour ces choses-là. La fidélité par exemple. Dans 10 ans peut-être, quand j'aurai le besoin d'une autre femme,Ga naar voetnoot6. ou simplement de quitter Bep, mon intelligence se fera aussi admirablement l'avocat de mes instincts. C'est la même intelligence, elle est seulement autrement employée. Même chose pour les applications dans les cas où l'on vent ‘se dépasser soi-même’.Ga naar voetnoot** Ce qu'il y a de vrai, c'est que je sens vis-à-vis du monde et des gens dont nous avons parlé, exactement comme vous, comme les Guilloux, comme Bep, comme André au fond. Car le ridicule serait si je me mettais à vouloir ‘défendre’ André contre vous: d'abord il n'y a personne qui le comprend mieux que vous, ensuite, ce que j'essaie de faire (et contre moi-même et mes instincts), c'est seulement de le comprendre. Je ne le fais même pas pour vous dire des choses pleines d'espoir, car cet espoir, vous l'avez, même en la mettant au bout de cinq ans! - non, je suis beaucoup plus ‘égotiste’, je pense que si moi, je pense comme vous contre André sur ce point, je dois avoir tort, je ne peux avoir raison que parce que je s[uis plus]Ga naar voetnoot7. borné, plus bête qu'André - ou surtout, beaucoup moins séduit; enfin, plus ‘bourgeoise vertueuse’.
Vous avez pensé que l'aventure de Mareb passée, vous vous sentiriez éloignée d'André; et vous voyez, ou verrez mieux encore, que cette intelligence prévoyante ne tient pas debout, qu'au contraire vous le sentez plus près de vous maintenant. Tout ce qui souffre en vous, en ce moment, sont heureusement aussi des instincts d'une phase déterminée; et je souhaite de tout coeur que la guérison de tout cela sera accomplie bien avant les cinq ans que vous avez mis comme terme actuellement. Et là aussi, je compte sur la plus grande intelligence d'André, qui ne peut pas ne pas se fatiguer des ‘agréments’ que nous détestons et revenir à ses ‘vérités du sang’ à lui, sans lesquelles il n'aurait écrit aucun de ses livres. André devenant Goethe (dans le sens que vous donnez à ce grand monsieur allemand) c'est tout de même impossible. Vous le savez mieux que moi.
Excusez-moi si je vous ai tant parlé de moi dans une histoire qui ne doit avoir que deux personnages, mais que serait pour vous ce que j'aurais à vous dire, si pour moi ce n'était qu'un puzzle à croquer avec l'intelligence, si je ne sentais rien? - Or, ce qui fait peur à Bep et à moi, ce sont les possibilités pour nous-même, mais nous sentons aussi très nettement avec vous; j'espère que vous l'avez senti.
Reposez-vous chez les Guilloux, qui Bont les meilleures gens que vous auriez pu choisir, je pense, pour cette petite cure de repos; oubliez autant que possible les télégrammes et téléphones, et faites nous signe, voulez-vous? dès que vous serez rentrée à Paris.
Toutes nos amitiés à Guilloux, croyez-nous votre
BepGa naar voetnoot* et Eddy