Keetje
(1919)–Neel Doff– Auteursrecht onbekend
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Keetje[I]C'était le soir de la Sainte-Catherine. J'errais, avec ma mère à dix pas derrière moi, dans le bas de la ville. Quand je croyais qu'un homme me regardait, je tournais dans une rue adjacente, espérant qu'il m'aurait suivie. De temps en temps, devant les vitrines des pâtissiers, ma mère me rejoignait, et nous regardions les gâteaux de Sainte-Catherine étalés. Ils étaient en forme de coeur, ou carrés, ou ronds, avec des glacis de sucre blanc ou rose; l'inscription y serpentait en lettres dorées. - J'ai beau m'appeler Catherine, fit ma mère, je n'aurai rien de tout cela... Keetje, que diraient les petits si nous rentrions chargées toutes deux de gâteaux? - Cette neige qui me pénètre partout m'horripile, j'ai l'air d'un épouvantail... Comment | |
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voulez vous que je trouve un homme? répliquai-je. Et je repris ma flânerie excédante. Rue des Bouchers, un monsieur m'accosta: c'était un Wallon que je comprenais à peine. - Viens passer la nuit avec moi, petite. - La nuit... Si vous voulez me donner dix francs... - C'est bon, viens. Je le suivis dans une rue de la vieille ville. J'aurais voulu prévenir ma mère que c'était pour la nuit, mais je ne le pus. Dans l'obscurité, il me fit monter à l'annexe. Il alluma une lampe, et nous nous trouvâmes dans une petite chambre à coucher avec un très grand lit. Il me donna deux pièces de cent sous que je nouai dans mon mouchoir. Il me prit sans préambule, machinalement, ayant l'air d'être à la corvée autant que moi. Après, il enfouit sa figure dans l'oreiller. Nous ne disions rien. Il se mit sur le dos. Ses yeux s'arrêtèrent sur une photographie de femme pendue au pied du lit: c'était le type d'une grosse bourgeoise flamande du bas de la ville, qui nous regardait en souriant. Comme l'homme voyait que je suivais son regard: - Ma femme, dit-il. Il ajouta en ‘marollien’: | |
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- ‘Duud’... morte. Et il se remit la figure dans l'oreiller. Il se leva, enfila son pantalon, et me fit signe de me lever aussi; il ajouta le geste de manger. J'endossai mon ulster trempé et chaussai mes bottines. Il me guida sur l'escalier obscur jusque dans la cave, puis il me dit d'attendre. Il frotta une allumette et alluma une petite lampe à pétrole. Nous étions dans une cuisine de cave. Il me montra une chaise, prit une terrine avec de la viande figée dans une sauce brune, coupa du pain, déboucha une bouteille de bière, et nous soupâmes. C'était excellent. Il me coupait tranche de pain sur tranche de pain, et remettait de la viande sur mon assiette aussitôt que mon morceau était mangé. Il me regardait curieusement engloutir, mais ne faisait aucune réflexion. Il prit la petite lampe, et nous remontâmes. Il mit un doigt sur la bouche et souffla: - Chut... pour la ‘fille’...Ga naar voetnoot(1) elle dort. Et il montra le haut de la maison. Il me conduisit au premier dans une grande chambre, dont les murs étaient garnis de tiroirs, et des meubles à tiroirs se trouvaient au milieu. | |
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Il alla vers les meubles et ouvrit les tiroirs. J'eus une exclamation de joie et de surprise: ils étaient remplis de fleurs artificielles. - Fabricant..., dit-il, en mettant un doigt sur sa poitrine. Il en ouvrit encore, et apparurent des guirlandes de roses, des piquets d'oeillets, des camélias, - j'ai su les noms plus tard en rôdant au marché de fleurs de la Grand'Place, - puis des fleurs avec une goutte de rosée en verre dans le coeur et sur les pétales, et des feuillages embués de gris. L'homme tristement ouvrait les tiroirs, et moi, en extase, je touchais du bout des doigts les fleurs. Il en tira encore un, et je ne pus retenir un cri d'admiration. Des guirlandes de fleurs, en calices de satin blanc aux bouts roses, mauves ou rouges, s'étalaient sur du papier de soie: c'étaient, à mon goût, les plus jolies de toutes. - Une pour vous, choisissez. Je pris celle aux bouts mauves. - Des belles-de-jour, fit-il, en les enveloppant dans un papier de soie. Nous nous remîmes au lit; il me dit de dormir et en fit autant. Il était encore nuit, quand il me réveilla et me fit signe de m'habiller. - Les employés vont venir, murmurait-i[l] | |
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en me conduisant à la porte de la rue, qu'il referma très doucement sur moi. Je ne savais pas bien où je me trouvais; la rue était en pente raide, le verglas me faisait glisser en arrière, le brouillard se gelait en route et me faisait avaler des grains de glace. J'aboutis cependant à la Grand'Place: de là, je savais m'orienter vers chez nous. J'achetai des vivres dans la première boutique que je vis ouverte. Quand j'arrivai à la maison, il n'était que six heures. - C'est toi, s'exclama ma mère, Dieu merci!... J'ai attendu jusqu'à deux heures devant cette maison; si je t'avais entendue crier, j'aurais ameuté le quartier... As-tu de l'argent? Je lui donnai huit francs, j'avais dépensé deux francs pour les victuailles. - J'ai aussi reçu une fleur. Et je la leur montrai. - Tu vois comme c'est facile, dit mon père. Nous avons tous à manger, et tu peux dormir toute la journée, si tu en as envie, et sortir ce soir avec la belle fleur sur ton chapeau... Je me sentais me décolorer; il le vit et se tut. Les petits, sur leur paillasse, mangeaient goulûment. Ma mère avait coupé les tartines de Hein qui devait aller à son travail; elle lui versa une tasse de café brûlant qu'il but debout, | |
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en la déversant dans sa soucoupe. Elle m'en donna également une tasse, et je me mis à coudre ma guirlande de belles-de-jour sur mon chapeau sordide. |
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