qu'à longue échéance une personne puisse se soustraire au destin, s'oppose à celui-ci. Chez Homère, c'est ce que fait Égisthe, le meurtrier d'Agamemnon, sept ans durant. Dans la dernière partie de son roman, Marja Brouwers joue sur cette idée, en faisant partir Rink aux États-Unis, où il se met à la recherche de Philip, qui a disparu (probablement assassiné par son partner in crime). C'est exactement le contraire qui s'est passé, ce qui a pour conséquence que, cette fois, le meurtrier échappera davantage que sept années à son châtiment.
La tragédie n'a pas sa place dans Casino, car - ainsi que le suggère Marja Brouwers - nous en avons éliminé les conditions sans presque y faire attention. Aussi corrompue, banale, superficielle que soit notre époque, à aucun moment elle n'accède à une profondeur tragique.
On peut y voir une vision exclusivement sarcastique de l'auteure, ce que reflète également son style, comme c'était déjà le cas dès son premier roman Havinck (1984), qui lui valut de nombreux éloges (et fut porté à l'écran par Frans Weisz). Une des grandes qualités du roman, c'est que sur chaque paragraphe, chaque phrase souffle ce même sarcasme, cassant, hargneux, mais non dépourvu d'une sorte d'humour noir. Ce livre ne s'adresse donc pas aux optimistes béats. Encore que... On ne peut pas a priori exclure qu'à leur corps défendant ils se laissent entraîner par la virtuosité stylistique et la gravité morale de Marja Brouwers, à condition toutefois qu'ils puissent percevoir la combinaison de l'allégorie et de l'essai comme étant de nature à renforcer l'une et l'autre plutôt qu'à les affaiblir.
Le premier extrait traduit ici est un bel exemple de cette relation ambiguë, obscure, toujours inquiétante entre Rink et Philip, et de la manière jamais équilibrée dont ils se partagent Moura. Le deuxième extrait illustre ces réflexions dont Marja Brouwers a truffé son récit. Dans ce passage, où intervient l'hyper moron évoqué ci-dessus, il est question en particulier de limites et de transgression, au vrai le thème central du roman, puisque toutes les déviances qui s'y trouvent décrites découlent de l'impossibilité flagrante pour notre civilisation de reconnaître des limites.
Dans un monde sans garde-fous, le tragique n'a pas lieu d'être: tel semble être le message de Casino (pour autant que l'on puisse parler de message à propos d'un roman si riche et si complexe). Dans le même temps, l'auteure nous fait clairement comprendre que dans ce monde sans garde-fous, tout est possible, surtout le pire.
Arnold Heumakers
Collaborateur au quotidien ‘NRC-Handelsblad’.
Adresse: Brouwersgracht 45, NL-1015 GB Amsterdam.
Traduit du néerlandais par Christian Marcipont.