La légende d'Ulenspiegel
(1869)–Charles de Coster– Auteursrechtvrij
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Préface du HibouMessieurs les artistes, messeigneurs les éditeurs, monsieur du poëte, j'ai quelques observations à vous faire au sujet de votre première édition. Comment! dans ce gros livre, cet éléphant que vous êtes dix-huit à essayer de pousser à la gloire, vous n'avez pas trouvé la moindre petite place pour l'oiseau de Minerve, le hibou sage, le prudent hibou! En Allemagne & dans cette Flandre que vous aimez tant, je voyage sans cesse sur l'épaule d'Ulenspiegel, qui n'est ainsi nommé que parce que son nom veut dire | |
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hibou & miroir, sagesse & comédie, Uyl en Spiegel. Ceux de Damme, où il est né, dit-on, prononcent Ulenspiegel par contraction & par l'habitude qu'ils ont de prononcer U pour Uy. C'est leur affaire. Vous avez imaginé une autre version, Ulen pour Ulieden Spiegel - votre miroir - à vous manants & seigneurs, gouvernés & gouvernants, le miroir des sottises, des ridicules & des crimes d'une époque. C'était ingénieux mais déraisonnable. Il ne faut jamais rompre avec la tradition. Peut-être avez-vous trouvé bizarre l'idée de symboliser la sagesse par un oiseau triste & grotesque - à votre avis - un pédant à lunettes, un histrion de foire, un ami des ténèbres, au vol silencieux, & qui tue sans qu'on l'entende venir, comme la Mort? Vous me ressemblez pourtant, faux bonshommes qui riez de moi. Il est telle de vos nuits où le sang a ruisselé sous les coups du meurtre chaussé de feutre, pour que, lui aussi, on ne l'entendît pas venir. Ne s'est-il point levé, dans votre histoire à tous, certaines aubes pâles éclairant de leurs lueurs blafardes les pavés jonchés de cadavres d'hommes, de femmes & d'enfants? De quoi vit votre politique depuis que vous régnez sur le monde? D'égorgements & de tueries. Moi, hibou, le laid hibou, je tue pour me nourrir, pour nourrir mes petits, je ne tue point pour tuer. Si vous me reprochez de croquer un nid de petits oiseaux, ne pourrais-je pas vous reprocher le carnage que vous faites de tout ce qui respire? Vous avez écrit des livres où d'un accent attendri, parlant de la légèreté de l'oiseau, de ses amours, de sa beauté, de la science du nid & des épouvantes de la maternité, vous dites ensuite à quelle sauce il faut le servir & à quel mois de l'an vous en ferez les plus grasses fricassées. Je ne fais pas de livres, moi, Dieu m'en garde, sinon j'écrirais que lorsque vous ne pouvez manger l'oiseau, vous mangez le nid, de peur de perdre un coup de dent. Quant à toi, poëte écervelé, il était de ton intérêt de me réintégrer dans ton oeuvre, dont vingt chapitres, au moins, m'appartiennentGa naar voetnoot(1), je te laisse | |
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les autres en toute propriété. C'est bien le moins qu'on soit le maître absolu des sottises qu'on imprime. Poëte criard, tu tapes à tort & à travers sur ceux que tu appelles les bourreaux de ta patrie, tu mets Charles-Quint & Philippe II au pilori de l'histoire, tu n'es pas hibou, tu n'es pas prudent. Sais-tu s'il n'existe plus de Charles-Quint & de Philippe II en ce monde? Ne crains-tu pas qu'une censure attentive n'aille chercher dans le ventre de ton éléphant, des allusions à d'illustres contemporains? Que ne laissais-tu dormir dans leur tombe cet empereur & ce roi? Pourquoi viens-tu aboyer à tant de majesté? Qui cherche les coups périra sous les coups. Il est des gens qui ne te pardonneront point, je ne te pardonne pas non plus, tu troubles ma digestion bourgeoise. Qu'est-ce que cette opposition constante entre un roi détesté, cruel dès l'enfance - c'est un homme pour cela - & ce peuple flamand que tu veux nous représenter comme étant héroïque, jovial, honnête & travailleur? Qui te dit que ce peuple fut bon & que le roi fut mauvais? Je pourrais sagement te prouver le contraire. Tes personnages principaux sont des imbéciles ou des fous, sans en excepter un: ton polisson d'Ulenspiegel prend les armes pour la liberté de conscience; son père Claes meurt brûlé vif pour affirmer ses convictions religieuses; sa mère Soetkin se ronge & meurt des suites de la torture, pour avoir voulu garder une fortune à son fils; ton Lamme | |
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Goedzak s'en va tunt droit dans la vie, comme s'il n'y avait qu'à être bon & honnête en ce monde; ta petite Nele, qui n'est pas mal, n'aime qu'un homme en sa vie... Où voit-on encore de ces choses? Je te plaindrais si tu ne me faisais rire. Toutefois, je dois l'avouer, à côté de ces grotesques se trouvent quelques personnages que j'accepterais volontiers en mon intimité: tes soudards espagnols, tes moines brûlant le populaire, ta Gilline, espionne de l'Inquisition, ton avare poissonnier, dénonciateur & loup-garou, ton gentilhomme qui fait le diable la nuit pour séduire quelque niaise, & surtout ce prudent Philippe II qui, ayant besoin d'argent, fait briser les images saintes dans les églises pour châtier un soulèvement dont il fut le sage instigateur. C'est bien le moins qu'on fasse quand on est appelé à hériter de ceux qu'on tue. Mais je crois que je parle dans le vide. Tu ne sais peut-être pas ce que c'est qu'un hibou. Je vais te l'apprendre. Le hibou, c'est celui qui, en tapinois, distille la calomnie sur les gens qui le gênent, &, quand on lui demande de prendre la responsabilité de ses paroles, s'écrie prudemment: Je n'affirme rien, ON m'a dit. Il sait bien que ON est indénichable. Hibou est celui qui entre au sein d'une famille honnête, s'annonce comme épouseur, compromet une jeune fille, emprunte de l'argent, paie quelquefois sa dette & s'en va quand il n'y a plus rien à prendre. Hibou, l'homme politique qui met un masque de liberté, de candeur, d'amour de l'humanité, &, à un moment donné, sans prévenir, vous égorgette doucement un homme ou une nation. Hibou, le commerçant qui frelate ses vins, falsifie ses denrées, met l'indigestion où était la nutrition, la fureur où était la gaieté. Hibou, qui vole habilement sans qu'on puisse le happer au collet, plaide le faux contre le vrai, ruine la veuve, dépouille l'orphelin & triomphe dans la graisse comme d'autres triomphent dans le sang. ‘Hiboue’ ou hibouse, comme tu voudras, sans jeu de mots, celle qui trafique de ses charmes, déflore les meilleurs coeurs de jeunes hommes, appelle cela les former, & les laisse, sans un sou, dans la fange où elle les a traînés. Si elle est triste quelquefois, si elle se souvient qu'elle est femme, qu'elle | |
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pourrait être mère, je la renie. Si, lasse de cette existence, elle se jette à l'eau, c'est une folle indigne de vivre. Regarde autour de toi, poëte provincial, & compte, si tu le peux, les hibous de ce monde; songe s'il est prudent d'attaquer, comme tu le fais, la Force & la Ruse, ces reines hiboues. Rentre en toi-même, fais ton meâ culpâ & sollicite à genoux ton pardon. Tu m'intéresses pourtant par ta confiante étourderie; aussi, malgré mes habitudes connues, je te préviens que je vais de ce pas dénoncer la crudité & les audaces de ton style à mes cousins en littérature, forts en plume, en bec & en lunettes, gens prudents & pédants, qui savent de la façon la plus aimable, la plus ‘comme il faut’, avec beaucoup de gaze & de manchettes, raconter aux jeunes personnes des histoires d'amour qui ne viennent pas seulement de Cythère, & qui vous forment en une heure, sans qu'on y voie rien, l'Agnès la plus rétive. O poëte téméraire qui aimes tant Rabelais & les vieux maîtres, ces gens-là ont sur toi cet avantage, qu'ils finiront par user la langue française à force de la polir.
BUBULUS BUBB. |
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