Septentrion. Jaargang 24
(1995)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Le rire comme châtiment:
Le dessin est d'une simplicité déconcertante. La chambre à coucher est évoquée au moyen d'un minimum de lignes, très fines: deux tables de nuit, une veilleuse, un pan de mur hachuré, un grand lit avec coussins et un grand. drap. Dans ce lit se sont blottis un homme et une femme, dont on ne discerne que les têtes. L'homme dort. La femme, non. Elle jette un regard de côté, sur son partenaire endormi, qui
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Rietveld, qui, à l'époque, portait encore le nom d'Institut des arts appliqués. La vie dans la capitale l'enchante. Il passe son temps dans ces cafés caractéristiques qui font le charme d'Amsterdam, pour y fuir la solitude de sa mansarde, rencontrer des gens et, bientôt, pour observer, d'un oeil amusé, leurs faits et gestes en toute tranquillité. Car il est de la famille spirituelle des moralistes ironiques, tels le Néerlandais Simon Carmiggelt et le Flamand Willem Elsschot, auteurs dont Van Straaten admire l'oeuvre et qui sont en effet les grands maîtres de l'observation des moeurs contemporaines dans des esquisses ou nouvelles où une sagesse ironique perce sous des apparences anodines, notamment des scènes de la vie quotidienne. A partir de 1958 Van Straaten est illustrateur pour Het Parool, quotidien néerlandais de bonne souche amstellodamoise. Il dira plus tard en toute modestie qu'il a mis cinq ans à apprendre l'art de faire des dessins propres à être publiés dans un journal. A partir de 1967 le quotidien lui accordera un emplacement hebdomadaire à la page 3, non loin de la colonne réservée à Carmiggelt, pour un dessin humoristique sur l'actualité. Petit à petit ce dessin se transformera en bande dessinée, comparable à celles de Claude Brétécher. Les protagonistes sont un père et un fils, personnages qui discutent éternellement, s'invectiventgentiment, de telle façon que tous deux deviennent familiers et chers à un grand nombre de lecteurs néerlandais. Fossé entre les générations, conciliation par une mutuelle affection interdite d'expression directe, voilà le schéma thématique d'une longue série de dessins, interrompue seulement après vingt ans. Tous les sujets d'actualité y passent, libre à chacun de s'identifier ou bien avec le fils gauchiste ou bien avec le père conservateur. Grand succès public, car, quelle que soit la perspective choisie, l'humour est évident. Si Van Straaten a volontairement mis fin à la série ‘Père et fils’, à un moment où la faveur publique ne lui était aucunement retirée, ce ne fut pas par fatigue, manque d'inspiration, ni même par un sentiment de routine meurtrière. Van Straaten a dit avoir eu le sentiment qu'il aurait pu la continuer jusqu'à la fin de sa vie. Mais, a-t-il déclaré, la création était devenue trop facile. En outre, l'âge l'éloignait peu à peu d'un de ses sujets d'identification, le jeune homme. On peut d'ailleurs croire qu'il a bien fait d'orienter ultérieurement son talent dans deux directions différentes. D'une part, Van Straaten a perfectionné le dessin unique qui raconte une histoire. D'autre part, il s'est tourné vers l'expression exclusivement verbale - il s'est mis à écrire sous forme de feuilleton des textes relativement courts, pour lesquels il s'est choisi un | |
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personnage principal féminin du nom d'Agnes, textes qui présentent des scènes de la vie quotidienne dans un certain milieu social de la ville d'Amsterdam. Le dessin de la femme qui demande ‘tu dors?’ à côté d'un partenaire dormant constitue un excellent exemple du dessin qui raconte une histoire. Les paroles de la femme sont une timide invitation à l'amour. Dans ses yeux se lisent l'hésitation et peut-être la supplication. On comprend qu'elle n'est pas de celles qui prendraient une initiative plus adéquate, qui oseraient une séduction plus immédiate, non verbale. Le succès de sa tentative amoureuse semble peu certain. L'homme dort trop profondément, trop content de sa petite personne; on aimerait savoir s'il dort vraiment, s'il ne fait pas semblant de dormir pour avoir la paix. La femme doit envisager cette possibilité, puisqu'elle lui adresse la parole. Il n'est pas difficile de deviner le rôle que jouent dans cette relation les difficultés de la communication amoureuse: comment faire comprendre à l'autre un désir, un refus, comment faire pour ne pas être trop blessé, ni pour trop blesser? Ce simple dessin a le pouvoir de suggérer un passé tout aussi bien qu'un avenir narratif. Et le sourire du lecteur/spectateur est provoqué par un curieux mélange de sympathie et d'empathie, par un sentiment de solidarité avec des êtres qui ne sont que trop humains. Ils sont visiblement nos semblables, imparfaits comme nous, éternellement occupés à se débrouiller dans la vie, où se présentent tant de situations où la confusion règne en ce qui concerne les règles du jeu. Ces règles, Van Straaten les a manifestement mises en question dans 52 dessins recueillis sous le titre de Aanstoot (Scandale), recueil qui a effectivement fait scandale, car le Royaume-Uni en a interdit l'importation. Le tabou enfreint concernait la séparation, s'agissant d'érotisme, du domaine privé et du domaine public; sur chaque dessin des personnes font allègrement, sans honte aucune, l'amour dans des endroits publics où incombe aux passants choqués un rôle de voyeur normalement réservé exclusivement au lecteur/spectateur. Nul dessinateur n'a mieux compris que Van Straaten que le dessin qui raconte une tranche de vie privée permet au lecteur/spectateur les joies du voyeurisme impuni. Ces joies ne demandent d'ailleurs pas toujours de piquantes transgressions d'interdits sociaux. Les anciens maîtres néerlandais déjà nous ont ouvert les portes des maisons de leurs contemporains dans des ‘scènes de genre’, ainsi Vermeer, De Hooch, Steen, Troost. De plus, Lastman et Rembrandt ont précédé Van Straaten en ce qu'ils s'appliquaient à raconter des histoires (bibliques, historiques, mythologiques) dans une seule peinture; rappelonsnous que le second a pris des leçons du premier pour devenir ‘peintre d'histoire’. Toutes proportions gardées, on peut dire que Van Straaten se place dans les deux traditions, si différents que soient les sujets qu'il s'est choisis. La jeune fille qui demande ‘et une fois chez vous, qu'est-ce qu'on fera’, par sa trop grande naïveté, prouve qu'elle n'est pas à la hauteur de la situation; on voit le jeune homme, à ce moment de son approche amoureuse penser: ‘elle est trop bête, ça ne va rien donner’. De même, la jeune femme qui dit ‘je veux bien... mais promettez-moi que vous ne | |
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serez pas déçu’ ne contribue guère au succès de la soirée en exprimant une excuse anticipée qui, rien que par son expression verbale, prépare l'échec même. Voilà une constante dans les dessins de Van Straaten: ils ne se passent jamais de paroles. Ils font comprendre qu'on n'échappe pas au langage, que le verbal, même dans le privé, se glisse fatalement et souvent de façon néfaste, entre tout ce que la situation offre de non-verbal. Les mots de l'image jouent constamment le jeu de la vérité. Dans les exemples donnés jusqu'ici, c'était plutôt par l'image que se véhiculait la vérité, mais elle ne supplante pas nécessairement ni partout le langage. Quand sur un autre dessin nous entendons, dans un bar, un homme demander à celle qu'il drague ‘bon on va prendre un verre ailleurs ou vous avez assez bu pour coucher?’, nous nous rendons compte que les paroles du monsieur nous renseignent peut-être avec plus d'efficacité sur son incroyable grossièreté que ne font les lignes avec lesquelles Van Straaten l'a campé. Peut-être. Car c'est surtout le dessin, dans tous les détails (main dans la poche, bras sur le zinc, torse tourné, expression du visage, langage du corps entier) qui nous fait reconnaître le personnage. Ce pouvoir des dessins d'offrir du reconnaissable en fait tout le succès. Le dessin est certainement le premier grand talent de Van Straaten. Le magazine Playboy l'a comparé à Rembrandt; il est vrai qu'il l'égale au moins dans l'art de hachurer et celui de produire, dans le dessin, une source de lumière mystérieuse. On a l'impression que dans ses dessins il est capable de tout évoquer - situations, histoires possibles, sentiments cachés - pourvu qu'il s'agisse de relations humaines. Dans cette veine il est inépuisable. Ses dessins foisonnent dans des quotidiens (Het Parool, De Morgen), des magazines (Vrij Nederland, Humo), dans les prospectus, sur les affiches, et, annuellement, sur des calendriers à | |
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effeuiller. On peut les grouper par thèmes (mélancolie, érotisme, politique, le monde littéraire, celui des entreprises, etc.) et ils sont publiés ainsi en recueils, en traduction étrangère aussi. Alors?... Heureuse?... a paru en 1992Ga naar eind(1). Le talent que Van Straaten devait se découvrir plus tard est celui de la création littéraire. Certes, il a toujours germé dans sa production artistique, puisque ses dessins ne se passaient jamais de mots. Les courtes scènes de la vie quotidienne, publiées dans Het Parool après la mort de Carmiggelt et pour remplir le vide que celui-ci laissait, ont pris bientôt une évidente cohérence grâce à la place centrale qu'y occupe Agnes, personnage principal, jeune femme sympathique et très représentative d'une sorte de nouvelle bohème amstellodamoise, issue des années 60, gentiment non-conformiste, tournée vers le pragmatisme existentiel des années 90 sous l'influence de réalités personnelles (avancée en âge) ou extérieures (triomphe de l'économique et du commercial dans le domaine social et culturel). La vie d'Agnes connaît de sérieux problèmes. Ils proviennent, d'une part, de sa situation personnelle - elle est divorcée, obligée de gagner sa vie, pour elle et pour un jeune enfant - et, d'autre part, d'un caractère trop doux qui l'amène à engager certaines relations vouées à l'échec rien que pour faire plaisir aux autres. C'est une grande maladroite de la vie. Semaine après semaine, l'histoire d'Agnes est racontée sous forme de feuilleton, dans des chapitres qui s'enfilent comme dans les séries soap de Hollywood; en principe, cette variante néerlandaise de The bold and the beautiful pourrait se prolonger à l'infini. De temps en temps des chapitres sont regroupés pour en faire un livre: Agnes, Agnes moet verder, Lukt het Agnes?, Die Agnes, Agnes redt het wel (Agnes, Continue, Agnes, S'en tirera-t-elle, Agnes? Sacrée Agnes, Agnes se débrouille). Titres relativement insignifiants, mais où se manifeste | |
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Couverture d'‘Agnes slaat terug’ (Agnes se défend), 1994.
une conception de la vie: elle oblige à la vigilance. Le volume paru en 1994 porte un titre qui trahit une certaine combativité: Agnes slaat terug (Agnes se défend): il montre en effet une certaine évolution dans l'attitude du personnage - toujours prête à affectionner ceux qui lui sont chers, elle est de moins en moins prête à s'engager dans des relations amicales ou amoureuses sans perspectives. Engageante, jolie, ingénue, Agnes fréquente les cafés à la mode, où elle rencontre de vieux et nouveaux amis. Il lui arrive de se saoûler, car elle a un faible pour le bon vin, et de ramener chez elle un amant éphémère, dont le désir l'a attendrie plus qu'il ne l'a séduite. ‘Pourquoi je l'ai accepté?’ se demande-t-elle, lorsqu'elle observe un amoureux s'évertuant pendant l'amour sans la satisfaire, pour conclure: ‘j'ai trop bon coeur’. C'est vrai, et il y a, de surcroît, le code sexuel de l'époque (au moins dans le cercle social d'Agnes) qui consiste à pratiquer un libertinage modéré. Ce qui n'empêche pas les sentiments sincères, la vraie passion. Quand Bea, la bonne amie d'Agnes, lui confie qu'elle est enceinte, la question se pose de savoir qui est le père. Johan? Donald? Arthur, à la rigueur, dit Bea. Le coup est dur pour Agnes, car, bien qu'elle ait rompu avec cet amant volage et qu'elle croie avoir pris définitivement ses distances envers lui, elle souffre de savoir qu'il a commis encore cette infidélité-là. Cet interminable feuilleton crée un univers fictif très proche d'une réalité tout à fait tangible; on peut suivre Agnes dans ses déplacements, à Amsterdam et ailleurs, comme on peut suivre certains personnages de Romains ou Modiano à travers Paris et en France. Les rues et les cafés sont appelés par leurs noms réels. Et puis, il y a l'impressionnant ensemble des habitudes culturelles évoquées, qui va des noms qu'on donne aux enfants, des endroits où l'on se montre, des rites relationnels, jusqu'au thé qu'on est en droit de prendre. Est absolument non branché celui qui accepterait un sachet de thé parfumé. L'artiste Van Straaten se double d'un anthropologue: dans cent ans on pourra consulter son oeuvre pour savoir comment des êtres se sont débrouillés avec leur condition d'homme à un certain endroit du monde à une épqoue donnée, et de quels outils conceptuels et | |
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culturels ils se servaient. L'oeuvre dessinée offrira une image plus diversifiée, plus éparse, tandis que le concret sera plus visible dans l'oeuvre écrite, qui présentera d'ailleurs le double avantage de sa cohérence fictionnelle et de l'impact sensible du Temps. Le champ anthropologique du feuilleton a d'ailleurs ses restrictions: nous connaissons les personnages principalement dans les habitudes de leurs loisirs, où ils s'adonnent à un hédonisme mitigé - cafés, restaurants, week-ends et vacances à la campagne, aucune référence à l'art ou la littérature et surtout pas aux horreurs de l'actualité politique. Reste le secret de l'humour. Car s'il est aussi une sorte d'anthropologue, aussi un moraliste, Van Straaten est avant tout un observateur amusé, qui rend compte d'un monde qui, avec toute la mélancolie qu'il inspire, nous permet d'en rire jour après jour. On peut se demander si le secret de cet humour n'est pas dans l'exacerbation d'une habitude néerlandaise, traditionnelle et incorrigible, celle de lever le doigt pour admonester autrui. Le rire de Van Straaten naît sur la ligne de démarcation entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. On peut pécher par les actes, comme le font certains personnages du feuilleton-Agnes. Ce n'est pas une erreur, mais c'est une faute que de boire du thé parfumé. C'est le restaurant Keyzer, le café Luxembourg qu'il faut fréquenter, et non un autre. Mais on pèche surtout par les mots. Dire ‘tu dors?’, ‘vous avez assez bu pour coucher?’ mérite ce châtiment suprême: le rire.
AART VAN ZOEST Critique littéraire. Adresse: Broekerwaard 154, NL-1824 EW Alkmaar. |
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