Les essaims étaient de trente mille abeilles & de deux mille sept cents
bourdons. Les gâteaux furent si exquis que, pour leur rare qualité, le doyen de
Damme en envoya onze à l'empereur Charles, pour le remercier d'avoir, par ses
nouveaux édits, remis en vigueur la Sainte Inquisition. Ce fut Philippe qui les
mangea, mais ils ne lui profitèrent point.
Les belîtres, mendiants, vagabonds & toute cette guenaille de vauriens
oiseux traînant leur paresse par les chemins & préférant se faire pendre
plutôt que de faire oeuvre, vinrent, au goût du miel alléchés, pour en avoir
leur part. Et ils rôdaient en foule, la nuit.
Claes avait fait des ruches pour y attirer les essaims; quelques-unes étaient
pleines & d'autres vides, attendant les abeilles. Claes veillait toute
la nuit pour garder ce doux bien. Quand il était las, il disait à Ulenspiegel de
le remplacer. Celui-ci le faisait volontiers.
Or, une nuit, Ulenspiegel, pour fuir la fraîcheur, s'était réfugié dans une ruche
&, tout recroquevillé, regardait à travers les ouvertures. Il y en avait
deux en haut.
Comme il s'allait endormir, il entendit craquer les arbustes de la haie &
entendit la voix de deux hommes qu'il prit pour des larrons. Il regarda par
l'une des ouvertures de la ruche & vit qu'ils avaient tous deux une
longue chevelure & une barbe longue, quoique la barbe fût signe de
noblesse.
Ils allèrent de ruche en ruche, puis ils vinrent à la sienne, &, la
soulevant, ils dirent:
- Prenons celle-ci: c'est la plus lourde
Puis, se servant de leurs bâtons, ils l'emportèrent.
Ulenspiegel n'avait nul plaisir d'être ainsi voituré en ruche. La nuit était
claire & les larrons marchaient sans sonner mot. A chaque cinquante pas
ils s'arrêtaient, épuisés de souffle, pour se remettre ensuite en route. Celui
de devant grommelait furieusement d'avoir un si lourd poids à transporter,
& celui de derrière geignait mélancoliquement. Car il est en ce monde
deux sortes de couards fainéants, ceux qui se fâchent contre le labeur,
& ceux qui geignent quand il faut ouvrer.
Ulenspiegel, n'ayant que faire, tirait par les cheveux le larron qui marchait
devant, & par la barbe celui qui cheminait derrière, si bien que, lassé
du jeu, le furieux dit au pleurard:
- Cesse de me tirer par les cheveux, ou je te baille un tel coup de poing sur la
tête qu'elle te rentrera dans la poitrine & que tu regarderas à travers
tes côtes comme un voleur à travers les grilles de sa prison.