Keetje
(1919)–Neel Doff– Auteursrecht onbekend
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bruyères. Le terrain y était pour rien. J'ai acheté, sur une colline, avec la vallée ouverte devant, et les pineraies derrière, deux hectares de prairies, entourés de champs de blé. Mon lopin de terre était divisé par un massif large de dix mètres, où les houx cinquantenaires et de gros chênes s'enchevêtrent. J'y ai pratiqué des ouvertures. J'ai bâti au beau milieu du champ, face à la vallée, une petite maison en briques, badigeonnée de blanc, à larges baies et à volets oranges. J'ai laissé tout le jardin devant la maison à découvert, j'y ai semé de grandes pelouses avec des corbeilles de roses; derrière la maison et le massif, un verger bordé des plate-bandes de dahlias, de tournesols et d'asters. A côté du verger, j'ai planté un petit bois de bouleaux, traversé de chemins sinueux. J'ai clôturé le tout de fils de fer, et les champs de blé où travaille le paysan et les prairies où paissent les vaches jusque contre ma clôture, sont comme un prolongement de mon jardin. Je m'y suis installée, un printemps, avec une petite bonne du pays à qui j'apprends la cuisine, Dick, mon berger de Malines, et deux petits griffons bruxellois. J'ai quarante-cinq ans. Depuis quatre ans que je suis ici, mes douleurs m'ont quittée; j'ai engraissé de dix kilos, j'en pèse maintenant | |
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soixante. Je suis très fraîche de teint, mes cheveux sont tout blancs, mais je vous assure que ce n'est pas laid, des cheveux blancs ondulés.. Il n'y a aucun bourgeois dans mon village, tous des cultivateurs; le brasseur est bourgmestre; deux épiceries et deux auberges. Le matin, je fais une grande promenade avec mes chiens à travers bois, ou dans les bruyères, ou aux mares. Quand je rentre, Caroline me demande, avant de le servir, de goûter le plat qu'elle m'a préparé. Pendant que je dîne, elle me conte les nouvelles. - Madame, la femme de Jef est venue demander si vous ne pourriez pas le guérir: il est raide de rhumatismes et beugle nuit et jour. Le docteur l'a vu, il y a cinq jours, et a dit que ça devait passer tout seul. Voilà une semaine qu'il ne travaille pas. - Mais je ne suis pas guérisseuse. - Allez-y quand même, madame. Après le déjeuner, je prends un gant de crin et la cruche d'eau-de-vie de Hasselt ‘du vieux Système’, et je vais chez Jef. - Ah! Dieu de Dieu, madame, ah! nom de Dieu, avec voire permission, que j'ai mal... - Comment est-ce venu? - J'étais en transpiration, et je m'ai mis dans le courant d'air: c'était délicieux, mais le lendemain je n'ai pu me lever. | |
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- Allons, Anneke, donne-moi encore une couverture de laine et aide-moi. Je découvre le torse de Jef et, avec le gant de crin imbibé d'alcool, je le trotte, devant et derrière. jusqu'à ce qu'il soit rouge feu. - Madame, quel dommage.... ce bon genièvre, de le gaspiller ainsi... Si je le buvais plutôt... - Mon vieux, vous n'en aurez pas une goutte en dedans; mais pour l'extérieur, je n'y regarde pas. - C'est un péché vraiment, madame, il me fera plus de bien en dedans. Le bougre a un regard si sincère que j'en suis touchée. - Non, vous n'en aurez pas. Et je frotte. - Maintenant les couvertures. Viens, Anneke, on va l'emmailloter. Je le roule dans trois couvertures, que j'attache avec des épingles de sûreté. - Voilà, maintenant il faut suer. Je prends la cruche et vais vers la porte. Son regard éploré s'attache à la cruche et dit naïvement: ‘Comment, elle va l'emporter sans m'en donner une goutte...’ - Allons, Anneke, passe-moi un verre, je lui en verserai un peu: mais c'est pour mieux suer. | |
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- Oui, c'est pour mieux suer, fait-il, comme un enfant. Je lui en donne un bon verre. Il sua et le lendemain retourna au travail.
Un autre jour: - Madame, la petite femme, en couches de son huitième, est levée. C'est le troisième jour, et elle trait déjà les vaches, mais elle n'est pas bien du tout. J'y vais et la couche de force. Je démaillote le petit et envoie la marmaille dehors, pour laisser dormir la mère.
- Madame, ce monsieur et cette dame sont encore revenus; ils disent que, dans le village, on leur a assuré que vous n'êtes pas en voyage. - Ah! bien, Caroline, s'ils insistent encore, lâche Dick. - Tiens, oui, je n'y avais pas songé...
- Madame! Madame! je l'ai réussie!... C'est Caroline qui accourt, les yeux flamboyants, les lèvres humides, ses frisettes noires au vent. - Ah! voyons ça. - Il est monté, haut comme ça, il est doré et luisant, comme verni, et je l'ai fait toute seule. | |
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- Ah! il est beau, vraiment... c'est d'une grande cuisinière... Quel beau gâteau aux corinthes! - J'ai fait exactement comme vous m'aviez expliqué, et voilà... Les femmes du village disent que j'arriverai bien à faire la cuisine de tous les jours, mais jamais de la pâtisserie. - Eh bien, tu vas leur montrer qu'elles se trompent. Tantôt, quand il sera refroidi, nous le couperons en deux, nous partagerons une moitié en trois parts, que tu porteras chez Anneke, chez Siska, et chez Wantje, pour prendre avec leur café; et elles verront bien que tu sais faire autre chose que la cuisine de tous les jours. L'autre moitié, nous lui ferons honneur cet après-midi avec le thé. Ce gâteau est ton chef-d'oeuvre, Caroline, et tu peux en être fière.
Le samedi après-midi, il n'y a pas de classe Alors, on m'envoie une demi-douzaine d'enfants, à têtes couvertes de croûtes et de poux. Je coupe les cheveux par places, pour mieux pouvoir nettoyer, et, à grandes savonnées, je les lave, je tresse les cheveux restants, et j'explique aux petites comment leurs mères doivent le lendemain défaire les tresses et faire bouffer les cheveux pour cacher les places vides... | |
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- Tu vois, ainsi... et l'on ne remarquera [...]n, à l'église
Au commencement de mon installation, j'allais de temps en temps en ville pour entendre un concert, ou j'achetais un beau livre. Mais le pays m'a tellement pénétrée, que je vis maintenant de son parfum, de son atmosphère, de sa lumière, de la vie intense de ses champs, de ses pineraies, de ses bruyères. Une promenade avec mes chiens, aux mares, me fait revoir tous les Turner de Londres. Des concerts!... Le chant de ces oiseaux, là dans le massif, n'est-ce pas du Haydn? n'est-ce pas la même candeur fraîche et spontanée?... Les nuits de pluie et de tempête, où ma petite maison est secouée de haut en bas, n'entends-je pas les Walkyries s'interpeller en des rires stridents, et passer au-dessus de ma maison avec des houhou assourdissants? N'entends-je pas des hennissements, des rugissements de bêtes qu'on poursuit, des hurlements de terreur et d'allégresse?... Quel régal que ces nuits farouches? Que la meilleure clarinette ou la meilleure flûte essaye donc de jouer, comme le vent joue sur le toit en courant autour de la cheminée et ne s'y engouffrant! Lire encore des livres... Et les drames qui se passent dans le gazon où, couchée sur le ventre, | |
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je suis les insectes qui se poursuivent, se volent, s'assassinent et s'aiment avec passion... Dans les bois, je vois des choses adorables et féroces... A la fin de l'été, quand je me promène dans les pineraies, les jeunes lapins qui ignorent encore l'homme et le résultat d'un coup de fusil, restent couchés sur un petit tas d'herbe et me regardent naïvement. Mais l'approche de mes chiens les effraie et ils se sauvent, laissant un petit creux bien chaud. Comme j'emp[êc]he mes chiens de les poursuivre, ceuxci se jettent en reniflant sur le petit creux et le ravagent de leurs pattes. Puis, n'est-ce pas une page de poésie que ces petites fleurs qui se ferment les jours où il n'y a pas de soleil, comme si alors la vie ne valait pas d'être vécue... Et ce vieux ménage de corbeaux qui passent en diagonale sur le jardin, tous les jours à la même heure, comme s'ils rentraient chez eux, après des heures de travail... et avec quelles intonations logiques ils s'interpellent, tout en volant... Il n'y a certes pas de ménage aussi uni dans tout le village. J'ai appris seulement à lire, à voir et à écouter, depuis que je suis ici et que les voix jamais d'accord des hommes ne m'atteignent plus. Je me raconte des histoires. Après, je les répète à Caroline, comme les ayant lues dans des livres, et je lui montre des livres de fleurs et d'oi- | |
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seaux et le texte latin que je lui dis être l'histoire que je lui ai contée. Caroline fait un auditoire très curieux: elle ne s'étonne pas quand je donne aux fleurs un caractère ou des sentiments, selon leur forme et leur couleur, ou quand j'identifie les deux corbeaux aux gens, Elle n'est pas comme la dame qui se choquait parce que je disais: ‘Mon fils’ à mon berger Malinois. - Voyons, chère amie, cette brute sans âme, l'appeler ainsi! Dick, pas d'âme!... Quelle hérésie!
Les nuits sont paradisiaques dans mon jardin embaumé de parfums de roses et de senteurs de pins. Dans les houx du massif, les rossignols chantent: j'ai deux concerts par soirée, un aussitôt qu'il fait noir, l'autre après une heure d'interruption, qui continue tard dans la nuit. Je suis sur une chaise longue au milieu d'une pelouse, entourée de roses; le ciel est pur, mais les étoiles loin; des effluves chaudes me font palpiter de bien-être. Mes hantises sont des histoires de bonheur et de beauté, et, au lieu d'être obsédée par des visions de loqueteux haves, torturés par la misère, je vois des bois aux arbres gigantesques, à feuillages étendus et savoureux, je vois des bêtes à cornes superbes dans des prairies jaspées de fleurs, et des | |
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paysans fauchant des blés à grains tendres et doubles. Et les matins... Quelle gloire de lumière s'étend sur ces bruyères, sous la rosée!...Et dans mon jardin, les abeilles sur les fleurs bourdonnent, et des contes de fées chuchotent à mes oreilles! ... Je voudrais vivre ici, vieille, très vieille.. Cela existe donc tout de même, le bonheur... Je ne suis plus jamais triste... Je vois bien encore de temps en temps un bambin qui joue sur le gazon, mais l'image sourit et rejoint là-bas une autre image d'homme - il a sa redingote de toujours. Ils me sourient tous les deux, avec une expression d'infinie douceur sur le visage, et me font le geste de ne pas me lever, de jouir, jouir de la joie qui m'environne...
St-Denis. Imp. Dardaillon. - 2-30 |
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