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A la charnière de deux siècles:
la musique de Peter Swinnen
Les transitions n'offrent pas seulement l'occasion d'un regard sur le passé; elles sont aussi porteuses d'espoir pour l'avenir. L'homme est un animal qui a besoin de continuité, mais aussi, certainement, de points de repère ponctuant chaque nouveau départ. Les hommes de science, les philosophes et par-dessus tout les artistes y sont particulièrement sensibles, parce que la continuation mécanique des pratiques routinières tue la créativité. La transition vers un nouveau siècle est un de ces jalons utiles quoique tout à fait artificiels. C'est ainsi que l'humanité espère aujourd'hui que le xxie siècle marquera le début d'un renouveau. Jadis également, le passage au siècle suivant a souvent été le prélude d'une réorientation. Le siècle de Schönberg à Cage s'est nettement différencié de celui qui allait de Beethoven à Brahms. Pour les ‘cas limites’, les dates de naissance et de décès ne suffisent généralement pas; il faut faire intervenir des caractéristiques techniques de composition. Ainsi, par exemple, il est évident que Giacomo Puccini (1858-1924), malgré quelques innovations en matière d'harmonie et d'instrumentation, se rattache davantage au xixe siècle qu'au xxe, à l'inverse de son contemporain Leos Janacek (1854-1928). Le compositeur flamand Peter Swinnen est né en 1965, si bien que, compte tenu de l'espérance moyenne de vie de l'homme européen et moyennant une production constante, tout donne à penser qu'il deviendra un de ces ‘cas limites’ et ne sera pas, comme ses contemporains, associé au
xxe siècle ou au xxie, mais bien aux deux.
Une fois encore, le nombre d'oeuvres (il en a composé 56 au siècle passé et, qui plus est, toutes dans la dernière décennie) a moins d'influence que la technique et l'esthétique de composition de Swinnen, qui participent aussi bien d'une époque que de l'autre. Cela ne va pas autant de soi qu'il n'y paraît, vu le caractère factice du découpage en périodes. Quelques-uns des contemporains de Swinnen ont composé exclusivement une musique ‘du xxie siècle’ dès les années 1980, tandis que la majorité se cantonneront vraisemblablement dans le ‘xxe siècle’ jusqu'à la fin de leur vie d'artiste. Swinnen a écrit 78 oeuvres entre 1990 et 2005; nous distinguerons dans cette production des éléments que nous appellerons ‘xxe siècle’, à savoir une forte conscience historique et l'inspiration par des éléments extérieurs à la musique, et des caractéristiques ‘xxie’ de par l'utilisation empirique de modèles formels et par la flexibilité artistique.
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Conscience musicale historique
Il existe bel et bien, surtout en dehors de la musique classique, des compositeurs qui, tout juste capables de lire des notes, sont on ne peut plus à l'aise dans les langages informatiques et les bibliothèques sonores numériques. Il n'y a pas place pour eux dans les conservatoires de Belgique et leurs programmes d'études avec solfège, harmonie, contrepoint et fugue. Pour bon nombre de compositeurs de la génération de Swinnen, notamment pour ceux qui écrivaient une musique aussi ‘moderne’ que lui, le conservatoire était également peu approprié. Non pas que la notation musicale leur ait posé un problème, au contraire: ils lisent les plus complexes des partitions pour orchestre et savent noter les plus complexes de leurs propres idées musicales d'une manière efficace et compréhensible pour les exécutants. Mais des compositeurs comme par exemple Serge Verstockt, Luc Brewaeys, Geert Logghe ou Stefan van Eycken n'ont pas reçu leur formation dans un conservatoire, pour la bonne raison que les éléments de base de pareille formation - Schubert pour l'harmonie, Bach pour le contrepoint, sous une forme cependant neutre et scolaire - n'ont aucun rapport avec la musique que l'on écrit aujourd'hui. De sorte que Swinnen, en tant que compositeur de musique contemporaine, est atypique pour avoir suivi cette formation académique de A à Z, avec avidité même. Il a étudié le violoncelle au Conservatoire royal de Bruxelles, où il a en outre suivi les cours d'écriture. Il a eu pour professeur de composition André Laporte, un esprit éclairé qui était ouvert à toute l'évolution de la musique contemporaine. De plus, Swinnen a suivi son professeur à la Chapelle musicale reine Élisabeth, où il a obtenu un graduat de
composition. Autant de signes qui révèlent davantage d'intérêt que d'obligation et expliquent que Swinnen n'a pas le réflexe quasi schizophrène de beaucoup de jeunes compositeurs de jeter aux orties, comme inutilisable dans la composition contemporaine, tout ce qu'ils ont appris au conservatoire. Mieux même: le lien entre l'exposition d'une fugue et une fonction algorithmique dans la composition assistée par ordinateur, entre harmonisation tonale d'une mélodie simple de choral et musique stochastique lui paraît aller de soi.
C'est donc sans surprise que l'on trouve dans son oeuvre maintes traces de la formation intensive qu'il a reçue, et qui a développé chez lui une conscience historique aiguë de la musique de 1700 à 1950, considérée dans cet enseignement comme le modèle à suivre. La fugue et la chaconne apparaissent fréquemment dans sa musique, et plus encore la technique de prédilection de tant d'étudiants du conservatoire: l'ostinato. Lorsque Swinnen écrit une Arabesque (pour piano, en 1998), il touche à l'essence même de Debussy: une ligne mélodique clairement dessinée malgré les capricieuses fioritures, une harmonisation en tierces, d'innombrables répétitions littérales entre lesquelles se décèlent toutefois d'infimes différences de registre, d'articulation, d'intensité ou d'harmonisation. On n'y rencontre pas d'autre élément contemporain que la dissociation ‘déconstructiviste’ de la mélodie et des ornements dans la partie centrale de l'oeuvre. Dans une autre pièce pour piano, Xedalvu (1995), Swinnen ne se borne pas à intégrer son programme et sa narration musicale; il répond aussi au voeu de son commanditaire (le Festival international Frédéric Chopin) de faire référence à la musique de son illustre devancier. Sa connaissance de la tradition musicale le conduit alors infailliblement à une écriture pianistique dans laquelle se
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Peter Swinnen (o1965).
conjuguent l'harmonisation diatonique simple (en l'occurrence, modale), une ornementation de l'harmonie sous forme de chromatismes et d'appogiatures dans la mélodie, et un mélisme avec des ondulations rythmiques par-dessus une basse obstinée immuable, autant de caractéristiques tellement propres au maître polonais. De même, Swinnen s'accommode parfaitement de genres musicaux qui ont connu jadis leur heure de gloire et sont plutôt déconsidérés aujourd'hui, tels que le poème symphonique ou le concerto.
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Points d'ancrage en dehors de la musique
Nous abordons ainsi tout naturellement une seconde caractéristique éminemment traditionnelle de l'oeuvre de Swinnen. Pour donner forme à son message musical, il a volontiers recours à des données extérieures à la musique (un texte littéraire, un élément pictural ou
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dramatique). La référence peut être explicite comme dans le poème symphonique, ou implicite comme dans le concerto, où un soliste engage un combat musical abstrait avec un groupe (concertare signifie entrer en compétition). Cela vaut à Swinnen de se voir souvent créditer d'un sens de la narration qui n'est pas sans rappeler son maître André Laporte. Les titres des compositions de Swinnen évitent généralement l'abstraction, mais sont rarement aussi explicites que celui d'une de ses premières oeuvres pour orchestre, FugaEneas (1990), où les pérégrinations d'Énée après la guerre de Troie (fuga signifie ‘fuite’) vont de pair avec une technique musicale spécifique (la fugue). Un de ses procédés favoris est l'anagramme: en déplaçant des lettres ou des syllabes, il fait apparaître dans les titres les noms de commanditaires, d'interprètes, d'amis ou de personnes qu'il admire. C'est ainsi que AroPura (1993) a été écrit pour le quintette à vent Pro Aura et que Toamina'k (1998) réunit les prénoms des membres du quatuor de flûtes à bec Carré. Dans presque tous les cas, l'intention dépasse le jeu de mots gratuit. AroPura peut être associé à l'air pur d'un jardin de rêve (sous-titré hortus voluptatis), et Toamina'k a été conçu comme une onomatopée musicale, les quatre syllabes figurant les étapes sonores de la pièce (timbre des voyelles, caractère ouvert et fermé des consonnes). L'anagramme Xedalvu trouve son
explication dans le sous-titre: ommagio a Paul Delvaux. Le réagencement des syllabes a une connotation quasi magique. Xedalvu sonne un peu comme Quetzalcoatl. De nombreuses anagrammes ont cependant un effet secondaire peu désirable, à savoir que les néologismes, en définitive, sonnent assez abstrait et s'incrustent difficilement dans la conscience (collective). Terje Medubis, SylXoa, JivDaKran, JoenRuni Lubrigtic risquent fort de demeurer du charabia. Quel est l'auditeur qui reconnaîtra dans le dernier de ces titres la combinaison de Junioren (le poème symphonique en question de 1993 était destiné à l'orchestre des jeunes des Jeunesses musicales d'Anvers) et des prénoms d'un couple d'amis du compositeur?
Qu'une intention expressive ne débouche pas forcément sur une imitation naïve peut également être démontré par le biais de Xedalvu. Cette pièce pour piano se réfère, ainsi que nous le disions plus haut, aussi bien à Chopin qu'à Paul Delvaux. Le nocturne est un des genres pour piano que Chopin a le plus popularisés, et Swinnen a tout naturellement utilisé le tableau Le Jardin nocturne de Delvaux comme argument de sa composition. Cinq femmes nues y sont représentées dans un jardin la nuit mais, à y regarder de plus près, il s'agit cinq fois de la même femme, qui prend deux poses différentes et est peinte sous trois angles différents. La pièce pour piano reproduit ce schéma: le thème principal comporte deux phrases de huit mesures, ellesmêmes découpées en segments de trois et cinq mesures. De plus, ces nombres de 2, 3, 5 et 8 s'inscrivent dans la série de Fibonacci, qui régit d'ailleurs aussi les proportions appliquées par Delvaux aux éléments architecturaux de son tableau. Autre parallèle entre la partition et le tableau: le thème final avec ses quatre variations constitue le pendant des cinq représentations picturales d'un élément unique. En définitive, il ne faut pas prendre au pied de la lettre le côté narratif souvent attribué à Swinnen. S'il est vrai que c'est à partir de données extramusicales qu'il s'exprime le mieux, c'est davantage en y puisant des paramètres abstraits d'écriture qu'en reprenant concrètement la trame d'une action.
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Formalisation
La seconde moitié du xxe siècle a vu s'esquisser une prudente tentative d'application de modèles formels à la composition musicale. Née dans le contexte de l'avant-garde, cette tendance continuera certainement de jouer un grand rôle au xxie siècle. Peter Swinnen s'y trouve tout à fait dans son élément. Il a le don d'allier spontanément les systèmes abstraits et l'empirisme, de combiner naturellement l'idée qu'il se fait d'une composition et le matériau (sonore) basal. Son récent troisième quatuor à cordes Quantsi (2004) en est la parfaite illustration. Le titre rappelle à la fois l'effectif instrumental (Quatuor) et le commanditaire (Festival TRANSIT de Louvain), et cette conjonction symbolise la technique du morphing que Swinnen a appliquée dans cette oeuvre. Le morphing est un procédé courant de numérisation d'images, notamment utilisé pour le fondu enchaîné entre deux portraits. La composition peut être vue comme un enchaînement de quatre types de matériaux (gammes, rapports rythmiques) dérivés de la note la plus grave du violoncelle par analyse spectrale. Comme Iannis Xenakis avant lui, Swinnen recourt à une sorte de goulot statistique pour donner forme aux enchaînements: impossible de dire exactement à l'avance quelle note va retentir et à quel endroit, mais l'introduction de quelques règles formelles de la théorie des probabilités (la ‘stochastique’) permet à la succession de sons de prendre tout de même une orientation et à un processus musical de se développer. L'ordinateur se révèle un auxiliaire primordial, surtout
s'il est manié par un magicien tel que Peter Swinnen. Dans un article ironiquement intitulé ‘Composer par ordinateur? Laissez-moi rire’, il a lui-même souligné l'avantage empirique à tirer de ce procédé: ‘Étant donné que le temps à compter entre l'élaboration du processus compositionnel et sa concrétisation en sons est considérablement écourté, il est nettement plus facile de se concentrer sur les idées elles-mêmes. En outre, les ajustements (même en profondeur) sont beaucoup plus naturellement amenés que lorsqu'ils vous obligent à jeter par-dessus bord trois jours de casse-tête. Le vieil adage selon lequel “la composition, c'est 2% d'inspiration et 98% de transpiration” fait aujourd'hui place, dans mon cas personnel, grâce à l'utilisation de l'ordinateur, à une proportion de 40% de créativité pure contre seulement 60% de technicité’. Mais l'ordinateur reste un simple auxiliaire qui ne remplacera jamais l'intuition et la créativité: ‘Si vous n'êtes pas capable d'écrire, ce n'est pas le traitement de texte qui fera de votre travail un chef-d'oeuvre’.
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Flexibilité
Si, au siècle précédent, il péchait parfois par une certaine crispation et par une mentalité du tout-ou-rien, le modernisme se montre beaucoup plus souple à l'ère de l'internet. Comment en serait-il autrement, avec la multiplicité, la diversité, la rapidité propres à notre époque? Peter Swinnen est l'agilité personnifiée, peu susceptible de se laisser enfermer dans le carcan d'une doctrine, d'un contexte ou d'un type d'activité. Responsable des supports électroniques pour l'ensemble d'avant-garde Champ d'Action, le compositeur a pourtant eu à deux reprises les
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honneurs d'une institution hyperconservatrice comme le Concours reine Élisabeth. Créateur de logiciels de composition sophistiqués, il monte avec autant de bonheur un mini-opéra pour des enfants de 5 à 14 ans (Maître Tsa, 2003). Ingénieur de son en studio d'enregistrement, il sait aussi inventer un programme d'apprentissage de l'écoute assisté par ordinateur (UniSono) pour former des étudiants qui n'ont pas sa phénoménale oreille. Professeur d'analyse et de composition au Conservatoire de Bruxelles, il explique à ses étudiants les principes de la forme de la sonate du xviiie siècle avec la même patience et le même dévouement que la stochastique algorithmique. En tant que compositeur, il évolue avec une égale aisance dans l'univers sonore très particulier de Helmut Lachenmann avec ses bruits grinçants, raclants, stridents ou raboteux, à la limite de l'audible (Gogutos voor strijkkwartet - Gogutos pour quatuor à cordes, 1998) que dans le monde apaisant des sons ‘harmonieux’ les plus doux et les plus lisses. Il écrit avec autant de plaisir (et avec la même qualité) pour un orchestre professionnel que pour un ensemble de circonstance improvisé par des étudiants, avec une combinaison aussi insolite que celle réunissant trois flûtes, deux clarinettes, une guitare basse, une mandoline, un synthétiseur, un violon et deux pianos (Terje Medubis, 1996). En un mot comme en cent, la faculté d'adaptation de Peter Swinnen fait de ce compositeur un des représentants les plus attachants de la musique flamande contemporaine.
Mark Delaere
Professeur ordinaire à la section musicologie de la ‘Katholieke Universiteit Leuven’.
Adresse: Blijde Inkomststraat 21, B-3000 Leuven.
Traduit du néerlandais par Jean-Marie Jacquet.
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Références:
heleen persoons et rebecca diependaele, Peter Swinnen: biographie, liste des oeuvres, discographie et bibliographie, sur www.matrix.mu
www.peterswinnen.be
A l'automne 2006, Ons Erfdeel vzw publiera l'ouvrage La Musique aux Pays-Bas et en Flandre aujourd'hui. Les auteurs de ce livre sont Emile Wennekes et Mark Delaere. |
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