Septentrion. Jaargang 34
(2005)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd‘Un rêve qui se réalise file comme l'eau entre les doigts’: ‘Le Feu follet’ de Willem ElsschotAprès avoir publié Fromage (Kaas), succès de vente d'un roman traduit du néerlandais au Salon du Livre de Paris en 2003, puis Villa des Roses en 2004Ga naar eind(1), les Éditions du Castor astral poursuivent opportunément la diffusion en français d'une oeuvre parmi les plus attachantes de la littérature flamande: celle de l'Anversois Willem Elsschot (1882-1960). Le Feu follet, titre français du dernier roman de l'auteur, Het dwaallicht (1947), est en fait la réédition d'une traduction passée inaperçue lors de sa première publication en 1992Ga naar eind(2). Cette excellente version française, à la fois fidèle et inventive, que l'on doit au talent de Marnix Vincent, permet de découvrir un aspect assez inhabituel de la production d'Elsschot: point de satire sociale comme dans les deux romans précités et la majorité de l'oeuvre, mais plutôt un récit introspectif illustrant le tempérament tourmenté de Frans Laarmans, le personnage fétiche de l'écrivain, ainsi que la confrontation des cultures. Le lecteur francophone se souviendra des mésaventures de cet antihéros aux prises avec un encombrant stock d'édam dans le roman Fromage, consacré à ses déboires en affaires. Cette fois, Laarmans, la cinquantaine bien entamée, est sur le point de se ranger lorsqu'il cède à la tentation d'une dernière aventure: trois matelots afghans lui demandent le chemin qui les conduira à une envoûtante jeune femme, une certaine Maria van Dam, qu'ils avaient entrevue ravaudant des sacs sur leur bateau amarré dans le port d'Anvers. Cependant, l'adresse qu'elle leur a griffonnée au dos d'un | |
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paquet de cigarettes s'avère inexacte et des recherches plus approfondies auprès d'un commissariat voisin ne donnent pas de meilleurs résultats. Nos compères doivent donc se séparer bredouilles. Le démon de midi qui hante Laarmans le pousse à garder sous le manteau une dernière adresse où il est presque certain de trouver la fille tant convoitée. Finalement, il préfère renoncer à cet avantage inélégant et il retourne à la monotonie du bercail. On retrouve ici quelques caractéristiques de la manière d'Elsschot: intrigue réduite à sa plus simple expression, ironie omniprésente, humour caustique agrémenté de quiproquos dignes d'un vaudeville, par exemple lors de la visite au commissariat ou lorsque les personnages aboutissent au Carlton, en réalité un hôtel borgne. Loin d'être une oeuvre facile, ce court roman, souvent considéré comme le testament littéraire de l'auteur, ménage des perspectives plus énigmatiques que ne le laisseraient entrevoir ces quelques péripéties. Le récit, raconté du point de vue de Laarmans lui-même, repose sur des parallélismes et des contrastes qui rapprochent ou opposent les deux personnages principaux: le narrateur et son interlocuteur Ali, porte-parole des marins. Le personnage de Maria appartient au domaine du fantasme, bien que les protagonistes s'en fassent une image différente: plus charnelle pour Laarmans, très idéalisée chez les Afghans, qui ne convoitent manifestement pas une simple fille de joie. Remarquons aussi que le titre français, Le Feu follet, traduction logique du mot néerlandais het dwaallicht, ne recouvre pas exactement la même signification. Au sens figuré, le feu follet indique, outre un phénomène fugace, une personne insaisissable et semble devoir qualifier la jeune femme. Quant au terme dwaallicht, il correspond à différentes acceptions: feu follet et mauvais guide. Il renvoie dès lors autant à la Maria chimérique qu'à Laarmans égarant les matelots vers une fausse piste, avant de se raviser et de préférer lui aussi l'illusion à la banale réalité. Ce titre ambigu est le premier
Willem Elsschot (1882-1960).
indicateur d'une pluralité de sens qui détermine l'interaction entre les personnages. Au cours de leur périple, les trois matelots se transforment en Rois mages apportant chacun un présent à l'hypothétique Maria. Mais l'étoile qui les éclaire est trompeuse: à l'hôtel Carlton, une jeune mère, à qui ils finissent par offrir les fleurs destinées à la Maria du port, les rabroue sèchement. De son côté, Laarmans, intrigué par le comportement des Afghans, se prend à rêver d'une Fathma qui l'accueillerait sous un lampion rouge à Bombay. Au fil des pages, la quête des marins se confond avec l'enquête de Laarmans; ce dernier s'exprime parfois à l'aide de métaphores maritimes et attribue des qualificatifs exotiques à ses compatriotes anversois. De guide, il devient suiveur, se soumettant à l'approbation d'Ali pour continuer l'aventure. Le dernier chapitre s'ouvre sur un débat évaluant leurs deux cultures. Le narrateur souligne volontiers la noblesse d'esprit des étrangers, dont il brosse un portrait presque sublimé, contrastant avec la vulgarité et la bassesse des autochtones. Toutefois, le lecteur aurait tort de se fier aux apparences: la vertu et le | |
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vice sont tout simplement complémentaires. L'altruisme de Laarmans s'accompagne de l'espoir d'une gaudriole et même cet Ali au coeur pur est surpris à regarder par le trou de la serrure au commissariat, dont l'entrée est surmontée d'une lampe rouge comme le lupanar des Mille et Une Nuits dans l'imagination de l'Anversois. Chacun à leur façon, l'Européen sceptique et les Asiatiques musulmans poursuivent un mirage dont ils choisissent prudemment de garder le souvenir intact. On peut y reconnaître le fruit d'une réflexion sur la condition humaine, inspirée par l'indulgence et un certain fatalisme. Cependant, le roman peut également être envisagé sous un autre angle: celui d'un autoportrait de Laarmans et, dans une certaine mesure, d'Elsschot en personne, présenté non pas sous la forme d'une confession mais d'un récit imagé, presque allégorique. C'est alors un conflit entre idéalisme et sens des réalités, engagement et résignation, action et renoncement qui retient l'attention; une déchirure qui caractérise particulièrement Laarmans, le personnage-type créé par l'écrivain, incarnation des contradictions qui bouleversent le petit bourgeois aux ambitions frustrées, tout en lui conférant son identité et un visage plus humain. Fanfaronnade et crainte de s'affirmer ou lucidité et sagesse? Au lecteur de juger d'une oeuvre subtile, composée avec la sobriété, la pudeur et la tolérance qui font de Willem Elsschot un écrivain de tout premier plan. Dorian Cumps willem elsschot, Le Feu follet, traduit du néerlandais par Marnix Vincent, Le Castor astral, Bordeaux, 2005, 82 p. (ISBN 2 85920 596 9). |