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XLIV
En ce temps-là, une fillette de quinze ans, alla de Heyst à Knokke, seule en plein jour, dans les
dunes. Nul n'avait de crainte pour elle, car on savait que les loups-garous
& mauvaises âmes damnées ne mordent que la nuit. Elle portait, en un
sachet, quarante-huit sols d'argent valant quatre florins carolus, que sa mère
Toria Pieterson, demeurant à Heyst, devait, du fait d'une vente, à son oncle Jan
Rapen, demeurant à Knokke. La fillette, nommée Betkin, ayant mis ses plus beaux
atours s'en était allée joyeuse.
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Les pècheurs virent dans la dune une fillette nue mordue
au cou cruellement
...
J. Bouwens. imp Brux.
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Le soir, sa mère fut inquiète de ne la voir point revenir: songeant toutefois
qu'elle avait dormi chez son oncle, elle se rassura.
Le lendemain, des pêcheurs, revenus de la mer avec un bateau de poisson, tirèrent
leur bateau sur la plage & déchargèrent leur poisson dans des chariots,
pour le vendre à l'enchère, par chariot, à la mingue de Heyst. Ils montèrent le
chemin semé de coquillage & trouvèrent, dans la dune, une fillette
dépouillée toute nue, voire de la chemise, & du sang autour d'elle.
S'approchant, ils virent, à son pauvre cou brisé, des marques de dents longues
& aiguës. Couchée sur le dos, elle avait les yeux ouverts, regardant le
ciel, & la bouche ouverte pareillement comme pour crier la mort!
Couvrant le corps de la fillette d'un opperst-kleed, ils le
portèrent jusques Heyst, à la Maison commune. Là bientôt s'assemblèrent les
échevins & le chirurgien-barbier, lequel déclara que ces longues dents
n'étaient point dents de loup tels que les fait nature, mais de quelque méchant
& infernal weer-wolf, loup-garou, & qu'il
fallait prier Dieu de délivrer la terre de Flandre.
Et dans tout le comté & notamment à Damme, Heyst & Knokke, furent ordonnés des prières & des
oraisons.
Et le populaire, gémissant, se tenait dans les églises.
En celle de Heyst, où était le corps de la fillette, exposé, hommes &
femmes pleuraient voyant son cou saignant & déchiré. Et la mère dit en
l'église même:
- Je veux aller au weer-wolf & le tuer avec les dents.
Et les femmes, pleurant, l'excitaient à ce faire. Et d'aucunes disaient:
- Tu ne reviendras point.
Et elle s'en fut, avec son homme & ses deux frères bien armés, chercher
le loup par plage, dune & vallée, mais ne le trouva point. Et son homme
la dut ramener au logis, car elle avait pris les fièvres à cause du froid
nocturne; & ils veillèrent près d'elle, remaillant les filets pour la
pêche prochaine.
Le bailli de Damme, considérant que le weer-wolf est un animal
vivant de sang & ne dépouille point les morts, dit que celui-ci était
sans doute suivi de larrons vaguant par les dunes, pour leur méchant profit.
Donc il manda par son de cloche, à tous & un chacun, de courir sus bien
armés & embâtonnés à tous mendiants & bélitres, de les
appréhender au corps & de les visiter pour voir s'ils n'avaient pas en
leurs gibecières des carolus d'or ou quelque pièce des vêtements des victimes.
Et après les mendiants & | |
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bélîtres valides seraient menés
sur les galères du roi. Et on laisserait aller les vieux & infirmes.
Mais on ne trouva rien.
Ulenspiegel s'en fut chez le bailli & lui dit:
- Je veux tuer le weer-wolf.
- Qui te donne confiance? demanda le bailli.
- Les cendres battent sur mon coeur, répondit Ulenspiegel. Baillez-moi permission
de travailler à la forge de la commune.
- Tu le peux, dit le bailli.
Ulenspiegel sans sonner mot de son projet à nul homme ni semme de Damme s'en fut
en la forge & là, secrètement, façonna un bel & grand engin à
prendre fauves.
Le lendemain samedi, jour aimé du weer-wolf, Ulenspiegel,
portant une lettre du bailli pour le curé de Heyst & l'engin sous son
mantelet, armé au demeurant d'une bonne arbalète & d'un coutelas bien
affilé, s'en fut, disant à ceux de Damme:
- Je vais chasser aux mouettes & ferai de leur duvet des oreillers à
Madame la baillive.
Allant vers Heyst il vint sur la plage, ouït la mer houleuse ferlant &
déferlant de grosses vagues grondant comme tonnerre, & le vent venant
d'Angleterre, huïant dans les cordages des bateaux échoués. Un pêcheur lui dit:
- Ce nous est ruine que ce mauvais vent. Cette nuit, la mer fut calme, mais après
le lever du soleil elle monta tout soudain fâchée. Nous ne pourrons partir pour
la pêche.
Ulenspiegel fut joyeux, assuré ainsi d'avoir de l'aide la nuit si besoin était.
A Heyst, il alla chez le curé, lui donna la lettre du bailli. Le curé lui dit:
- Tu es vaillant: sache toutefois que nul ne passe seul le soir, dans les dunes,
le samedi, qu'il ne soit mordu & laissé mort sur le sable. Les
manouvriers diguiers & autres n'y vont que par troupes. Le soir tombe.
Entends-tu le weer-wolf hurler en la vallée? Viendra-t-il
encore comme cette nuit dernière, crier au cimetière effroyablement l'entière
nuit? Dieu soit avec toi, mon fils, mais n'y va point.
Et le curé se signa.
- Les cendres battent sur mon coeur, répondit Ulenspiegel.
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Le curé dit:
- Puisque tu as si brave volonté, je veux t'aider.
- Messire curé, dit Ulenspiegel, vous feriez grand bien à moi & au pauvre
pays désolé en allant chez Toria, la mère de la fillette, & chez ses
deux frères pareillement pour leur dire que le loup est proche & que je
veux l'attendre & le tuer.
Le curé dit:
- Si tu ne sais encore sur quel chemin il te faut placer, tiens-toi dans celui
qui mène au cimetière. Il est entre deux haies de genêts. Deux hommes n'y
sauraient marcher de front.
- Je m'y tiendrai, répondit Ulenspiegel. Et vous, messire vaillant curé,
coadjuteur de délivrance, ordonnez & mandez à la mère de la fillette, à
son mari & à ses frères de se trouver dans l'église, tout armés, avant
le couvre-feu. S'ils m'entendent siffler comme la mouette, c'est que j'aurai vu
le loup-garou. Il leur faut pour lors sonner wacharm à la
cloche & me venir à la rescousse. Et s'il est quelques autres braves
hommes?...
- Il n'en est point, mon fils, répondit le curé. Les pêcheurs craignent plus que
la peste & la mort le weer-wolf. Mais n'y va point.
Ulenspiegel répondit:
- Les cendres battent sur mon coeur.
Le curé dit alors:
- Je ferai comme tu le veux, sois béni. As-tu faim ou soif?
- Tous les deux, répondit Ulenspiegel.
Le curé lui donna de la bière, du pain & du fromage.
Ulenspiegel but, mangea & s'en fut.
Cheminant & levant les yeux, il vit son père Claes en gloire, à côté de
Dieu, dans le ciel où brillait la lune claire, & regardait la mer
& les nuages, & il entendait le vent tempétueux soufflant
d'Angleterre:
- Las! disait-il, noirs nuages passant rapides, soyez comme Vengeance aux
chausses de Meurtre. Mer grondante, çiel qui te fais noir comme bouche d'enfer,
vagues à l'écume de feu courant sur l'eau sombre, secouant impatientes, fachées,
d'innombrables animaux de feu, boeufs, moutons, chevaux, serpents vous roulant
sur le flot ou vous dressant en l'air, vomissant pluie flamboyante, mer toute
noire, ciel noir de deuil, venez avec moi combattre le weer-wolf, méchant meurtrier de fillettes. Et toi, vent qui huïes plaintif
dans les ajoncs des dunes & les cordages des navires, tu es la voix des
victimes criant vengeance à Dieu qui me soit en aide en cette entreprise.
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Et il descendit en la vallée, brimballant sur ses poteaux de nature comme s'il
eût eu en la tête crapule ivrogniale & sur l'estomac une indigestion de
choux.
Et il chanta hoquetant, zigzaguant, bâillant, crachant & s'arrêtant,
jouant feintise de vomissement, mais de fait ouvrant l'oeil pour tout bien
considérer autour de lui, quand il entendit soudain un hurlement aigu, s'arrêta
vomissant comme un chien & vit, à la clarté de la lune brillante, la
longue forme d'un loup marchant vers le cimetière.
Brimballant derechef il entra dans le sentier tracé entre les genêts. Là,
feignant de choir, il plaça l'engin du côté où venait le loup, arma son arbalète
& s'en fut à dix pas, se tenant debout en posture ivrogniale, sans cesse
feignant les brimballement, hoquet & purge de gueule, mais de fait
bandant son esprit comme un arc & tenant grands ouverts les yeux
& les oreilles.
Et il ne vit rien, sinon les noires nuées courant comme folles dans le ciel
& une large, grosse & courte forme noire, venant à lui;
& il n'ouït rien, sinon le vent huïant plaintif, la mer grondant comme
un tonnerre & le chemin coquilleux criant sous un pas pesant &
tressautant.
Feignant de se vouloir asseoir, il chût sur le chemin comme un ivrogne pesamment.
Et il cracha.
Puis il ouït comme ferraille cliquetant à deux pas de son oreille, puis le bruit
de l'engin se fermant & un cri d'homme.
- Le weer-wolf, dit-il, a les pattes de devant prises dans le
piége. Il se relève hurlant, secouant l'engin, voulant courir. Mais il
n'échappera point.
Il lui tira un trait d'arbalète aux jambes.
- Voici qu'il tombe blessé, dit-il.
Et il siffla comme une mouette.
Soudain la cloche de l'église sonna wacharm, une voix de
garçonnet aiguë criait dans le village:
- Réveillez-vous, gens qui dormez, le weer-wolf est pris.
- Noël à Dieu! dit Ulenspiegel.
Toria, mère de Betkin, Lansaem, son homme, Josse & Michiels, ses frères,
vinrent les premiers avec des lanternes.
- Il est pris? dirent-ils.
- Voyez-le sur le chemin, répondit Ulenspiegel.
- Noël à Dieu! dirent-ils.
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Et ils se signèrent.
- Qui sonne-là? demanda Ulenspiegel.
Lansaem répondit:
- C'est mon aîné; le cadet court dans le village frappant aux portes &
criant que le loup est pris. Noël à toi!
- Les cendres battent sur mon coeur, répondit Ulenspiegel.
Soudain le weer-wolf parla & dit:
- Aie pitié de moi, pitié, Ulenspiegel.
- Le loup parle, dirent-ils se signant tous. Il est diable & sait déjà le
nom d'Ulenspiegel.
- Aie pitié, pitié, dit la voix, mande à la cloche de se taire; elle sonne pour
les morts, pitié, je ne suis point loup. Mes poignets sont troués par l'engin;
je suis vieux & je saigne, pitié. Quelle est cette voix aiguë d'enfant
éveillant le village? Pitié!
- Je t'ouïs parler jadis, dit véhémentement Ulenspiegel. Tu es le poissonnier,
meurtrier de Claes, vampire des pauvres fillettes. Compères & commères,
n'ayez nulle crainte. C'est le doyen, celui par qui Soetkin mourut de douleur.
Et d'une main le tenant au cou sous le menton, de l'autre il tira son coutelas.
Mais Toria, mère de Betkin, l'arrêta en ce mouvement:
- Prenez-le vif, cria-t-elle.
Et elle lui arracha ses cheveux blancs par poignées, lui déchirant la face de ses
ongles.
Et elle hurlait de triste fureur.
Le weer-wolf, les mains prises dans l'engin &
tressautant sur le chemin, à cause de la vive souffrance:
- Pitié, disait-il, pitié! ôtez cette femme. Je donnerai deux carolus. Cassez ces
cloches! Où sont ces enfants qui crient?
- Gardez-le vif! criait Toria, gardez-le vif, qu'il paye! Les cloches des morts,
les cloches des morts pour toi, meurtrier. A petit feu, à tenailles ardentes.
Gardez le vif! qu'il paye!
Dans l'entre-temps, Toria avait ramassé sur le chemin un gaufrier à longs bras.
Le considérant à la lueur des torches, elle le vit, entre les deux plaques de
fer prosondément gravé de losanges à la mode brabançonne, mais armé en outre,
comme une gueule de fer, de longues dents aiguës. Et quand elle l'ouvrit, ce fut
comme une gueule de lévrier.
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Toria alors tenant le gaufrier, l'ouvrant & refermant & en
faisant résonner le fer, parut comme affolée de male rage &, grinçant
les dents, râlant comme agonisante, gémissant à cause de sa douleur d'amère soif
de revanche, mordit de l'engin le prisonnier aux bras, aux jambes, partout,
cherchant surtout le col, & à toutes fois qu'elle le mordait disant:
- Ainsi fit-il à Betkin avec les dents de fer. Il paye. Saignes-tu, meurtrier?
Dieu est juste. Les cloches des morts. Betkin m'appelle à la revanche. Sens-tu
les dents, c'est la gueule de Dieu!
Et elle le mordait sans cesse ni pitié frappant du gaufrier quand elle n'en
pouvait mordre. Et à cause de sa grande impatience de revanche elle ne le tuait
point.
- Faites miséricorde, criait le prisonnier. Ulenspiegel, frappe-moi du couteau,
je mourrai plus tôt. Ote cette femme. Casse les cloches des morts, tue les
enfants qui crient.
Et Toria le mordait toujours, jusqu'à ce qu'un homme vieux ayant pitié lui prit
des mains le gaufrier.
Mais Toria alors cracha au visage du weer-wolf & lui
arrachant les cheveux disait:
- Tu payeras, à petit feu, à tenailles ardentes: tes yeux à mes ongles!
Dans l'entre-temps étaient venus tous les pêcheurs, manants & femmes de
Heyst, sur le bruit que le weer-wolf était un homme &
non un diable. D'aucuns portaient des lanternes & des torches
flambantes. Et tous criaient:
- Meurtrier larron, où caches-tu l'or volé aux pauvres victimes? Qu'il rende
tout.
- Je n'en ai point; ayez pitié, disait le poissonnier.
Et les femmes lui jetaient des pierres & du sable.
- Il paye! il paye! criait Toria.
- Pitié, gémissait-il, je suis mouillé de mon sang qui coule. Pitié!
- Ton sang, disait Toria Il t'en restera pour payer. Vêtissez de baume ses
plaies. Il payera à petit feu, la main coupée, avec tenailles ardentes. Il
payera, il payera!
Et elle le voulut frapper; puis hors de sens, elle tomba sur le sable comme
morte; et elle y fut laissée jusqu'à ce qu'elle revînt à elle.
Dans l'entre-temps, Ulenspiegel ôtant de l'engin les mains du prisonnier vit que
trois doigts manquaient à la main droite.
Et il manda de le lier étroitement & de le placer en un panier de
pêcheur. | |
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Hommes, femmes & enfants s'en furent alors
portant tour à tour le panier, cheminant vers Damme pour y quérir justice. Et
ils portaient des torches & des lanternes.
Et le poissonnier disait sans cesse:
- Cassez les cloches, tuez les enfants qui crient.
Et Toria disait:
- Qu'il paye, à petit feu, à tenailles ardentes, qu'il paye!
Puis tous deux se turent. Et Ulenspiegel n'entendit plus rien, sinon le souffle
tressautant de Toria; le lourd pas des hommes sur le sable & la mer
grondant comme tonnerre.
Et triste en son coeur, il regardait les nuées courant comme folles dans le ciel,
la mer où se voyaient les moutons de feu &, à la lueur des torches
& lanternes, la face blême du poissonnier le regardant avec des yeux
cruels.
Et les cendres battirent sur son coeur.
Et ils marchèrent pendant quatre heures jusqu'à Damme, où était le populaire en
foule assemblé, sachant déjà les nouvelles. Tous voulant voir le poissonnier,
ils suivirent la troupe des pècheurs en criant, chantant, dansant &
disant:
- Le weer-wolf est pris, il est pris, le meurtrier! Béni soit
Ulenspiegel! Longue vie à notre frère Ulenspiegel! Lange leven
onsen braeder Ulenspiegel.
Et c'était comme une révolte populaire.
Quand ils passèrent devant la maison du bailli, celui-ci vint au bruit &
dit à Ulenspiegel:
- Tu es vainqueur; noël à toi!
- Les cendres de Claes battaient sur mon coeur, répondit Ulenspiegel.
Le bailli alors dit:
- Tu auras la moitié de l'héritage du meurtrier.
- Donnez aux victimes, répondit Ulenspiegel.
Lamme & Nele vinrent; Nele, riant & pleurant d'aise, baisait son
ami Ulenspiegel; Lamme, sautant pesamment, lui frappant sur la bedaine, disant:
- Celui-ci est brave, léal & fidèle; c'est mon aimé compagnon: vous n'en
avez point de pareils vous, autres gens, du plat-pays.
Mais les pêcheurs riaient, se gaussant de lui.
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