Septentrion. Jaargang 34
(2005)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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profession, cet Anversois faisait partie des dilettantes talentueux pour lesquels la littérature n'est qu'un divin violon d'Ingres. Toutefois, Elsschot a su mieux que maint romancier contemporain exprimer la crise identitaire du petit-bourgeois de l'entre-deux-guerres. En 1924, dans le roman Lijmen (Le Boniment), il introduisit le duo inoubliable de Laarmans et de Boorman, qui allait marquer son oeuvre. Laarmans est un idéaliste malchanceux et naïf, peu doué pour le commerce, comme le montre l'intrigue du roman Kaas (Fromage, 1933), récemment traduit en françaisGa naar eind(1). Son alter ego Boorman incarne quant à lui le cynisme de l'affairiste, prêt à tout pour arriver à ses fins. L'argument minimaliste de Lijmen résume bien l'univers satirique d'Elsschot: Boorman entraîne Laarmans dans une escroquerie d'envergure qui consiste à vendre à des entreprises un grand nombre d'exemplaires d'un journal factice. Celui-ci, intitulé pompeusement Revue mondiale pour les Finances, le Commerce, l'Industrie, les Arts et les Sciences, propose des articles dithyrambiques au contenu interchangeable, censés vanter les mérites du négociant qui aura eu le malheur de tomber dans le piège et de passer commande aux deux compères. Une telle caricature impitoyable des pratiques mercantiles, écrite dans le style faussement détaché de l'ironie, se rencontre déjà, sous une autre forme, dans le premier roman d'Elsschot, Villa des Roses (1913), dont l'élégante traduction de Marnix Vincent vient de paraître aux éditions du Castor astral. Cette fois, l'action ne se déroule pas dans le monde des affaires mais a pour cadre le
Willem Elsschot (1882-1960).
microcosme d'une pension de famille parisienne à la Belle Époque. Elsschot avait pu observer ce milieu lorsqu'il séjourna lui-même à Paris en 1907; il était alors secrétaire au service d'un diplomate argentin aux activités douteuses, une expérience dont il se souviendra également pour imaginer Lijmen. Comme ce fut le cas aussi chez Balzac décrivant les habitués de la pension Vauquer dans Le Père Goriot, l'évocation des habitants de la Villa des Roses sert de prétexte à une savoureuse galerie de portraits qu'Elsschot esquisse avec beaucoup d'humour. Point de fioritures ni de détails inutiles: c'est en faisant l'économie des artifices littéraires (à l'opposé d'un Balzac) que l'auteur campe la naïveté, la mesquinerie, la cupidité ou le cynisme de ces types humains: patronne grippe-sou, vieille kleptomane, séducteur indélicat, femme de chambre romanesque et superstitieuse, sans compter les aventuriers ratés ou les parasites à l'activité indéfinissable. Comme l'indique déjà le nom de la pension, tout n'est ici que faux-semblants: la villa ne paie pas de mine; plutôt que d'un jardin de roses, c'est d'un terrain vague qu'il faudrait parler. Le narrateur excelle à démasquer les personnages dans leurs calculs grotesques, les observant froidement ou, | |
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au contraire, s'identifiant à eux pour percer leurs pensées; il contribue ainsi à mettre à nu leur hypocrisie. La méthode d'Elsschot s'avère très moderne pour le roman flamand de cette époque: l'auteur renonce à analyser par le menu la psychologie de ses personnages; il préfère les laisser agir et s'exprimer, provoquant nombre de situations cocasses qui contrastent souvent avec la gravité des faits. Le fil conducteur du roman est l'histoire de Louise, la boniche trompée, obligée d'avorter, mais fidèle au-delà des évidences à un pensionnaire, l'Allemand Grünewald, qui n'hésitera pas à feindre un retour dans son pays pour se débarrasser d'elle et s'installer dans un quartier voisin. Cette chronique mi-figue, miraisin d'une désillusion ne tourne jamais à la mièvrerie: la candeur de Louise espérant chaque jour le retour de son bourreau des coeurs force presque le respect. Les aventures des personnages secondaires viennent se greffer sur cette trame, telles différentes variations sur le thème des relations humaines comme jeu de dupes. Villa des Roses offre quantité de scènes hautes en couleur qui sont restées célèbres dans la littérature de langue néerlandaise, notamment celles qui opposent la vieille Madame Gendron aux patrons et à leur singe Chico. On comprendra que ce roman ait tenté les réalisateurs: un projet devenu réalité avec l'adaptation cinématographique de Frank van Passel (2002)Ga naar eind(2). En son temps, le premier roman d'Elsschot ne souleva guère l'enthousiasme. La langue dépourvue de particularismes et le refus de l'esthétisme ne pouvaient séduire le lectorat cultivé du roman psychologique naturaliste ou de l'écriture artiste chère aux symbolistes, ni celui, plus populaire, du roman régionaliste, les tendances les plus représentées dans les années 1910. La génération suivante, celle de l'expressionnisme et des expériences modernistes, ne convenait pas plus au réalisme ironique d'Elsschot. Découragé, l'auteur cessa de publier après son quatrième roman Lijmen et il fallut attendre la redécouverte de son oeuvre par les défenseurs d'une autre vision de la littérature au début des années 1930 pour persuader Elsschot de se remettre à l'ouvrage. Pour les collaborateurs de la revue Forum (Menno ter Braak, Jan Greshoff), qui désiraient précisément privilégier l'humain plutôt que la forme, l'oeuvre d'Elsschot montrait un exemple à suivre: celui d'une conception plus humaniste que purement littéraire du roman, d'une ‘nouvelle objectivité’. Du point de vue de l'histoire littéraire, Villa des Roses apparaît donc comme un roman en avance sur son temps. Signe du renouveau d'un genre? Grâce à Marnix Vincent, le lecteur francophone d'aujourd'hui découvrira un livre qui n'a pas pris une ride. Dorian Cumps willem elsschot, Villa des Roses, traduit du néerlandais par Marnix Vincent, Le Castor astral, Bordeaux, 2004, 214 p. (ISBN 2 85920 556 X). |