Belle van Zuylen - Isabelle de Charrière (1740-1805).
Rousseau, de Diderot et d'autres penseurs, elle fut rapidement amenée, bien qu'issue d'une illustre famille aristocratique, à s'approprier des idées peu conventionnelles sur la société et sur la façon de la gouverner. ‘Une héritière de la première noblesse qui a délibérément quitté son château avant la Révolution’ devait dire quelqu'un à son sujet. Ces idées allaient la conduire, dans le sillage de James Boswell et de Constant Hermenches, à soutenir la lutte d'émancipation des Corses et à accueillir favorablement, dans un premier temps tout au moins, la Révolution française. Mais, contrairement à Voltaire, Rousseau et Diderot, Isabelle de Charrière finirait par voir la solidité de la philosophie des Lumières mise à l'épreuve par dix années de pratique révolutionnaire au cours desquelles le débat analytique et les idées sur la société allaient dégénérer en fanatisme idéologique doublé d'une lutte sans merci pour le pouvoir.
A l'heure où, au sein de l'Union européenne, le débat sur l'islam, sur l'intégration des immigrés et sur l'adhésion de la Turquie est dénaturé par un discours peu rigoureux sur l'histoire européenne, laquelle, depuis les Lumières, compte les ‘droits de l'homme’, la liberté et l'égalité, la ‘démocratie’ et la ‘séparation des Églises et de l'État’ parmi les valeurs irréversibles de l'Europe, il n'est pas inutile de s'intéresser encore une fois aux passages de l'oeuvre de Charrière consacrés à ce tournant de l'histoire qu'elle a vécu de près. A l'accueil enthousiaste réservé initialement à la Révolution française par tous les esprits éclairés d'Europe allaient succéder en effet les années sanglantes de la Terreur, les guerres napoléoniennes et la réaction contre-révolutionnaire qui y ferait suite au cours de la première moitié du xixe siècle.
Pendant un an et demi (1786-1787), Belle van Zuylen résida à Paris et y rencontra dans les salons de l'époque non seulement les grosses pointures qui, à la veille de la Révolution, occupaient le devant de la scène mais aussi les futurs réfugiés politiques, les émigrés qui s'enfuiraient en masse en Suisse et en Allemagne. Adepte convaincue des Lumières et ‘républicaine née’, elle applaudit d'abord aux évolutions en cours. ‘L'égalité et la liberté étaient faites pour me plaire; leur annonce (...) était faite pour me séduire et jusqu'au 10 août 1792 j'ai approuvé les Français encore plus souvent que je ne les ai blâmés.’ écrivait-elle à une amie le 20 novembre 1794. Mais elle fut remplie d'effroi lorsqu'elle vit la Révolution se dévoyer et Robespierre finir par envoyer tous ses anciens camarades de combat à la guillotine. Elle se demandait combien de temps son cher ami Benjamin Constant et son époux Charles Emmanuel de Charrière seraient disposés à considérer cette effusion de sang comme la rançon inévitable de la Révolution. ‘Je suis’, notait à ce propos Benjamin Constant le 23 fructidor de l'an II, ‘comme un homme qui obligé de passer par un très mauvais chemin, fatigué d'entendre ses compagnons de voyage se récrier sur les pierres, la boue, les trous, les cahots, se boucherait les oreilles et fixerait ses yeux sur la tour du village ou de la ville où il veut arriver.’ L'homme nouveau avait même besoin