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XXXIII
La fille vint un jour, toute pleurante, dire à Lamme & à Ulenspiegel:
- Spelle laisse, à Meulestee, échapper, pour de l'argent, des meurtriers
& des larrons. Il met à mort les innocents. Mon frère Michielkin se
trouve parmi eux. Las! laissez-moi vous le dire: Vous le vengerez, étant hommes.
Un sale & infâme débauché, Pieter de Roose, séducteur coutnmier
d'enfants & de fillettes, fit tout le mal. Las! mon pauvre frère
Michielkin & Pieter de Roose se trouvèrent un soir, mais non à la même
table, à la taverne du Valck, où Pieter de Roose était fui
d'un chacun comme la peste.
Mon frère, ne le voulant point voir en la même salle que lui, l'appela bougre
paillard, & lui ordonna de purger la salle.
Pieter de Roose répondit:
- Le frère d'une bagasse publique ne devrait point montrer si haute trogne.
Il mentait, je ne suis point publique, & ne me donne qu'à celui qui me
plaît.
Michielkin, alors, lui jetant au nez sa pinte de cervoise, lui déclara qu'il en
avait menti comme un sale débauché qu'il était, le menaçant, s'il ne
déguerpissait, de lui faire manger son poing jusqu'au coude.
L'autre voulut encore parler, mais Michielkin fit ce qu'il avait dit: il lui
donna deux grands coups sur la mâchoire & le traîna par les dents dont
il mordait, jusque sur la chaussée, où il le laissa meurtri, sans pitié.
Pieter de Roose, guéri & ne sachant vivre solitaire, alla In
't Vagevuur, vrai purgatoire & triste taverne, où il n'y avait
que des pauvres gens. Là aussi il fut laissé seul, même par tous ces loqueteux.
Et nul ne lui parla, sauf quelques manants auxquels il était inconnu, &
quelques bélîtres vagabonds, ou déserteurs de bande. Il y fut même plusieurs
fois battu, car il était querelleur.
Le prévôt Spelle étant venu à Meulestee avec deux happe-chair, Pieter de Roose
les suivit partout comme chien, les saoûlant à ses dépens, de vin, de viande,
& de maints autres plaisirs qui se payent par argent. Ainsi devint-il
leur compagnon & camarade, & il commença à agir de son | |
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méchant mieux pour tourmenter ce qu'il détestait: c'étaient tous
les habitants de Meulestee, mais notamment mon pauvre frère.
Il s'en prit d'abord à Michielkin. De faux témoins, pendards avides de florins,
déclarèrent que Michielkin était hérétique; avait tenu de sales propos sur la
Notre-Dame, & maintes fois blasphémé le nom de Dieu & des saints
à la taverne du Valck, & qu'en outre il avait bien
trois cents florins en un coffre.
Nonobstant que les témoins ne fussent point de bonne vie & moeurs,
Michielkin fut appréhendé, & les preuves étant déclarées par Spelle
& ses happe-chair suffisantes pour mettre l'accusé à torture, Michielkin
fut pendu par les bras à une poulie tenant au plafond, & on lui mit à
chaque pied un poids de cinquante livres.
Il nia le fait, disant que, s'il y avait à Meulestee un bélître, bougre,
blasphémateur & paillard, c'était bien Pieter de Roose, & non
lui.
Mais Spelle ne voulut rien entendre, & dit à ses happe-chair de hisser
Michielkin jusqu'au plafond & de le laisler retomber avec force avec ses
poids aux pieds. Ce qu'ils firent, & si cruellement, que la peau
& les muscles des chevilles du patient étaient déchirés, & qu'à
peine le pied tenait-il à la jambe.
Michielkin persistant à dire qu'il était innocent, Spelle le fit torturer de
nouveau, en lui faisant entendre que, s'il voulait lui bailler cent florins, il
le laisserait libre & quitte.
Michielkin dit qu'il mourrait plutôt.
Ceux de Meulestee, ayant appris le fait de l'appréhension & de la
torture, voulurent être témoins par turbes, ce qui est le témoignage de tous les
bons habitants d'une commune. Michielkin, dirent-ils unanimement, n'est en
aucune façon hérétique, allait chaque dimanche à la messe & à la sainte
table; qu'il n'avait jamais d'autre propos sur Notre-Dame que de l'appeler à son
aide dans les circonstances difficiles; que, n'ayant jamais mal parlé, même
d'une femme terrestre, il ne l'eût, à plus forte raison, pas osé le faire de la
céleste Mère de Dieu. Quant aux blasphèmes que les faux témoins déclaraient
l'avoir entendu proférer en la taverne du Valck, cela était de
tout point faux & mensonger.
Michielkin ayant été relâché, les faux témoins furent punis, & Spelle
traduisit devant son tribunal Pieter de Roose, mais le relâcha sans information
ni torture, moyennant cent florins une fois payés.
Pieter de Roose, craignant que l'argent qui lui restait n'appelât de nou- | |
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veau sur lui l'attention de Spelle, s'enfuit de Meulestee, tandis
que Michielkin, mon pauvre frère, se mourait de la gangrène qui s'était mise à
ses pieds.
Lui qui ne voulait plus me voir, me fit appeler toutefois pour me dire de bien
prendre garde au feu de mon corps qui me mènerait en celui de l'enfer. Et je ne
pus que pleurer, car le feu est en moi. Et il rendit son âme entre mes mains.
Ha! dit-elle, celui qui vengerait sur Spelle la mort de mon aimé & doux
Michielkin serait mon maître à toujours, & je lui obéirais comme une
chienne.
Tandis qu'elle parlait, les cendres de Claes battirent sur la poitrine
d'Ulenspiegel. Et il résolut de faire pendre Spelle le meurtrier.
Boelkin, c'était le nom de la fille, retourna à Meulestee, bien assurée en son
logis contre la vengeance de Pieter de Roose, car un bouvier, de passage à
Destelberg, l'avertit que le curé & les bourgeois avaient déclaré que,
si Spelle touchait à la soeur de Michielkin, ils le traduiraient devant le duc.
Ulenspiegel l'ayant suivie à Meulestee entra en une salle basse dans la maison de
Michielkin & vit y une pourtraiture de maître-pàtissier qu'il supposa
être celle du pauvre mort.
Et Boelkin lui dit:
- C'est celle de mon frère.
Ulenspiegel prit la pourtraiture &, s'en allant, dit:
- Spelle sera pendu!
- Comment feras-tu? dit-elle.
- Si tu le savais, dit-il, tu n'aurais nul plaisir à le voir faire.
Boelkin hocha la tête & dit d'une voix dolente:
- Tu n'as en moi aucune confiance.
- N'est-ce point, dit-il, te montrer une confiance extrême que de te dire ‘Spelle
sera pendu!’ car avec ce seul mot, tu peux me faire pendre moi avant lui.
- De fait, dit-elle.
- Donc, repartit Ulenspiegel, va me chercher de bonne argile, une double pinte de
bruinbier, de l'eau claire & quelques tranches de boeuf. Le tout à part.
Le boeuf sera pour moi, le bruinbier pour le boeuf, l'eau pour
l'argile & l'argile pour la pourtraiture.
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Ulenspiegel mangeant & buvant pétrissait l'argile, & en avalait
parfois un morceau, mais s'en souciait peu, & regardait bien
attentivement la pourtraiture de Michielkin. Quand l'argile fut pétrie, il en
fit un masque avec un nez, une bouche, des yeux, des oreilles si ressemblants au
portrait du mort, que Boelkin en fut ébahie.
Ce après quoi il mit le masque au four, & lorsqu'il fut sec, il le
peignit de la couleur des cadavres, indiquant les yeux hagards, la face grave
& les diverses contractions d'un agonisant. La fille, alors cessant de
s'ébahir, regarda le masque, sans pouvoir en ôter ses yeux, pâlit, blêmit, se
couvrit la face, & frissante dit:
- C'est lui, mon pauvre Michielkin!
Il fit aussi deux pieds saignants.
Puis ayant vaincu sa première frayeur:
- Celui-là sera béni, dit-elle, qui meurtrira le meurtrier.
Ulenspiegel, prenant le masque & les pieds, dit:
- Il me faut un aide.
Boelkin répondit:
- Vas In den Blauwe Gans, à l'Oie Bleue, près de Joos Lanfaem
d'Ypres, qui tient cette taverne. Ce fut le meilleur camarade & ami de
mon frère. Dis-lui que c'est Boelkin qui t'envoie.
Ulenspiegel fit ce qu'elle lui recommandait.
Après avoir besogné pour la mort, le prévôt Spelle allait boire à In
t' Valck, au Faucon, une chaude mixture de dobbele
clauwaert, à la cannelle & au sucre de Madère. On n'osait en
cette auberge rien lui refuser, de peur de la corde.
Pieter de Roose, ayant repris courage, était rentré à Meulestee. Il suivait
partout Spelle & ses happe-chair pour se faire protéger par eux. Spelle
payait quelquefois à boire. Et ils humaient ensemble joyeusement l'argent des
victimes.
L'auberge du Faucon n'était plus remplie comme aux beaux jours
où le village vivait en joie, servant Dieu catholiquement, & n'étant
point tourmenté pour le fait de la religion. Maintenant il était comme en deuil,
ainsi qu'on le voyait à ses nombreuses maisons vides ou fermées, à ses rues,
désertes ou erraient quelques maigres chiens cherchant sur les monceaux leur
pourrie nourriture.
Il n'y avait plus de place à Meulestee que pour les deux méchants. Les craintiss
habitants du village les voyaient, le jour, insolents & marquant les | |
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maisons des futures victimes; dressant les listes de mort,
&, le soir, s'en revenant du Faucon en chantant de
sales refrains, tandis que deux happechair, ivres comme eux, les suivaient armés
jusqu'aux dents pour leur faire escorte.
Ulenspiegel alla In den Blauwe Gans, à l'Oie Bleue, auprès de
Joos Lansaem, qui était à son comptoir.
Ulenspiegel tira de sa poche un petit flacon de brandevin, & lui dit:
- Boelkin en a deux tonnes à vendre.
- Viens dans ma cuisine, dit le baes.
Là, fermant la porte & le regardant fixement:
- Tu n'es point marchand de brandevin; que signifient tes clignements d'yeux? Qui
es-tu?
Ulenspiegel répondit:
- Je suis le fils de Claes brûlé, à Damme; les cendres du mort battent sur ma
poitrine: je veux tuer Spelle, le meurtrier.
- C'est Boelkin qui t'envoie? demanda l'hôte.
- Boelkin m'envoie, répondit Ulenspiegel. Je tuerai Spelle; tu m'y aideras.
- Je le veux, dit le baes. Que faut-il faire?
Ulenspiegel répondit:
- Va chez le curé, bon pasteur, ennemi de Spelle. Réunis tes amis &
trouve-toi avec eux demain, après le couvre-feu, sur la route d'Everghem,
au-delà de la maison de Spelle, entre le Faucon &
ladite maison. Mettez-vous tous dans l'ombre & n'ayez point d'habits
blancs. Au coup de dix heures, tu verras Spelle sortant du cabaret & un
chariot venant de l'autre côté. N'avertis point tes amis ce soir; ils dorment
trop près de l'oreille de leurs femmes. Va les trouver demain. Venez, écoutez
bien tout & souvenez-vous bien.
- Nous nous souviendrons, dit Joos. Et, levant son gobelet: Je bois à la corde de
Spelle.
- A la corde, dit Ulenspiegel. Puis il rentra avec le baes dans
la salle de la taverne où buvaient quelques fripiers gantois qui revenaient du
marché du samedi, à Bruges, où ils avaient vendu cher des pourpoints, des
mantelets de toile d'or & d'argent, achetés pour quelques sous à des
nobles ruinés qui voulaient par leur luxe imiter les Espagnols.
Et ils menaient noces & sestins à cause du grand bénéfice.
Ulenspiegel & Joos Lansaem, assis en un coin, convinrent en buvant
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sans être entendus, que Joos irait chez le curé de
l'église, bon pasteur, fâché contre Spelle, le meurtrier d'innocents. Après
cela, il irait chez ses amis.
Le lendemain, Joos Lansaem & les amis de Michielkin étant avertis,
quittèrent la Blauwe Gans, où ils chopinaient comme de coutume
& afin de cacher leurs deffeins, sortirent au couvre-feu par différents
chemins, vinrent à la chaussée d'Everghem. Ils étaient dix-sept.
A dix heures, Spelle sortit du Faucon suivi de ses deux happe-chair & de
Pieter de Roose. Lansaem & les siens s'étaient cachés dans la grange de
Samson Boene, ami de Michielkin. La porte de la grange était ouverte. Spelle ne
les vit point.
Ils l'entendirent passer, brimballant de boisson ainsi que Pieter de Roose
& ses deux happe-chair, & disant, d'une voix pâteuse avec force
hoquets:
- Prévôts! prévôts! la vie leur est bonne en ce monde; soutenez-moi, pendards qui
vivez de mes restes.
Soudain furent ouïs, sur la chaussée, du côté de la campagne, le braire d'un âne
& le claquement d'un fouet.
- Voilà, dit Spelle, un baudet bien rétif, qui ne veut pas avancer malgré ce bel
avertissement.
Soudain on entendit un grand bruit de roues & un chariot bondissant qui
venait du haut bout de la chaussée.
- Arrêtez-le, cria Spelle.
Comme le chariot passait vis-à-vis d'eux, Spelle & ses deux happe-chair
se jetèrent à la tête de l'âne.
- Ce chariot est vide, dit l'un des happe-chair.
- Lourdaud, dit Spelle, les chariots vides courent-ils la nuit, tout seuls? Il y
a dans ce chariot quelqu'un qui se cache; allumez les lanternes, élevez-les, j'y
vais voir.
Les lanternes furent allumées & Spelle monta sur le chariot, tenant la
sienne; mais à peine eut-il regardé qu'il poussa un grand cri, &,
tombant en arrière, dit:
- Michielkin! Michielkin! Jésus, ayez pitié de moi!
Alors se leva, du fond du chariot, un homme vêtu de blanc comme les pâtissiers
& tenant dans ses deux mains des pieds sanglants.
Pieter de Roose, en voyant l'homme se lever, éclairé par les lanternes, cria avec
ses deux happe-chair:
- Michielkin! Michielkin, le trépassé! Seigneur, ayez pitié de nous!
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Les dix-sept vinrent au bruit pour considérer le spectacle & furent
effrayés de voir, à la lueur de la lune claire, combien était ressemblante
l'image de Michielkin, le pauvre défunt.
Et le fantôme agitait ses pieds sanglants.
C'était son même plein & rond visage, mais pâli par la mort, menaçant,
livide & rongé de vers sous le menton.
Le fantôme, agitant toujours ses pieds sanglants, dit à Spelle qui gémissait,
couché sur le dos:
- Spelle, prévôt Spelle, éveille-toi!
Mais Spelle ne bougeait point.
- Spelle, dit derechef le fantôme, prévôt Spelle, éveille-toi ou je te fais
descendre avec moi dans la gueule du béant enfer.
Spelle se leva &, les cheveux tout droits de peur, cria douloureusement:
- Michielkin! Michielkin, aie pitié!
Cependant les bourgeois s'étaient approchés, mais Spelle ne voyait rien que les
lanternes qu'il prenait pour des yeux de diables. Il l'avoua ainsi plus tard.
- Spelle, dit le fantôme de Michielkin, es-tu préparé à mourir?
- Non, répondit le prévôt, non messire Michielkin, je n'y suis point préparé,
& ne veux paraître devant Dieu l'âme toute noire de péchés.
- Tu me reconnais? dit le fantôme.
- Que Dieu me soit en aide, dit Spelle; oui, je vous reconnais; vous êtes le
fantôme de Michielkin, le pâtissier qui mourut, innocent, en son lit, des suites
de torture, & les deux pieds saignants sont ceux à chacun desquels je
fis pendre un poids de cinquante livres. Ha! Michielkin, pardonnez-moi, ce
Pieter Roose était si tentant; il m'offrait cinquante florins, que je reçus,
pour mettre votre nom sur le registre.
- Tu veux te confesser? dit le fantôme.
- Oui, messire, je veux me confesser, tout dire & faire pénitence. Mais
daignez écarter ces démons qui sont là, prêts à me dévorer. Je dirai tout. Otez
ces yeux de feu! J'ai fait de même à Tournay, à l'égard de cinq bourgeois; de
même à Bruges, à quatre. Je ne sais plus leurs noms, mais je vous les dirai si
vous l'exigez; ailleurs aussi j'ai péché, seigneur, &, de mon fait,
soixante-neuf innocents sont dans la fosse. Michielkin, il fallait de l'argent
au roi. On me l'avait fait savoir, mais il m'en fallait pareillement; il est à
Gand, dans la cave, sous le pavement, chez la vieille Grovels, ma vraie | |
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mère. J'ai tout dit, tout, grâce & merci! Otez les
diables. Dieu Seigneur, vierge Marie, Jésus, intercédez pour moi; éloignez les
feux de l'enfer, je vendrai tout, je donnerai tout aux pauvres & je
ferai pénitence.
Ulenspiegel, voyant que la foule des bourgeois était prête à le soutenir; sauta
du chariot à la gorge de Spelle & le voulut étrangler.
Mais le curé vint.
- Laissez-le vivre, dit-il; mieux vaut qu'il meure de la corde du bourreau que
des doigts d'un fantôme.
- Qu'allez-vous en faire? demanda Ulenspiegel.
- L'accuser devant le duc & le faire pendre, répondit le curé. Mais qui
es-tu? demanda-t-il.
- Je suis, répondit Ulenspiegel, le masque de Michielkin & le personnage
d'un pauvre renard flamand qui va rentrer au terroir de peur des chasseurs
espagnols.
Dans l'entre-temps, Pieter de Roose s'enfuyait à toutes jambes.
Et Spelle ayant été pendu, ses biens furent confisqués.
Et le roi hérita.
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