ressemblent, il les rassemble dans un seul et même mouvement qui s'inscrit dans un modèle cohérent et pleinement signifiant. Le fonctionnement du procédé, on peut l'expliciter à partir d'un exemple emprunté à la nouvelle ‘Geboorte’ (Naissance) de Groetjes uit Brussel (Bonjour de Bruxelles, 1969), une collection de ‘cartes postales sur l'amour, la littérature et la mort’. Brouwers y confie sa tendance obsessionnelle à chercher d'emblée dans tout ce qu'il vit des formulations dans lesquelles il pourra tôt ou tard fixer ses expériences. L'occasion du fragment cité est la naissance de son fils. ‘Comme si l'écrit s'étale devant moi sur le papier [...], aussi clairement fuse en moi la question de l'apparence de mon fils. Elle [l'infirmière] ouvre une porte, entre dans un réduit où un nourrisson ouvre ses petits yeux dans un berceau de fer. [...] C'est pour moi une certitude: mon petit corps se réduit jusqu'à entrer dans celui du nourrisson, - voici votre grand fils, dit l'infirmière, - et je vois par ses yeux comment je viens au-devant de lui comme lui peut-être, aussi longtemps qu'il vivra, va continuer à voir que je viens au-devant de lui: depuis l'embrasure carrée de la porte, s'avance son père, un monsieur - dans sa tête le livre toujours ouvert avec entre les pages la plume toujours prête à écrire.’ Avec ce passage, Brouwers ferme une boucle. Au début de ‘Geboorte’, il a en effet décrit comment, alors qu'il avait cinq ans, il a vu son père pour la première fois. Ce fait biographique, si profondément ancré dans la mémoire du narrateur en dépit de l'âge parce que le père étranger qui
venait au-devant de lui est aussi resté un étranger, se répète dans la naissance de son propre fils. C'est dans la répétition que se situe la signification de l'événement transformé en littérature: le moi est enfermé dans des émotions qu'il est incapable d'exprimer, si ce n'est dans la solitude de l'écriture.
Pour Jeroen Brouwers un écrivain vit deux fois sa vie, la seconde fois quand il coule dans les mots ce qu'il a vécu une première fois. La formule se trouve dans Bezonken rood. Ce qui sépare la première fois de la seconde, c'est la frontière entre la réalité et la vérité; réalité au sens de faits et d'événements qui ont eu lieu une seule fois, vérité en tant que signification que ces faits et événements reçoivent après avoir été intégrés dans le contexte cohérent d'une nouvelle ou d'un roman par exemple. Cet ordonnancement, Jeroen Brouwers y est passé maître, mais un maître qui se montre un élève exemplaire des écrivains néerlandais qui appartiennent aux plus importants du siècle et demi écoulé: Multatuli (1820-1887) dont le Max Havelaar est le premier roman moderne de toute la néerlandophonie; E. du Perron (1899-1940) qui, avec Het Land van herkomst (Le pays d'origine) écrivit une relation autobiographique dont on retrouve les échos dans Het verzonkene, Bezonken rood et De zondvloed; W.F. Hermans (1921-1995), qui, dans le genre de la prose narrative, est le styliste le plus scrupuleux de sa génération; Louis-Paul Boon (1912-1979), qui expérimenta de nouvelles formes de roman; et enfin Harry Mulisch (o1927), qui a transmué en mythe le récit de sa propre vie. Jeroen Brouwers s'inscrit dans une riche tradition de prose narrative néerlandaise.
JAAP GOEDEGEBUURE
Professeur de théorie et d'histoire de la littérature à la ‘Katholieke Universiteit Brabant’, à Tilburg.
Adresse: Antoniusstraat 5, NL-2382 BD Zoeterwoude-Rijndijk.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.